MURAKAMI à Versailles, 2010
|
Jean-Pierre Garnier
Voies
et moyens
pour
le retour d’une
pensée
critique « radicale » de l’urbain
Conférence
de Madrid | Mars
2011
Le 8 mars 2011, Jean-Pierre Garnier était à Madrid, où il prenait la parole dans le cadre des Journées de la Fondation de recherches madrilènes [1] (thème de ces journées : « Ville et reproduction sociale : comment en sortir ? »). Voici le texte de son intervention.
Je
prendrai comme point de départ le motif central de ces journées :
la perte dont la gauche a souffert dans sa capacité à réfléchir
sur la dimension de classe de l’urbanisation contemporaine, et ce
que cela implique sur les terrains théoriques et politiques. Mon
propos traitera des voies et des moyens d’une renaissance de la
pensée critique « radicale » à propos de la ville. Et ceci parce
que, pour nous, c’est-à-dire pour les gens qui n’ont pas renoncé
aux idéaux d’une transformation sociale autre que celle imposée
par l’évolution du capitalisme [2], la recherche urbaine se trouve
à la croisée des chemins. L’alternative est claire : nouveau
cours ou alignement ?
Pour
commencer, il faut revenir aux causes de ce que nous pouvons appeler
une « dépolitisation » des problématiques au cours des années
80-90 du siècle dernier. Je proposerai quelques hypothèses et
analyses sur cette évolution — ou plutôt sur cette involution —
idéologique dans le champ de la recherche urbaine, un phénomène
qui n’est pas exclusif de l’Espagne, et qui a caractérisé
l’ensemble des pays du sud de l’Europe, la France en premier
lieu. J’ai traité spécifiquement de cette affaire dans le
chapitre d’un livre publié en espagnol en 2006 aux éditions Virus
[3]. Mais ce que je pensais et écrivais à ce moment-là ne me
paraît plus tout aussi valable aujourd’hui. Non pour ce qui est
des causes du succès puis de l’éclipse de la pensée critique sur
l’urbain, mais en ce qui concerne la perspective assez pessimiste
où s’inscrivait mon interprétation. En effet, depuis quelques
années, au moins en France, on observe un début de réveil de cette
pensée, en particulier dans le domaine de la géographie urbaine et,
dans une moindre mesure, dans celui de la sociologie urbaine. Il
s’agit d’un réveil encore timide, sans échos dans les
institutions qui forment les architectes et les urbanistes. Il n’a
pas non plus encore donné naissance à un courant critique nouveau
au sein des disciplines mentionnées, même si la thématique ambiguë
de la « justice spatiale » gagne en influence dans la géographie
urbaine. À cela, il faut ajouter qu’aucun penseur anticonformiste
de haut niveau n’a émergé en France au point de s’imposer dans
le champs scientifique, même local.
Cependant,
ce réveil embryonnaire est évident. Il se manifeste principalement
au travers de la découverte ou de la redécouverte de deux auteurs
marxistes, l’un importé, le géographe anglais David Harvey, et
l’autre exhumé, le sociologue français Henri Lefebvre. Du
premier, des livres et des articles ont commencé à être traduits
en français ; du second, on réédite peu à peu des morceaux de son
œuvre. Et, bien qu’ils soient encore minoritaires parmi les
nouvelles générations, des professeurs et des chercheurs sont de
plus en plus nombreux à trouver dans ces écrits une source
d’inspiration, à tel point que des collègues plus âgés qui
avaient abandonné depuis longtemps leurs positions « contestataires
» de jeunesse, et même des réformistes ou des réformateurs de
toujours qui n’avaient jamais partagé ces idéaux, se mettent
maintenant à « prendre le train en marche » pour ne pas paraître
« dépassés », qualificatif disqualifiant qu’eux-mêmes avaient
précisément l’habitude d’accoler jusqu’à ’il y a peu aux
approches matérialistes et progressistes du phénomène urbain.
Pourtant,
cette « récupération » ne va pas sans déformations et tentatives
de neutralisation, comme le montrent, par exemple, les confusions
(pour ne pas dire les falsifications) dont fait l’objet, comme nous
le verrons, le concept de « droit à la ville », ou encore celui
d’« autogestion territoriale », remplacé une « démocratie
participative » qui n’en est qu’une version édulcorée et
mystificatrice. Comment, dès lors, renouer avec l’héritage de la
pensée critique ? Comment le compléter, l’adapter, l’actualiser
et l’approfondir, afin qu’il nous aide à nous opposer de manière
décidée et efficace à l’urbanisation capitaliste ?
La
question en appelle une autre : comment renouer le contact avec les
mouvements sociaux ? Car le combat à mener contre l’urbanisation
capitaliste n’est pas seulement d’ordre théorique. Son
efficacité pratique dépend de la capacité des chercheurs, des
enseignants et des professionnels progressistes de l’urbanisme à
articuler leur réflexion à un engagement auprès des habitants qui
résistent ou revendiquent, pour que la transformation des villes ne
se fasse pas à leur détriment. Un rapprochement d’autant plus
nécessaire que la crise actuelle du capitalisme, qui risque non
seulement de durer mais aussi de s’aggraver, ne peut que rendre
plus aiguë la crise urbaine. Ce sera la dernière partie de mon
intervention.
De
l’effervescence à l’évanescence
Les
plus anciens ici, dont je fais partie, se souviennent peut-être de
ces années fastes, intenses mais brèves (1967-1975), où la
réflexion savante sur la ville et, au-delà, sur la société avait
connu un net tournant vers la gauche sous l’influence,
principalement, d’une sociologie que l’on appelait « critique »
et qui venait de France. Sous le label flatteur d’École française
de sociologie urbaine, la théorisation marxiste de la ville avait
essaimé en Europe et en Amérique latine. Deux noms symbolisaient ce
tournant : l’un français, Henri Lefebvre, l’autre espagnol ou
plutôt catalan, Manuel Castells. Avec deux ouvrages de référence :
Le Droit à la ville et La Question urbaine [4]. Ces deux auteurs,
suivis de nombreux autres, se réclamaient de la pensée de Marx, le
premier en la combinant avec les apports du situationnisme, le second
dans une version « structuraliste » sous influence althusserienne.
Si le manifeste lefebvrien sur « le droit à la ville » marqua avec
éclat l’ouverture d’un nouveau front idéologique dans la lutte
anticapitaliste, le courant castellien donna lieu à une abondante
production scientifique — ou présentée comme telle — dans le
champ de la recherche urbaine. Signalons en outre, pour compléter le
tableau, l’apparition d’un groupe de chercheurs d’obédience
foucaldienne, attachés à mettre en évidence le contrôle et le
conditionnement des citadins par les « équipements du pouvoir »,
c’est-à-dire les appareils de l’État dit « social » (ou «
Providence »). À quels facteurs attribuer cette floraison soudaine
d’une pensée critique de l’urbain, « radicale » avant la
lettre, sur le sol français ?
Le
premier est évidemment la conjoncture politique particulièrement
agitée propre à la France, même si une situation analogue se
dessinait en Italie avant que l’Espagne puis le Portugal ne soient
gagnés à leur tour, à des degrés moindres, par la contamination «
gauchiste ». Un terme caractérisait et résumait cette
effervescence qui se manifestait aussi bien dans les esprits que dans
la rue : la « contestation » de l’ordre établi. De fait, si «
la ville » devenait à son tour à la fois le lieu et l’enjeu de
la lutte des classes pour les chercheurs marxistes, ou d’un «
nouveau mouvement social » qualifiée d’« urbain » pour le
distinguer du mouvement ouvrier, selon une sociologie d’inspiration
tourainienne, c’était dans un contexte socio-historique
particulier. Celui où l’urbanisation et, plus exactement,
l’urbanisme, alors placé sous la houlette d’un État
interventionniste et planificateur dont la politique urbaine
apparaissait directement soumise au capitalisme industriel et
bancaire en voie de concentration, suscitaient de plus en plus de
refus et de résistance parmi les couches populaires et même parmi
cette fraction moderniste des classes moyennes que le sociologue
Pierre Bourdieu et ses émules nommeront « nouvelle petite
bourgeoisie ». Mouvements revendicatifs et mobilisations d’habitants
se succédaient pour protester contre la « crise du logement », la
« spéculation immobilière », la « rénovation-déportation »,
le « manque d’équipements collectifs », la « destruction de
l’environnement », etc. Aux yeux des chercheurs et des militants «
contestataires », la « voie démocratique vers le socialisme »,
combinant la démocratie directe et la démocratie représentative,
était toute tracée : articuler au mouvement ouvrier les « luttes
urbaines » qui avaient l’avantage d’être pluriclassistes et
d’impliquer de larges fractions de la population, par ailleurs
inorganisées et dépolitisées. Cette stratégie où les «
contre-pouvoirs populaires », relayés par les partis de gauche,
mettraient fin à la domination de la bourgeoise sur la ville et,
au-delà, sur la société entière, exigeait bien sûr « une
théorie révolutionnaire et scientifique de l’urbain » [5] que
seuls les chercheurs progressistes étaient en mesure d’élaborer.
Il se
trouve cependant, qu’en attendant de jouer les conseillers du
peuple, nombre de ces chercheurs s’activaient parallèlement, sinon
à conseiller le Prince, c’est-à-dire les dirigeants de droite en
place, sur l’action à mener pour juguler la « crise urbaine »,
du moins à l’éclairer sur l’origine complexe de ladite crise.
Un autre facteur, en effet, qui pourrait apparaître paradoxal au
premier abord, favorisa l’essor de ces travaux scientifiques à
tonalité critique sur l’urbanisation capitaliste : le soutien
institutionnel et financier de l’État. Alors que les gouvernements
de l’époque menaient une politique urbanistique dirigiste et
ségrégative qui se heurtait à une opposition croissante des
habitants qui la subissaient, ce sera l’État lui-même, par le
biais de certains de ses organes et de ses hauts fonctionnaires, qui
va impulser une recherche orientée vers la « déconstruction »
théorique et analytique de cette politique. C’est ainsi que les
rapports seront commandés aux représentants les plus en vue de la
sociologie critique, auxquels se joindront quelques géographes et
anthropologues, que des colloques seront mis sur pied et des
publications subventionnées par les pouvoirs publics pour faire
connaître les produits d’études ou de débats portant sur des
thématiques directement issues des luttes qui se déroulaient
parallèlement sur le terrain. Comment interpréter ce paradoxe ?
En
réalité, ce qui pourrait apparaître comme un paradoxe obéissait à
une logique classique à laquelle les secteurs les plus lucides des
classes dirigeantes ont recours dans les situations de crise : celle
de « l’intérêt bien compris ». Confrontés à des
contradictions « urbaines » qui venaient s’ajouter à bien
d’autres, les gouvernants de l’époque devaient d’abord, pour
les surmonter, essayer de les comprendre. Ce dont étaient incapables
les experts en matière d’aménagement du territoire et d’urbanisme
dont ils s’étaient entourés jusqu’alors, en majorité des
ingénieurs et des géographes imprégnés d’une vision positiviste
et fonctionnaliste de l’organisation et de l’usage de l’espace.
Qui mieux, dès lors, que de jeunes chercheurs « contestataires »,
frais émoulus d’une université récemment « démocratisée » et
secouée par les turbulences soixante-huitardes, pouvait disséquer
les « problèmes urbains » auxquels les « décideurs »,
c’est-à-dire les technocrates, devaient faire face, déconcertés
par les « effets pervers » d’une politique urbaine dont le
caractère politique, autrement dit de classe, leur échappait
complètement ? Reste à savoir pourquoi ces chercheurs acceptèrent
aussi facilement de mettre des recherches effectuées « à la
lumière du marxisme » ou de ses succédanés au service d’un «
capitalisme monopoliste d’État » dont ils ne cessaient
simultanément de dénoncer l’impact nocif sur l’évolution du
monde urbain.
Cette
collusion a priori surprenante entre des nouveaux diplômés en «
sciences de la ville », affichant des positions anti-capitalistes,
et les administrateurs ou ingénieurs étatiques, chargés de «
réguler » les contradictions - baptisées « dysfonctionnements »
- de l’urbanisation du capital, trouve une explication assez simple
à comprendre, mais difficile à admettre par les « intéressés ».
Elle réside dans l’appartenance de classe de ceux qui, au cours de
ces années folles d’un nouveau style, se voulaient
«contestataires», voire révolutionnaires.
Dans
une histoire de la sociologie urbaine française de la période
1965-1995, un sociologue résume de quelle « rencontre » l’essor
éphémère d’une pensée critique à propos de l’urbanisation
capitaliste fut le fruit : « d’un côté, des hauts fonctionnaires
empêtrés dans les contradictions de la planification urbaine, et,
de l’autre, de nouvelles cohortes d’universitaires dont
l’impétuosité critique est stimulée par la disparité entre les
espérances et chances de carrière intellectuelle » [6]. Entre le
désir d’ascension professionnelle et de reconnaissance sociale des
seconds et le besoin des premiers d’acquérir quelques clefs
d’interprétation pour reprendre la main sur les processus urbains,
le marxisme va fournir un terrain d’entente. Comme le note le
sociologue cité, la sociologie critique fut, pour les nouveaux venus
sur la scène académique, « un viatique pour prendre place dans les
jeux de langage sur le changement social. Les tourments de la
technocratie [leur] offrent débouchés professionnels et terrains
d’exercice ». Cette liaison institutionnelle des chercheurs
français avec un « État bourgeois », qu’ils fustigeaient par
ailleurs, conduira un de leurs confrères à poser sur le mode
ironique une question pour y répondre immédiatement : « Contre
l’État, les sociologues ? Oui. Tout contre » [7]. Une réponse
qui oblige à aborder une autre question : celle du rapport ambigu de
la fraction de classe à laquelle appartiennent les chercheurs et les
enseignants universitaires, à savoir la petite bourgeoisie
intellectuelle (PBI), avec la classe dominante via l’État. C’est
ce rapport qui explique en grande partie le succès puis l’éclipse
de la pensée critique « radicale » sur l’urbain [8]. Et,
au-delà, les incertitudes idéologiques et politiques qui marquent
aujourd’hui sa renaissance.
Préposée
aux tâches de médiation (conception, organisation, contrôle,
inculcation) par la division sociale du travail dans les sociétés
capitalistes avancées, la PBI n’est pas seulement une classe
moyenne ou médiane, mais, avant tout une classe médiatrice
indispensable à la reproduction des rapports de production
capitalistes, en tant que relais entre la bourgeoisie privée ou
publique, à qui sont dévolues les fonctions de direction, et le
prolétariat, ouvrier ou employé, voué aux tâches d’exécution.
Sans entrer dans le détail de la restructuration des alliances de
classes qui vont permettre à la bourgeoisie dans les pays du sud
européen de renouveler, au cours des années 70, le bloc au pouvoir
qui garantira le maintien de son hégémonie, on peut reprendre une
formulation du sociologue Pierre Bourdieu à propos de ce qu’il en
est advenu pour la PBI : passer du statut de « fraction dominante
des classes dominées » à celui de « fraction dominée des classes
dominantes ». Dans la phase précédant ce basculement, les
effectifs, le rôle et l’influence de la PBI n’avaient cessé de
croître au fur et à mesure de la « modernisation » du
capitalisme, alors que son ascension politique restait bloquée par
le système de pouvoir en place : régime autoritaire en France,
dominance chrétienne-démocrate réactionnaire en Italie, dictatures
en Espagne et au Portugal. D’où une frustration parmi les
néo-petits bourgeois qui va entraîner, chez les plus ambitieux et
les plus dynamiques, qui sont aussi ceux dotés d’un capital
scolaire conséquent, une radicalisation idéologique qui ira bien
au-delà des possibilités historiques normalement offertes à cette
fraction de classe dans un pays capitaliste développé : celle
d’accéder au pouvoir, par le biais de partis sociaux-démocrates
ou travailliste, en tant que classe régnante, mais non comme classe
dirigeante [9]. En France, cette radicalisation la conduira à
s’opposer non seulement au gouvernement gaulliste, mais aussi au
régime de la Ve république et même, pour la frange la plus
radicalisée, au capitalisme. Ce fut là la raison principale du
succès auprès des intellectuels néo-petits-bourgeois d’un
marxisme déstalinisé qu’ils s’emploieront à rénover...
Ce
succès va être d’assez courte durée. Le coup de semonce des «
événements » de mai 68, que l’on peut analyser comme
l’insurrection d’une nouvelle petite bourgeoisie intellectuelle
avide de mettre « l’imagination au pouvoir », c’est-à-dire
elle-même, va convaincre les gouvernants de droite les plus éclairés
d’intégrer au plus vite les chefs de file de la « contestation »
dans l’appareil d’État. C’est ainsi que, sous les auspices de
la « nouvelle société » promue par le Premier ministre Jacques
Chaban-Delmas, puis du « libéralisme avancé » giscardien, les
institutions culturelles et celles de l’université et de la
recherche en sciences sociales vont s’ouvrir largement aux ténors
du discours critique. La création de l’université de Paris VIII
dans le bois de Vincennes comme bastion de la subversion
subventionnée offre un bon exemple de cette « récupération »,
anathème qui disparaîtra significativement du vocabulaire lorsque
le processus qu’il désigne sera achevé. Comme me l’avait confié
à ce propos le président de la République, Georges Pompidou, lors
d’un entretien privé : « Avec M. Edgar Faure [ministre de
l’Éducation à l’époque], nous nous étions convenu d’offrir
à tous ces agités une cour de récréation. Ils feront la
révolution dans les salles de cours, et nous aurons ainsi la paix
dans la rue. » Ce qui s’est effectivement passé.
Devenus
des nouveaux mandarins dans leur discipline, les
enseignants-chercheurs qui rêvaient d’un bouleversement de l’ordre
social ne tarderont pas à abandonner leurs velléités «
révolutionnaires », dans le champ urbain comme ailleurs, pour un
réformisme de plus en plus modéré. Une évolution renforcée par
la conquête du pouvoir local par la gauche institutionnelle dans des
villes importantes lors des élections de 1977 - la « vague rose »
- avec un slogan lefebvrien pour mobiliser les électeurs : «
Changer la ville pour changer la vie ». Une évolution qui se
parachèvera au début de la décennie suivante lorsque les caciques
du PS, secondés par ceux du PCF et du Mouvement radical de gauche,
seront parvenus à la tête de l’État.
Pourtant,
au milieu des années 70, le contexte socio-économique aurait pu
s’avérer propice à un renforcement du courant critique dans les
sciences sociales.
D’une
part, la fin des « Trente glorieuses », c’est-à-dire des trois
décennies de l’après-guerre d’élévation générale du niveau
de vie et de réduction des inégalités, aggrave les tensions
sociales. Chômage, précarité, pauvreté, désindustrialisation,
politique économique d’« austérité »… Autant de
manifestations d’une « crise » du capitalisme, qui n’étaient
en fait que les effets de la mise en place d’un nouvel modèle
d’accumulation fondé sur quatre principes : technologisation,
transnationalisation, flexibilisation et financiarisation.
D’autre
part, l’afflux d’enseignants et d’étudiants d’origine
populaire provoqué par la réforme de l’université, entreprise
pour que les « événements de Mai 68 ne se reproduisent pas,
fournissait un terreau sociologique a priori favorable à une
radicalisation idéologique dans les matières enseignées. Mais si
les conditions objectives, comme auraient dit les marxistes
traditionnels, favorables à une telle radicalisation étaient
réunies, il n’en allait pas de même pour les conditions
subjectives. Pour les raisons indiquées plus haut, le « sujet
historique » d’une reprise éventuelle de la lutte idéologique
anticapitaliste sur le front urbain, à savoir la « nouvelle vague »
des diplômés séduits par le marxisme, s’était beaucoup assagi,
au fur et à mesure de la progression de ses représentants dans les
institutions d’enseignement et de recherche.
Certes,
la signature laborieuse d’un « Programme commun » par les partis
de gauche dans la perspective de l’élection présidentielle incita
les enseignants-chercheurs inscrits au PCF ou proche de lui à
redoubler d’efforts pour « marxiser » la réflexion sur
l’urbanisation et l’urbanisme. Des nombreux ouvrages, articles et
colloques écrits ou organisés à leur initiative - toujours avec
l’aide de l’État -, il ressortait que la « ville capitaliste »
était « en crise », une crise urbaine qui renvoyait à la crise du
« capitalisme monopoliste d’État », concept à la mode dans les
rangs du Parti communiste. Pour la résoudre, une seule solution, non
pas, bien sûr, « la révolution », comme le préconisaient encore
les groupes gauchistes sur le déclin, mais une « démocratie
avancée ouvrant la voie au socialisme ». L’arrivée au pouvoir de
la coalition de gauche allait néanmoins dissiper rapidement
l’illusion d’une « transition graduelle et pacifique » de la
France vers le socialisme. Au bout de deux ans à peine d’exercice
de ce pouvoir, l’« union de la gauche » se défaisait pour ouvrir
la voie à un néo-libéralisme désormais sans contrepoids politique
pour en réfréner les excès. Les marxistes de la chaire à la
dérive rentrèrent dans le rang, sacrifiant sans états d’âme aux
impératifs et aux normes de la scientificité académique. Remisés
dans le grenier à chimères, les « projets de société »
laissèrent la place aux plans de carrière.
Il
faut dire que le ralliement « réaliste » des gouvernants «
socialistes » à l’« économie de marché » - on ne parle plus
de « capitalisme » - au cours des années 80 a profondément
modifié l’état d’esprit du « peuple » dont les chercheurs
progressistes s’étaient affirmé solidaires. La succession d’«
alternances » politiciennes sans alternative politique a provoqué
chez celui-ci des réactions que deux mots suffisent à résumer :
désenchantement et démobilisation. À cela s’ajouta
l’effondrement des régimes qualifiés à tort de « communistes »
et la conversion des ex-nomenklaturistes privilégiés du capitalisme
d’État en « oligarques » fortunés du capitalisme privatisé,
pour achever de convaincre la plupart des gens que ce mode de
production est effectivement l’horizon indépassable de notre temps
et de ceux à venir.
Il
n’était donc plus question de remettre en cause les structures
socio-économiques de production de l’espace et d’« articuler
les problèmes du “ cadre de vie ” aux contradictions du système
qui les engendre ». Laissée à elle même, c’est-à-dire à ses
déterminations de classe, la PBI remplira dès lors sans rechigner
les fonctions que celles-ci lui assignent. Pour ce qui est des
chercheurs en sciences sociales, concevoir des théorisations ad-hoc
pour transformer et traiter les questions que se posent les décideurs
en « questionnements scientifiques », et, pour les enseignants de
l’université, qui sont aussi parfois les mêmes, inculquer aux
étudiants les résultats de ces cogitations.
Déjà
à la peine à la fin des années 70, la pensée critique radicale
sur l’urbain a donc rapidement fini par tomber en panne jusqu’à
la fin du siècle, et même au-delà. Le climat intellectuel des
années 60 et du début des années 70, où l’engagement dans les
sciences sociales, porté bien au-delà des enjeux universitaires par
la conviction que le changement du monde était l’enjeu principal,
a fait place au cours des années 80 et 90 à une toute autre
ambiance. Les transfuges du radicalisme militant de jadis ne seront
pas les derniers à répudier les « grands systèmes explicatifs
totalisants » - donc totalitaires - d’un monde à transformer pour
se replier sur les « petits récits » minimalistes alimentés par
une approche individualiste et interactionniste des « mutations
urbaines », sans référence aucune, sinon sur un mode allusif, aux
nouvelles modalités de l’accumulation du capital.
C’est
ainsi que la tonalité critique de la recherche urbaine à l’égard
du capitalisme s’est peu à peu effacée au profit d’une
appréhension soi-disant « désidéologisée » des phénomènes
socio-spatiaux, dont la neutralité postulée garantirait la «
scientificité ». Comme si les débats sur les « problèmes urbains
» ne mêlaient pas de manière inextricable science et idéologie
(ne serait-ce que dans le choix des notions ou des concepts
utilisés), et comme si les sciences sociales n’étaient pas
imprégnées de présupposés, voire de préjugés d’ordre éthique,
philosophique ou politique ! Signe des temps nouveaux «
post-modernes » identifiés à l’« après-socialisme » par
une intelligentsia vassalisée, cet alibi de la scientificité a été,
en fait, remis à l’honneur comme arme de dissuasion contre les
points de vue non conformes à cette « pensée tiède » qui, selon
l’historien marxiste anglais Perry Anderson, avait fini par
asphyxier la vie intellectuelle française au moment où le vingtième
siècle arrivait lui-même à son terme [10].
Reviviscence
?
Il
était permis de penser, dans ces conditions, que l’atonie où
s’était enlisée la réflexion critique sur l’évolution de la «
société urbaine » allait persister au siècle suivant. Pourtant,
depuis le milieu des années 2000, un frémissement de la pensée
critique radicale commence à se faire sentir dans les sciences
sociales françaises, en particulier dans la recherche urbaine. Effet
de la prolongation et de l’aggravation de la crise structurelle du
capitalisme ? De la montée d’un mouvement « altermondialiste » ?
Du réveil tardif d’un « esprit de sédition » longtemps
considérée, à tort ou à raison, comme propre à la mentalité du
peuple français ? D’un changement de génération ? De l’ennui
et la fatigue d’avoir à lire ou à entendre depuis plus de deux
décennies les mêmes âneries pseudo-savantes ? Toujours est-il que
les signes se sont multipliés dernièrement, laissant espérer que
le monde universitaire soit en passe de sortir de sa léthargie
politique, notamment parmi les géographes et les sociologues
urbains.
Certes,
la rébellion récurrente dans les zones de relégation urbaine, en
France, dès la fin des années 70, d’une partie de la progéniture
masculine des familles pauvres d’origine immigrée qui y sont
parquées avait fini, une vingtaine d’années plus tard, par
inciter certains chercheurs à établir un lien entre les soi-disant
« violences urbaines » auxquelles se livraient ces jeunes gens, et
la précarisation, la paupérisation et la marginalisation de masse,
autrement dit la violence sociale inhérente à un capitalisme
redevenu « sauvage ». Mais ces chercheurs minoritaires demeuraient
isolés, la majorité de leurs confrères préférant disserter sans
fin sur ce qu’ils persistaient à présenter comme un « problème
urbain » dont la solution résiderait dans on ne sait quelle «
politique de la ville », alors qu’il n’était et ne reste qu’une
manifestation spatiale nouvelle de l’ancienne mais toujours
actuelle « question sociale », moins résolue que jamais.
Il
semble néanmoins que le refus d’imputer les problèmes urbains au
mode de spatialisation capitaliste ne fasse plus l’unanimité
aujourd’hui. En témoigne, comme je l’ai signalé, le recours de
plus en plus fréquent à des théorisations d’inspiration
marxistes. Symptomatique à cet égard est le fait que le sociologue
Henri Lefebvre soit tiré de l’oubli où il était tombé depuis
une bonne vingtaine d’années parmi des chercheurs et penseurs qui
ne juraient que par lui dans leur jeunesse avant de faire comme s’il
n’avait jamais existé. Voici que maintenant son œuvre est peu à
peu rééditée. Livres et articles permettent de redécouvrir sa
pensée de l’urbain. Des colloques et des séminaires lui sont
consacrés. Le pape de la géographie « radicale » made in USA,
David Harvey, presque inconnu — ou volontairement méconnu — en
France, y compris par la majorité des géographes urbains « de
gauche », se voit traduit depuis peu. De jeunes enseignants
n’hésitent à se référer à lui dans leurs cours, et des
chercheurs français puisent dans ses analyses pour entreprendre
l’étude critique de tel ou tel aspect de l’urbanisation
capitaliste (gentrification, privatisation des espaces publics,
relégation résidentielle, exode urbain des classes populaires,
inégalités territoriales, etc.). D’une manière générale, dans
certains travaux sur l’évolution récente et actuelle des villes,
les thématiques choisies, les problématiques formulées pour les
aborder, les méthodologies et les concepts utilisés pour les
traiter reflètent une prise de conscience claire de la dimension de
classe des phénomènes urbains.
Toutefois,
ces retrouvailles encore embryonnaires avec la pensée critique sur
l’urbain ne sont pas exemptes de déformations et d’adultérations.
C’est le cas, en particulier, de la récupération opportuniste de
certains concepts à visée critique, qui donne lieu à des
interprétations les vidant de leur portée subversive originelle, à
commencer par le fameux « droit à la ville », forgé par Henri
Lefebvre et approfondi par David Harvey.
Pour
certains, ce droit se limite souvent à celui octroyé par les
classes possédantes, qui se sont approprié l’espace urbain comme
le reste, aux dépossédés, c’est-à-dire aux citadins appartenant
aux classes populaires, de jouir des aménités de la ville telle que
le capitalisme la produit et la fait fonctionner, et non plus un
droit arraché par les couches populaires pour faire de la ville
quelque chose de radicalement différent de l’existante. Tantôt ce
droit du peuple à « exercer un pouvoir collectif pour remodeler les
processus d’urbanisation et ainsi reconfigurer la ville
conformément à ses besoins et ses désirs », comme le rappelait
récemment David Harvey, est réduit par quelque architecte de Cour à
l’impératif de « rendre la ville belle pour tous, que l’on soit
puissant ou misérable », tantôt il sera défini par une
bureaucrate de la recherche urbaine comme le droit individuel des
habitants relégués à la périphérie d’accéder aux ressources
urbaines du centre-ville grâce à un système de transport
performant et même à un usage partagé de la voitures individuelle,
présenté comme un pas en avant vers l’appropriation populaire de
l’espace urbain.
L’autogestion
territoriale lefebvrienne a subi une manipulation sémantique et
idéologique du même genre, transmuée aujourd’hui par des
sociologues ou des politologues aux ordres sans qu’il soit besoin
de leur en donner, en « démocratie participative ». Pour Henri
Lefebvre, l’implication active des citoyens dans la résolution des
problèmes urbains n’avait de sens, à l’origine, que dans la
perspective d’une transformation radicale de la société. Refusant
ce qu’il appelait « le mythe de la participation », il affirmait,
par exemple, que « tant qu’il n’y aura pas, pour les questions
d’urbanisme, une intervention, violente au besoin, des intéressés,
et qu’il n’y aura pas une possibilité d’autogestion
territoriale à l’échelle des communautés locales urbaines, tant
qu’il n’y aura pas de tendances à l’autogestion, tant que les
intéressés ne prendront pas la parole pour dire, non seulement ce
dont ils ont besoin, mais aussi ce qu’ils désirent, ce qu’ils
veulent, ce qu’ils exigent, tant qu’ils ne feront pas part de
leur expérience propre de l’habiter à ceux qui s’estiment
experts, il nous manquera une donnée essentielle pour la solution du
problème urbain ».
Cela
n’a rien à voir, bien entendu, avec les mécanismes mis en place
depuis lors par les municipalités et censés « associer les
citoyens à la prise des décisions », pour employer une formulation
consacrée, c’est-à-dire leur faire accepter les décisions déjà
prises. Tout le monde sait, en effet - même s’il convient de
feindre de l’ignorer - que les « réunions de concertation » avec
les associations de voisinage, les comités de quartier ou les
commissions extra-municipales, pour ne rien dire des rares
référendums et autres « budgets participatifs », sont
instrumentalisés, quand ils ne sont pas carrément institués, par
les autorités locales, pour donner une touche démocratique à une
gestion municipale qui est plus que jamais le domaine réservé d’une
élite conseillée par des experts, et associée, réellement cette
fois-ci, au nom du « partenariat public-privé », aux acteurs
économiques capitalistes.
La
liste est interminable de ce type de falsifications qui permettent de
simuler une position critique et anticonformiste - en fait, plutôt
une posture - face à l’urbanisation et à l’urbanisme
capitalistes. À cet égard, on ne peut manquer de signaler, en
raison de leur influence dans quelques cercles universitaires, les
théorisations du philosophe italien Antonio Negri, qui essaime dans
le petit monde intellectuel de France et de Navarre de nouveaux
pseudo-concepts pour annoncer la Bonne Nouvelle : la réappropriation
collective de l’espace public est déjà devenue une réalité.
Dans
le discours de ce survivant de l’« opéraïsme » ouvriériste et
de ses groupies diplômés, le communisme a été remplacé par « le
commun », notion consensuelle pêchée dans les écrits de la
philosophe allemande Hannah Arendt pour colmater idéologiquement les
brèches d’une société de plus en plus fragmentée. Le
prolétariat a, quant à lui, disparu pour laisser la place à une «
multitude » - un concept spinozien mis au goût du jour hors du
contexte où il avait été élaboré -, aussi impalpable
qu’envahissante, au sein de laquelle tous les chats - les «
subjectivités » calquées sur le modèle de l’individualité
néo-petite bourgeoise, « autonome et innovatrice », comme chacun
sait - ne sont pas gris, mais presque rouges et noirs, puisque
porteurs de potentialités subversives. En effet, érigée en «
territoire productif essentiel du capitalisme cognitif », la grande
ville, baptisée à nouveau « métropole », comme l’ont déjà
fait - coïncidence ? - depuis quelque temps les planificateurs
urbains, serait devenue le lieu d’« activités créatrices
innombrables, aléatoires et non programmées », à la fois communes
et individuelles [11]. La production de plus-value et l’absorption
du capital excédentaire, qui continuent de jouer un rôle crucial
dans les transformations urbaines en cours, restent, comme il se
doit, en dehors du champ de vison de ces « observateurs »
post-modernes.
Mais
qui sont les « créateurs » ? D’un côté, les « acteurs » -
les « travailleurs » sont passés de mode dans la Weltanschauung
urbaine négriste - de la culture et de la communication,
c’est-à-dire des médias et de la publicité, auxquels s’ajoutent,
évidemment, les chercheurs, et, de l’autre côté, tous ceux que
l’on appelle en France les « sans » : sans emploi, sans logement
décent et même parfois sans abri, sans papiers, sans avenir…
Cette plèbe, jeune, fréquemment d’origine immigrée et souvent
déscolarisée, composée aussi de chômeurs, de salariés précaires
et de travailleurs intermittents, ne serait pourtant pas désespérée.
Elle vivrait au contraire le présent avec une intensité telle que
ce seraient précisément ses pratiques culturelles et festives dans
la rue (musique, danse, graffitis, accoutrements voyants…) qui
produiraient la « ville post-industrielle », conjointement avec les
bobos aisés, et la transformeraient continuellement, « détournant
ou forçant les contrôles des pouvoirs établis et de leurs
urbanistes gestionnaires » [12]. Ainsi, un chercheur « négriste »
présentera-t-il très sérieusement le centre commercial des Halles,
à Paris, comme un haut lieu où « la multitude » aurait enfin
conquis de droit de Cité. En réalité, c’est, avec la gare du
Nord, l’un des endroits les plus « fliqués » de la capitale. La
police y est, en effet, omniprésente pour contrôler et
éventuellement réprimer la « faune des jeunes de banlieue » qui a
trouvé là un temple à son goût pour meubler son oisiveté en se
livrant sans retenue au culte de la marchandise. Et, bien loin d’être
désemparés et débordés par l’« irruption de la multitude au
cœur de Paris », les « pouvoirs établis » et « leurs urbanistes
gestionnaires » se préparent à assainir et normaliser ce
supermarché souterrain grâce à une opération de «
requalification urbaine » de grande envergure qui mettra la zone des
Halles au diapason des quartiers prestigieux avoisinants.
La
vision enchantée, colportée par les observateurs « négristes »
de l’urbanité contemporaine, de ce que Marx appellerait un nouveau
« lumpenprolétariat » met entre parenthèses aussi bien les
pratiques délinquantes que celles dont elles sont la résultante,
c’est-à-dire les activités des entrepreneurs et des banquiers qui
convertissent cette population « surnuméraire » en déchets
humains difficiles à recycler. Il faut dire que « comprendre le
monde pour le transformer », comme le voulait la « vulgate marxiste
», est le cadet des soucis de ces chercheurs. Pour ces rebelles de
confort subventionnés par l’État, il s’agit de le transfigurer
pour le contempler et le justifier par le biais d’un regard
esthétisant.
Un
autre courant critique, scientifiquement plus sérieux mais également
ambigu sur le plan idéologique, est en train d’acquérir une
certaine importance en France. Défendu par des géographes, il met
en avant une notion qui fonctionne à la fois comme critère
d’analyse et comme revendication, souvent plus morale que politique
: la justice spatiale. Comme d’habitude quand apparaît une
nouvelle école de pensée, le ton de ses promoteurs est péremptoire
: « Le débat sur la justice et l’injustice spatiales est devenu
central et urgent dans les sociétés démocratiques » [13]. Cela
dit, postuler le caractère démocratique de ces sociétés, en
contradiction flagrante avec leur réalité de plus en plus reconnue
comme oligarchique, réduit par avance la marge de manœuvre laissée
à la critique radicale de leur inscription territoriale.
D’emblée,
l’importance donnée à la justice, et non à l’égalité, comme
principe fondateur relativise fortement l’ambition et la vigueur
des combats à mener. L’inégalité, dans l’espace comme
ailleurs, est un fait qui s’évalue sur la base de données
objectives, tandis que l’injustice renvoie à une appréciation
subjective. Or, mettre l’accent sur cette dernière plutôt que sur
la première pose un problème d’ordre épistémologique - le saut
sans préavis de l’observation au jugement de valeur - aux
implications politiques. Certes, les inégalités sociales,
mesurables indépendamment de l’opinion que l’on a à leur
propos, peuvent évidemment avoir un effet subjectif : faire surgir
un sentiment d’injustice. Autrement dit, les injustices
socio-spatiales, entre autres, ne proviennent pas directement des
inégalités sociales mais de leur perception et de leur
interprétation par les membres de la société ou, plus exactement,
par une partie d’entre eux. Mais cela autorise nombre de chercheurs
sociaux-libéraux à en conclure que les inégalités « sont aussi
un fait subjectif », puisque « les acteurs se construisent une
représentation ds inégalités, les perçoivent ou non, les
qualifient comme acceptables ou comme scandaleuses, leur donnent un
sens » [14]. Ce qui permet de noyer l’inégalité dans le marais
des représentations, et, par ce biais, de minimiser l’importance
de la « question sociale », voire de nier son existence.
C’est
précisément ce à quoi s’emploient, consciemment ou non, les
croisés de la « justice spatiale » pour qui il est hors de
question de… remettre en question le bien-fondé du mode de
production capitaliste. Le doute serait en effet de rigueur, selon
eux, sur la validité des « grands récits explicatifs »,
formulation obligée parmi les têtes pensantes de la gauche «
modérée » - pour ne pas dire molle - pour désigner les approches
et les analyses marxistes. De fait, leurs discours ne mentionnent que
très rarement, et seulement sous la forme euphémisée des «
marchés » ou de la « finance », les rapports de production
capitalistes et la domination de classe. Dans leur paysage mental, on
ne trouve ni bourgeois, ni petits bourgeois, anciens ou nouveaux, ni
prolétaires, mais seulement des « minorités ». Conformément à
une conceptualisation importée des États-Unis, est défini comme
minorité n’importe quel groupe, tels les femmes, les homosexuels
ou les immigrants, qui souffrent d’une ou de plusieurs formes
d’oppression, à l’origine de nouveaux mouvements sociaux :
féministes, anti-racistes, mais aussi écologistes et même
artistiques, qui se mobiliseraient en tant que « citoyens » mais
non comme travailleurs.
Pourtant,
il est une minorité qui paraît échapper à l’attention des
justiciers spatiaux : celle constituée à l’échelle nationale et
planétaire par les classes qui monopolisent le droit à la ville aux
dépens de la majorité des citadins. Un oubli logique puisque le
critère socio-économique est jugé insuffisant par les apôtres de
la justice spatiale, qui privilégient ceux fondés sur le genre,
l’ethnie ou la culture. Leur idéal politique en dérive est résumé
par une formule oxymorique : le « rééquilibrage des inégalités
». Selon eux, il faudrait, en effet, établir, d’une manière
quelque peu paradoxale, des « structures justes et stables » dans
des sociétés où les séparations et les divisions ne cessent de
s’accentuer.
À
cette objection, les adeptes de la justice spatiale répondent que
même si la référence à cette dernière peut se révéler
illusoire en matière d’aménagement du territoire et d’urbanisme,
elle peut « s’avérer indispensable pour donner un sens à la
territorialisation des politiques publiques » [15]. Mais cela ne
reviendrait-il pas, précisément, à entretenir l’illusion que la
justice spatiale est bien l’objectif poursuivi par ces politiques,
alors que chacun se doute qu’il est tout autre ? Quand, en effet,
elle ne vise pas purement et simplement à remodeler l’espace
conformément aux besoins et aux buts des classes dominantes, leur
fonction est de contribuer à gérer localement les effets sociaux
délétères engendrés par la priorité donnée dans le champ
économique, par d’autres politiques publiques, à la satisfaction
des intérêts privés. En d’autres termes et à un niveau plus
général, la fonction des politiques publiques est de « gérer »
la non-solution d’un problème que la « gauche de gouvernement »
a depuis longtemps renoncé à poser, un problème peut-être d’ordre
philosophique (ontologique et éthique) et sûrement politique :
celui de l’existence du capitalisme comme mode d’organisation des
êtres humains en société. Sa légitimité n’a-t-elle pas été
décrétée incontestable, mettant un point final à l’Histoire ?
Depuis
déjà quelque temps, à défaut d’attaquer directement le principe
d’égalité, inscrit dans les textes constitutionnels, les
idéologues de l’ordre établi en ont mis en avant un autre : celui
de l’équité. Un dicton ancien en résume bien la philosophie : «
À chacun son dû ». Mais l’aune pour mesurer ce qui est dû a
varié au cours de l’histoire. Ce furent la naissance et la rang
dans les sociétés pré-capitalistes, puis, jusqu’à aujourd’hui,
le travail, le mérite et les besoins. Or, on sait que les uns et les
autres sont inégaux en quantité comme en qualité, ce qui impose de
« doser » ce que chacun sera en droit de recevoir. Il est dès lors
clair qu’en matière « sociale », une répartition équitable ne
sera pas une répartition égale au sens strict, pour ne pas dire
comptable. Il s’agira d’une « juste mesure », d’un «
équilibre » à atteindre qui permettra de rendre tolérable une
forme d’inégalité quand l’égalité est jugée irréalisable ou
même nocive si l’on en croit les pourfendeurs de l’«
égalitarisme » qui accusent ce dernier d’ouvrir la voie au «
nivellement par le bas ». Mais on voit que l’on abandonne ici, une
fois de plus, le terrain de la politique pour celui de la morale.
Il est
évident que les inégalités sociales, moins que tout autre objet
des sciences sociales, ne sont ni ne peuvent être l’objet d’un
consensus, ne serait-ce que parce qu’elles font naître un
sentiment d’injustice parmi ceux qui les subissent, bien sûr, mais
aussi, selon la conjoncture, parmi une part plus ou moins importante
du reste de la population. Ce qui explique que l’analyse des
inégalités sociales soit nécessairement tiraillée entre
l’objectivité de l’abstraction mathématique qui permet de les
décrire et la subjectivité du sentiment d’injustice qui se révèle
inévitable quand il s’agit de les comprendre et de les expliquer.
Naturellement, c’est-à-dire historiquement, ce sentiment peut être
plus ou moins fort et répandu selon les époques, les circonstances,
les groupes sociaux et les individus. Mais, sans lui, sans les
protestations et les révoltes qu’il provoque, les critiques et les
luttes qu’il suscite, les inégalités se maintiendraient sans être
mises en cause. Peut-être ne se rendrait-on pas compte de leur
existence, comme ce fut le cas dans le monde antique, féodal et
monarchique, ou les attribuerait-on à un ordre divin ou naturel, ou
même biologique ou psychologique, comme on s’efforce à nouveau de
le faire dans certaine sphères de la classe dirigeante avec l’aval
pseudo-scientifique de chercheurs complices.
C’est
en tout cas ce qu’argumentent quelques géographes « gauchistes »,
minoritaires au sein du courant, en faveur de la priorité à donner
à la « justice spatiale ». Leur propos est de radicaliser et
politiser cette notion pour en faire une arme de combat idéologique.
À leurs yeux, il est plus facile de mobiliser les gens sur la base
de leurs sentiments et de leurs émotions spontanés, entre lesquels
figure celui des injustices qu’ils ont à supporter, qu’à partir
d’analyses théoriques sur l’origine des inégalités, qui
peuvent leur paraître abstraites et éloignées de leur vie
quotidienne. Et de citer l’exemple latino-américain de
l’occupation de terrains délaissés aux abords des villes, suivie
de la construction illégale d’habitations. C’est effectivement
d’abord un sentiment d’injustice né du non-respect d’un droit
au logement jugé légitime qui pousse les habitants à passer à
l’acte.
Il
n’en reste pas moins que le hiatus sémantique signalé plus haut
entre inégalité et injustice subsiste, avec la confusion
épistémologique et l’ambiguïté politique qui en résultent.
Peut-être l’une et l’autre pourraient-elles être dissipées en
remplaçant la notion d’injustice par celle d’iniquité qui, bien
que tombée quelque peu en désuétude, semble à la fois plus forte
et… plus juste si on la relie à sa racine latine (inaequalis),
surtout si on l’applique à son référent, la capitalisme.
Celui-ci, en effet, n’est pas seulement un système injuste qui
pourrait être amélioré, comme en rêvent les réformateurs. C’est
aussi un système carrément inique qui doit disparaître !
Mais,
par le bais d’une question étymologique, on entre déjà dans le
domaine de la stratégie, c’est-à-dire de la voie à choisir pour
passer de la lutte théorique à la pratique de la lutte.
Une
transition périlleuse
De
quelle transition s’agit-il ? Non pas de celle, bien sûr, qui
suscitait tant de débats et de controverses dans les années 70
parmi les intellectuels et les militants de gauche, du moins dans
l’Europe du sud. À savoir la transition du capitalisme au
socialisme. En dépit de la crise financière de ce dernier, en dépit
de la montée générale du mécontentement populaire à l’égard
des politiques de régression sociale qui leur sont imposées par les
différents gouvernements de la vraie droite comme de la fausse
gauche pour résoudre cette crise sans toucher aux privilèges des
classes possédantes, en dépit du discrédit croissant des
dirigeants au pouvoir ou de ceux qui aspirent à y revenir en raison
de la corruption de certains et de l’impéritie de tous, il faut
reconnaître que la transition vers « un autre monde possible »,
pour reprendre le slogan de ceux que l’on appelle à tort les «
altermondialistes » - ceux-ci proposent un autre monde capitaliste,
et non un monde autre que capitaliste - n’est pas à l’ordre du
jour.
Cela
ne signifie pas pour autant qu’il faille en rester à ce constat.
En effet, ce qui n’est pas à l’ordre du jour peut le redevenir.
Comme l’affirmait Rosa Luxembourg : « La révolution ne paraît
jamais plus impossible que la veille du jour où elle éclate ». Et
le moins que l’on puisse attendre d’un intellectuel qui se veut «
anticapitaliste », c’est de réfléchir aux moyens de hâter la
venue de ce jour. Il va sans dire - mais cela va encore mieux en le
disant - que cette considération temporelle est à prendre au sens
métaphorique. Tirant les leçons du passé, les militants
anticapitalistes d’aujourd’hui savent que si révolution il y a,
elle ne peut plus être un « grand soir » où le capitalisme serait
aboli d’un seul coup comme par enchantement. Mais cela ne signifie
pas qu’il n’y aura pas de révolution, c’est-à-dire une
transformation radicale des rapport sociaux qui mettra fin à ce
système social inique.
Dans
le champ de la recherche et de l’enseignement urbain, ou encore de
l’urbanisme où nous nous sommes spécialisés, la tâche qui nous
incombe n’est donc pas seulement de renouer avec une pensée
critique radicale, mais d’explorer aussi les voies pour que cette
pensée ne reste pas politiquement stérile. Dès lors, on devine à
quelle transition je me réfère : celle de la théorie à la
pratique. Une transition périlleuse, sans doute, ne serait-ce sur le
plan intellectuel et psychologique, voire professionnel, mais
indispensable. À quoi peut bien servir, en effet, le retour d’une
pensée critique radicale de l’urbain si elle demeure sans impact
sur la réalité sociale de la ville ? Pourquoi critiquer
l’urbanisation capitaliste si cela ne débouche pas sur une remise
en cause effective, c’est-à-dire dans les faits et non seulement
en paroles, du système social dont cette urbanisation est le produit
?
Sous
cet angle, les critiques « raisonnables » dont elle fait déjà
l’objet de la part de ceux qu’on appelait jadis « réformistes
», pour les opposer aux « révolutionnaires », sont beaucoup plus
cohérentes, puisqu’elles influent souvent sur les décisions
prises par l’État central ou ses branches locales en matière de
politique urbaine. Je dis qu’« on appelait réformistes », à
propos de ces conseillers et experts « modérés » parce qu’ils
étaient et demeurent en fait des réformateurs. En effet, leur
préoccupation est d’améliorer le système capitaliste par des
réformes pour le mettre à l’abri des révoltes et des
révolutions, et non plus de passer graduellement et pacifiquement du
capitalisme au socialisme grâce à des réformes, beaucoup plus
profondes que les précédentes (et plus conflictuelles aussi).
Très
représentatif du courant réformateur, mon vieil ami et
contradicteur, le géographe Horacio Capel Saez, professeur à
l’université de Barcelone, me reproche souvent, en plus de mon
goût - indéniable, je le confesse - pour la polémique, d’adopter
un point de vue « extrémiste » qui, s’il peut présenter, selon
lui, un intérêt pour la discussion théorique et même
scientifique, souffre néanmoins d’un handicap rédhibitoire : ne
jamais déboucher sur des « solutions concrètes ». Pour H. Capel,
il ne s’agit pas seulement d’une contradiction théorique,
paradoxale pour des gens qui se réclament du matérialisme sans être
en mesure de traduire leurs idées en propositions d’action « sur
le terrain ». Ce qui l’autorise à critiquer mon « manque de
réalisme », et, même, à me traiter d’idéaliste ! Cette
contradiction se manifeste aussi, aux yeux de H. Capel, sur le plan
stratégique : « Comment pouvez-vous - les « gauchistes » -, me
demande-t-il, mobiliser la population et les classes populaires, si
vous ne leur indiquez pas, pour en débattre avec elles et non leur
imposer, des objectifs précis et des voies plausibles à emprunter
pour les atteindre ? » À cela, il ajoute une dernière objection :
avez vous seulement réfléchi à ce pourrait être, au moins au
niveau des principes, un espace urbain alternatif à celui produit
par le capitalisme, c’est-à-dire socialiste ?
À
défaut de pouvoir répondre à ces questions - qui sont aussi les
miennes bien que nos vues respectives sur l’avenir souhaitable de
nos sociétés soient très différentes sinon opposées -, on peut
déjà réfléchir à leurs implications pour l’action. Car on ne
peut pas à se cantonner et se complaire dans le théoricisme. L’«
analyse concrète d’une situation concrète », pour reprendre une
recommandation chère à Lénine, devrait toujours avoir pour horizon
la transformation de cette situation.
Au
risque de paraître provocateur, je dirais que la critique radicale
de l’urbanisation capitaliste ne peut pas être un but en soi. Marx
s’était moqué à son époque des jeunes « hégeliens de gauche
», incapables de rompre avec la propension à l’idéalisme
philosophique et à l’arrogance théoriciste propres à la caste
des intellectuels professionnels, en écrivant un petit pamphlet,
sous-titré Critique de la critique critique [16]. Lui-même, qui
avait également sous-titré Le Capital, l’ouvrage majeur qu’il
ne pourra achever, par« Critique de l’économie politique »,
avait consacré, parallèlement, une bonne partie de son temps et de
son énergie à articuler cette critique théorique à sa mise en
pratique, c’est-à-dire à œuvrer à l’organisation du mouvement
ouvrier pour combattre le capitalisme. Autrement dit, nécessaire
voire indispensable dans une perspective d’émancipation
collective, la critique théorique n’est pas suffisante. Elle n’est
qu’un moyen, non une fin. Ce que semblent malheureusement oublier
la plupart des théoriciens marxistes actuels dont l’engagement
politique ne dépasse pas les limites des campus et des enceintes
universitaires, sauf pour aller de temps à autre déposer un
bulletin dans l’urne à l’occasion d’une « consultation »
électorale.
Dans
le panorama qu’il dresse du renouveau récent de la critique
sociale et politique « radicale » en France et dans le monde, le
sociologue français Razmig Keucheyan soulève, en guise de
conclusion, la question de fond : celle de la coupure, pour ne pas
parler de fossé, entre la résurgence d’une pensée
anticapitaliste dans certains milieux universitaires et les
mouvements populaires apparus sur différents fronts [17]. Or, la
ségrégation socio-spatiale entre le petit monde des lettrés, où
la première reprend son essor, et le reste du vaste monde social,
d’où surgissent les seconds, n’est sans doute pas étrangère,
malgré la « démocratisation » de l’enseignement supérieur, à
la déconnexion manifeste qu’on peut observer entre le regain
récent d’une pensée critique radicale et les turbulences sociales
de ces dernières années. Cette déconnexion n’est pas propre aux
campus étasuniens, même si elle y est plus affirmée que dans nos
pays. En France aussi « les universités ou les centres de recherche
et leurs locataires tendent, affirme Keucheyan, du fait de leur
caractère élitiste à être coupés socialement et spatialement du
reste de la société » [18], y compris quand telle ou telle
fraction populaire, même entrée en ébullition sous la forme de «
mouvements sociaux » ou de « violences urbaines », est constituée
en « objet d’étude » par des chercheurs néo-petits-bourgeois
qui s’en affirment « solidaires » à qui veut bien les entendre,
sans que cela ne donne lieu pour autant de leur part à un engagement
en bonne et due forme à leurs côtés sur le terrain des luttes.
Dans
un article incisif récent où il déplorait à son tour l’absence
de liens entre « manifestations populaires et analyses érudites »,
un journaliste français progressiste s’interrogeait sur les moyens
de « concilier culture savante et culture politique [19] ». Sans
trop d’illusions, semble-t-il : « Organiser les masses, renverser
l’ordre social, prendre le pouvoir ici et maintenant : ces
problématiques communes aux révolutionnaires » des deux siècles
passés sont « insolubles dans la recherche universitaire - si tant
est qu’elles y trouvent un jour leur place. » La lecture des
articles ou des ouvrages des représentants les plus en vue de la
pensée critique « radicale », en particulier dans le domaine
urbain, lui donne raison.
Le cas
de David Harvey illustre parfaitement - mais on pourrait dire la même
chose du sociologe étasunien Mike Davis -l’impasse où se trouve
aujourd’hui la pensée critique radicale lorsqu’elle est
confrontée à la fameuse question que Lénine avait formulée et
développée dans le petit ouvrage, paru en 1902, qui portait ce
titre : Que faire ? Si D. Harvey se montre prolixe pour célébrer
l’essor souhaité d’une véritable civilisation urbaine
radicalement différente de celle produite par le mode de production
capitaliste, il reste vague et fuyant sur les moyens permettant de la
faire éclore. Il se contente d’évoquer rituellement les «
mouvements de citadins » qui s’opposent ou revendiquent, et les «
espaces d’espérance » constitués par les lieux alternatifs où
s’expérimentent d’autres manières, qu’il qualifie d’«
utopiennes », de pratiquer l’espace urbain. Pourtant, ni les uns
ni les autres n’ont réussi jusqu’ici à empêcher la logique de
classe qui oriente l’urbanisation de continuer à s’imposer,
sinon, tout au plus, de manière ponctuelle, superficielle et
éphémère, et le plus souvent en position défensive.
Certes,
David Harvey, à la fin de son article sur le droit à la ville,
réitère qu’« il est impératif de travailler à la construction
d’un large mouvement social pour que les dépossédés puissent
reprendre le contrôle de cette ville dont ils sont exclus depuis si
longtemps ». Il va même jusqu’à conclure, à la suite de Henri
Lefebvre, que « la révolution doit être urbaine, au sens le plus
large du terme, ou ne sera pas » [20]. Mais encore ? Si les mots ont
un sens autre que rhétorique, ils laissent entendre que
l’appropriation populaire effective de l’espace urbain et le
pouvoir collectif de le reconfigurer, qui définit le droit à la
ville selon D. Harvey lui-même, ne s’effectuera pas sans violence,
c’est-à-dire sans que les possédants résistent économiquement
et institutionnellement d’abord, à l’aide, également, des
médias qu’ils contrôlent et, en dernière instance, en recourant
à leurs soi-disant forces de l’ordre. Il est illusoire, en effet,
de supposer que la bourgeoisie se laisserait pacifiquement déposséder
du pouvoir de façonner la ville à sa guise et selon ses intérêts.
À ce propos, et au risque de scandaliser certains, je ne peux
m’empêcher de rappeler le célèbre avertissement du président
Mao Zedong, à savoir que « la révolution n’est pas un dîner de
gala ».
Bien
sûr, D. Harvey parle de « confrontation entre possédants et
dépossédés », et affirme que « les métropoles sont devenues un
point de collision massive de l’accumulation par dépossession
imposée aux moins puissants sous l’impulsion des promoteurs qui
prétendent coloniser l’espace pour les riches ». Il en arrive
même à préconiser « une lutte globale, principalement contre le
capital financier, puisque c’est l’échelle à laquelle
s’effectuent actuellement les processus d’urbanisation » [21].
Avec une question ironique qui peut paraître provocante en ces temps
de consensus : « Oserons-nous parler de lutte des classes ? » Mais
l’audace du géographe radical s’arrête là. L’idée que cette
« confrontation », cette « collision », cette « lutte », puisse
prendre un tour violent ne semble pas l’effleurer.
Qui a
affirmé triomphalement, à plusieurs reprises : « Il y a une guerre
de classe, mais c’est ma classe, la classe des riches, qui a
déclaré cette guerre, et nous sommes sur le point de la gagner » ?
Warren Buffet, l’une des plus grandes fortunes de la planète [22].
De fait, il faut bien admettre que, sur le front urbain, celle qui
détient « le pouvoir de remodeler les processus d’urbanisation »,
pour reprendre la formulation de D. Harvey, c’est la bourgeoisie,
maintenant transnationalisée. Celle-ci est en train de mener à
bien, par le biais des pouvoirs publics au niveau central et surtout
local, avec leurs équipes d’ingénieurs, d’urbanistes et
d’architectes, une restructuration et un réaménagement permanent
des territoires urbains qui vont de pair avec les transformations de
la dynamique du capitalisme.
Lors
d’un entretien réalisé avec David Harvey en octobre 2010 [23], je
lui ai posé la question suivante : « Croyez-vous que les classes
dirigeantes qui, jusqu’à aujourd’hui détiennent le “pouvoir
d’agir sur les conditions générales qui façonnement les
processus d’urbanisation”, pour reprendre votre définition du
droit à la ville, accepteraient sans réagir de s’en voir
dépossédés sous la pression populaire ? » Une telle perspective,
ai-je ajouté, impliquerait qu’elles soient aussi dépossédées du
pouvoir d’agir sur les conditions générales qui déterminent ces
processus urbains comme beaucoup d’autres. Bref, cela signifierait
qu’elles consentiraient à être privées de leur pouvoir
économique et politique, autrement dit à cesser, finalement, d’être
des classes dirigeantes. « N’est-ce pas là un rêve, pour ne pas
dire une hypothèse irréaliste sinon absurde ? » « Je ne peux pas
vous répondre », rétorqua Harvey. « Pourquoi ? », ai-je demandé.
« Parce que c’est une question que l’on ne m’a jamais posée.
» Ce qui en dit long sur le genre d’interlocuteurs auxquels D.
Harvey a habituellement affaire. La « révolution urbaine »
serait-elle donc condamnée, pour le moment, à n’être qu’un
thème de débat académique ?
L’avantage
de cet enfermement de la pensée critique radicale, en particulier
sur l’urbain, dans les ghettos universitaires est de ne pas
contribuer à la « rationalisation » de la domination, ce qui
rendrait cette dernière à la fois plus efficace et plus légitime.
Mais c’est aussi la limite pratique de cette pensée. Son «
splendide isolement » laisse en effet le champ libre à une «
critique d’accompagnement » qui, avec plus ou moins de succès,
contribue à renforcer l’emprise du capital sur les territoires
urbains et leurs habitants. Car la majeure partie de la recherche
urbaine est, comme le veut sa fonction, directement ou indirectement,
au service de la reproduction sociale, par le biais des pouvoirs
public qui la financent, l’orientent et l’organisent. Il est dès
lors logique, que dans « les interférences chroniques entre
recherche urbaine, État (central ou local) et mouvements sociaux
d’habitants » [24], la pensée critique « radicale » ne trouve
guère sa place. Encore faudrait-il que les penseurs qui se réclament
de celle-ci veuillent bien la chercher. Sans se tromper
d’interlocuteurs. Ce qui conduit à aborder le thème de
l’engagement politique.
Le
thème de l’engagement est l’un de ceux qui devraient importer à
nouveau en cette période incertaine lourde de troubles à venir,
particulièrement dans la recherche et l’enseignement relatifs à
l’urbain, mais aussi, dans une certaine mesure et avec certaines
précautions (ou une certaine prudence), dans les professions
directement impliquées dans la politique urbanistique. La solution
la plus facile, adoptée la plupart du temps dans ces milieux, est de
séparer le travail intellectuel de la vie quotidienne : penser en
tant que scientifiques ou, du moins, en tant que spécialistes, et
agir en citoyens « normaux » d’une ville « normale ». Ne
serait-il pas toutefois préférable, du moins pour les gens qui se
targuent de convictions progressistes, de penser comme des penseurs «
anormaux », c’est-à-dire quelque peu dissidents, et d’agir
comme des citoyens d’une ville plutôt considérée comme
normalisée ou en voie de l’être, en présentant à d’autres
citoyens, non seulement des objectifs mais aussi des propositions
concrètes sur la possibilité d’utiliser autrement les instruments
de l’urbanisme et même, s’il le faut, d’en imaginer d’autres
? Ce qui signifie rompre, comme l’avaient fait jadis quelques
enseignants-chercheurs inspirés par le situationisme, avec
l’idéologie scientiste de la pseudo « neutralité axiologique »
et la prétention à on ne sait quelle « objectivité » postulant
une séparation de principe entre ce qui relèverait de la science -
entre guillemets - et ce qui relèverait de la politique.
Quelles
sont les conséquences d’une telle prise de position ? Plus
précisément, comment concilier notre activité professionnelle avec
notre engagement politique ? Deux directions opposées s’offrent à
nous : la première, collaborer, avec bonne conscience ou non, voire
inconsciemment, à la reproduction des rapports capitalistes de
production, y compris en délivrant des discours critiques sans
portée pratique aucune, ainsi que le requièrent la place et la
fonction que l’on y occupe - dans notre cas, celle de spécialistes
de l’urbain - en tant qu’agents-agis par nos déterminations de
classe ; l’autre direction, au contraire, nous mènerait à œuvrer
au bouleversement ces rapports, en nous érigeant comme acteurs
politiques conscients et résolus à ne pas jouer le rôle qui nous
est socialement assigné. Or, sans aborder le thème dont nous
discuterons demain lors de la table ronde - la reproduction des
rapports de production capitalistes par le biais de l’urbanisation
-, il faut savoir qu’elle est régie par la dialectique de la
permanence et du changement. Comme l’avait maintes fois souligné
Henri Lefebvre, « le capitalisme ne peut se maintenir qu’à la
condition de se transformer » [25]. La fameuse « destruction
créatrice » participe de ce processus contradictoire, comme on peut
le constater dans le cas de la « gentrification » des anciens
quartiers populaires ou le recyclage « culturel » - culturaliste,
en fait - des friches industrielles.
La
normalisation de la vie citadine entre également dans ce processus,
puisqu’elle consiste à récupérer, neutraliser et
instrumentaliser les points de rupture nés des protestations et
revendications populaires ou, le plus souvent, néo-petites
bourgeoises, pour en faire des éléments innovants - songeons aux «
fêtes de la musique », « nuits blanches » et autres « marches
des fiertés » sponsorisées par les municipalités de gauche -
censées « changer la ville » sans qu’il soit besoin de changer
de société. C’est pourquoi, qu’ils en conviennent ou non, les
réformateurs entrent dans ce jeu dialectique, alors que les
révolutionnaires s’efforcent à leurs risques et périls de le
dépasser en faisant en sorte que le changement soit assez « radical
» pour briser la continuité.
De ce
point de vue, « faire une science engagée dans les problèmes
sociaux » pour « mettre en place des projets scientifiques
solidaires et, si possible, en collaboration », comme le recommande
l’ami géographe espagnol déjà mentionné [26], exige au
préalable que l’on ne se trompe pas quant à la signification de
cette solidarité et de cette collaboration. Horacio Capel en propose
une vision humaniste et consensuelle, comme le laisse entendre son
idéal de « ville construite en collaboration et solidarité, à
partir du dialogue et de la participation ». Solidarité et
collaboration avec qui ? Seulement avec les gens avec lesquels il
nous incombe « normalement » de travailler, c’est-à-dire
professionnellement ? « Le dialogue, la participation, la
négociation, l’accord », telles sont les consignes qui viennent à
l’esprit d’Horacio Capel pour « débattre largement des idées
sur l’ordre social que nous imaginons ». Dans ces conditions, il
est très probable que l’ordre social imaginé de la sorte ne sera
guère plus qu’une version « améliorée » de celui que nous
connaissons déjà et que nous subissons.
En
effet, laissés à eux-mêmes, c’est-à-dire à leurs
déterminations de classe et à l’éthos qui en découle, les
néo-petits bourgeois ne peuvent imaginer un ordre social - et donc
un ordre urbain - très différent de celui qui les fait exister
comme tels et dont ils bénéficient. Par conséquent, si nous
n’acceptons pas cet ordre, nous pouvons ou devons concevoir un
autre type de collaboration et de solidarité : celle avec les
classes populaires, les seules qui méritent l’appellation de «
progressistes ».
Cela
suppose évidemment, en premier lieu, une renaissance de puissants
mouvements populaires. On sait, et les événements récents survenus
de l’autre côté de la Méditerranée viennent de le démontrer,
que la résignation et la passivité des peuples ne sont pas
éternels. Concevoir d’une autre manière la collaboration et la
solidarité en ce qui concerne la politique urbaine implique
également de se désolidariser partiellement avec notre propre
classe, c’est-à-dire de refuser ou, au moins de détourner, la
fonction qui nous est socialement impartie d’intermédiaires de la
domination. C’est, en tout cas, ce à quoi je me consacre depuis
plusieurs décennies.
Je
terminerai avec une citation du sociologue Henri Lefebvre tirée du
Droit à la ville, qui me paraît ne rien avoir perdu de son
actualité : « La critique radicale tant de la philosophie de la
ville que de l’urbanisme idéologique est indispensable sur le plan
théorique et sur le plan pratique. Et elle peut passer pour une
opération de salubrité publique ».
Jean-Pierre Garnier
Source
:
ARTICLE 11
Notes
[1] Organisation marxiste.
[2] Contrairement à une vision optimiste et volontariste diffusée par les chercheurs marxistes des années 70, il est erroné de croire que « les mouvements sociaux urbains, et non les institutions de planification sont les véritables sources de changement et d’innovation de la ville » (Manuel Castells, Luttes urbaines, Maspero, 1972). Dans la mesure où le capitalisme ne peut se maintenir qu’à la condition de se transformer, l’innovation et le changement, dans le champ urbain comme ailleurs peuvent aussi participer de la reproduction des rapports de production.
[3] Jean-Pierre Garnier, “ La voluntad de no saber ”, in Contra los territorios del poder. Por un espacio público de debates y… de combates, Barcelona : Virus editorial, 2006.
[4] Dès 1968, Manuel Castells, très influencé à l’époque, comme son confrère catalan, le géographe Jordi Borja, par le précepte maoïste de « mettre la politique au poste de commande », y compris dans les sciences sociales, avait rédigé un article assez polémique au grand retentissement dans la corporation des sociologues (« Y a-t-il une sociologie urbaine ? », Sociologie du travail, n°1, 1968). Il y réglait ses comptes, en particulier, avec le « mythe d’une culture urbaine », comme il le fera plus tard, de manière plus systématique et détaillée, avec l’« idéologie urbaine » et son principal théoricien, Henri Lefebvre, accusés de masquer la division en classes, les contradictions sociales et les rapports de production capitalistes.
[5] Manuel Castells, Luttes urbaines, Maspero, 1972.
[6] Pierre Lassave, Les sociologues et la recherche urbaine dans la France contemporaine, Presses universitaires du Mirail, Toulouse, 1997.
[7] Michel Amiot, Contre l’État les sociologues, EHESS, Paris, 1986.
[8] Je résume ici des analyses développées dans d’autres écrits. Cf Jean-Pierre Garnier, « La critique radicale a-t-elle encore droit de Cité ? » (Espaces et Sociétés, n° 101-102, 2000) En espagnol, « La voluntad de no saber », op. cit. En français : « la volonté de non savoir », in « Ville et résistances sociales », Agone, n°38-39, 2005. Republié dans Jean-Pierre Garnier, Une violence éminemment contemporaine, Essais sur la ville, la petite bourgeoisie intellectuelle et l’effacement des couches populaires, Agone, 2010.
[9] Nicos Poulantzas, Pouvoir politique et classe sociales, Petite collection Maspero, Paris,1969.
[10] Perry Anderson, La pensée tiède, Le Seuil, 2005.
[11] Thierry Baudoin, Multitude.
[12] Ibid.
[13] Gervais-Lambony.
[14] François Dubet, Injustices. L’expérience des inégalités au travail, Seuil, 2006.
[15] Ibid.
[16] Publié en 1848 sous le titre La Sainte famille, à la demande de l’éditeur, et sous les noms de Friedrich Engels et Karl Marx, ce manifeste de l’éthique prolétarienne a presque entièrement été rédigé par Marx (Karl Marx, Œuvres III. Gallimard, 1982).
[17] Razmig Kecheuyan, Hémisphère gauche, La Découverte (Zones), 2010.
[18] « Idéologie, année 00 », entretien publié dans le premier numéro d’Article11 - novembre/décembre 2010 -, puis mis en ligne sur le site, ici.
[19] Pierre Rimbert, « La pensée critique prisonnière de l’enclos universitaire », Le Monde diplomatique, janvier 2011.
[20] David Harvey, « Le droit à la ville », Revue internationale des livres et des idées, n° 8, janvier-février 2009.
[21] Ibid.
[22] CNN, 25 mai 2005 et New York Times, 26 novembre 2008.
[23] Entretien à paraître dans Article11.
[24] Pierre Lassave, Les sociologues et la recherche urbaine, op. cit.
[25] Henri Lefebvre, La survie du capitalisme. La reproduction des rapports de production, 1973
[26] Horacio Capel , « Urbanizacion genralizada. El derecho a la ciudad y para la ciudad. »
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