Pour
ceux qui s'intéressent au concept de Justice spatiale, notons la
publication du géographe Edward W. Soja, Seeking spatial justice.
Nous publions ici, un excellent résumé du livre et une lecture
critique faite par Arnaud Brennetot, spécialiste français en la
matière.
Lecture critique de
Arnaud Brennetot
Dans
son dernier livre, Seeking
Spatial Justice,
Edward W. Soja dessine les contours d’une géographie volontaire et
progressiste. Conscient que tout savoir sur l’espace est aussi un
pouvoir, il invite les scientifiques impliqués dans l’aménagement
et l’urbanisme à s’engager aux côtés des acteurs du mouvement
social dans le combat pour la « justice
spatiale ».
L’ambition militante est donc pleinement assumée, non sans parti
pris.
Si
l’expression « justice spatiale » est utilisée pour la
première fois dans le titre d’un ouvrage académique, les travaux
portant sur la dimension géographique de la justice sont plus
nombreux et variés que n’en rend compte l’auteur. Selon lui,
depuis la publication de Social
Justice and the Citypublié
par David Harvey en 1973, « presque rien n’a été écrit sur
le sujet spécifique [de la justice territoriale] » (p. 90).
De nombreux travaux sont ainsi ignorés. C’est le cas de la plupart
des auteurs francophones (Jean Gottmann, Antoine S. Bailly, Bernard
Bret). Seul Alain Reynaud bénéficie d’une courte allusion.
L’œuvre du géographe anglais David Marshall Smith est réduite à
quelques lignes. Les différents points de réflexion que Soja
développe dans les premiers chapitres sont stimulants mais, pour la
plupart, déjà connus : la difficulté à concevoir l’équité
dans un espace différencié, les problèmes d’injustice liés aux
discriminations institutionnalisées (apartheid, gerrymandering…),
le fait que l’(in)justice est un phénomène multiscalaire.
L’exemple qu’il développe dans le prologue à propos du système
des transports collectifs à Los Angeles rappelle ainsi qu’un
égalitarisme strict est souvent moins équitable qu’une procédure
de discrimination positive. En ce sens, l’expression
d’« (in)justice spatiale », également utilisée
autrefois par David Marshall Smith (1977 et 1979) et Antoine S.
Bailly (1981), n’offre pas l’avancée décisive qu’annonce
l’auteur, notamment au regard des travaux réalisés en partant
d’autres formulations comme la « justice dans l’espace
géographique » (Gottmann, 1966), la « justice sociale
territoriale » (Harvey, 1973) ou l’« équité
territoriale » (Bret, 2008).
Autre
conséquence du caractère sélectif des références mobilisées,
Soja passe rapidement sur les désaccords doctrinaux existant en
matière de conceptions de la justice. Lui-même affirme souscrire à
l’idée selon laquelle celle-ci correspondrait à l’équité
(« fairness »), mais il ne prend pas la peine de discuter
les auteurs et les doctrines qui conçoivent la justice autrement, le
welfarisme, le communautarisme ou le néolibéralisme par exemple. La
théorie de John Rawls est laconiquement réduite à une abstraction
universaliste sans lien possible avec d’éventuelles applications
géographiques, les travaux de Bernard Bret étant ici passés sous
silence. De façon générale, tout ce qui se rapporte aux doctrines
libérales est minoré, sans que leurs distinctions soient même
signalées (Audard, 2010). Pour lui, la recherche de la liberté a
pris des accents de plus en plus conservateurs, comme l’illustre
le cas de l’idéalisation débridée de la liberté de choix. La
liberté semble d’une certaine façon un concept dépassé (Soja,
2010, p. 21).
Des
auteurs contemporains aussi différents et attendus que Will
Kymlicka, Martha Nussbaum, Robert Nozick, Michael Sandel, Amartya Sen
ou Charles Taylor sont évacués de la bibliographie. Le
différentialisme d’Iris Marion Young est la seule alternative
proposée comme remède à la théorie de John Rawls. Soja ne juge
pas non plus utile de mentionner la critique qu’Hayek formule dès
1979 de la « dimension spatiale de la “justice
sociale” » (p. 106),
ne serait-ce que pour rappeler en quoi elle s’oppose à l’équité.
Quand bien même souscrirait-on à l’idée que l’auteur se fait
de la justice, peut-on taire que le néolibéralisme correspond
également à une conception de la justice — fondée sur le
respect strict de la propriété — ou minimiser l’importance
politique de ce courant idéologique, alors même que les débats
organisés aux États-Unis à l’occasion de la réforme de la santé
viennent encore de montrer son ancrage profond dans l’opinion
publique ?
La
présentation que Soja donne de la justice le conduit alors à
sous-estimer le problème structurel que représente la pluralité
des opinions au sein des démocraties et à passer à côté du
caractère contradictoire de nombreuses actions mises en œuvre pour
satisfaire les aspirations divergentes qui en résultent. L’injustice
dont souffrent les « banlieues » françaises est ainsi
attribuée par l’auteur à une politique de la ville réduite à sa
dimension sécuritaire alors que rien n’est dit sur les multiples
dispositifs mis en œuvre, en parallèle, pour tenter de promouvoir
l’équité territoriale, y compris quand ceux-ci renvoient
explicitement à la pensée d’Henri Lefebvre sur le « droit à
la ville » (Loi
d’orientation pour la ville,
1991). Il présente la politique de l’Union européenne comme un
exemple réussi d’action publique en faveur de la justice
régionale, sans évoquer les effets contradictoires de la stratégie
de Lisbonne fondée sur la recherche simultanée de deux valeurs
antagonistes, la « cohésion » (en fait, l’équité) et
la « compétitivité ». Soja occulte donc le défi majeur
que représente la variété effective des interprétations
géographiques de la justice. En se focalisant sur quelques grandes
figures de la gauche critique (Michel Foucault, David Harvey, Henri
Lefebvre, Edward Said), il promeut donc une forme radicale et
militante de justice spatiale, préférant insister sur l’importance
du « tournant spatial » dans l’approche de la justice
par les sciences sociales : pour lui, « la spatialité de
l’(in)justice […] affecte la société et la vie sociale au moins
autant que les processus sociaux façonnent la spatialité ou la
géographie de l’injustice ».
Pour
cela, il reprend les réflexions de l’ouvrage primordial de David
Harvey (1973) et conclut à la nécessité de trouver une troisième
voie entre le libéralisme, présenté comme impuissant face aux
mécanismes producteurs d’injustices spatiales, et le marxisme
orthodoxe, incapable de sortir de l’idée que la justice serait une
diversion bourgeoise. Si Soja reconnaît qu’Harvey a fait un pas
important dans la rénovation de l’approche marxiste en se tournant
vers les propositions d’Henri Lefebvre, il considère néanmoins
que la richesse de l’idée de « droit à la ville » n’a
pas été pleinement exploitée, au moins jusqu’aux années 2000.
Il ne s’agit pas, selon lui, de se contenter de promouvoir
un droitréduit
à la « platitude normative » (Soja, 2010, p. 107)
de l’égalitarisme libéral mais également de permettre à tous, y
compris et surtout aux plus démunis, d’occuper et d’habiter
l’espace de la ville pour mieux résister aux forces
d’homogénéisation, de fragmentation et de développement inégal
imposées par l’État, le marché et la bureaucratie, lesquels
travailleraient ensemble pour favoriser la consommation de masse et
l’intensification du contrôle social .
Cette
vision inquiète des pouvoirs établis, directement inspirée de la
lecture d’Henri Lefebvre et de Michel Foucault, conduit Soja à
voir dans les mouvements sociaux et dans les contestations populaires
l’expression d’un contre-pouvoir nécessaire à l’avènement de
la justice spatiale. Il prend ensuite l’exemple de Los Angeles et
dresse un récit détaillé des luttes sociales survenues depuis les
années 1960 afin de montrer comment l’action conjuguée de
syndicats locaux, du mouvement associatif et des aménageurs
universitaires a permis la mobilisation des différentes catégories
d’habitants que la ville capitaliste opprime (ouvriers, immigrés,
femmes…). La dérégulation néolibérale est en effet accusée
d’avoir engendré l’accroissement concomitant des inégalités
économiques, de la polarisation sociale et des injustices spatiales
à l’intérieur de l’aire métropolitaine de Los Angeles, au
détriment des plus pauvres et des plus fragiles. À partir du
milieu des années 1990, la concentration spatiale de la précarité
au cœur de l’agglomération, combinée au souvenir des émeutes
urbaines de 1965 et de 1992, aurait facilité la prise de conscience
de l’existence d’une injustice structurelle chez les travailleurs
pauvres, aussitôt accompagnée par une intensification des luttes
sociales en faveur du droit à la ville. Les revendications évoquées
par Soja ne portent pas seulement sur les conditions de travail, les
salaires ou les délocalisations mais aussi sur le logement, la
qualité de l’environnement, la mobilité, l’accès aux services
publics, à l’éducation et à la formation, ainsi que sur la
possibilité de se nourrir de façon saine, c’est-à-dire sur
l’ensemble des opportunités que la ville est censée apporter à
ses habitants. Cette situation a favorisé l’émergence d’un
mouvement de « syndicalisme communautaire »
(labor-community)
inédit aux États-Unis, résultant pour l’essentiel de
mobilisations locales et spontanées (le mouvement grassroots),
largement déliées des grandes centrales nationales. Il donne
ensuite une liste des nombreux conflits remportés par ces alliances
locales, depuis les sociétés de développement communautaire
(Community
Development Corporation)
dans les années 1960, jusqu'à la création duThink
Tank « The
Right to the City Alliance » en 2007, en passant par les
mouvements de locataires, de travailleurs immigrés, les diverses
actions menées par la Bus
Riders Unionou
les travailleurs précaires de la nouvelle économie des services
(entretien, restauration, hôtellerie, grande distribution). Soja
mentionne en particulier l’organisation « Justice for
Janitors », née à Los Angeles dans les années 1980, avant de
se diffuser dans le reste des États-Unis et au Canada.
Toutes
ces opérations présentent l’originalité de réunir des
travailleurs, des militants associatifs engagés dans les combats
contre l’injustice environnementale, les discriminations faites aux
femmes ou aux minorités ethniques, mais aussi des chercheurs,
étudiants et intellectuels, impliqués dans la planification
urbaine. Retraçant les actions menées depuis les années 1970 au
sein de son département d’urbanisme à l’Ucla (Universtity of
California, Los Angeles) Soja défend l’idée que la recherche n’a
pas vocation à répondre aux attentes des pouvoirs publics et à se
cantonner à l’expertise institutionnelle, sauf à accepter d’être
complice de la perpétuation d’une « géographie des
privilèges » et des injustices, mais bien d’aider les
opprimés à s’émanciper des entraves que la ville néolibérale
leur impose. Cette ambition d’une recherche militante se donne
entre autres buts de permettre aux catégories privées de la
capacité de se faire entendre sur la scène publique d’attirer le
regard sur elles en détournant les usages habituels de l’espace
urbain par des blocages, des manifestations et des happenings,
l’objectif étant de parvenir à mobiliser l’attention des
responsables politiques et des grands relais d’opinion que sont les
médias et les artistes. Soja évoque ainsi le rôle du cinéma à
plusieurs reprises.
En
insistant sur les liens entre la justice et le droit à l’espace
(ou à la ville), l’auteur invite à prendre conscience du fait que
la recherche de la justice spatiale ne peut s’apparenter à la
quête d’une substance idéale, dont la forme correspondrait à un
espace prédéfini (homogène, concentrique ou maillé par exemple).
Elle ressemble plutôt à un processus dans lequel la société
civile participe activement à la construction d’un espace
équitable, au sein duquel la cohabitation repose sur
l’autonomisation autant que sur la responsabilisation des acteurs.
Cette ambition d’une démocratie vivante laisse néanmoins
certaines questions de gouvernance sans réponse. La sphère
associative et syndicale serait-elle la seule à pouvoir porter un
discours authentique sur le droit à la ville ou d’autres acteurs
sont-ils également légitimes ? Comment les liens entre la
démocratie participative, envisagée sous l’angle des mouvements
sociaux, et la démocratie représentative traditionnelle doivent-ils
s’établir ? Faut-il par ailleurs qu’une norme suive
nécessairement un parcours ascendant, du local au global, pour
rester compatible avec la justice spatiale ou des processus de
percolation en provenance des organisations internationales
peuvent-ils jouer un rôle favorable ? Comment s’articulent les
échelles de la justice ? Le progrès de l’équité locale, à
l’échelle des quartiers d’une métropole par exemple, peut-elle
constituer un objectif en soi ou est-il nécessaire de prendre en
compte ce qui advient simultanément aux niveaux supérieurs ?
Au-delà du cas des mouvements sociaux survenus à Los Angeles, on
aurait aimé savoir comment son approche de l’équité spatiale
amène l’auteur à interpréter la justice entre les nations ou des
phénomènes transnationaux comme l’altermondialisme et l’action
humanitaire.
Enfin,
en s’intéressant au sort de groupes d’opprimés définis à
partir de la classification empirique d’Iris Marion Young (1990),
Soja laisse supposer qu’un accord portant sur l’identification
des victimes de l’injustice spatiale, sur la nature du préjudice
et sur le contenu de la réparation pourrait être obtenu à partir
de l’ajustement spontané des mobilisations sociales. Il considère
même qu’un rassemblement des différentes formes d’activisme
donnerait plus de force au mouvement en faveur de la justice
spatiale, oubliant d’envisager la possibilité que ces différentes
formes de revendications puissent être contestées ou entrer en
contradiction. Toute souffrance ressentie ou exprimée par une partie
du corps social mérite-t-elle d’être reconnue comme une
injustice, au même titre que n’importe quelle autre ? Soja ne
dit rien par exemple des mobilisations de type Nimby au
cours desquelles les habitants d’un quartier s’efforcent
d’empêcher l’implantation d’une infrastructure considérée
comme une atteinte à la qualité de leur cadre de vie. Comment
distinguer alors les revendications légitimes de celles qui ont pour
simple finalité la défense des privilèges acquis ? En
refusant de recourir à des raisonnements abstraits et à des modèles
formels, l’auteur conditionne la justice spatiale aux sentiments de
sympathie que tout un chacun peut ressentir à l’égard des
opprimés. Ce faisant, il prend le risque de soumettre le combat
politique contre l’injustice à la versatilité des humeurs de
l’opinion commune.
L’approche
intuitionniste que Soja développe se heurte en outre au problème de
l’incompatibilité éventuelle des choix sociaux. Que faire dans le
cas où des camps rivaux se considèrent mutuellement comme la source
d’une oppression réciproque ? Quelle forme peut prendre
la justice spatiale quand deux fractions du mouvement social sont en
désaccord sur la façon de concevoir le droit à la ville ? Doit-on,
au risque de laisser la raison géopolitique l’emporter, renoncer à
essayer de les départager en cherchant un classement impartial à
partir de principes transcendantaux de justice (Bret, 2009) ?
N’est-il pas nécessaire de faire appel à des règles
impersonnelles de caractérisation de l’oppression ? L’auteur
fait d’ailleurs référence à plusieurs reprises à La Charte
mondiale des droits à la ville (2004),
laissant entendre que la justice pourrait reposer sur le respect de
normes a
priori et
générales, librement consenties et indépendantes des circonstances
empiriques dans lesquelles des arbitrages particuliers peuvent être
rendus. Outre l’importance accordée aux libertés civiles, on peut
se demander si l’invocation du « droit à la ville »
qui court tout au long de l’ouvrage n’amène pas l’auteur à se
rapprocher finalement d’une forme de libéralisme régulé, dans
lequel la priorité consisterait à garantir à chacun la possibilité
effective de satisfaire ses besoins élémentaires (basic
needs).
On regrette en conséquence qu’aucune réflexion n’ait été
consacrée à l’articulation spatiale des libertés négatives et
des libertés positives, de même qu’au rapport entre l’égalité
des droits et l’égalité des chances ou que la notion de
« capabilité » d’Amartya
Sen (Sen, 2010) n’ait pas été mise en relation avec celle de
« droit à l’espace ».
Seeking
Spatial Justice n’a
donc pas pour ambition d’apporter une réflexion générale et
complète sur les relations entre la justice et l’espace mais
plutôt d’exprimer un plaidoyer énergique en faveur d’une
géographie critique et activiste, convaincue de la nécessité de
transformer la ville et le monde pour les rendre habitables de façon
équitable.
Lecture critique de
Arnaud Brennetot
Agrégé de géographie, enseignant en Cpge, chargé de cours à l’Université de Rouen. Auteur d’une thèse intitulée Géoéthique des territoires. Le débat public territorial à travers la presse magazine en France, il utilise les théories de la justice pour interpréter le pluralisme des valeurs géographiques et des idéologies territoriales qui structurent les opinions publiques. Il travaille en particulier à partir du discours des médias, des intellectuels et des aménageurs.
Egalement
consultable sur le Site Justice spatiale, une interview récente de
Ed. Soja :
«La
justice spatiale et le droit à la ville :
un
entretien avec Edward SOJA»,
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