Pour un projet utopien spatio-temporel



David HARVEY
Extrait de :
Spaces of Hope, Edinburgh 
2000


[...] L’échec des utopies réalisées des formes spatiales peut tout aussi raisonnablement être attribué aux processus mobilisés en vue de les matérialiser qu’aux défauts de la forme spatiale en tant que telle. 
C’est cela qui rend tout utopisme architectural impossible dans les conditions actuelles, comme Manfredo Tafuri l’a montré de façon convaincante. Une contradiction plus fondamentale est cependant ici à l’œuvre. Les utopies de la forme spatiale entendent, de manière caractéristique, stabiliser et contrôler les processus qui doivent être mobilisés en vue de leur construction. Dans l’acte même de sa réalisation, le processus historique prend ainsi le contrôle de la forme spatiale qui est censée le contrôler. Il convient de l’examiner de plus près.




Pour un projet 

utopien 

spatio-temporel



Compte tenu des difficultés et des défauts des utopies tant de la forme spatiale que du processus social, temporel, l’alternative la plus évidente, à moins d’abandonner entièrement toute tentative utopienne, est de construire un projet utopien explicitement spatio-temporel. Si nous concevons le temps et l’espace comme des constructions sociales, alors la production de l’espace et du temps doit être incorporée à la pensée utopienne. La recherche doit donc porter sur ce que j’appellerai un « projet utopien dialectique ».


Les leçons tirées des histoires séparées des utopies spatiales ou temporelles ne doivent cependant pas être oubliées. En les analysant de près, nous pouvons en tirer davantage. La précédente, l’idée d’un jeu spatial imaginatif en vue d’atteindre des but moraux et sociaux déterminées, peut, en ce sens, être convertie en l’idée d’une expérimentation ouverte, virtuellement infinie, des diverses formes spatiales. Cela rend possible l’exploration d’un large ensemble de possibilités humaines, de modes de vies différents, de relations entre les sexes, de styles de production ou de consommation, de rapports à la nature etc. C’est ainsi que, par exemple, Henri Lefebvre a défini sa conception de la production de l’espace [7]. Il la considérait comme un moyen privilégié d’explorer des stratégies alternatives émancipatrices.
Mais Lefebvre était résolument opposé aux utopies traditionnelles des formes spatiales précisément à cause de leur clôture autoritaire. Il a formulé une critique dévastatrice des conceptions cartésiennes, de l’absolutisme politique qui découle des conceptions absolues de l’espace, des oppressions issues d’une spatialité rationalisée, bureaucratisée, technocratique et modelée par le capitalisme. Pour lui, la production de l’espace doit rester une possibilité indéfiniment ouverte. La conséquence en est malheureusement que les espaces effectifs de toute alternative restent, de manière frustrante, non définis. Lefebvre refusait de donner des recommandations spécifiques, malgré quelques allusions nostalgiques sur la Renaissance en Toscane. Il refusait en fait de se confronter au problème sous-jacent : matérialiser un espace revient bien à poser une clôture, même temporaire, qui est elle-même un acte autoritaire.


L’histoire de toutes les utopies réalisées met en évidence cette question de la clôture comme à la fois fondamentale et inévitable, même si la désillusion en est la conséquence nécessaire. Il s’ensuit que si les alternatives doivent être réalisées, la question de la clôture, et de l’autorité qu’elle présuppose, ne peut être indéfiniment contournée. Sinon, on s’oriente vers une conception romantique du désir perpétuellement frustré et impossible à combler, et c’est, en fin de compte, ce à quoi Lefebvre aboutit.

Considérons à présent la question du point de vue des utopies de type « processuel ». Le caractère supposé perpetuellement ouvert et les qualités bénéfiques de certains processus sociaux utopiens, comme l’échange marchand, doivent bien, d’une façon ou d’une autre, se cristalliser en un monde spatialement ordonné et instutionnellement matérialisé situé quelque part. Les structures sociales, institutionnelles et matérielles sont réalisées, ou pas. Une fois ces structures construites, elles s’avèrent souvent difficiles à changer (les centrales nucléaires nous engagent pour des millénaires et le poids des institutions juridiques va croissant).
Quel que soit notre effort de créer des paysages et des institutions flexibles, la fixité des structures tend à s’accroître avec le temps, et rend les conditions du changement plus problématiques. Une réorganisation totale de formes matérialisées telles que les villes de New York ou de Los Angeles est bien plus difficile à envisager maintenant qu’il y a un siècle. Les processus fluides se condensent en structures, en réalités institutionnelles, sociales, culturelles et physiques qui acquièrent une permanence, une fixité, une inamovibilité relatives. Les utopies « processuelles » matérialisées ne peuvent échapper la question de la clôture ou de l’accumulation sédimentée de traditions, d’inerties institutionnelles, qu’elles ont elles-mêmes produites.


Toute lutte contemporaine visant à reconstruire un processus social doit se confronter au problème du renversement des structures à la fois physiques et institutionnelles que le marché libre a lui-même produit en tant que configurations permanentes de notre monde. Intimidante, la tâche n’est cependant pas impossible. La révolution néolibérale a entraîné de grands changements physique et institutionnels ces vingt dernières années (songeons au double impact de la désindustrialisation et de l’affaiblissement du syndicalisme en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis par exemple). Pourquoi ne pas envisager des changements tout aussi radicaux (même s’ils pointent vers une orientation différente) lorsque nous pensons aux alternatives ?


Nous touchons ici aux limites éviquées auparavant, celles de l’anti-autoritarisme de la pensée politique émancipatrice, qui refuse la clôture inhérente à tout ensemble particulier de dispositif institutionnel et de type de relation sociale et veut, à l’instar de Lefebvre, maintenir les options indéfiniment ouvertes. Ce qui est ainsi manqué, c’est la reconnaissance du fait que la matérialisation d’un projet exige, au moins pour un temps, une clôture autour de certaines modalités institutionnelles spécifiques et que l’acte de clôture est lui-même un acte matériel, créant sa propre autorité dans les affaires humaines. 


L’abandon de tout discours sur l’utopie de la part de la gauche a donc laissé en friche la question d’une autorité valide et légitime, ou plus exactement il a laissé cette question aux mains des moralismes conservateurs, celles des néolibéraux et/ou du discours religieux. Il a laissé le concept d’utopie à l’état de pur signifiant, dépourvu de tout référent matériel dans le monde réel. Et pour bien des penseurs contemporains, c’est exactement à cela que ce concept peut et doit se limiter : un pur signifiant d’une espérance destinée à rester éternellement privée de référent matériel. Ce qu’il convient donc de rappeler, c’est que sans une vision de l’Utopie, il n’y a aucun moyen de définir la destination vers laquelle nous souhaitons embarquer.

David Harvey



[7]. Cf. H. Lefebvre, La production de l’espace, Paris, Anthropos, 2000.




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