Mike DAVIS vs Frank GEHRY


Frank Gehry : Disney Concert Center de Bunker Hill 

L'architecte américain-canadien Frank Gehry* est considéré comme l'un des plus grands architectes de son temps ; il a été récompensé en 1989 par le prestigieux prix Pritzker - le Nobel de l'Architecture. Mike Davis n'apprécie guère ses oeuvres construites à Los Angeles : il nous explique pourquoi. 

Mike DAVIS

Extraits de
City of Quartz


Le Los Angeles des années 1990 s'est trouvé un autre emblème avec l'architecture déconstructiviste pop de Frank Gehry, célébrée comme le premier grand style vraiment autochtone depuis le bungalow. Le travail de Gehry se distingue en effet par sa capacité unique à « poppiser » le genre noir en recyclant les éléments d'un paysage urbain dégradé et socialement sinistré (ciment brut, grosses chaînes barrant le passage, murs aveugles, etc.) dans le décor lumineux et aéré d'espaces conviviaux (écoles de droit, aquariums, cinémathèques, etc.). On a là une alchimie architecturale qui revalorise des « espaces urbains sinistrés », comme le centre de Hollywood ou le quartier Pico-Union, en combinant formes séduisantes et des équipements sécuritaires complexes, comme nous le verrons par la suite. 



Frank Gehry : Disney Concert Center de Bunker Hill 

On ne sera pas surpris que Gehry, qui souligne le caractère « scénographique » de certains de ses travaux, ait signé un contrat juteux avec Michael Eisner, le PDG de Disney, pour concevoir une architecture ludique (entertainment architecture) dans le cadre de l'expansion du Disney World en Floride ainsi que pour le Disney Concert Center de Bunker Hill [1]. Représentant le « visage humain » d'une architecture mercenaire qui est en train de transformer Los Angeles en déracinant ses communautés et en privatisant ses espaces publics, Gehry a acquis localement une autorité esthétique qui n'est pas sans rappeler celle de Lummis, voire celle de Disney.

Aux efforts du festival de Los Angeles pour promouvoir une « conscience transpacifique » et au travail de Gehry pour exprimer architecturalement l'essence de Los Angeles fait écho la volonté des urbanistes, des promoteurs et des milieux d'affaires de définir un « nouvel archétype urbain » symbolisant l'avenir officiel de la ville. En 1986, le maire Bradley, confronté à la protestation des résidents et des écologistes contre l'anarchie du développement urbain, et soucieux de soigner son image en vue de l'élection au poste de gouverneur, constitua une commission dominée par le monde des affaires et chargée de réfléchir à un « plan stratégique pour Los Angeles ». Mis en place juste après les jeux Olympiques (événement qui fit date dans la promotion de la ville), cette commission a suscité un intérêt exceptionnel de la part des élites traditionnellement divisées (y compris, pour la première fois des investisseurs asiatiques). Le fruit de ses travaux, un rapport intitulé Los Angeles 2000 : A City for the Future (1988), est devenu le manifeste d'un « nouveau régionalisme », qui entend forger une vision de la ville commune aux grands promoteurs et à la haute intelligentsia [2].


Frank Gehry : un justicier dans la ville

L'obsession sécuritaire de classe ne se traduit pas seulement dans la conception de bancs d'abribus et des mégastructures, elle a aussi ses artistes. Parmi les architectes contemporains, personne n'a autant raffiné la fonction sécuritaire et joué sans vergogne de l'effet de frisson qui en résultait que Frank Gehry, lauréat du prix Pritzker. Comme nous l'avons vu, il est devenu l'un des principaux « imagineurs » (au sens disneyen) de la renaissance des années 1990. Grand adepte du métissage, il sait mêler non seulement architecture et art contemporain, mais aussi un style vaguement radical issu du modernisme classique et un style contemporain franchement cynique. Son oeuvre est donc tout à la fois un manifeste contre le postmodernisme et l'une des expressions architecturales les plus abouties, une référence nostalgique au constructivisme révolutionnaire et la célébration mercenaire d'un minimalisme bourgeois décadent. Les déplacements, nuances et paradoxes à l'oeuvre dans l'architecture de Gehry nourrissent d'ailleurs à Los Angeles une activité herméneutique florissante, qui manie surtout l'hyperbole et le panégyrique.

Pourtant, comme nous l'avons évoqué, le point fort de Gehry est peut-être d'abord sa manière d'exploiter sans détours la violence de l'environnement urbain et d'intégrer ses aspérités et ses rebuts comme autant de références symboliques dans son travail. Bien que des collègues le décrivent affectueusement comme un « vieux socialiste » ou un « combattant de rue au grand coeur », il reste que la partie la plus intéressante de son oeuvre se veut explicitement dépourvue de tout idéalisme romantique [3]. Contrairement aux architectes des années 1940 dont il fut l'élève, Gehry ne prétend pas travailler pour un « réformisme architectural » ou un « urbanisme démocratique », il estime seulement « faire du mieux qu'il peut avec la réalité des choses ». Avec une acuité parfois saisissante, il traduit sur le plan architectural les rapports sous-jacents de répression, de surveillance et d'exclusion qui caractérisent la spatialité fragmentée et paranoïde à laquelle Los Angeles semble aspirer.

Frank Gehry : Danziger Studio, 1964

Le Danziger Studio, construit à Hollywood en 1964, est l'un des tout premiers exemples de ce réalisme urbain et montre bien comment Gehry résout le problème de l'implantation d'immeubles et d'espaces de luxe dans des quartiers dégradés. Cette réalisation est le prototype de ce qui allait devenir un genre propre à Los Angeles, les « maisons furtives » (stealth houses, par analogie avec les « avions furtifs », stealth planes), résidences de luxe camouflées derrière des façades dignes de quartiers populaires, voire malfamés. Ainsi, le façade du Danziger Studio, sur Melrose Avenue – à l'époque où le quartier, pas encore réhabilité et truffé de restaurants chics, avait plutôt mauvais genre -, est un mur gris massif, dont la finition grossière lui permet d'attirer la poussière soulevée par le vent et la circulation et de se fondre dans un environnement de garages et de studios porno. Gehry cherchait explicitement une architecture « introvertie, de type forteresse », baignant dans le silence d'une « boîte hermétique » (dumb box).

Frank Gehry : Gemini GEI, 1979 

Les « boîtes hermétiques » et les murs écrans forment tout un cycle dans son oeuvre, depuis l'American School of Dance qu'il a construit en 1968 jusqu'au Gemini GEI en 1979, tous deux à Hollywood. Mais c'est sans doute à Cochiti Lake, au Nouveau Mexique (1973), qu'il illustre le mieux cette tendance : des remparts bleu glace d'une sévérité impressionnante y enceignent tout le centre ville (idée qui reprise à plus petit échelle en 1976 pour le Jung Institut à Los Angeles). Dans chacun de ses réalisations, une tension dramatique est créée par l'antithèse entre un extérieur tourné vers des « quartiers peu attrayants » ou des espaces désertiques et un espace intérieur opulent, ouvert sur le ciel par des claires-voies et des puits de lumière. Ces ensembles urbains fortifiés constituent une métaphore puissante du refus de la rue et de l'introversion spatiales qui caractérisent la réaction architecturale aux insurrections urbaines des années 1960.

Frank Gehry : Loyola Law School, 1984
Frank Gehry : Loyola Law School, Maison des Avocats, 2002

On retrouve cette problématique en 1984 avec le Loyola Law Shool à l'ouest de Downtown, dans le plus grand barrio centre-américain des Etats-Unis. Gehry se trouvait devant la nécessité de choisir entre le risque de créer un véritable espace public, ouvert sur le quartier, et la sécurité d'une enclave dissuasive, telle qu'il en avait déjà réalisé dans le passé. Un architecte radical ou simplement idéaliste aurait sans doute misé sur l'ouverture du campus et sur l'enjeu architectural que cela pouvait supposer. Mais Gehry opta pour un projet fondamentalement néo-conservateur qu'un critique enthousiaste a bien résumé :
« Ouvert, mais pas trop. Entre le bâtiment sud et la chapelle, qui tourne le dos à l'Olympic Boulevard, et la façade anonyme du bâtiment Burns, on a un accès qui n'est ni totalement dissuasif, ni totalement accueillant. Il est simplement présent, comme le reste du quartier [4]. »

(Cette description sous-estime considérablement les propriétés dissuasives de la présence sur le campus d'impressionnants grillages d'acier, de tours en béton massif et de façades aveugles côté rue.)

Mais si Gehry a opté pour le camouflage avec le Danziger Studio et pour la dissuasion à Cochiti Lake et sur le campus Loyola, on peut se demander s'il n'a pas carrément choisi la stratégie de la provocation avec la véritable forteresse baroque qu'il a construite en 1984 à Hollywood pour abriter la bibliothèque régionale Frances-Howard-Goldwyn. Il s'agit sans conteste de la bibliothèque la plus menaçante qui ait jamais vu le jour : de l'extérieur, on dirait un mélange bizarre de cuirassé en cale sèche et de fortin colonial. Avec ses murs de sécurité de cinq mètres, en béton armé et recouverts de stuc, ses parois en céramique antigraffitis, son entrée encastrée et protégée par un vaste dispositif métallique, ses guérites stylisées perchées de chaque côté, la Goldwyn Library (qui reprend certaines idées développées par Gehry pour l'ambassade américaine de Damas) incarne le même genre de bravade machiste que le Magnum 44 de Clint Eastwood dans L'Inspecteur Harry.


Frank Gehry : Goldwyn Library, 1984

Évidemment, les inconditionnels de Gehry ne tarissent pas d'éloges envers la Goldwyn Library. Loin d'y voir une espèce de forteresse antiterroriste, ils trouvent ses formes « généreuses », « accueillantes », comme dans les « bonnes vieilles bibliothèques », etc., ce qui prouve qu'il sont complètement à côté de la plaque [5]. Le fait est que la première bibliothèque de Hollywood, qui accueille les archives du studio, avait été détruite par un incendie d'origine criminelle et que la fondation Samuel-Goldwyn, qui la finance, obsédée par les question de sécurité, avait demandé à Gehry de plancher sur un bâtiment « anti-vandales ». Mais au lieu d'employer les technologies de sécurité les plus avancées et les plus discrètes, qui s'intègrent de façon subtile dans l'architecture, Gehry choisit de mettre en avant des équipements relativement rudimentaires et voyants, les transformant de fait en éléments architecturaux à part entière. Les fonctions ne sont plus dissimulées par les formes, mais au contraire exhibées. Il ne tien qu'aux usagers potentiels d'apprécier le côté ludique et spirituel de la chose, tout dépendant évidemment de leur statut social. Car la Goldwyn Library stigmatise implacablement un Autre diabolique (l'incendiaire, le « graffiteur », l'envahisseur), démonisation qui se propage à tout le secteur – un quartier dégradé mais pas particulièrement dangereux – et à ses habitants. L'arrogant bibliothèque-forteresse sature tout son environnement de sa présence glaciale et paranoïaque.

Mais peut-être ne s'agit-il pas totalement de paranoïa, car il y a bien une bataille en cours dans les rues du quartier. Voilà quelques années, le Los Angeles Times révélait ainsi l'alliance sordide entre les entreprises du spectacle et quelques gros propriétaires ayant le monopole foncier dans cette partie d'Hollywood pour prendre le contrôle des projets d'aménagement. Il s'agissait de s'appuyer sur les augmentations de taxes foncières et d'habitation pour chasser les pauvres des rues de cette partie de Hollywood (des réfugiés d'Amérique centrale) et de « valoriser » le secteur en en faisant un luxueux parc à thème destiné à une clientèle internationale [6]. Dans ce scénario, la Goldwyn Library, à l'instar des premières forteresses de Gehry, constitue une sorte de tête de pont architecturale pour l'embourgeoisement [gentry] future du quartier. Avec ses volumes intérieurs élancés et lumineux entourés de remparts hostiles, elle en dit long sur l'évolution de l'architecture publique aux États-Unis, littéralement « retournée » au service des obsessions sécuritaires et de la spéculation..


NOTES

* Frank Gehry est né dans une famille d'origine juive polonaise, d'un père dans le commerce de matériaux et d'une mère mélomane. Il change son nom de Frank Owen Goldberg pour celui de Frank Owen Gehry en 1954.


[1] Entretien avec Ross Miller, « The Master of Mudpies ». A propos de Gerhy, Isozaki, Graves et autres « starchitectes » disneyiens, Suzanne Stephens observe « qu'hier tous les architectes d'Amérique rêvaient de concevoir des tours de bureaux pour des promoteurs éclairés. Aujourd'hui, ils veulent tous travailler pour Michael Eisner ». Cité in Leon Whiteson, « Disney Design », Los Angeles Times, 1990.
[2] Ecrit sous la direction d'un vice-président de la Bankamerica, L.A. 2000 est aujourd'hui mis en oeuvre par « 2000 Partnership », un organisme semi-public dirigé par l'ancien pdg de Lockheed.
[3] C'est l'architecte Michael Rotundi, disciple de Gehry, qui parle de « vieux socialiste » ; quant à Gehry, il déclare fièrement : « C'est de la rue que je tire mon inspiration. Je suis plus un combattant de rue qu'un théoricien ». (Citée par Adèle Freeman, Progressive Architecture, octobre 1986.
[4] Mildred Friedman, The Architecture of Frank Gehry, 1986.
[5] Pilar Viladas, « Illuminated Manuscripts », Progressive Architecture, octobre 1986.
[6] Voir les articles de David Ferrell dans le Los Angeles Times. Dans une lettre au Los Angeles Times (septembre 1987), l'ancien directeur de la planification urbaine de la municipalité, Calvin Hamilton, a confirmé que la Chambre de commerce de Hollywood « dominait et manipulait agressivement les processus de décision. Dans la plupart des cas, j'estime que la seule qui les intéressait était la maximalisation de leurs propres profits, et non pas la conception d'un plan d'ensemble équilibré susceptible de bénéficier à long terme à tous les habitants d'Hollywood ».


Mike DAVIS

Extraits de
City of Quartz

Editions La Découverte Paris | 1997


Photos

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire