«
Hé, les enfants, je vous
ai déjà dit de ne pas jouer au ballon dans-la rue, c'est dangereux
! Allez jouer sur l'autoroute !
»
Raul Pajoni
Architecte-urbaniste
Buenos Aires, 1976-1982. La ségrégation compulsive
Revue Hérodote | 1983
Quand en 1930 les secteurs oligarchiques organisèrent
leur premier coup d'État, l'Argentine était un des pays les plus
prospères du monde. Son produit national par habitant équivalait à
celui de pays comme l'Allemagne ou la Suisse. Plus de la moitié de
la viande et du maïs, le quart du blé et de la laine exportés dans
le monde étaient argentins. Aujourd'hui le PIB/hab. ne représente que le cinquième
de celui de la R.F.A. et son commerce extérieur est quinze fois
inférieur. Depuis ce premier coup d'État, l'Argentine a connu 24
présidents, — dont 16 étaient des généraux — et six coups
d'État triomphants. Comme on peut le constater, la démolition
systématique de la société et de l'économie argentine ne commence
pas en 1976. Mais il faut reconnaître qu'elle a été poursuivie
avec une obstination et une énergie sans précédent. Aucun
gouvernement antérieur n'avait réussi à maintenir l'inflation à
plus de 200 % — avec des périodes à 800 % — ; à augmenter la
dette extérieure de 7 à 45 milliards de dollars, tout en faisant
chuter le PIB/hab. de 15 %, le nombre d'ouvriers de 1,6 à 1 million, et leur salaire réel de plus de 40 %.
Et pour obtenir ces résultats, il a fallu briser le
corps de la société, avec tout un système de répression illégale
qui laisse un bilan de presque vingt mille disparus, un million et
demi d'exilés, et un énorme appareil clandestin de terreur.
1.
La ville de Buenos Aires
Le développement des rapports capitalistes de
production a concentré la population autour du centre
exportateur-importateur-producteur. Aujourd'hui, presque 10 millions
de personnes y habitent : 35 % de la population du pays, 38% si on
ajoute les agglomérations urbanisées en continuité (Grand La
Plata). Les vagues successives d'urbanisation ont expulsé vers la
périphérie les populations plus pauvres, tandis que la valorisation
des terres urbaines dans les zones centrales de la ville de Buenos
Aires y concentrait la population aisée.
Les densités respectives moyennes, ne rendent pas
compte des différences entre les quartiers superconcentrés de
Buenos Aires et les zones semi-urbaines de la banlieue où les
différences sont encore plus fortes : 331 hab./ha dans certaines
zones bourgeoises de la ville, 5 hab./ha dans des faubourgs éloignés.
Nous pouvons aussi constater les différentes croissances de la ville
et sa banlieue. En effet, Buenos Aires proprement dite stagne depuis
1947 et elle diminue même (-2,2 %) entre 1970 et 1980. Par contre,
la croissance démographique de la banlieue est, pour la même
période, de 27,2 % (pour les zones les plus éloignées, ce taux est
supérieur à 60 %).
L'incapacité du système capitaliste argentin à
subvenir aux besoins de la population est critique en ce qui concerne
le logement, les services urbains, l'infrastructure sanitaire, le
transport, l'éducation. Une famille sur trois est logée dans des
conditions inférieures aux plus basses normes jugées acceptables.
Pour répondre seulement à la demande due à la
croissance naturelle, il faudrait construire 140 000 logements par
an. Pour remplacer les logements qui, annuellement, deviennent
inhabitables par dégradation ou obsolescence, il faudrait ajouter
112 000 logements. Cela donne un total de 252 000 logements
nécessaires pour se maintenir au déficit actuel. Selon les
statistiques officielles, il est de 2 400 000 logements. On a
construit, entre 1970 et 1980, une moyenne de 160 000 logements/an.
Avec ces chiffres — fort optimistes. — le déficit s'accroît à
un rythme de 84 000 logements/an, c'est-à-dire à un taux annuel
accumulatif de 1 %.
Le premier gouvernement de J.D. Peron (1945-55) essaya
de freiner la hausse des loyers— conséquence aussi de la pénurie
de logements — par une loi de gel des prix des locations. Cette loi
provoqua surtout des ventes et diminua l'offre de logements à louer.
Les gouvernements postérieurs réajustèrent un peu les prix des
loyers, mais — malgré leurs intentions déclarées — ne furent
pas capables de les libérer. Les résistances des locataires et les
conflits sociaux qu'une libération totale pouvait provoquer,
poussèrent les autorités à ne pas céder aux revendications des
propriétaires. En 1976, il restait, protégés par la loi, 186 000
locataires dans la ville de Buenos Aires, 460 000 si on compte tout
le pays, 283 000 pour la ville de Buenos Aires plus sa banlieue 2.
C'est à partir des années 1940 que les premiers
bidonvilles commencent à se former. Les statistiques, à ce sujet,
ne sont pas très fiables. Nous ne les citerons que pour apprécier
les tendances, l'ordre de grandeur.
TABLEAU de la POPULATION HABITANT DES BIDONVILLES [3]
1956
|
1963
|
1967
|
1976
|
1981
|
|
Ville de
Buenos Aires
|
33.920
|
42.462
|
102.143
|
224.885
|
16.000
|
Zone
sububaine
|
77.930
|
402.972
|
420.000*
|
330.000
|
500.000
|
Total
|
111.850
|
465.746
|
522.143
|
554.885
|
516.000
|
* Estimations personnelles par recoupement des données
existantes.
Sur ce tableau, on peut constater un phénomène étrange
: la population des bidonvilles de la ville de B.A. diminue
violemment — et c'est bien le cas de le dire — depuis 1976, date
du coup d'État. Comment cela s'est-il produit ?
2.
La politique urbaine de l'administration militaire
Le gouvernement militaire issu du coup d'État de mars
1976 coupa tous les contacts avec la société civile. Ce
«super-pouvoir » agira comme un mécanisme arbitraire et
despotique. Sans limite ni contrôle, la junte militaire partagera
les secteurs à administrer entré les trois armes (armée de terre,
marine, aviation), en établissement une hiérarchie parallèle à
celle de la bureaucratie, et utilisant son propre personnel
militaire. L'élaboration des politiques revenait aux organismes
supérieurs. L'application, aux échelons inférieurs, dépendant
seulement du haut commandement. L'appareil d'État est ainsi placé
au-dessus de la société et agit de façon quasi-chirurgicale.
La ville de Buenos Aires est un peu la « façade du
pouvoir ». Siège du gouvernement, haut lieu des manifestations,
théâtre des coups d'État, elle est aussi la ville que les classes
bourgeoises façonnèrent « à l'européenne » dans les quartiers
qu'elles dominent. La présence des « pauvres » a toujours été
ressentie comme un affront, des témoins d'une situation de
sous-développement qu'incapables de résoudre, elles ont préféré
nier.
Immédiatement après le coup d'État, plusieurs
organismes gouvernementaux commencèrent l'étude des mesures
nécessaires pour s'attaquer aux problèmes de la ville de Buenos
Aires. La politique urbaine à appliquer ne fera pas— et pour cause
— objet d'un programme explicite. Néanmoins, nous pouvons
reconstituer ses objectifs par certaines déclarations «
préparatoires » aux actions à l'étude, et d'autre postérieures :
« Pas
n'importe qui peut vivre à Buenos Aires... Concrètement, vivre à
B.A. n'est pas pour tout le monde, mais pour celui qui le mérite...
Nous devons avoir une ville meilleure pour les meilleurs gens. [4]
»
« La
ville qu'on désire doit maintenir sa dimension démographique
actuelle, arrêtée depuis 1947, à 3 millions d'habitants
[5] »
« La
municipalité [de la ville de B.A.], responsable de l'urbanisation et
ornement de la ville, ne peut, ni ne doit tolérer la prolifération
des constructions précaires lesquelles, pour être contraires aux
besoins minimaux — matériels et spirituels — de la vie humaine,
portent atteinte à la santé de la population
[6] »
« Même
si on ne faisait aucune route de plus, si on fermait les tribunaux,
si on supprimait la police et l'enseignement et si on mettait tout
cet argent dans le logement, nous n'arriverions même pas à
satisfaire la demande [de logements] due à la croissance naturelle
[7] »
« La
ville de B.A. a stagné, et seuls les bidonvilles et les taudis ont
augmenté. On "perd" la croissance naturelle de Buenos
Aires, et sa population de "meilleure qualité" part vers
la banlieue nord ou ouest. On a encore le temps de remédier à cela.
Buenos Aires peut devenir encore la grande ville de l'Amérique
latine, une ville résidentielle, avec une population à hauts
revenus, selon les divers secteurs et avec des ressources humaines
qualifiées ; il s'agit d'améliorer la qualité de la population
[8] »
Mais, beaucoup d'équipes gouvernementales ont fait des
déclarations similaires, et après quelques opérations, plus
spectaculaires qu'efficaces, elles se sont arrêtées, en raison des
pressions et risques sociaux. Cette fois-ci, la société civile est
exclue. Elle est surtout un objet à discipliner, à réformer et
redimensionner. On ne dialogue pas avec un spécimen de laboratoire :
on le traite. Il faut voir aussi, à travers Ces déclarations, le
modèle de société poursuivi et les recettes pour y arriver. Une
société élitiste, ségréguée, contrôlée par ceux qui «
dictent » les lois du « marché libre », avec un appareil d'État
qui, reniant son rôle de régulateur, éliminera par la répression
toute revendication sociale, toute brimade à la « liberté des
libres ».
« Une
fois que nous aurons réussi, nous ne verrons jamais plus d'Indiens
vendant des citrons dans les rues de notre ville
[9] »
3.
Les bidonvilles et leur liquidation
La « campagne d'information », lancée par le
gouvernement dès 1976, avait pour objet « d'éclaicir la question
des bidonvilles ». Elle se centrait essentiellement sur deux axes :
a) « Le problème des bidonvilles n'est pas
essentiellement un problème de logements : il concerne aussi des
aspects "esthétiques'' (ornement urbain) et moraux ("besoins
spirituels de là vie humaine") qui dépassent les intérêts et
les manques des secteurs directement impliqués, en affectant
l'ensemble de la vie urbaine. » [10]
b) « Les habitants des bidonvilles "aiment vivre
dans ces lieux", bien qu'ils aient la capacité économique
d'accéder à d'autres formes de logement. Mais, dans le bidonville,
en vivant "en marge de la loi", ils organisent des
"mafias", font du commerce clandestin, ou sont délinquants
cachés dans ce milieu. Ils ne sont pas pauvres, ils sont simplement
des "marginaux volontaires", indolents, malhonnêtes. Tous
les "efforts sociaux", réalisés pour les intégrer,
s'avérèrent inutiles parce qu'ils reproduisaient les mêmes vices
là où ils allaient. Le manque de contrôle permet la reproduction
des bidonvilles, l'augmentation de leur population ; en conséquence,
les aides centrées sur la communauté pour améliorer les conditions
générales de vie étaient inutiles. Le discours officiel fera
ressortir, comme seule solution du problème, la "solution
individuelle". [10] »
Cette campagne a été sûrement bien reçue par les
élites argentines. Elles ont toujours rêvé de vivre dans un pays
différent de celui qu'elles ont réellement construit, et le
discours officiel les confortait dans l'idée que les misères et les
contradictions sociales ne sont pas leur responsabilité, mais celle
des « marginaux » et « délinquants ». En plus, le gouvernement
promettait — et pour une fois paraissait pouvoir le faire — une «
nouvelle vie urbaine » pour les gens « biens ». L'élimination des
pauvres — si peu esthétiques — éloignera aussi la menace,
toujours latente, de vivre si près de ses ennemis. Le programme ne
pouvait être plus séduisant.
La mairie de la ville de Buenos Aires fut confiée au
brigadier M. Cacciatore. En ce qui concerne les bidonvilles, un
commissaire, M. Lotito, prendra la tête d'un organisme créé à cet
effet, sous le couvert d'une préexistante « Commission municipale
du Logement ». Ce fonctionnaire, habitué aux tâches répressives,
recruta parmi les membres de la police et de l'armée le personnel
apte à cette fonction. En accord avec le maire de Buenos Aires, M. Lotito
prépara un plan d'expulsion en trois étapes :
1. « Gel » de la situation. Dans cette étape,
l'essentiel était l'intimidation. Elle comprenait un recensement de
chaque bidonville, y compris plans, photos aériennes, marquage des
logements avec un numéro peint sur la porte, fichage des habitants
et de leurs intentions. Finalement, chaque famille recevait un
document avec toutes ces données, de présentation obligatoire aux
autorités.
2. « Découragement ». Cette opération était
décrite dans les documents officiels, comme « celle qui amènera
progressivement la population à ne plus trouver de motivations pour
rester dans le bidonville » (!). Elle comprenait le contrôle du
commerce, avec saisies et fermetures, l'interdiction de changer de
logement, l'interdiction de circuler ou de stationner, la démolition
de tout logement vide ou de ceux en infraction avec les normes ; la
présence constante du personnel du « Département de vigilance »,
contrôlant tout, interdisant tout.
3. « Déracinement », expliqué comme «
l'action qui permet de libérer les terrains occupés par les
bidonvilles à l'intérieur de la capitale ». Dans cette étape, les
familles sont individuellement convoquées dans les bureaux de la «
commission », pour qu'elles choisissent entre les options suivantes
:
a) déménager dans leur propre terrain, si elles en ont
un ;
b) retourner dans leur pays d'origine pour les étrangers
;
c) partir par leurs propres moyens ;
d) demander un crédit pour se reloger (les quelques
crédits concédés ne furent prêts qu'en 1980, quand l'opération
était déjà terminée).
Dans chaque bidonville, la « commission » installa un
bureau chargé d'organiser aussi la démolition et le transfert. Une
flotte de camions et du personnel municipal furent utilisés. Pour
confirmer le « choix », chaque famille était obligée d'assister à
un entretien avec quatre ou cinq « fonctionnaires » dans un bureau
et devait signer un document disant qu'elle acceptait de partir. Si
le départ n'avait pas lieu, la machine d'expulsion se mettait en
marche : menaces, intimidation par les armes, coups, contrôles,
déversement d'ordures dans le bidonville, coupures d'eau et
d'électricité, diffusion de nouvelles menaçantes, présence de
policiers avec chiens, gazages. De leur côté, certains
fonctionnaires demandaient aux habitants de l'argent, aux femmes des
faveurs, pour d'hypothétiques aides au relogement ou pour rien du
tout.
L'ouverture du championnat mondial de football
approchait. Un des bidonvilles était installé près du stade ; il
fut le premier à être détruit. Ensuite, à un rythme variable et
un par un, les autres suivirent le même chemin. De cette façon,
l'exemple jouait son rôle de dissuasion et beaucoup d'habitants
fuyaient avant la date de l'arrivée des camions municipaux.
L'opération avançait comme prévu et dans l'esprit annoncé par le
maire de B.A. :
« Il
faut profiter de l'actuelle situation politique pour en finir avec
les bidonvilles, d'une façon ou d'une autre et dans le plus bref
délai. »
Les autorités municipales ne faisaient plus d'efforts
pour dissimuler leurs intentions ou pour justifier les moyens
employés :
« Chaque
fois qu'on opère, il y a du sang. Dans le cas d'éradication des
bidonvilles, c'est pareil. Il s'agit de faire un filtre social.
Quelqu'un doit le faire. Ici on critique toujours celui qui fait
quelque chose. Ce sont les risques de la fonction publique »
(sic),
disait M. Lotito, le commissaire inspecteur Chargé de
l'opération. Et il ajoutait :
« Nous
n'avons rien laissé à l'improvisation. Nous pouvons nous tromper,
mais tout répond à une étude approfondie de la situation existant
dans ces lieux où nous avons comme objectif l'ordonnancement social
et urbain. »
Et il finissait en faisant référence aux mauvais
traitements et aux procédures abusives dont usait le personnel
municipal, en disant :
« Le
coup de pied (pour celui qu'ils donnaient aux habitants), le
pot-de-vin (pour celui que les fonctionnaires demandaient en échange
de faveurs) et le lit (en faisant référence aux. exigences de
rapports sexuels à l'égard des femmes) sont les cas les plus
nombreux de renvoi du personnel affecté à ces opérations. »
« C'était
l'aveu ouvert, la reconnaissance de crimes et humiliations commis,
punis, dans le meilleur des cas, par une mutation ou un renvoi.
[11] »
Avec un appareil d'État accomplissant de cette façon
son rôle « subsidiaire », la résistance était, au moins
sur-le-champ, impossible. Nous avons déjà parlé de la répression
exercée par la junte militaire au pouvoir. Dans le cas des
bidonvilles, toute action communautaire fut brisée. Mais aussi
furent désintégrés les écoles, les crèches, les dispensaires de
certains bidonvilles que la municipalité antérieure avait
installés. Tout ce qui pouvait intégrer, réunir, fut supprimé. La
suspension de l'activité politique et syndicale détermina la
disparition de ce type d'appui, très pauvre mais utile. Les groupes
terroristes, qui avaient comme lieux d'appui les bidonvilles, ne
laissèrent, après la disparition ou la fuite de leurs dirigeants,
que des habitants terrorisés et impuissants, ou des militants isolés
et vulnérables. Il ne faut pas oublier les opérations de « terreur
exemplaire », réalisées par les groupes spéciaux clandestins des
forces armées dans les bidonvilles : exécutions massives, cadavres
dynamités, razzias, bastonnades, enlèvements, disparitions...
C'est seulement dans ce cadre-là que nous pouvons
comprendre le « succès » de la politique gouvernementale.
Néanmoins, quelques foyers de résistance, appuyés par un secteur
très réduit de l'Église, purent s'exprimer faiblement. Mais, comme
disait Un prêtre : « Il faut essayer de défendre les habitants des
bidonvilles, mais éviter que cela se sache. » Un « equipo pastoral
» de prêtres, dans un document produit en 1978, dira courageusement
:
« Il
faudra accepter, d'une certaine façon, que l'existence des
bidonvilles est une conséquence de l'incapacité d'une communauté à
secourir ses membres en détresse. Ce ne sera pas, alors, avec des
menaces et des pressions que l'on pourra en finir avec cette triste
réalité. »
Il n'est pas possible, compte tenu de la faiblesse des
statistiques établies sur les bidonvilles, de déterminer exactement
le nombre d'expulsions, il existe des différences entre les données
dues aux recensements et celles publiées par la célèbre «
commission municipale du logement ». Mais, de tous les points de
vue, l'opération d'expulsion a été un « succès » incontestable.
Selon Q. Oszlak [12], qui base ses chiffres sur ceux de cette «
commission », les résultats seraient les suivants :
Population habitant dans les bidonvilles de Buenos Aires
mars 1976 : 224.885
juin 1978 : 165.312
déc. 1978 : 115.236
déc. 1979 : 51.845
juin 1980 : 40.533
déc. 1980 : 24.940
mars 1981 : 16.000
____________________________________________
Destin des expulsés %
Dans la ville de Buenos Aires : 2,5 %
Jusquà 10 km dé cette ville : 0,6 %
De 10 à 20 km : 12,3 %
De 20 à 30 km : 46,2 %
De 30 à 40 km : 20,0 %
A plus de 40 km : 18,4 %
Leur arrivée provoquait une croissance en habitants et
en logements précaires (emegistrée dans le recensement 1980), dans
les communes du Grand Buenos Aires les plus éloignées. A tel point
que divers conflits surgirent entre les autorités provinciales
(membres de l'armée de terre) et l'aviateur, maire de Buenos Aires.
Le gouverneur de la Province, le général Gallino, disait au journal
Clarin (2.5.81), à propos des nouveaux arrivants : « Ceci est la
conséquence des politiques partielles ou sectorielles d'expulsion
des bidonvilles, pratiquées par la capitale. Moi, en me plaignant,
je dis, avec un peu d'ironie, que je n'ai personne à qui passer les
bidonvilles. »
Quand il n'y avait pas de terrain, les camions
municipaux laissaient les expulsés sur des terrains de football ou
sur des places, provoquant l'intervention des autorités locales et
des affrontements avec elles. Malgré cela, en mai 1981, le
Gouverneur de la province estimait à 500.000 les habitants des
bidonvilles sur son territoire, augmentation partiellement due à
l'arrivée des expulsés de la capitale.
A ce propos, la municipalité de Buenos Aires déclarait
: « Pour l'instant, il faut créer une frontière dans l'avenue
Général-Paz (limite administrative de la ville de B.A.) ; former
ainsi un épicentre qui pourra s'étendre plus tard. Il est
impossible de procéder globalement. [13] » Néanmoins, il existe
des cas où le refus des autorités de la Province à ces nouveaux
venus allait jusqu'à les expulser par la force vers les quelques
endroits qui restaient occupés" dans des "bidonvilles de
Buenos Aires. Dans beaucoup d'autres cas, ils étaient encore
réexpulsés plus loin.
4.
L'expulsion des locataires pauvres
La location d'un logement est très chère à Buenos
Aires. Aux prix de 1976, un appartement de trois pièces coûtait
environ 26 000 pesos par mois et les salaires moyens des employés et
techniciens se situaient aux alentours de 36.000 pesos, quatre fois
un salaire " SMIG ». Nous avons déjà parlé de l'existence
d'un secteur de loyers dits « protégés ». Les logements compris
dans cette catégorie sont, en général, anciens, situés dans des
quartiers modestes, avec des conditions d'entretien et de confort
très précaires. Le nombre de locataires protégés, en 1976, était
de 186 000. Il s'agissait d'un groupe plus âgé que la moyenne,
composé d'une proportion importante de personnes seules, avec des
revenus plus bas que les revenus moyens [14].
Aucune possibilité de solution du problème « loyers
libres-loyers protégés » ne paraissait acceptable pour le
gouvernement pérorriste constitutionnel : deux projets
contradictoires restaient en place et de nouvelles « dérogations »
paraissaient inévitables. Aucun gouvernement n'avait eu les moyens
d'imposer les « lois du marché » au système de locations
urbaines. Dans la mesure où le système économique n'était pas
capable de produire des logements accessibles — au moins à une
partie des secteurs sociaux inférieurs — les régimes successifs,
par crainte d'aggraver une situation déjà explosive, laissaient en
place la législation existante.
Ce ne sera plus le cas. Le gouvernement miliaire, issu
du coup d'État de 1976, a mis en déroute la société civile et,
sous le couvert de la lutte antisubversive, parvint à anéantir
toute capacité de réponse venant des secteurs populaires. Très
vite — trois mois après le coup d'État —, une nouvelle loi sur
les locations urbaines est promulguée. Elle détermine les
conditions pour arriver à son objectif : la « libération » totale
du marché des locations de logements, dans un délai de trois ans,
Ainsi, les contrats antérieurs à 1957 finiront le 30.11.79 ; ceux
signés entre 1957 et 1967, le 31.3.79 ; ceux postérieurs à 1967,
jusqu'à 1974, expireront le 30.6.78.
« Nous avons traité le problème (de la population de
B.A.) d'une façon chirurgicale, et dans des délais records », dira
plus tard le maire de Buenos Aires [15]. Mais le discours officiel, à
l'époque, insistait sur les vertus hypothétiques d'une telle loi
pour la construction. La « confiance retrouvée », les
investissements dans l'immobilier allaient reprendre. Le libre
fonctionnement du marché résoudrait le problème du logement, dixit
le ministère de l'Économie. Moins hypocrites, les militaires au
gouvernement déclaraient que le problème du logement n'avait pas de
solution.
A une question, posée par un journaliste sur les effets
que cette loi aurait sur une importante masse de locataires, un
ministre répondait : « D'abord, je ne dirai pas "masse",
par respect pour ces messieurs les locataires... Et, de toute façon,
l'État n'a pas à prendre en charge des problèmes concernant
exclusivement des partenaires libres [16]. »
Des statistiques élaborées dans ce même ministère
indiquaient que les loyers avaient augmenté, pendant l'année 1977,
entre 176 % et 239 % ; plus que l'inflation qui, pour cette période,
était de 196 %. Par ailleurs, à partir du mois de juin 1976, le
ministère de l'Economie arrêtait toute publication sur l'évolution
du salaire réel ; il diminua de 49 %, dans la même année.
La pleine « application de l'ordre juridique », du «
code social », des « valeurs éthiques et morales » — objectifs
du « processus de réorganisation nationale » formulés par le
gouvernement, sur lesquels s'appuyait « la décision de restituer
aux propriétaires la pleine jouissance de leurs droits
constitutionnels » — était en contradiction flagrante avec les
conditions réelles d'un marché où les « partenaires libres »
sont seulement les propriétaires. Les locataires, avec des salaires
réduits de moitié, ne peuvent, eux, que se résigner à partir.
Le cynisme du discours officiel est étonnant. Pour la
majeure partie de la population, le drame résidait surtout dans la
brutale diminution de ses revenus, plus que dans les prix des loyers.
Mais, puisqu'il avait été possible d'opérer cette ponction sur les
salaires grâce au pouvoir répressif de l'État, il devenait aussi
possible de s'attaquer à toutes les autres « positions acquises ».
« Les travailleurs les moins payés du monde se trouveront, d'ici à
un mois, dans la rue, sans pouvoir affronter les loyers les plus
chers du monde [17]. »
Quelques mesures, absolument dérisoires, sur certaines
possibilités d'octroi de Crédit, furent annoncées. Les locataires
ne pouvaient pas, en général, y accéder. Leur manque de ressources
fut interprété, par « l'idéologie officielle », comme « manque
de besoins ». Le fait que seulement 50 % des locataires avaient
rempli les formulaires dé demande voulait dire qu'ils avaient la
capacité de se reloger par leurs propres moyens. Et cela est
cohérent avec la philosophie du « marché libre », selon ses
idéologues locaux : les besoins s'expriment sur le marché ; ce qui
ne s'exprime pas sur le marché n'est pas un besoin. Si le nombre
d'habitants des bidonvilles diminuait, c'est parce qu'ils avaient
trouvé un logement. Si les gens n'allaient pas dans les hôpitaux,
c'est parce qu'ils étaient en bonne santé... Pensaient-ils aussi
que l'absentéisme scolaire se devait au fait que les enfants
savaient déjà tout ?...
Les jours de « déblocage des loyers » protégés, les
choses se passèrent dans le calme. Pas de manifestations, pas de «
squattérisation » d'immeubles, pas d'émeutes. On observait, oui,
un déploiement inhabituel de camions, de petites fourgonnettes,
déménageant les locataires. La presse officielle rappelait
l'existence d'un décret interdisant le « dépôt d'objets » sur la
voie publique. « Le coup donné à un grand secteur de la société
se réfractait comme un faisceau de lumière, dans des milliers
d'impacts individuels, subis et absorbés avec résignation et
impuissance [18]. »
Des 460.000 locataires protégés en 1976 dans tout le
pays, il en restait 308.000 en 1977 et 115.000 en 1978. Entre 1977 et
les premiers mois de 1978, 45.000 procédures d'expulsion étaient en
cours. Le secrétaire du centre des locataires déclarait au journal
Nacion du 1.8.1980 que, face à l'impossibilité de louer quoi
que ce soit, certains des locataires expulsés furent accueillis
solidairement par leurs familles, dans des conditions difficiles.
D'autres envoyèrent femmes et enfants à l'intérieur du pays, se
logeant eux-mêmes dans les « hôtels-taudis », partageant leur
chambre avec d'autres ; certains, enfin, finirent dans les
bidonvilles de la banlieue.
5.
Les frontières de la ségrégation
Parallèlement à ces opérations de ségrégation,
toute Une autre série de mesures furent progressivement mises en
place pour réserver la ville à la population disposant d'un certain
niveaude revenu. La municipalité de Buenos Aires a rempli
efficacement ce rôle « régulateur ». Nous passerons en revue
quelques-unes de ces mesures.
1. La plus importante a probablement été le nouveau
Code, approuvé en 1977 ; il est très restrictif, limitant la
densité des constructions avec l'application d'un faible coefficient
d'occupation du sol. Simultanément, il acceptait des permis de
construire selon l'ancien code jusqu'à une date fixe et avec un
délai fixe de finition des chantiers ainsi approuvés (il donnait en
fait un permis pour faire « mal », mais limité). Ces dispositions
provoquèrent, par différence de rentabilité, une véritable
avalanche de demandes selon les anciennes normes et un bond
remarquable dans la construction de B.A., pendant les deux années
suivantes :
Permis de construire approuvés (Buenos Aires) en
milliers de m² (moyenne annuelle)
1971-75 : 3.500,000 m²
1976 : 2.500,000 m²
1977 : 7.000,000 m²
1978 : 4.700,000 m²
1979 : 1.400,000 m²
1980-81 : 1.500,000 m² (environ)
Mais, comme on peut le voir, à partir de 1979, les
constructions diminuèrent sensiblement. Le nouveau code diminue en
fait la « capacité d'hébergement » de Buenos Aires et de sa
population potentielle. En plus, il fait monter l'incidence du
foncier dans les logements, en augmentant en conséquence leurs prix.
Moins de gens, mais plus riches. Et une meilleure assise pour les
opérations spéculatives basées sur l'immobilier.
2. L'augmentation des impôts municipaux permettra, pour
la première fois, à la municipalité de B.A. de fonctionner sur ses
seules ressources (en 1976, les 90 % de son budget provenaient du
trésor national). Il est encore plus cher de vivre à Buenos Aires.
3. Diverses réglementations mettront en demeure les
propriétaires de ravaler les immeubles dans des délais précis, de
décorer et aménager les parkings, de fermer avec des murs en dur
des terrains vagues, d'entretenir les murs mitoyens, etc. Et cela n'a
pu être réalisé que par la menace réelle de sanctions.
4. Un problème grave, pour Buenos Aires, a été la
pollution atmosphérique due principalement au fait que les immeubles
collectifs brûlaient eux-mêmes les ordures dans des fours
individuels. La fumée et les cendres noires tombaient en masse sur
la ville, à tel point qu'un gros nuage gris flottait presque en
permanence. C'était une façon comme une autre pour l'Etat de se
dérober à ses obligations. La municipalité décida l'élimination
de ce système par un décret, obligeant les occupants à acheter des
compacteurs d'ordures et traita avec une entreprise privée la
Collecte des résidus. Parallèlement, fut créé un organisme pour
réaliser une « ceinture écologique» (ainsi appelée), autour de
Buenos Aires, où ces ordures purent être utilisées pour des
terrassements et des plantations. Pour ce faire, la municipalité
expropria 30 000 hectares. La pollution atmosphérique a régressé
énormément, le climat et le ciel de la ville se sont purifiés.
6.
Le marquage symbolique du territoire
La ville de Buenos Aires a beaucoup de problèmes avec
ses transports en commun. Beaucoup plus que ceux créés par les
automobiles privées. Pour la population qu'abrite la banlieue, les
temps de transports sont aléatoires et les conditions de voyage
inhumaines. A tel point que les seules protestations populaires
spontanées, qui avaient lieu dans ces années de terreur, avaient
pour cible les conditions de transport.
Mais ce que le maire de B.A. et son équipe réaliseront,
c'est un plan d'autoroutes urbaines. Les gens, que cela nous plaise
ou pas, aiment venir au centre avec leur voiture, déclamait le
maire, M. Cacciatore. — "Oui, ceux qui ont une voiture",
répondirent quelques-uns. Le projet avait l'approbation de la junte
militaire, qui jugeait d'un très bon oeil l'action « légitimante »
du maire. Neuf autoroutes urbaines, traversant la ville dans tous les
sens, sont prévues.
« Le plan actuel d'autoroutes, en ce qui concerne son
extension, ne trouve d'antécédent dans aucune des études déjà
réalisées. Les organismes nationaux responsables de la continuité
de ce réseau dans la zone du Grand Buenos Aires, et sans laquelle le
réseau intérieur seul n'a pas de sens, n'ont pas été consultés.
L'exploitation par péage est difficile à organiser et peut
occasionner des problèmes sérieux... Le coût économique et social
imposé par cette solution ne paraît pas être cohérent avec
l'abandon d'autres travaux d'infrastructure du transport que demande
la ville. (...) Les coûts sociaux seront l'expropriation et
l'expulsion de 150 000 personnes. Il n'y a pas de plans de relogement
de cette population [19]. »
Le projet prévoit l'expropriation de 500 ha pour le
passage des autoroutes, sans aucune protection contre le bruit ou les
émanations. Les bords des chaussées passeront au ras des fenêtres
des immeubles existants. La Société Centrale d'Architectes compara
cette destruction urbaine au tremblement de terre survenu au
Nicaragua quelques années auparavant, par la dimension du désastre.
Mais rien n'arrêtait les décisions du maire et de son
équipe. Puissamment soutenu par l'exécutif et en désarticulant
toute possibilité de contestation, l'aviateur Cacciatore commença
les expropriations. En neuf mois, il acheta sans aucun conflit deux
mille immeubles. Ces expropriations pouvaient même être
intéressantes pour les propriétaires de logements loués sous le
régime antérieur, qui recevaient une somme d'argent importante et
se libéraient de leurs locataires, Pour eux, rien n'était prévu.
Mais, en dissociant de cette façon les intérêts des propriétaires,
des locataires et des propriétaires occupants, le pouvoir diminuait
les risques d'opposition.
L'autoroute du Sud fut construite en trois ans
seulement. Mais le système de financement (péage), qui devait
rembourser les constructeurs et les coûts d'expropriation, ne
fonctionne pas. La commune avait garanti des volumes de circulation
qui n'ont pas été atteints ; elle doit payer le déficit.
Actuellement, ces indemnités s'élèvent à 5 millions de dollars
par mois, compte tenu d'un déficit moyen de 20 000 voitures par
jour. Le prix du péage (cas unique pour une autoroute urbaine) est
un élément dissuasif très important dans te contexte économique
actuel. Les autoroutes sont vides. Dans un journal, Un dessin
humoristique : quelques enfants jouent au ballon dans la rue, une
mère soucieuse apparaît à sa fenêtre :
« Hé,
les enfants, je vous ai déjà dit de ne pas jouer au ballon dans-la
rue, c'est dangereux ! Allez jouer sur l'autoroute !
»
Le déficit est si important que la junte militaire
lâche son maire trop entreprenant. Ce n'est pas la seule raison de
la chute du brigadier Cacciatore, mais elle rentre en ligne de
compte.
Une autre autoroute se préparait pour atteindre la côte
du Rio de la Plata. Mais l'opposition des voisins, la « haute
bourgeoisie » qui risquait de voir son paysage déformé, empêchait
toutes démarches municipales à ce sujet. Quelques articles dans les
journaux, quelques réunions de voisins « qualifiés », quelques
interventions des militaires et le projet fut abandonné. Pourtant,
il s'agissait de la seule autoroute prévue comme nécessaire par
tous les spécialistes qui ont travaillé sur le problème depuis
1960, et elle ne comportait presque pas d'expropriations d'immeubles
parce que son passage se faisait sur des terrains vagues, inondables,
en créant ainsi des zones nouvelles de forêts et d'espaces verts.
Mais les « gens de qualité » craignaient aussi cela : l'affluence
sur leur territoire, les fins de semaine des « autres » :
« La
destruction de la paix et la sérénité de la côte, avec
l'introduction de contaminations sonores, atmosphériques et
visuelles... représentent une agression gratuite et directe contre
une population qui aime sa côte et profite de la rivière, de sa
faune et sa flore [20].
»
« La
conception autoritaire de l'espace urbain venait de se heurter de
front à une vision aristocratique, opposée à ce que l'espace
écologique et social de la haute bourgeoisie puisse se trouver
envahi par les classes moyennes ; ou encore pire, par les "masses"
à la recherche des loisirs de week-end qu'offrent tes rives du
fleuve [21]. »
7.
Décentralisation industrielle
Un autre projet important, concernant l'espace urbain,
fut inspiré par le gouvernement de la Province de Buenos Aires. Il
s'agissait de rééquilibrer la région du Grand Buenos Aires, en
déménageant une partie du parc industriel vers l'intérieur de la
Province. Des raisons d'ordre écologique, des problèmes de
concentration des nuisances, de transports, etc., furent avancés
pour justifier le projet. A ce moment là, la zone du Grand Buenos
Aires concentrait 65 % de la population provinciale sur 1,2 % de la
superficie, produisait 56 % du P.I.B. et 77 % du P.B. industriel. Le
gouvernement faisait aussi référence à l'importance, pour des
raisons de sécurité, de « décompresser politiquement » le Grand
Buenos Aires. Il faut dire que ce projet (publié comme décret le 19
juillet 1979) faisait surface en pleine période d'expulsion des
habitants des bidonvilles vers le Grand Buenos Aires. Dans quelle
mesure était-il influencé par le désir de « disperser
géographiquement » les effectifs ouvriers, pour conjurer la menace
potentielle qu'ils représentent ?
On ne peut que le suggérer. Le projet, de toute façon,
ne prévoyait pas d'aide à cette décentralisation et éloignait les
industries, déjà en crise, des zones de concentration de
main-d'oeuvre. Les industriels s'opposèrent au projet qui reste
aujourd'hui lettre morte.
8.
Les effets sur l'espace urbain et la société
Les données statistiques sont trop sommaires pour
pouvoir établir le nombre réel d'habitants de la ville de Buenos
Aires qui furent expulsés — directement ou indirectement — par
l'action violente de cet « État subsidiaire ». En effet, les
recensements de la ville, tous les dix ans, ne font état que de
données globales, et la période 1970-1980 renferme des mouvements
de population importants non enregistrés ; par exemple, pour la
population habitant des bidonvilles, mais aussi pour la population
qui habite actuellement des taudis et des cabanes montées sur les
toits des maisons, et sur les diverses façons de rester à B.A., de
s'y accrocher tant bien que mal : hôtels-pensions, chambres
surpeuplées, etc.
En tout cas, les chiffres des recensements 1970-1980
démontrent une perte absolue de population de 50 000 habitants. Si
on ajoute à cela la croissance naturelle (environ 150 000 hab.), on
peut grossièrement estimer une perte de population de 200 000
personnes. Mais on n'enregistre pas les entrées et les sorties, ni
évidemment le « type de migration par secteurs sociaux » qui ont
eu lieu. Il est vrai qu'il ne faut pas être trop clairvoyant pour le
deviner. Quelques autres données confirment néanmoins l'expulsion
des masses populaires : les taux de croissance 1970-1980, par
quartiers de la ville de B.A., montrent des indices supérieurs à la
moyenne dans les zones « bourgeoises » et inférieurs dans celles «
populaires ». Les variations sont considérables. Pour une
décroissance moyenne de - 2,2 %, le nord de la ville croît dé plus
de 10 %, le sud et les autres zones pauvres décroissent de - 10 %.
Aussi la croissance très importante des banlieues, surtout celles
les plus éloignées, est-elle à signaler, avec des taux de plus de
50 %, dans une moyenne de +25,2 % (voir cartes 1 et 2).
Par ailleurs, le nombre d'habitants par logement occupé
est descendu de 4,3 à 3, tandis que pour les zones « non
bourgeoises » du Grand Buenos Aires, ce chiffre est toujours
supérieur à 4 et que l'on trouve 210 000 logements précaires et 13
000 « ranchos » dans cette zone. Tout confirme l'expulsion de
nombreuses familles pauvres vers les communes de la périphérie de
Buenos Aires les plus éloignées et le « desserrement » dans
l'utilisation de l'espace urbain par les classes aisées»
Les changements dans la ville de B.A. sont perceptibles,
même spectaculaires, pour un observateur qui y revient après sept
années d'absence. D'abord, la « décontaminàtion » atmosphérique
a supprimé le nuage gris qui flottait presque en permanence sur la
ville, et le ciel est redevenu bleu, celui de la campagne. Beaucoup
de façades sont ravalées, la ville paraît moins sale, plus
ordonnée. Les structures des autoroutes urbaines, la démolition de
pâtés de maisons entiers font comme si « un nouveau souffle »
faisait bouger la ville. Quelques places, refaites, ouvrent de
nouvelles perspectives. On a construit 60 nouvelles écoles, aménagé
des parcs sportifs, un centre culturel. Une bibliothèque nationale
est en chantier. La « city », la zone bancaire, a subi une
transformation importante : les fameuses compagnies financières,
fers de lance dans la gigantesque manoeuvre spéculative qui a balayé
le pays, détruisant les secteurs productifs et accumulant une dette
externe de près de 45 000 millions de dollars, ont construit là
leurs sièges. Beaucoup d'entre eux exhibent des façades vides,
leurs noms gommés, des bureaux inoccupés. Mais les tours modernes,
« high-tech », prestigieuses, sont toujours là, bien hautes,
dominantes, imitations fabriquées à la main des produits d'une
technologie et d'une industrie qui n'existent pas en Argentine,
images déformées et déformantes du capitalisme spéculatif et
parasitaire dans sa période de « gloire ».
Cette image contradictoire dés quartiers centraux de la
ville, qui s'embellissent alors que s'appauvrit la majorité de ses
habitants, les plus démunis étant expulsés, fait partie de ce
théâtre de l'absurde monté par le pouvoir, et qui risque de
laisser des traces profondes dans la conscience sociale. On s'est
habitué, en Argentine, à ce type de rhétorique perverse, où on
torture au nom de l'humanité, on censure au nom de la liberté, on
juge les élections comme dangereuses pour la démocratie, On appelle
« monétariste » la politique qui a détruit la monnaie au point
qu'aujourd'hui on apprécie la valeur des billets par leur couleur,
si indéchiffrables sont les zéros en plus ou en moins, ou encore on
définit comme « libéral » le pouvoir arbitraire de l'État sur
l'ensemble de la société. La fin de la dangereuse et absurde
aventure des Malouines, avec la reddition inconditionnelle des
troupes argentines, a permis encore aux sémiologues officiels
d'inventer une expression remarquable. Pour annoncer la défaite, ils
diront qu'ils s'agissait d'un « cessez-le-feu non concerté »
(sic). Et, même quand tout cela paraît être une comédie,
l'idéologie transmise est tragique.
Beaucoup d'Argentins pensent aujourd'hui que celui qui a
le pouvoir peut dire et faire ce qu'il veut, et que, en fait, c'est à
cela que ça sert, le pouvoir. Il n'est pas étonnant, alors, que la
ville de Buenos Aires puisse exhiber, sur sa vitrine renouvelée, les
conséquences du pillage légal du peuple comme si elles étaient des
symboles de la richesse sociale et ceux de la dictature, qui prétend
se légitimer de cette façon.
Raul PAJONI
Architecte-urbaniste
Buenos Aires, 1976-1982. La ségrégation compulsive
Revue Hérodote | 1983
NOTES
1. Source : Recensements réalisés par l'Institut des
statistiques argentines.
2. Source : Recensements réalisés par la Commission
municipale.
3. Sources diverses : (Commission municipale du logement
et autres).
4. Déclarations du directeur de la Commission
municipale du logement à la revue Competencia, mars 1980, Buenos
Aires.
5. Conseil de planification urbaine, Buenos Aires 1980.
6. Id.
7. Déclarations du gouverneur de la province de Buenos
Aires au journal Clarin, 3 mai 1978.
8. Déclarations de M, Del Cioppo (Com. municipale) au
journal Clarin, 16/9/79.
9. Déclarations attribuées au maire de Buenos Aires
par les prêtres de « Equipo pastoral ».
10. Déclarations de M, Del Cioppo à la revue
Competencia, Buenos Aires, mars 1980.
11. O. OSZLAK : Le Droit à l'espace urbain, C.E.D.E.S.,
1982 (Mimeo).
12. Ibid.
13. Déclarations au journal Clarin, 19/3/81.
14. 25,7 % des locataires protégés avaient plus de 65
ans (moyenne nationale : 15 %) et 24 % étaient des personnes seules
(16,5 % pour la moyenne nationale).
15. Déclarations de M. Del Cioppo à la revue
Competencia, Buenos Aires, 1980.
16. Déclarations du ministre du Bien-être social aux
journalistes.
17. Déclaration publique du Centre des locataires au
journal Clarin, 2/6/78.
18.0. OSZLAX.
19. O.E. SUAREZ, urbaniste, ancien directeur du plan de
Buenos Aires. Article publié dans la revue Summa, Buenos Aires,
1977.
20. Document public de la Commission des voisins,
journal La Nacion, 12/9/80.
21. O. OSZLAK.
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