Lissitzky, Proun, 1919 |
Manfredo
TAFURI *
Chapitre
extrait de :
Progetto e Utopia. Architettura e Sviluppo
capitalistico.
Projet
et Utopie, Architecture et développement capitaliste.
Editions
Laterza
1973
S'il
y a un lieu précis où la défaite de la raison se manifeste de
façon particulièrement évidente, c'est la Métropole, la
Grosstadt. Aussi ces grandes concentrations tertiaires ont-elles
constitué dans la pensée de Simmel, de Weber et de Walter Benjamin,
un thème essentiel, qui a également influencé des architectes ou
des théoriciens comme August Endell, Karl Scheffler ou Ludwig
Hilberseimer [1].
La
« perte » que prédisait Piranèse est devenue
aujourd'hui une tragique réalité ; or l'expérience du
« tragique », c'est par excellence l'expérience même de
la Métropole. Obligatoirement
confronté à cette expérience, l'intellectuel ne peut même plus adopter
l'attitude blasée d'un Baudelaire. Ladislo
Mittner parle très justement, à propos de Döblin, de la « mystique
de la résistance passive » qui caractérise la protestation
expressionniste, et il ajoute : « qui agit perd le monde, qui
veut l'éteindre le perd aussi »[2].
Walter
Benjamin, soulignons-le, introduit le thème de l'extension des
conditions du travail ouvrier à la structure urbaine [3] à partir
d'une analyse critique de la « réaction morale »
d'Engels devant la foule des grandes villes :
« Pour Engels –
écrit Benjamin -, la foule a quelque chose de bouleversant. Elle
provoque en lui une réaction d'odre moral. Mais aussi une réaction
de caractère esthétique ; il se sent mal à l'aise devant le rythme
de ces passants qui marchent en sens inverse les uns des autres sans
se rencontrer. Le charme de son tableau tient au ton grand-paternel
qui nuance la rigueur de l'esprit critique. L'auteur arrive d'une
Allemagne encore provinciale, où il n'a sans doute jamais éprouvé
la tentation de se perdre dans un flot humain » [4].
On
peut ne pas être d'accord avec la lecture partielle que fait
Benjamin de La situation des classes laborieuses en Angleterre. Mais
ce qui nous intéresse ici, c'est la façon dont il passe de la
description de la foule des grandes villes par Engels à l'analyse du
rapport de Baudelaire à cette même foule. Il juge les réaction
d'Engels et de Hegel comme les conséquences d'une attitude de
détachement par rapport aux aspects qualitatifs et quantitatifs
nouveaux de la réalité urbaine. Benjamin note que la facilité de
la désinvolture avec laquelle le flâneur parisien se meut dans la
foule sont devenues un comportement naturel pour l'usager moderne de
la métropole.
« Si soucieux
fût-il de garder ses distances (par rapport à la foule), ill ne
peut, comme Engels, la considérer du dehors ; elle le prend au
piège, elle l'attire (…). La masse, pour Baudelaire, est une
réalité si intérieure qu'on ne doit pas s'attendre qu'il la
dépeigne (…). Baudelaire ne décrit ni la population, ni la ville.
C'est ce qu'il lui permet d'évoquer l'une à travers l'autre. Sa
foule est toujours celle de la grande ville. Son Paris est toujours
surpeuplé. Sur ce point, il est très supérieur à Barbier, qui,
usant du mode descriptif, est forcé de séparer les masses de leur
habitat. Dans les Tableaux Parisiens, on peut déceler, presque
partout, la présence de la foule » [5].
Cette
inscription – on pourrait presque dire cette inhérence – des
rapports réels de production dans le comportement du « public »,
qui utilise la ville sans conscience d'être utilisé par elle, est
symbolisée dans la présence d'un observateur qui, comme Baudelaire,
est contraint de reconnaître la position impossible dans laquelle il
se trouve ; au moment où il découvre sa participation effective au
processus toujours plus généralisé de transformation en
marchandise, il comprend que la seule nécessité inéluctable pour
le poète, c'est la prostitution [6].
La
poésie de Baudelaire, comme la production exhibée dans les
expositions universelles ou la transformation de la morphologie
urbaine amorcée par Haussmann, traduit la prise de conscience du
rapport dialectique indissoluble entre l'uniformité et la diversité.
Il ne s'agit pas encore, pour la nouvelle structure de la ville
bourgeoise, d'un conflit entre l'exception et la règle. Mais on peut
parler, du moins, d'un conflit entre la transformation inévitablede
l'objet en marchandise et les tentatives du sujet pour en établir –
fictivement – l'authenticité.
Désormais,
il n'y a pas d'autre issue possible que d'assimiler la recherche et
l'authenticité à la recherche de l'excentricité. Le poète doit
accepter sa condition de mime – ce qui peut d'ailleurs expliquer
pourquoi l'art contemporain se donne à la fois comme acte
volontairement « héroïque » et comme bluff, conscient
d'être lui-même mystifié. Mais ce n'est pas seulement le poète,
c'est la ville toute entière, structurée objectivement comme
machine d'extraction de plus-value sociale, qui reproduit dans ses
propres mécanismes de conditionnement la réalité des modes de
production industriels.
Benjamin
voit un lien étroit entre l'expérience du choc, qui caractérise la
condition humaine, et la disparition progressive, dans le travail
ouvrier, de l'exercice et de l'expérience, qui avaient encore une
fonction dans le travail manufacturier :
« Par le dressage
qu'opère la machine, le travailleur non spécialisé subit une
profonde perte de dignité. Son travail devient imperméable à
l'expérience. Chez lui, l'exercice a perdu tous ses droits. Ce que
les parcs d'attraction présentent avec leurs voitures-tamponneuses
et autres amusements de même acabit, n'est qu'un échantillon du
dressage auquel on soumet à l'usine l'ouvrier sans qualification (un
échantillon qui a dû, pendant certaines périodes, lui tenir lieu
de programme complet ; car avec le chômage, on a vu prospérer cet
art de l'excentricité auquel l'homme du peuple pouvait s'exercer
dans les parcs d'attraction). Le texte de Poe [Benjamin se réfère à
l'Homme des foules, traduit par Baudelaire] lui le vrai rapport entre
discipline et sauvagerie. Les passants qu'il décrit se conduisent
comme des êtres qui, adaptés à des mécanismes automatiques, ne
pourraient plus avoir eux-mêmes, que des gestes automatiques. Leur
conduite n'est qu'une série de réactions à des chocs : « Quand
on les heurtaient, dit Poe, ils saluaient bien bas ceux qui les
avaient heurtés »[7]
Il
y a donc une ressemblance profonde entre le code de comportement
induit par l'expérience du choc et la technique des jeux de hasard.
« Chaque mouvement (de
l'ouvrier à sa machine) est aussi séparé de celui qui l'a précédé
qu'un coup de hasard d'un autre coup. Aussi la corvée salariée
est-elle, à sa manière, l'équivalent de celle du joueur. Les deux
sont aussi vides de contenu. » [8]
Malgré
la finesse de ses observations sur Baudelaire, ni dans L'oeuvre d'art
à l'ère de sa reproductibilité technique, Benjamin ne fait la
liaison entre l'inscription des modèles de production dans la
structure morphologique urbaine et le type de réponses que les
avant-gardes apportent au problème de la ville.
Les
passages et les grands magasins de paris, tout comme les Expositions,
constituent des lieux urbains où la foule, se donnant en spectacle à
elle-même, peut trouver les instruments spatiaux et visuels
indispensables pour qu'elle apprenne à vivre dans la logique du
capital [9]. Mais cette expérience à la fois ludique et
pédagogique, par le fait qu'elle s'inscrit totalement dans des
typologies architecturales exceptionnelles, révèle encore, pendant
tout le 19e siècle, le caractère partiel et, partant, dangereux, de
ses orientations. En effet, l'idéologie du public n'est pas une fin
en soi. Elle n'est qu'un moment dans l'idéologie de la ville comme
unité de production au sens propre, et comme instrument de
coordination du cycle production-distribution-consommation.
C'est
pourquoi l'idéologie de la consommation, loin de constituer un
élément isolé, ou consécutif à l'organisation de la production,
doit ête présentée au public comme une idéologie du bon usage de
la ville. A ce propos, il est utile de rappeler l'influence des
théories du comportement sur les avant-gardes européennes ; Adolf
Loos publie par exemple, en 1903, deux numéros de la revue « Das
Andere », où il se propose, sur le ton de la polémique et de
l'ironie, des modes de comportement urbain « modernes »
dans la bourgeoisie viennoise. Tant que l'expérience de la foule se
traduira, comme chez Baudelaire, en conscience malheureuse de
participation, elle fonctionnera comme généralisation d'une réalité
opérante, mais elle ne pourra contribuer à faire évoluer cette
même réalité. C'est à ce moment seulement, que la révolution du
langage de l'art contemporain peut jouer pleinement son rôle.
Il
s'agit pour les avant-gardes du 20e siècle d'éliminer le côté
automatique de l'expérience du choc, pour fonder sur cette
expérience des codes visuels, des conduites élaborés à partir des
caractéristiques déjà totalement constituées à l'intérieur de
la métropole capitaliste, telles que la rapidité des temps de
transformation, l'organisation des communications simultanées,
l'accélération des temps de consommation conduisant à
l'éclectisme. Il s'agit de réduire la structure de l'expérience
artistique au pur objet, métaphore évidente de l'objet-marchandise,
et d'impliquer le public par une idéologie unificatrice avouée qui
dépasse la notion de classes et qui se donne donc comme
anti-bourgeoise. Telles sont les fonctions assumées directement par
toutes les avant-gardes du 20e siècle.
Répétons-le,
toutes les avant-gardes, sans faire de distinction entre
constructivisme et art contestataire. Cubisme, futurisme, dadaïsme,
néo-plasticisme, toutes les avant-gardes naissent et se succèdent
selon les lois spécifiques de la production industrielle, celle de
la révolution technique permanente. La loi du montage est
fondamentale pour toutes les avant-gardes et pas seulement en
peinture. Et puisque les objets montrés appartiennent au monde du
réel, le tableau devient l'espace neutre où se projette
l'expérience du choc subie dans la métropole. Le problème,
maintenant, est d'apprendre à ne pas « subir » ce choc,
mais à l'amortir, à l'introjecter comme une condition inévitable
de l'existence.
Un
passage de Georg Simmel est à ce sujet particulièrement éclairant
: examinant les caractéristiques de ce qu'il appelle «
l'homme métropolitain », Simmel analyse le comportement
nouveau de l'individu/masse à l'intérieur de la Grosstadt comme
lieu spécifique des « mouvements des flux monétaires ».
L'intensification de la stimulation nerveuse provoquée « par
la multiplication d'images changeantes, la discontinuité intense
perçue d'un seul coup d'oeil, la puissance inattendue d'une
impression soudaine », représentent pour Simmel des conditions
nouvelles qui déterminent le comportement blasé chez
l'individu métropolitain, « homme sans qualité » par
définition, indifférent aux valeurs.
« L'essence de
l'homme blasé – écrit Simmel
[10] – c'est l'insensibilité à toute perception
distincte ; cela ne veut pas dire que les objets ne sont pas perçus,
comme dans le cas d'une insuffisance mentale, mais plutôt que la
signification et la valeur différente des choses, et par conséquent
les choses elles-mêmes, sont perçues comme non essentielles. Elles
apparaissent à l'individu blasé comme sur un plan uniforme et dans
une couleur opaque ; aucun objet e mérite la préférence sur un
autre : cet état d'âme est le reflet subjectif et fidèle d'une
intériorisation totale de l'économie de l'argent (…).
Tous les objets flottent,
ils ont chacun le même poids, dans le mouvement constant de
l'économie monétaire. Les objets sont tous au même niveau et ne
diffèrent entre eux que par la surface plus ou moins grande qu'ils
occupent dans l'espace ».
Massimo Cacciari a
finalement analysée la signification particulière de la sociologie
urbaine de Simmel [11]. Notons pour l'instant que les observations de
Simmel sur la grande métropole, écrites entre 1900 et 1903,
contiennent potentiellement les thématiques sur lesquells
travailleront longtemps les avant-gardes historiques. Les objets
flottent tous au même niveau, avec le même poids spécifique, dans
le mouvement perpétuel de l'économie monétaire : on dirait presque
le commentaire littéraire d'un collage, d'un Merzbild de
Schwitters (il ne faut pas oublier que le mot Merz, inventé
par Schwitter, n'est qu'une extrapolation du mot allemand Kommerz).
La question est en effet de savoir comment rendre opérante cette
intensification du Nervenleben, comment amortir le choc provoqué par
la Grosstadt, en le transformant en principe nouveau de développement
et de dynamisme ; comment, à la limite, « utiliser »
l'angoisse suscitée par l'« indifférence à la valeur »
et constamment alimentée par l'expérience métropolitaine. Du Cri
de Munch, il va falloir passer à l'Histoire des deux carrés de El
Lissitzky ; autrement dit, après la découverte angoissante de
l'anéantissement des valeurs, passer à l'utilisatioin d'un langage
de signes purs, compréhensible par une masse qui aurait complètement
introjecté l'univers sans qualités du flux monétaire.
Kurt Schwitters, Merzbau, Hanovre 1920 |
Les lois de la production
partent ainsi d'un nouvel univers de conventions qui sont
explicitement données comme « naturelles ». Telle est la
raison pour laquelle les avant-gardes ne se posent pas le problème
de se mettre à la portée du public ; c'est même un problème
qu'elles ne peuvent pas se poser. Interprétant quelque chose de
nécessaire et d'universel, elles acceptent sereinement d'être
momentanément impopulaires. Elles savent parfaitement que la rupture
avec le passé est la condition qui fonde leur valeur de modèles
d'action.
L'art comme modèle d'action
est le grand principe conducteur du réveil artistique de la
bourgeoisie moderne ; mais c'est en même temps un absolu qui
engendre inévitablement de nouvelles contradictions. Puisque l'art
et la vie apparaissent comme antithétiques, il va falloir chercher,
ou bien des instruments de médiation (qui permettront à toute la
production artistique de poser le problème en terme de nouvelles
perspectives morales), ou bien des modalités de passage de l'art
dans la vie – qui réaliseront au bout du compte la prophétie
hégélienne de la mort de l'art.
On voit apparaître plus
concrètement tous les fils qui tissent ensemble la grande tradition
de l'art bourgeois. Notre référence initiale à Piranèse, à la
fois théoricien et critique des conditions de production d'un art
qui n'est plus universalisant, mais qui n'est pas encore bourgeois,
prend ici tout son sens. Déconstruction critique, questionnement
problématique et dramatisation utopique forment la base sur laquelle
se fonde la tradition du « mouvement moderne » qui, en
tant que projet destiné à élever l'« homme bourgeois »
au rang de « type » absolu, se montre d'une cohérence
interne indéniable (même si ce n'est pas celle que l'histoire
traditionnelle lui reconnaît).
Le Campo Marzo
dell'Antica Roma de Piranèse comme Le Violon de Picasso (1913)
sont des « projets » ; mais, alors que le premier
organise une dimension architecturale, le second organise un
comportement humain. Piranèse et Picasso recourent tous les deux à
la technique du choc : l'un assemble des matériaux historiques
pré-formés, l'autre assemble des matériaux artificiels, comme
feront plus tard, avec plus de rigueur, Duchamp, Hausmann et
Schwitters. Tous deux découvrent la réalité de l'univers-machine
en une abstraction, tandis que le tableau de Picasso fonctionne
totalement à l'intérieur de cet univers-machine.
Piranèse : Campo Marzio dell'Antica Roma |
Picasso : Le Violon, 1913 |
Mais le point fondamental,
c'est que Piranèse et Picasso, en parvenant à un excès de vérité
grâce à un travail formel de critique en profondeur, donnent une
dimension universelle à une réalité qu'on pouvait encore
considérer comme totalement particulière. Le « projet »
inscrit dans le tableau cubiste dépasse ainsi les limites du tableau
lui-même. L'utilisation des ready-made objects découvert par Braque
et Picasso en 1912, et codifiés par Duchamp pour être les nouveaux
instruments de communication, démontre que la réalité se suffit à
elle-même et qu'elle refuse définitivement toute représentation.
Le peintre peut seulement analyser cette réalité. La maîtrise
qu'il prétend exercer sur la forme masque un renversement qu'il ne
peut pas encore accepter comme tel : c'est la forme, désormais, qui
domine le peintre.
Mais, par « forme »,
il faudra maintenant entendre la logique des réactions du sujet face
à l'univers objectif de la production. Toute l'expérience cubiste
consiste à définir les lois de ces réactions. Comme l'avait
entrevu Guillaume Appolinaire avec une certaine inquiétude,
l'aventure du cubisme part du sujet pour déboucher su son rejet le
plus absolu. En tant que « projet », le cubisme veut
réaliser un comportement, mais à travers son anti-naturalisme
aucune volonté de persuasion du public ne transparaît : on ne
persuade que si l'on considère l'objet de la persuasion comme
totalement étranger à celui à qui on s'adresse. Le cubisme cherche
plutôt à fonder la réalité de la « nouvelle nature »
créée par la métropole capitaliste, en démontrant son caractère
nécessaire et universel, en démontrant la conjonction en elle du
déterminisme et de la liberté.
Aussi Braque, Picasso et
plus encore Juan Gris, adoptent-ils la technique du montage, pour
donner une forme absolue à l'univers rhétorique de la civilisation
machiniste. Leur utilisation d'éléments primitifs ou
anti-historiques est la conséquence, et non la cause, de leurs
options fondamentales.
En tant que techniques pour
l'analyse d'un univers totalisant, le cubisme comme le « Stijl »
constituent des appels explicites à l'action : on pourrait même
parler, à propos de leur production artistique, d'une fétichisation
de l'objet artistiquement et de son mystère. Il faut provoquer le
public, car c'est le seul moyen pour lui s'intégrer de manière
active à l'univers de la précision régi par les lois de la
production. Il faut vaincre la passivité du flâneur célébré par
Baudelaire et transformer le comportement blasé en une participation
générale et effective à la scène urbaine. Si les toiles
cubistes, les « gifles » futuristes, ou le nihilisme dada
ne prennent pas la ville comme objet explicite, celle-ci est –
justement parce qu'elle est présupposée – la valeur de référence
qui oriente le travail des avant-gardes. Seul Mondrian osera
« nommer » la ville comme l'objet final que doit produire
la composition néo-plasticienne : mais il devra reconnaître qu'une
fois traduite en structure urbaines, la peinture – réduite alors à
n'être qu'un pur modèle de comportement – sera condamnée à
mourir [12].
Baudelaire découvre au
contraire que la transformation poétique en marchandise peut être
accélérée par la tentative du poète pour se dégager des
conditions objectives où il se trouve. La prostitution de l'artiste
survient au moment même où il atteint sa plus grande sincérité
humaine [13]. Le « Stijl » et plus encore le dadaïsme,
découvrent qu'il existe deux voies qui conduisent l'art au suicide :
il peut s'engloutir silencieusement dans les structures de la ville,
tout en idéalisant ses constructions, ou bien, il peut introduire
violemment, à l'intérieur des structures de communication
artistique, un irrationnel tout aussi idéalisé, l'irrationnel que
la ville elle-même produit.
Ainsi, le « Stijl »
propose une méthode de contrôle formel de l'univers technologique,
alors que le dadaïsme proclame de façon apolitique l'absurde de cet
univers. Et pourtant, la critique nihiliste formulée par le dadaïsme
finit elle-même par devenir un instrument de contrôle formel du
projet. C'est pourquoi il ne fait pas s'étonner de trouver de
nombreux points de concordance, entre les mouvements d'avant-garde
les plus « constructifs » et celui qui est le plus
destructeur.
Lorsque le dadaïsme
décompose impitoyablement la matériau linguistique et lorsqu'il
s'oppose au concept de projet, il ne fait, malgré tout, que sublimer
l'automatisation et la transformation des « valeurs » en
marchandise que le capital entraîne progressivement à tous les
niveaux de l'existence. Alors que le « Stijl » et le
Bauhaus – le premier de façon dogmatique, les second avec plus
d'éclectisme – introduisent l'idéologie du plan dans un
design qui est toujours plus profondément lié à la ville
comme structure de production, le dadaïsme, lui, démontre par
l'absurde la nécessité du plan, sans jamais l'exprimer clairement.
De plus, toutes les
avant-gardes calquent leur action sur les modèles fournis par les
partis politiques. On peut, bien sûr, interpréter le dadaïsme et
le surréalisme comme des avatars de l'esprit anarchiste, il est
évident, par contre, que le « Stijl », le Bauhaus et les
avant-gardes soviétiques n'hésitent pas à s'affirmer explicitement
comme des alternatives globales à la praxis politique, alternatives,
notons-le, qui présentent toutes les caractéristiques d'un choix
éthique.
Aussi bien le « Stijl »
que le futurisme russe et les courants constructivistes opposent au
quotidien, à l'empirique, au chaos, le principe de la Forme. Une
forme qui se détermine concrètement à partir de ce qui appauvrit
la réalité, et la rend informe et chaotique. L'univers de la
production industrielle, qui appauvrit spirituellement le monde, est
refoulé parce qu'il est une non valeur, un « univers sans
qualités » ; mais c'est par le biais de cette sublimation
qu'il peut être ensuite transformé en valeur nouvelle. Lorsque les
néoplasticiens décomposent les formes élémentaires, ils
découvrent que c'est uniquement à l'intérieur de la « nouvelle
pauvreté » engendrée par la civilisation mécanique qu'il
faut trouver la « nouvelle richesse » de l'esprit. La
recomposition désarticulée de ces formes élémentaires est une
sublimation de l'univers mécanique, elle montre que désormais toute
forme visant à reconquérir la totalité, de l'être comme de l'art,
doit s'inscrire d'abord dans une problématique de la forme.
Le dadaïsme, au contraire,
affronte le chaos. En le représentant, il confirme sa réalité. En
le traitant par l'ironie, il pose implicitement une exigence dont il
montre aussitôt qu'elle ne peut pas être satisfaite. Et cette
exigence insatisfaite, est celle du contrôle de l'informe, que le
« Stijl » et tous les courants constructivistes européens
à la suite des esthétiques formalistes (Sichtbarkeit) du 19e
siècle, avaient posée comme nouvel objectif, comme « nouvelle
frontière » pour la communication visuelle. Il n'est donc pas
étonnant qu'à partir de 1922, l'anarchisme dadaïste et l'ordre
néoplastique puissent se rencontrer et se rejoindre, sur le plan
théorique aussi bien que pratique, quand il s'agit d'élaborer les
instruments pour une nouvelle syntaxe [14].
Les avant-gardes désignent
donc le Chaos et l'Ordre comme les « valeurs » (au sens
propre) de la nouvelle vie capitaliste.
Certes, le chaos est une
donnée, et l'ordre un objectif. Cependant la forme ne doit plus être
cherchée au-delà du chaos, mais à l'intérieur du chaos lui-même.
C'est l'ordre qui donne son sens au chaos, en en faisant une valeur,
une « liberté ». D'ailleurs, la subversion dadaïste
elle-même est porteuse d'instances « positives »,
exprimées surtout dans les groupes berlinois et new-yorkais ; on
peut même dire, historiquement parlant, que le nihilisme dadaïste
tel que l'expriment Haussmann ou Heartfield donne naissance à une
nouvelle technique de communication.
La technique du montage et
l'utilisation systématique du hasard se combinent pour constituer
les fondements d'un nouveau langage non verbal, basé sur
l'improbabilité et sur ce que les formalistes russes ont appelé la
« distorsion sémantique ».
Avec le dadaïsme, la
théorie de l'information devient donc un instruement de contrôle
dans le domaine de la communication visuelle. Mias le lieu de
l'improbable, par excellence, c'est la ville. Pour que la ville
échappe à l'informe, il faut donc faire surgir toutes les valences
de progrès qu'elle contient. Les avant-gardes perçoivent avec
beaucoup de clairvoyance la nécessité d'un contrôle programmé des
nouvelles forces que libère l'opération de maïeutique accomplie
par l'univers technologique. Mais elles comprennent immédiatement
qu'elles ne sont pas en mesure de donner une forme concrète à cette
instance de contrôle.
A ce moment-là,
l'architecture peut intervenir, en reprenant et en dépassant toutes
les exigences posées par les avant-gardes. Il en résulte une crise
des avant-gardes, puisque l'architecture est seule à pouvoir
répondre réellement aux problèmes soulevés par le cubisme, le
futurisme, le dadaïsme, le « Stijl » ou le
constructivisme international.
Le rôle historique du
Bauhaus, cette chambre de décantation des avant-gardes, sera
justement de sélectionner tous les apports des avant-gardes et de
les mettre à l'épreuve de la réalité productive [15]. Le design,
méthode d'organisation de la production avant d'être une méthode
de conception d'objets, met fin à l'utopie que pouvait encore
contenir la poétique des avant-gardes. L'idéologie ne vient plus se
superposer aux opérations, puisqu'il s'agit d'opérations concrètes
qui sont liées aux cycles réels de production ; elle se situe
désormais à l'intérieur des opérations elles-mêmes.
Malgré son réalisme, le
design énonce lui aussi, des exigences insatisfaites ; il y a encore
une marge d'utopie dans l'impulsion qu'il imprime au niveau de
l'organisation des entreprises et de l'organisation de la production
: mais cette utopie a une fonction précise à remplir par rapport
aux objectifs fixés pour la réorganisation de la production. Dès
la transformation du Bauhaus en 1923 et l'élaboration du plan Voisin
par Le Corbusier en 1925, le concept de Plan, défini par les
mouvements d'architecture « progressiste » - le terme
avant-garde désormais ne convient plus – est porteur d'une
contradiction : alors qu'ils partaient d'un secteur limité, celui de
la production du cadre bâti, les théoriciens de l'architecture
découvrent bientôt qu'ils ne pourront pas atteindre les objectifs
qu'ils se sont fixés, s'il ne lient pas totalement le secteur de la
production du cadre bâti à la réorganisation de la ville.
Autrement dit, de même que les problèmes soulevés par les
avant-gardes renvoyaient à un secteur de la communication visuelle
plus directement intégré dans les processus économiques, c'est à
dire au secteur de l'architecture et du design, de même la
planification élaborée par les théoriciens de l'architecture et de
l'urbanisme renvoient à la nécessité d'une restructuration de la
production et de la consommation en général ; donc, à la nécessité
d'une coordination planifiée de la production. C'est ainsi que
l'architecture, en partant de son propre domaine, réussit à
concilier le réalisme et l'utopie. L'utopie c'est cette obstination
à ignorer que le véritable Plan ne peut être formalisé qu'au-delà
de la production du cadre bâti, condition pour que l'idéologie de
la planification puisse s'investir dans cette production ; c'est
ignorer qu'une fois inscrits dans le cadre général de la
réorganisation de la production, l'architecture et l'urbanisme
deviendront les objets, et non les sujets, du Plan.
Les architectes entre les
années 20 et 30, ne sont pas prêts à accepter de telles
conclusions. Ce qu'ils voient clairement, c'est la mission
« politique » de l'architecture – entendue comme la
programmation et la réorganisation planifiée de la ville en tant
que structure de production et de la production du cadre bâti. Le
Corbusier a posé explicitement cette alternative : l'architecture
plutôt que la révolution.
Entre temps, c'est dans les
milieux politiquement les plus engagés – le Novembergruppe, le
Ring berlinois, les revues « Ma » et « Vesc »
- que l'idéologie de l'architecture met au point ses techniques. La
Neue Sachlichkeit d'Europe centrale, avec beaucoup de clairvoyance et
d'objectivité, reprend à son compte toutes les conclusions sur la
mort de l' « aura » et le rôle purement technique de
l'intellectuel formulées par les avant-gardes apolitiques ; elle
utilise les mêmes méthodes de conduite du projet, mais en
l'adaptant à la structure, idéalisée de la chaine de montage. Les
schémas et les méthodes du travail industriel sont ainsi
introduites dans l'organisation du projet et se réflètent dans les
propositions qui transforment l'architecture en objet de
consommation.
Entre les deux guerres, les
architectes conçoivent avec une grande clarté une chaîne de
montage cohérente qui va de l'élément standardisé à la cellule,
au bloc détaché, à la Siedlung, à la ville. Chaque maillon de la
chaîne est en soi complètement résolu et tend à disparaître –
ou, plus exactement, à se dissoudre formellement dans le montage.
L'expérience esthétique
elle-même en sort bouleversée. Il n'est plus question, désormais,
d'évaluer des objets, mais un processus, qui doit être vécu et
utilisé en tant que tel. L'usager, qui doit venir complèter les
espaces « ouverts » de Mies van der Rohe ou de Walter
Gropius, se trouve au centre de ce processus. Puisque les nouvelles
formes, telles que les définit Gropius dans sa « total
architecture » ne se présentent plus comme des valeurs
absolues mais comme des propositions pour organiser la vie
collective, le public est appelé à participer activement au
processus de conception du projet ; c'est ainsi que l'architecture
fait faire un bond en avant à l'idéologie du public. Le socialisme
romantique rêvé par William Morris – l'art par tous, pour tous –
trouve sa forme idéologique à l'intérieur des mécanismes
implacables de la loi du profit. Et même là encore, le terme ultime
de confrontation, le champ de vérification des hypothèses
théoriques, est la ville.
Manfredo TAFURI [1935 - 1994]
Chapitre extrait de : Progetto e Utopia.
Architettura e Sviluppo capitalistico.
1973
* Manfredo Tafuri [1935 / 1994], architecte et universitaire italien, a été un des plus grands critiques de l'histoire de l'architecture et de l'urbanisme ; son influence est considérable en Italie durant la période 1968 / 1978, auprès des jeunes architectes et étudiants en révolte. Une oeuvre magistrale dont une des plus grandes qualités est d'ouvrir le monde restreint de l'architecture à d'autres domaines dans une synthèse exemplaire prenant source dans le monde de la politique, de la philosophie, de l'art, des technologies, de l'environnement humain et de l'intellectualisme. Aucun critique, après son repli suite à la défaite historique de la Nuova Sinistra, puis son décès, ne sera tenté de poursuivre son oeuvre ; mais par contre il sera l'objet, aujourd'hui encore, des plus grandes critiques, lui reprochant une oeuvre obscure et par trop teintée de gauchisme. Une oeuvre à lire dans son intégralité avec cependant une nécessaire réactualisation des hypothèses qu'il avance - prudemment - à propos du travail concret de l'intellectuel/architecte au service de la classe ouvrière.
NOTES
[1] Nous nous référons aux
livres de August Endell, Die Schönheit der Grossstadt [la beauté de
la grande ville] 1908 ; Karl Scheffler, Die Architektur der
Grossstadt [Architecture de la grande ville] 1913 ; Ludwig
Hilberseimer, Grossstadtarchitektur, 1927.
[2] Alfred Döblin, Dei drei
Sprünge des Wan-Lun [Les tois bonds de Wan-Lun], 1915.
[3] Walter Benjamin,
Schriften, Francfort.
[4] W. Benjamin, op. Cit. En
ce qui concerne le rôle assumé par Benjamin dans l'affirmation des
théories de « l'art technologique » comme idéologie de
l'intégration, le récent livre de Giangiorgio Pasqualotto est
fondamental : Avanguardia e technologia. Walter Benjamin, Max
Bense e i problemi dell'estetica technologica, Rome 1971. Dans
une telle oeuvre, sont définitivement détruites les interprétations
accumulées sur la pensée de Benjamin ; ceci est illustré tant dans
les essais de Perlini, que dans les articles publiés dans la revue
Alternative, n° 59-60 de 1969.
[5] W. Benjamin, op. Cit.
[6] « Avec la
naissance des métropoles, la prostitution entre en possession de
nouveaux arcans. Un de ceux-ci est avant tout le caractère de
labyrinthe de la ville même : l'image du labyrinthe est entré dans
la chair et le sang du « flâneur ». La prostitution pour
ainsi dire, la colore différemment ».
[7] Ibid
[8] Ibid
[8] Les relations entre la
naissance de « l'idéologie du public » et le programme
des grandes Expositions, ont été analysées par Alberto Abruzzase
dans l'article « Spectacolo e Alienazione » dans
Contrepiano n°2, 1968.
[11] Georg Simmel, Dis
Grossstädte und das Geistesleben [Grandes villes et vie spirituelle]
1903.
[11] Massiom Cacciari :
« note sulla dialettica dei negativo nell'epoca della
metropoli] 1971. « le processus d'intériorisation de
l'économie monétaire – écrit Cacciari – marque le point final
et fondamental des analyses de Simmel. C'est ici que se retrouve
concrètement la réalisation du processus dialectique, c'est ici que
les déterminations pécédentes cessent de valoir « en
général ». Ce n'est que lorsque la multiplicité
intellectualisée des Stimuli devient comportement, que la
Vergeistigung est complète, qu'on peut garantir qu'en dehors de cela
il n'y a pas d'autonomie individuelle. Et, parce que cette
démonstration résulte d'une compréhension valide pour tout le
monde, il faut montrer exactement, dans le comportement apparemment
plus « excentrique », la domination de la forme
d'abstraction et de calcul de laquelle la métropole fait partie (…).
L'attitude blasée définit la nature illusoire des différences. De
sa constante stimulation nerveuse, de la recherche du plaisir,
résultent des expériences totalement abstraites de l'individualité
spécifique de leur objet ; « aucun objet ne mérite être
préféré à un autre ». Intellectualisation, Vergeistigung
(spiritualisation) et commercialisation – poursuit Cacciari – se
fondent dans l'attitude blasée : avec elle la métropole crée
finalement son « type » spécifique, sa structure « en
général » et dvient en fin de compte réalité sociale et
fait culturel. Et c'est l'argent qui a trouvé ici, son plus
authentique porteur... ».
[12] Cf. Pietr Mondrian,
De Stijl, I et III.
[13] Ce qui est tout à fait
évident dans l'attitude de Hugo Ball. Cf Ball, Die Flucht
aus der Zeit [Fuir le temps], 1946.
[14] Du reste, le thème du
regroupement des apports des avant-gardes apparaît comme urgent dès
1922 au moins. L'actin de personnalités comme Lissitsky,
Moholy-Nagy, Van Doesburg, Hans Richter, est en ce sens déterminante.
Une première synthèse du dadaïsme et de constructivisme se trouve
dajà exprimée dans le manifeste de Raoul Hausmann, Hans Arp, Ivan
Puni, Laszlo Moholy-Nagi, dans Aufruf zur Elementaren Kunst.
De Stijl, IV, 1921. A ce propos, les deux réunions tenues à
Düsseldorf et Weimar en 1922, nous semblent fondamentales.
[15] A partir de 1962, date
de la publication du livre de Wingler contenant une riche (même si
elle n'est que partielle) documentation inédite, la révision du
sens historique du Bauhaus a été au centre des préoccupations des
étudiants de l'architecture moderne.
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