Le Pop art, l'Op art, les analyses sur l'imageability urbaine, l'esthétique prospective, concourent au même objectif : masquer les contradictions de la ville. Tafuri sera l'ennemi impitoyable des jeunes architectes Radicaux, cette prolifération de design underground, de design de « contestation » qui, (...) est élevé au rang d'institution, bénéficie de la propagande des organismes internationaux et est intégré dans les circuits d'élite. Il faut placer cette attaque virulente dans le contexte de l'époque où la Nuova Sinistra est particulièrement active, tout autant que la crise du logement, tandis que s'érigent encore des gigantesques bidonvilles dans la périphérie de Rome.
Manfredo TAFURI
La Crise de l'Utopie : Le Corbusier à Alger
[Partie 2]
Chapitre extrait de :
Projet et Utopie, Architecture et développement capitaliste.
Editions Laterza, 1973
La
ville est donc considérée comme une superstructure, et l'art est
désormais chargé d'en donner une image superstructurelle. Le Pop
art, l'Op art, les analyses sur l'imageability
urbaine, l'esthétique
prospective, concourent
au même objectif : masquer les contradictions de la ville
contemporaine par leur résolution dans des images polyvalentes, par
l'exaltation d'une complexité formelle qui, si on veut bien
l'interpréter correctement, n'est rien d'autre que l'éclatement des
dissidences irréductibles, incontrôlables par un plan capitaliste
avancé. La récupération du concept 'art joue donc une fonction
bien précise dans cette opération de couverture.
Il est certain que, tandis que l'industrial design se place à l'avant-garde de la production technologique pour en conditionner la qualité afin d'accroître la consommation, le pop art, en réutilisant les déchets et les « restes », se place à l'arrière garde de cette production. Mais cela recouvre exactement la double demande à laquelle les techniques de communication visuelle doivent répondre aujourd'hui. En renonçant à se situer à l'avant-garde des cycles de production, l'art démontre, malgré ses contestations verbales, que le processus de la consommation tend vers l'infini : même les déchets, sublimés dans des objets inutiles ou nihilistes, peuvent prendre une nouvelle valeur d'usage et être réintroduits dans le cycle production/consommation, même si c'est par la porte de service.
Il est certain que, tandis que l'industrial design se place à l'avant-garde de la production technologique pour en conditionner la qualité afin d'accroître la consommation, le pop art, en réutilisant les déchets et les « restes », se place à l'arrière garde de cette production. Mais cela recouvre exactement la double demande à laquelle les techniques de communication visuelle doivent répondre aujourd'hui. En renonçant à se situer à l'avant-garde des cycles de production, l'art démontre, malgré ses contestations verbales, que le processus de la consommation tend vers l'infini : même les déchets, sublimés dans des objets inutiles ou nihilistes, peuvent prendre une nouvelle valeur d'usage et être réintroduits dans le cycle production/consommation, même si c'est par la porte de service.
Claes Oldenburg, Ghost, soft drums, 1972 |
Mais
cette position d'arrière garde est également le signe d'un
renoncement à résoudre totalement les contradictions de la ville et
à la transformer en une mécanique bien organisée, où il n'y
aurait plus ni gaspillage de type archaïque, ni dysfonctions
généralisées.
En
effet, dans cette phase, il faut absolument que le public soit
convaincu que les contradictions, les déséquilibres, le chaos,
caractéristiques de la ville contemporaine, sont inévitables ; et
même que ce chaos renferme des richesses inexplorées, des
possibilités d'usage illimitées, des valeurs ludiques qui peuvent
devenir de nouveaux fétiches sociaux.
Ce
que proposent les nouvelles idéologies urbaines, c'est l'utopie
architecturale et/ou super-technologique, la redécouverte du jeu
comme condition de la participation du public, la promesse de
« sociétés esthétiques », l'appel à l'instauration
d'un primat de l'imagination [1].
Dans
le Livre Blanc de l'Art
total, Pierre Restany,
synthétisant toutes ces propositions et leur donnant une cohérence
exemplaire, assigne à l'activité artistique une nouvelle fonction,
qui n'est plus celle d'opérer mais de persuader.
Ce
texte expose de façon explicite tous les thèmes que le constat
d'obsolescence des objectifs jusqu'à présent poursuivis par l'art
avait fait apparaître. Il en résulte que les propositions
« nouvelles » de récupération de l'art assument
exactement, quoiqu'en termes différents, les mêmes significations
que les propositions des avant-gardes historiques ; mais elles n'ont
ni la clarté, ni la conviction dont ces avant-gardes pouvaient
légitimement se prévaloir.
« La
métamorphose des langages n'est qu le reflet des changements
structurels de la société –
écrit Restany -. La
technologie, en réduisant de façon croissante le décalage entre
l'art (synthèse des nouveaux langages) et la nature (la réalité
moderne, technique et urbaine) joue le rôle déterminant d'une
catalyse suffisante et nécessaire. Outre ses immenses possibilités
et ses ouvertures illimitées, la technologie témoigne de la
flexibilité indispensable en période de transition : elle permet à
l'artiste conscient d'agir non plus sur les effets formels de la communication, mais sur ses termes mêmes,
l'imagination humaine ».
La
technologie contemporaine permet enfin à l'imagination de prendre le
pouvoir : libérée de
toute entrave normative, de tout problème de réalisation ou de
production, l'imagination créatrice peut s'identifier à la
conscience planétaire. L'esthétique
prospective est le véhicule de la plus grande espérance de l'homme
: sa libération collective.
« La socialisation de l'art traduit la convergence des forces
de création et de production sur un objectif de synthèse dynamique,
la métamorphose technique : c'est à travers cette restructuration
que l'homme et le réel trouvent leur vrai visage moderne, qu'ils
redeviennent naturels, toute aliénation dépassée. » [2]
Ainsi,
le cercle se referme. Restany utilise la mythologie de Marcuse pour
démontrer qu'on en peut accéder à une « liberté
collective » (qui n'est pas autrement précisée) qu'en
s'immergeant dans les rapports de production actuels. Il suffit de
« socialiser l'art » et de la placer à l'avant-garde du
progrès technologique : et peu importe si toute l'histoire de l'art
moderne démontre le caractère utopique d'une telle proposition, qui
pouvait être compréhensible autrefois, mais qui est aujourd'hui
uniquement rétrograde. On peut même se permettre, dans cette
optique, de récupérer le slogan le plus ambigu du Mai 68 français,
celui de l'imagination au
pouvoir, qui sanctionne
le compromis entre les contestataires et les conservateurs, entre la
métaphore symbolique et les procès de production, entre l'évasion
et la Realpolitik.
On
peut même faire plus : en réaffirmant le rôle de médiation de
l'art, on peut une nouvelle fois lui attribuer les significations
naturistes que lui avaient données les Lumières. La critique
« d'avant-garde » révèle ainsi quels sont ses objectifs
: la conclusion et l'ambiguïté qu'elle prêche pour l'art – en se
servant des conclusions des analyses sémantiques – ne sont que des
métaphores sublimées de la crise et de l'ambiguïté qui informent
aujourd'hui les structures de la ville.
« La
méthode critique –
continue Restany – doit
concourir à la généralisation de l'esthétique : dépassement de
l'oeuvre et production multiple ; distinction fondamentale entre les
deux ordres complémentaires de la création et de la production,
systèmatisation de la recherche opérationnelle et de la coopération
technique dans tous les domaines de l'expérimentation de synthèse ;
structuration psycho-sensorielle de la notion de jeu et de spectacle
; organisation de l'espace ambiant en vue de la communication de
masse ; insertion de l'environnement individuel dans l'espace
collectif du bien-être urbain ».
[3]
Si
l'on veut se faire une idée des réalisations qui correspondent à
ce type de futurologie et à ces appels à l'auto-libération, on a
le choix entre les villages nomades des communautés hippies
américaines, ou la « liberté » symbolisée par la
précarité des cabanes s'associe à la technologie des structures de
Buckminster Fuller, ou les projets d'environnement présentés à la
XIVe Triennale de Milan, ou bien l'exhibitionnisme érotique de
Sottsass Junior, ou encore les environnements et les non-projets
réalisés pour l'exposition « Italy-New
Domestic Landscape »
organisée par le Museum of Modern Art de New-York en1972.[4]
9999, architectes, Italie |
Bref,
on assiste à toute une prolifération de design
underground, de design
de « contestation » qui, à l'inverse des films de Warhol
ou de Pascali, est élevé au rang d'institution, bénéficie de la
propagande des organismes internationaux et est intégré dans les
circuits d'élite.
Ainsi, par le biais du design et des projets de micro-environnement,
les contradictions explosives des structures métropolitaines,
sublimées par une ironie qui provoque la catharsis, font leur entrée
dans la sphère de la vie privée. Malgré les déclarations de leurs
auteurs, les « jeux », au demeurant fort habiles, des
Archizoom ou les angoisses stériles de Gaetano Pesce proposent au
public l'« auto-libération » par l'usage privée de
l'imagination. Les symboles toujours menaçants de Oldenburg ou de
Fahlström trouvent ainsi à se réemployer dans un domestic
Landscape pacifié.
Si
ces jeux plus ou moins « savants »bénéficient d'une
telle place dans le design, c'est parce qu'il continue d'y avoir une
séparation entre le cycle de production du cadre bâti et les
industries productrices d' « objets ». Et il serait utile
de se demander si l'explosion d'images à laquelle nous sommes en
train d'assister n'est pas le prélude à un tout autre genre de
contrôle de la production, que les nouvelles techniques d'exécution
automatique permettent déjà d'entrevoir, et qu'une restructuration
technologique du cadre bâti rendrait inévitable [5].
Même
dans le domaine de l'idéologie pure, un peintre comme James
Rosenquist apporte une réponse qui dénote, par rapport aux appels
futiles à l'auto-désaliénation
lancés par le design « négatif », une attention bien
plus grande à la situation « de contrainte » dans
laquelle est placée l'activité figurative.
James Rosenquist, F 111 |
A
l'occasion de son tableau « F 111 », James Rosenquist
déclarait, au cours d'un entretien publié par la « Partisan
review » :
« L'idée
de l'oeuvre au départ, c'était des fragments de vision à vendre,
des fragments incomplets ; il y avait environ 51 panneaux dans le
tableau. Si vous accrochez un de ces fragments sur un mur de votre
maison, vous pouvez éprouver une espèce de nostalgie, puiqu'il est
incomplet et donc romantique. C'est un peu la façon dont on conçoit
une collection aujourd'hui : quelqu'un qui achète un objet témoin
de son temps et de son histoire. Il peut mettre le panneau dans sa
collection comme il le ferait pour un morceau d'architecture de la
Sixt Avenue ou de la Fifty Second Street ; le fragment, déjà
aujourd'hui, mais plus encore dans un avenir proche, peut se
contenter de n'être qu'un panneau d'aluminium vide, alors qu'il y a
quelque temps on aurait eu une corniche tarabiscotée ou quelque
chose d'apparemment plus humain. Il y a bien longtemps, quand on
observait le va-et-vient du trafic dans la Sixth Avenue, ce trafic,
c'était des chevaux ; il y avait une respiration, un mouvement
musculaire dans la rapidité de la rue. Maintenant, ce qu'on voit se
réduit à des éclairs fugitifs de mouvement statique, et cette idée
de nature donne une étrange idée – pour moi, du moins – de ce
que l'art peut devenir : comme un fragment de cette oeuvre. Rien
d'autre qu'un panneau d'aluminium »
[6].
« Des
éclairs fugitifs de mouvement statique » : depuis Broadway
Boogie-Woogie de Mondrian, le « F 111 » de James
Rosenquist est l'exemple le plus cohérent de la réduction de
l'expérience métropolitaine au « silence mortel du signe »
que la peinture contemporaine ait produit. Mais le Penn Center de
Philadelphie, la tour de Kevin Roche et John Dinekoo à New Haven ou
le World Trade Center de Yamasaki et Roth à Manhattan sont eux aussi
des « éclairs fugitifs de mouvement statique ». Ils le
sont, non seulement par leur caractère volontaire de « formes
vides », mais surtout par leur signification en tant que
« fragments » dans la métropole contemporaine. Ils sont
eux aussi, selon la métaphore de James Rosenquist, des fragments qui
ne peuvent être autre chose que des « panneaux d'aluminium
vides » pour collectionneurs désenchantés [7].
Dans
le cadre des remarques que nous venons de faire, on pourrait se
demander s'il y a vraiement une différence se substance entre ce
mutisme voulu de la forme et les distorcions formelles, empreintes de
désespoir et de scepticisme de l'architecte Paul Rudolph ou de
Victor Lundy, telles qu'on les voit dans le Government Services
Center de Boston et la boutique de chaussures sur la 5e Avenue de New
York.
Pour
« résister » dans l'espace métropolitain, il semble que
l'architecture soit contrainte de devenir son propre fantôme. Comme
si elle expiait de cette façon son « péché originel »,
autrement dit sa prétention à gérer à l'aide des seuls
instruments propres à sa discipline, les structures primaires de la
ville. Il est significatif qu'aux Etats-Unis, pays où le phénomène
se produit avec le plus d'évidence, ce soient les villes
universitaires qui receuillent, dans une espèce de musée
d'architecture vivante, les expériences formelles rejetées par
Manhattan ou par Detroit.
Mies van der Rohe, Federal Center, Chicago |
Ce
que prophétisait les oeuvres apodictiques de Mies van der Rohe,
l'enfant terrible du mouvement moderne, est maintenant devenu une
réalité tangible. Dans leur absence totale de valeur sémantique,
le Seagram Building ou le Federal Center de Chicago sont des objets
capables d'être-pour-leur-propre-mort, seul moyen d'échapper à la
faillite de l'architecture dans l'espace métropolitain [8].
Toutefois le silence de Mies van der Rohe semble aujourd'hui
inactuel, au milieu du « tumulte » des néo-avant-gardes.
On peut se demander d'ailleurs ce que celles-ci apportent de
réellement nouveau par rapport aux positions des avant-gardes
historiques. On pourrait aisément démontrer par une analyse des
sources que, malgré la relance idéologique qu'elles suscitent, la
marge de nouveauté y est extrêmement réduite. Et si l'on excepte
l'utopie de Marcuse, qui voit dans le Grand Refus opposé par
l'Imagination la possibilité d'une récupération de la dimension du
futur, on peut même dire que par rapport à la cohérence des
avant-gardes historiques, il leur manque incontestablement quelque
chose.
Dans
le moment où il s'avère nécessaire d'intégrer de plus en plus le
travail sur la forme dans le cycle de la production, comment
expliquer qu'elles reproposent sans cesse la même débauche formelle
et qu'elles insistent tant sur le retour à une dimension spécifique
des thèmes artistiques ?
Il
est significatif que la réponse la plus courant à cette question
fasse référence aux recherches accomplies dans le champ de la
sémiologie et l'analyse critique du langage. On prétend, de cette
façon, inscrire la recherche de nouveaux « fondements »
pour le langage architectural sur un terrain objectif, et se donner
les moyens de dépasser des problèmes qui sont, en fait, déjà
dépassés.
ARTICLES
Associés
Manfredo
Tafuri : La Crise de l'Utopie : Le Corbusier à Alger [Partie 2]
NOTES
[1]
Cf comme textes à prendre en
compte en tant que phénomène : G.C. Argan : Rapport
introductif à la rencontre sur les « structures ambiantes »,
1968 ; L. Quaroni, La
tour de Babel, 1967 ;
Michel Ragon, Les
visionnaires de l'architecture,
1965. Il serait superflu d'avertir que le rapprochement de ces thèses
fait abstraction de toutes les considérations relatives à leur
rigueur et à la qualité de leur apport.
[2]
Ibid
[3]
Il est clair que nous 'utilisons le texte de Restany, que comme
illustration d'une mythologie extrêmement répandue parmi les
protagonistes de la néo-avant-garde : d'autre part plusieurs de nos
assertions peuvent valoir aussi pour des tentatives
« disciplinaires » beaucoup plus profondes, de rachat à
travers l'utopie.
[4]
organisée par l'architecte Emilio Ambasz.
[5]
Cette observation a été développé dans l'article de M. Tafuri,
Conception graphique et
Utopie Technologique.
[6]
James Rosenquist, interview de G.R. Swenson pour « Partisan
revue », 1965.
[7]
Se souvenir, à propos de cela, de la lecture pertinente du Word
Trade Center de Yamasaki et Roth, à New York faite par Manieri Elia.
[8]
Rien n'est plus erroné que
d'interpréter le dernier Mies, comme une figure en contradiction
avec sa production des années 1920-1930, ou de lire ses derniers
projets comme des incursions défaitistes dans le super monde pacifié
de la néo-académie. Il est impossible de comprendre Mies van der
Rohe – certainement le plus difficile des artistes de la
« génération d'or » - en séparant son élémentarisme
radical du climat tragique des avant-gardes de Berlin des années
1919-1922 d'une part, et des expériences dadaïstes d'autre part.
En
ce sens il faut retenir que son amitié avec Kurt Schwitters et Haus
Richter, ainsi que sa collaboration avec des revues telles que
« Frühlicht » et « G » peuvent expliquer
beaucoup de choses incompréhensibles autrement que par ce biais. On
peut remarquer au contraire que son rapport avec le groupe « De
Stijl » - rapport sur lequel Bruno Zevi a insisté dans son
livre La poétique de
l'architecture néo-plastique,
1959 – a été nié par Mies au cours d'une interview avec Peter
Blacke. Pour comprendre une telle affirmation, il est nécessaire de
remonter à la culture tout à fait anti-utopique de la toute
première production de Mies, comme il l'affirme par exemple dans son
article de 1927, Tour
d'horizon de la nouvelle année.
En ce sens, il faut retenir l'interprétation des dernières oeuvres
de Mies donnée par Peter Sereni dans son article, où
l'interprétation donnée par Sibyl Moholy-Nagy « Less is
More » devient « Less is Nothing ».
Le traducteur?
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