À l’instar des autres mouvements autochtones, le mouvement zapatiste se caractérise par une identité collective et un ancrage territorial. La territorialité des nouveaux mouvements sociaux s’exprime clairement dans l’exemple zapatiste. En plus d’être un mouvement politique, le mouvement zapatiste établit un rapport inédit au territoire : une nouvelle territorialité sociale. L'EZLN a construit sa propre territorialité sociale en érigeant de nouvelles pratiques et instances autonomes. L’appropriation de ce territoire se fait par l’exercice de l’autonomie. Mais ces nouveaux territoires que le mouvement s’approprie se trouvent autant à l’échelle locale qu’à l’international, autant au niveau pratique qu’au niveau symbolique, et peuvent, de plus, constituer un espace institutionnel et fonctionnel, et non pas uniquement un territoire physique.
Les zapatistes tentent de mettre de l’avant une autonomie communautaire, municipale et régionale. L’autonomie zapatiste est une autonomie de facto ancrée dans un territoire fonctionnel, appuyé sur des institutions aux pratiques autonomes. L’autonomie territoriale se construit par la mise en place d’institutions autonomes basées sur un tissu social de pratiques et d’organisations autonomes. Les pratiques sociales zapatistes font reculer le territoire étatique et imposent un autre territoire de gestion collective. C’est un nouveau territoire qu’ont créé les zapatistes en s’appropriant un espace et en le redéfinissant.
La reconnaissance territoriale ne se fera pas sans conflits, et notamment avec l’État. Le défi principal du zapatisme est de gérer, sur le terrain, les tensions entre les projets d’autonomie territoriale et ceux d’autonomie fonctionnelle, c’est-à-dire entre autonomie de facto et autonomie reconnue.
Le second enjeu est la gestion de la démocratie directe populaire. De l’inclusion dépend la survie des entités autonomes. Gouverner, s’autogérer de façon collective, implique de modifier certaines pratiques sociales individualistes -ancestrales- pour en arriver à une gestion démocratique. Il y a tout un apprentissage à faire, tant au niveau de la gestion politique, qu’au niveau de la gestion des ressources économiques. La gestion collective s’appuie sur une volonté politique, et non spontanée, et les paysans sont soumis à un éternel conflit entre les besoins de la vie communautaire et la survie individuelle de la famille. De plus, dans les communautés autochtones, se croisent une foule d’allégeances religieuses, culturelles et politiques, qui tendent inévitablement à créer un effet de division. Les conflits intracommunautaires, qui n’existent pas uniquement dans les communautés zapatistes, constituent un défi important pour la survie de l’autonomie et dans la mise en place des conditions nécessaires au développement.
Tout ceci a exigé de la part des dirigeants historiques de l'EZLN, une redéfinition complète de la gestion du territoire et la mise en place de nouvelles instances municipales autonomes se substituant à celles de l'Etat. Ce second article concernant l'exercice politique sur le territoire du mouvement zapatiste est consacré à la gestion du territoire autonome zapatiste de Los Altos de Chiapas et à son chef-lieu, Oventic. Dans le texte qui suit, nous présentons plus en détails les résultats de leurs actions et stratégies ainsi que les conséquences.
Rappel
Ce texte fait suite à l'article plus général concernant l'EZLN, lien ICI.
Rappelons simplement les objectifs du mouvement zapatiste :
« le zapatisme représente un ambitieux projet dont la finalité est de construire une relation humaine différente de l’actuelle, fondée sur la conviction qu’il est possible de créer un monde distinct dans lequel personne ne soit de trop ni de doive être soumis à des acculturations forcées ; et qui est un processus d’affirmation des différences qui ne signifie pas la fermeture, qui ne veut pas non plus continuer de lutter
pour reconstruire le modèle social basé sur des compartiments étanches qui ne font qu’aider à maintenir séparés les divers peuples entre eux . […] Le zapatisme dans cette nouvelle phase ne demande aucun type d’indépendance, il n’est pas partisan de la guerre, il ne veux pas le pouvoir, il ne regrette pas un retour au communisme primitif, il ne lorgne pas une autonomie excluante, il ne prétend pas instaurer un égalitarisme radical qui occulte les différences existantes, il ne cherche pas à proclamer la naissance de la Nation maya, il ne lutte par pour l’immobilisme des peuples indiens et le maintien à n’importe quel prix de ses coutumes ancestrales, ne désire pas non plus fragmenter la République en une multitude de petits pays indigènes. Son objectif est la paix, le dialogue, la justice, la liberté, la démocratie ».
Ignacio Ramonet.
Le territoire de Los Altos de Chiapas
et son centre administratif, Oventic.
Oventic est une communauté essentiellement d’allégeance zapatiste, qui fait partie de la municipalité de Larráinzar et de la Municipalité autonome de San Andrés Sakamch’en de los Pobres. Selon les chiffres du gouvernement (INEGI, 2000), 400 personnes y habiteraient. Selon d'autres sources la population d’Oventic est beaucoup plus importante que ce que disent les chiffres officiels. Étant donné qu’Oventic est une communauté zapatiste et, de surcroît, siège d’un palier de pouvoir, il se pourrait que les autorités gouvernementales ne la recensent pas avec la même précision que les autres. Également à signaler dans le même ordre d’idées, la localisation d’Oventic, qui est pourtant, comme nous l’avons dit, une agglomération relativement importante située entre Larrainzar et Bochil, ne se retrouve pas sur la plupart des cartes de la région. Comme si son existence ne constituait pas une réalité incontournable de Los Altos, voire du Chiapas et du pays. Même les transports en commun (combis), ici sans doute pour des questions de sécurité, n’affichent pas leur arrêt à Oventic. Tout juste comme si Oventic n’était pas là…
Pauvres entre les pauvres
Malgré son absence des documents officiels, Oventic est belle et bien présente et constitue une donnée incontournable au sein de l’échiquier de pouvoir tendu sur le Chiapas. Los Altos représente, comme son nom l’indique (les hauts), les hautes terres du Chiapas. Elle est située principalement au nord-ouest de la ville de San Cristóbal de Las Casas, et occupent une bonne partie de la Sierra Norte qui traverse le territoire du Chiapas. Il s’agit donc d’une région montagneuse, au relief parfois très accidenté, à la couverture forestière encore importante et au climat généralement difficile. L’agriculture intensive n’y est donc pas possible. Certaines communautés se trouvent perchées à plus de 2000 m d’altitude (c’est le cas d’Oventic), alors que d’autres se trouvent entre 1000 et 2000 mètres au-dessus du niveau de la mer. Los Altos demeure tout de même, dans toute son étendue, une région rurale et agricole. Les principales denrées qu’on y cultive sont le maïs, la fève et le café.
Pour les zapatistes, la région «comprend une partie des territoires où se trouvent les municipalités gouvernementales de Los Altos de Chiapas et s’étend jusqu’à Chiapa de Corzo, Tuxtla Gutiérrez, Berriozábal Ocozocuautla y Cintalapa». Disons donc que la région de Los Altos comprend une quinzaine de municipalités gouvernementales, incluant celle de San Cristóbal de Las Casas, ainsi que sept Municipalités autonomes contrôlées par les zapatistes. Plus que ses frontières, ce qu’il est important de retenir de la région c’est sa précarité sociale et économique. Si le Chiapas en entier est confronté à la misère, la région des Hautes-Terres est plus pauvre que la moyenne. Le niveau de vie, selon divers indicateurs, y est de «marginalité extrême» et 75 % de la population est affectée par différents niveaux de malnutrition. Des 472.000 habitants de Los Altos , 72 % sont autochtones, principalement des ethnies tzotzil et tzeltal d’origine maya. Le nombre d’habitants a triplé en 40 ans, ce qui entraîne une densité importante de la population et une surexploitation des terres agricoles. À titre d’exemple, la municipalité de San Juan Chamula, la plus populeuse de la région, affiche une densité de population de plus de 630 habitants au kilomètre carré. En outre, l’analphabétisme creuse des écarts importants : le taux d’analphabétisme de la municipalité autochtone de San Andrés est de 54 %, celui de celle de Chenalhó de 51 %, alors que celui de la ville de San Cristóbal de Las Casas est de 20 % et celui de la capitale de l’État, Tuxtla Gutiérrez, de 9 %. 80 % des femmes et 40 % des hommes de l’ethnie tzeltal ne parlent pas l’espagnol. L’occupation principale des habitants demeure l’agriculture, mais cette agriculture est, plus souvent qu’autrement, une agriculture de subsistance et les activités commerciales demeurent peu nombreuses. Historiquement, faute de ressources suffisantes, les nombreux habitants des Hautes-Terres ont été amenés à migrer et à s’engager comme journaliers dans des conditions de semi esclavage. Ce système a aujourd’hui disparu, sans effacer toutefois la relation de domination qui soumet les populations autochtones.
L’identité autochtone, dans une région où le système d’intégration et d solidarité s’appuie sur la religion, fut profondément transformée par l’arrivée, dans les années 1960, de l’Église protestante, suivie d’une foule de sectes qui vinrent diviser encore plus une identité déjà complexe. Auparavant, à la fin des années 1930 et au début des années 1940, le gouvernement du président Cárdenas avait mis de l’avant un programme en faveur des autochtones qui prit racine dans la vie communautaire et eut pour effet d’y inclure l’appartenance à un parti politique comme facteur d’identité, allant même jusqu’à modifier les formes de gouvernement, en délogeant les leaders traditionnels pour les remplacer par des caciques fidèles à l’État. Les caciques jouissent du pouvoir local et entretiennent un fort autoritarisme qui teinte toutes les relations de pouvoir au sein de ces communautés. Les Hautes-Terres abritent en effet une société de castes au sein de laquelle les facteurs spirituel et culturel ne peuvent pas être séparés de la vie politique.
Par ailleurs, au sein des municipalités de la région se sont superposés deux paliers de gouvernement : le traditionnel à caractère spirituel et aux origines précolombiennes, et celui des conseils municipaux constitutionnels imposés par l’État. Dans les années 1970 tous les gouvernements de Los Altos ont dû affronter de sérieux conflits et, à l’arrivée des années 1980, plus de la moitié des municipalités font face à des mouvements actifs d’opposition. Les porteurs d’allégeances différentes, politiques ou religieuses, étaient souvent expulsés de leur communauté et devaient chercher des formes d’organisation alternatives. Le tissu social est donc largement affecté par ces conflits internes et «polarisé par l’intolérance».
Au reste, la région de Los Altos jouit d’une longue tradition d’organisation. Les coopératives de production ou d’approvisionnement, les syndicats paysans et ouvriers, ainsi que d’autres organisations sociales et politiques mettent régulièrement de l’avant des actions collectives pour tenter de répondre aux abus commis par les grands propriétaires, pour organiser la production, ou encore pour obtenir des terres et des services. En 1998, Robledo Hernández recense 26 organisations régionales et locales au sein de la société civile. La survie collective des communautés repose bien souvent sur ces liens organisateurs. Cette tradition d’organisation au sein de coopératives ou de mouvements sociaux a développé, au cours des ans, des sujets sociaux bien politisés et est largement associée à la revendication de l’autonomie, discutée depuis 1982. L’appropriation des moyens de production
est aussi de plus en plus importante. Il n’est donc pas surprenant que Los Altos ait été l’une des régions, sinon l a région, d’incubation de la rébellion zapatiste.
Oventic
Oventic est situé à une quarantaine de kilomètres au nord de la ville de San Cristóbal de Las Casas, c’est-à-dire à environ une heure. À un détour de la route, la seule route goudronnée qui traverse ces montagnes, le village saute aux yeux grâce à ses façades colorées. Auparavant, l’attention aura été attirée par les panneaux signalant les limites du territoire rebelle zapatiste. Tous les bâtiments publics d’Oventic sont décorés de murales représentant des slogans du mouvement zapatiste ou des épisodes de son histoire. Ils se dressent le long de la rue principale qui descend, perpendiculairement à la route, jusqu’à l’amphithéâtre extérieur qui accueille, selon le cas, de grandes foules internationales, des fêtes locales ou des confrontations sportives.
Oventic abrite une clinique médicale assez importante, la plus grande et la mieux équipée de Los Altos. On y trouve aussi deux écoles autonomes, une de niveau primaire et une école secondaire. En plus des délégations de chaque palier de pouvoir de la structure politique et des représentants de l’Armée zapatiste, y siègent aussi les délégués de chaque organisation sociale, telles que les coopératives qui y possèdent généralement une boutique proposant leurs produits (café, artisanat) aux visiteurs. Oventic est donc un village animé. Des autochtones de toute la région, et donc d’ethnies différentes, y séjournent et leurs habits traditionnels colorés et brodés aux motifs de chacune des communautés participent à lui donner un air qu’on pourrait presque qualifier de cosmopolite.
Très tôt, suite à l’apparition publique du mouvement zapatiste, Oventic occupe une place importante dans son organisation territoriale. Dès la fin de 1994, apparaissent les premières Municipalités autonomes au nombre desquelles figure San Andrés Sakamch’en de los Pobres, de laquelle Oventic fait partie. En 1995, le territoire zapatiste commence à se diviser en régions et c’est l’époque de la construction des Aguascalientes. Il devient clair rapidement que le centre de Los Altos, pour le mouvement, sera localisé dans la municipalité de San Andrés et son Aguascalientes, à Oventic. Pour certains observateurs, les zapatistes ont choisi la municipalité de San Andrés pour ériger leur capitale régionale parce qu’il s’agissait de la seule municipalité dans laquelle ils avaient réussi à obtenir une majorité de sympathisants avant le soulèvement, et Oventic parce qu’ils possédaient, non loin de là, un campement militaire. Oventic deviendra rapidement l’un des Aguascalientes les plus connus, dû sans doute à sa proximité de San Cristóbal de Las Casas et de la ville de San Andrés, où se tiennent les négociations sur les accords du même nom. Nous l’avons vu, les Aguascalientes disparaissent en 2003. Leur ont succédé des Caracoles abritant une nouvelle structure de pouvoir : les Conseils de bon gouvernement. Oventic est donc le siège du Caracol et du Conseil de bon gouvernement de la région de Los Altos. Son rôle de capitale s’accentue. Mais, non seulement joue-t-elle le rôle de la capitale de Los Altos, elle constitue, pour tout le mouvement, un espace important. Oventic aurait par exemple servi à tester les nouvelles mesures de gouvernance régionale qui ont été appliquées, par la suite, dans toutes les régions. C’est aussi à Oventic que se sont tenus, et que se tiennent, nombre d’événements marquants de l’histoire du mouvement.
N’y accède pas qui veut cependant. À l’entrée du village, un vigile attend les visiteurs. Ceux-ci doivent montrer une pièce d’identité, un passeport pour les étrangers, et expliquer les raisons de leur venue. Ils seront ensuite reçus par la commission de réception formée par des membres du Comité clandestin révolutionnaire autochtone, qui prendra connaissance des raisons de leur visite et décidera s’ils seront ou non invités à séjourner en territoire zapatiste.
Reste qu’Oventic reçoit, bon an mal an, un certain nombre de jeunes et de moins jeunes venus y séjourner un temps afin de participer d’un peu plus près à l’expérimentation zapatiste.
Il est intéressant de noter qu’Oventic joue le rôle de capitale régionale, mais pas celui de capitale municipale. Le chef-lieu de la municipalité sur le territoire de laquelle elle se trouve campe dans la petite ville de San Andrés, à une dizaine de kilomètres au sud d’Oventic. En fait, sur le territoire de cette municipalité coexistent deux peuples, celui de San Andrés et celui de Santiago, ce dernier revendiquant depuis longtemps de former, par le processus de la «remunicipalisation», une entité municipale dont le chef-lieu serait probablement Oventic. Il demeure que, pour le moment, Oventic fait partie de la Municipalité autonome de San Andrés Sakamch’en de los Pobres, et que cette municipalité représente l’une de celles où l’autonomie est la plus acquise. Le Conseil autonome zapatiste jouit en effet de l’appui de la majorité et siège dans les édifices municipaux, alors que le Conseil officiel de l’État se contente de locaux loués.
Oventic représente, le principal point de rencontre et de rassemblement de la région de Los Altos pour les zapatistes. Il sert aussi d’important lieu d’échanges entre le mouvement et la «société civile» nationale et internationale. Le nom de son Caracol en témoigne : «Coeur central des zapatistes face au monde». Oventic est ainsi généralement animé d’une certaine effervescence.
L’exercice de l’autonomie à Oventic
L’autonomie de facto exercée par le mouvement zapatiste ne peut pas être considérée d’un point de vue strictement territorial, elle doit être comprise comme une autonomie fonctionnelle, c’est-à-dire institutionnelle, selon le concept mis de l’avant par William Safran. Safran avance que la territorialité institutionnelle créée par certains groupes ethniques, par exemple dans les villes multiculturelles, attire les individus s’y identifiant en mettant à leur service des réseaux d’institutions qui leur sont propres et en créant de véritables territoires fonctionnels. Ceux-ci, appuyés sur des institutions, peuvent compenser l’absence de reconnaissance d’un véritable territoire physique délimité. Pour Burguete Cal y Mayor, les autonomies de facto zapatistes s’inscrivent clairement dans la définition d’autonomie fonctionnelle de Safran. L’autonomie zapatiste s’appuie d’abord sur ses organisations autonomes et sur les réseaux créés par celles-ci. Nous avons vu que les conditions d’extrême marginalité et l’absence de soutien étatique ont obligé les acteurs à s’organiser et à mettre de l’avant des actions collectives, ce qui a rendu possible l’apparition d’un mouvement social puissant et, par la suite, l’instauration d’entités autonomes. Ces entités se maintiennent aujourd’hui grâce aux institutions autonomes qui ont «déplacé l’État» en voulant le remplacer. Au surplus, c’est par la pratique, par l’expérience des institutions autonomes que se renforce, au jour le jour, l’autonomie. C’est l’utilisation de ces institutions par les citoyens et citoyennes qui donne sa légitimité à l’autonomie. Les institutions autonomes permettent de rendre l’autonomie tangible, de la territorialiser. Et ce, grâce, entre autres, à ce que Burguete Cal y Mayor appelle la «politique sociale zapatiste», c’est-à-dire tout ce déploiement d’institutions sociales et politiques, de lois et de mesures, qui concrétisent de véritables politiques publiques auxquelles s’identifie la population. Le secret du succès de l’autonomie zapatiste est d’avoir pu traduire son autonomie de facto en institutions autonomes. Comment fonctionnent ces organisations ?
Les instances politiques et la gestion territoriale
La structure de gestion autonome zapatiste comporte trois paliers : le local, le
municipal et le régional. La région de Los Altos est donc gérée, comme les autres, par cette structure, et Oventic lui sert de capitale où convergent toutes les formes de pouvoir. Les pouvoirs politiques présents à Oventic sont soit régionaux soit municipaux, mais le niveau communautaire y est aussi représenté puisque les représentants municipaux sont choisis parmi ceux des communautés. Ces pouvoirs se complètent donc, de prime abord, mais se recoupent aussi certainement. L’imbrication de ces niveaux de pouvoir est, en soi, un enjeu. Il implique qu’un acteur peut jouer sur la scène politique à plusieurs niveaux. Sachant que l’histoire chiapanèque a été marquée par le «caciquisme», c’est-à-dire par l’attitude discrétionnaire de certains acteurs politiques autochtones, on ne peut malheureusement pas espérer que la gestion zapatiste en soit à l’abri.
Le trafic d’influence, l’abus de pouvoir, la gestion préférentielle, viennent presque immanquablement avec l’exercice du pouvoir politique. Il n’y a pas de raison de croire que les zapatistes en soient épargnés. Au contraire, la création des Conseils de bon gouvernement a été inspirée, comme nous l’avons vu, par un besoin de réguler les abus de pouvoir de certains acteurs politiques au niveau des Municipalités autonomes. Ces conseils visent aussi à éviter que certains acteurs ou certaines communautés ne se voient accorder un traitement de faveur dû à leur position. Des mesures de contrôle sont de plus en plus adoptées pour réguler le pouvoir politique. Nous avons vu aussi que ce pouvoir politique, du moins en intention, tendrait à se séparer du pouvoir militaire. Il gagnerait en autonomie. Reste que le commandement militaire demeure un acteur incontournable à Oventic. Pour certains auteurs, le commandement de l’EZLN aurait cédé du pouvoir politique, afin de ne pas perdre plus de membres, mais il n’aurait en fait rien cédé de son autorité.
Le financement des entités autonomes
Une question qui vient inévitablement à l’esprit est celle concernant les fonds dont dispose cette structure de gestion pour administrer le développement de son territoire. Par principe, le mouvement zapatiste n’accepte aucun subside du gouvernement mexicain. Les divers programmes sociaux de ce dernier n’ont pas cours en territoire zapatiste. Son financement repose presque entièrement sur des fonds venus de l’aide étrangère. Une variété d’organismes, étatiques et privés, depuis des programmes de l’Union européenne jusqu’à des organismes internationaux comme la Croix-rouge, en passant par toute une panoplie d’organisations non gouvernementales (ONG) mexicaines ou étrangères, sont à l’origine des budgets de fonctionnement du mouvement. À ces contributions, il faut ajouter les profits provenant d’activités faites individuellement ou en groupe. Mais ces activités, dont la principale est la vente de produits agricoles sur les marchés des villes, demeurent hautement marginales. Même dans le cas des coopératives de production qui font du commerce équitable de café, tel Mut Vitz, les profits récoltés se révèlent très maigres. Dans le rapport sur les activités de sa première année d’existence, diffusé auprès de toutes les bases de soutien de Los Altos, le Conseil de bon gouvernement d’Oventic mentionne avoir obtenu 4 547 000 pesos entre août 2003 et août 2004 et avoir dépensé 3 510 000 pesos. Cette somme n’inclut pas les dépenses individuelles faites par chaque famille pour sa subsistance, mais bien les dépenses collectives pour subventionner les systèmes d’éducation et de santé, ainsi que les coopératives et autres projets collectifs. Sont compris aussi les coûts reliés à des situations particulières, comme par exemple pour venir en aide aux familles déplacées par des conflits. Le Conseil rend aussi publique la provenance de cet argent, depuis 500 pesos donnés par un étudiant mexicain, jusqu’aux 400 000 pesos déboursés par la Croix-Rouge International pour un magasin coopératif. Les dons proviennent d’organisations aussi diverses que le collectif de solidarité de Grenade (156 000 pesos), celui de Barcelone (79 000 pesos) et un organisme suisse, Solidaridad Directa con Chiapas (54 000 pesos).
La question de la démocratie directe communautaire
Aux dires des zapatistes, à tous les niveaux de la structure de pouvoir des efforts sont consentis afin que les décisions soient prises de façon démocratique. La «démocratie directe communautaire», telle que désignée par le mouvement, participe de l’idéologie égalitaire prônée par celui-ci. Il s’agit d’un mouvement social qui se prétend démocratique et inclusif.
Nadal parle d’un «pluralisme radical», qui constituerait l’idéologie dominante du mouvement, et mènerait à une «démocratie radicale plurielle». Le mouvement cherche donc à mettre de l’avant une méthode de gestion participative. L’un de ses slogans se vante d’ailleurs de diriger en obéissant (mandar obedeciendo) et à l’entrée d’Oventic un panneau proclame une autre devise du mouvement : «Ici le peuple dirige et le gouvernement obéit» (Aquí Manda el Pueblo y el Gobierno Obedece).
Cette façon d’administrer la communauté en assemblée n’a pas été inventée par le mouvement zapatiste. Les communautés autochtones ont coutume de prendre les décisions les concernant lors d’assemblées populaires et de le faire, de surcroît, par consensus. Ces assemblées populaires pouvant s’éterniser jusqu’à l’obtention dudit consensus. Mais, ces assemblées ne rassemblent, traditionnellement, que les hommes mariés du village.
En territoire zapatiste, un effort particulier est mis pour donner la parole aux femmes et aux jeunes. Les décisions sont prises en assemblées générales et tous les membres d’une assemblée ont le droit de parole. Ainsi, cette façon démocratique de se gouverner se démarque de l’organisation politique traditionnelle des communautés indiennes, jugée trop rigide et verticale. Soulignons encore que la prise de décision par consensus n’est pas équivalente à la démocratie majoritaire ou représentative. La prise de décision par vote viendrait contrecarrer une organisation politique historique des communautés autochtones et déstabiliser des réseaux de relations sociales structurés autour de la prise de décision par consensus. La question demeure toutefois de savoir si la conciliation et le consensus se font réellement dans le respect des opinions divergentes.
Marcos avoue d’ailleurs que la structure militaire zapatiste «contamine» la vie démocratique des communautés. D’où la volonté de créer une organisation politique plus autonome face au commandement militaire. Marcos précise que «le [leitmotiv] «gouverner en obéissant» dans les territoires zapatistes est une tendance, elle n’est pas exempte de hauts et de bas, de contradictions et de déviations, mais c’est une tendance dominante».
Les organisations sociales : un rôle clé à tous les niveaux
Parallèlement aux institutions politiques, l’autonomie s’exerce aussi depuis les organisations sociales. Ce que nous appelons «organisations sociales» comprend en fait des organisations à caractère économique, politique, social ou culturel, tels que des coopératives de production ou de consommation, des services, des groupes musicaux, etc. Nous avons choisi de les désigner par l’adjectif « social» puisque celui-ci met l’accent sur la nature civile de ces organisations, tout en les ramenant à ce qui les relie, leur caractère social. Peu importe les fins ou les moyens qui les définissent, elles constituent toutes des organisations créées par et pour la société civile, et qui ont, de ce fait, un rôle majeur à jouer dans la construction des nouveaux rapports sociaux. C’est donc, sans doute, cet exercice de la citoyenneté qui les relie le plus à l’autonomie. De ce fait, bien qu’il s’agisse souvent d’organisations nées pour répondre à des besoins spécifiques, elles dépassent leur fonction première pour embrasser un rôle au sein de l’autonomie, particulièrement dans sa territorialisation.
Elles peuvent donc avoir un impact politique, par exemple en forgeant la démocratie communautaire ou en luttant pour la reconnaissance légale, économique, en collaborant à l’amélioration des conditions de vie, ou encore culturel, en participant à la réappropriation d’une identité collective, mais elles demeurent, pour nous, d’abord et avant tout sociales. Elles tentent toutes, par divers moyens, d’atteindre l’amélioration de la qualité de vie des citoyens et citoyennes, par l’organisation de ces mêmes citoyens et citoyennes. Sur le terrain on les appelle : collectifs ou travaux collectifs (colectivos ou trabajos colectivos), projets (proyectos), associations (asociaciones), sociétés (sociedades), coopératives (cooperativas).
Le terme «organisation» (organización) est plus souvent utilisé pour désigner le mouvement zapatiste lui-même. Parmi les organisations sociales présentes à Oventic, les plus visibles sont peut-être les services d’éducation et de santé, gérées de façon autonome. Viennent ensuite les coopératives de production (café, artisanat, chaussures) et de commercialisation, les magasins coopératifs, ainsi que plusieurs autres types d’associations de plus ou moins grande portée. Oventic accueille la représentation de la plupart ces organisations. En fait, chacune des organisations sociales existant dans Los Altos est représentée dans la capitale régionale. Ce qui fait dire à certains qu’Oventic est un exemple en soi puisqu’on y trouve de tout «collectivisé». Ce système oblige les membres des organisations à se relayer pour assurer le maintien d’un bureau qui constitue aussi, lorsqu’il y lieu, un point de vente de leurs produits. Cette population mobile participe à la difficulté de déterminer le nombre exact d’habitants d’Oventic.
La gestion de la plupart de ces organisations se fait sous le mode de ce que nous appelons maintenant des entreprises d’économie sociale. Des intervenants d’une organisation non gouvernementale (ONG) appuyant la création d’entreprises d’économie sociale dans la région depuis plus de 35 ans, témoignent de l’importance qu’ont pris les organisations sociales au sein des Municipalités autonomes. Selon eux, l’appartenance à une organisation sociale, à un collectif, renforce l’identité des acteurs dans les Municipalités autonomes. Le changement social, pour ces acteurs, passe par les organisations sociales. Ils vont, parfois, jusqu’à maintenir un modèle d’organisation collectif, même s’il n’est pas rentable économiquement, à cause de ses effets aux plans social et politique. Pour les acteurs zapatistes, il paraît clair que, faire avancer le processus d’autonomie signifie consolider les organisations sociales. L’organisation de l’autonomie passe par les organisations sociales. Elles jouissent d’une importance stratégique, ne serait-ce que parce que les coopératives et autres entreprises d’économie sociale, ont fourni au mouvement sa base économique. L’existence même des institutions politiques repose sur l’appui économique de certaines entreprises collectives, d’où le fait qu’elles encouragent leur croissance. Bien sûr, l’organisation sociale est aussi la conséquence d’une certaine vision politique. Voilà pourquoi il existe une différence dans la façon de percevoir les organisations sociales entre les communautés zapatistes et les communautés non zapatistes. Les communautés zapatistes représentent celles où la collectivisation est la plus poussée. Contrairement aux acteurs non zapatistes, qui n’y voient qu’une expérience d’appui mutuel, pour les zapatistes les organisations sociales incarnent une expérience porteuse d’initiatives et de changement social. L’autonomie, c’est d’abord l’autogestion. Pour qu’elle se maintienne, ses acteurs doivent se constituer en sujets politiques, ce qui peut être fait à travers les organisations sociales. Sans compter que les organisations sociales jouent un rôle non négligeable au niveau du sentiment d’appartenance et de la formation d’une identité collective, qui constituent l’une des bases du processus de développement d’une société locale. Les organisations sociales représentent des «branches du mouvement zapatiste», «conjointement avec l’éducation, la santé, l’administration, et la commercialisation, les coopératives font partie d’une stratégie autonome de développement qui inclut l’ensemble de la collectivité dans l’autonomie de facto».
Par surcroît, les organisations sociales ne se génèrent pas à partir de rien. Nous l’avons vu, les organisations sociales autochtones ont précédé le mouvement zapatiste. La création des premières coopératives dans Los Altos remonte aux années 1976-1980. Ces premières organisations autogérées mises sur pied avec des visées de développement économique furent des magasins généraux (tiendas) et des coopératives de production. Même si certains voient derrière la création de ces coopératives des dispositifs de renforcement du système en place, il demeure qu’elles font partie d’un processus d’organisation et de construction d’acteurs sociaux et que ce sont ces mêmes acteurs qui, aujourd’hui, participent à l’édification d’autres organisations sociales et d’une vaste organisation politique autonome.
Les acteurs d’Oventic
Le défi de l’autonomie est donc relevé par des acteurs de différents types. À Oventic se rencontrent des acteurs politiques, des intervenants des services de santé et d’éducation, des membres de coopératives de production et autres organisations sociales, des citoyens et citoyennes, des étrangers, ainsi que des représentants du commandement militaire de l’EZLN.
Les pouvoirs politiques
Nous avons vu que les acteurs politiques en place à Oventic se situent à différentes échelles spatiales. Il représente, dans la gestion du territoire, un lieu de centralisation régionale. Oventic accueille le niveau régional de la structure de pouvoir qui assure la coordination et la conciliation régionales. Il s’agit d’un lieu de pouvoir où se prennent les décisions importantes, même si, comme nous le verrons, celles-ci doivent être entérinées par les assemblées locales et municipales.
Le Conseil de bon gouvernement de Los Altos de Chiapas
Le Conseil de bon gouvernement, la Junta de Buen Gobierno, constitue le palier de pouvoir régional de la structure de gestion autonome zapatiste. Celui d’Oventic étend ses pouvoirs sur toute la région de Los Altos. Le Conseil de bon gouvernement de Los Altos de Chiapas a été baptisé par la population «Coeur central des zapatistes face au monde» (Corazón Céntrico de los Zapatistas Delante del Mundo). Tout porte à croire qu’il se veut le lieu par excellence de la gouvernance zapatiste. Les représentants du Conseil de bon gouvernement d’Oventic sont issus des Conseils municipaux autonomes.
Comme la région de Los Altos compte sept Municipalités autonomes qui envoient chacune deux représentants au Conseil régional, celui-ci est constitué de quatorze représentants. Leur bureau, la Casa de la Junta de Buen Gobierno, demeure ouvert 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. Il s’agit d’un siège permanent mis en place afin de répondre aux besoins des communautés. En fait, la résolution de problèmes devrait suivre la structure de gestion et se faire d’abord au niveau local, puis municipal, avant de passer au niveau régional. Les représentants régionaux doivent renvoyer toute question municipale au niveau des conseils municipaux. La structure de gestion favoriserait donc une résolution des problèmes à la base. Toutefois, comme nous l’avons vu au chapitre précédent, son rôle est de surveiller les autres organes de pouvoir afin de corriger et d’éviter les abus de la gouverne autonome. En outre, elle sert de point de rencontre et de planification. Pour ses agents, le rôle du Conseil régional est de coordonner les projets sur le territoire.
De même, le Conseil de bon gouvernement détient un rôle de représentant des communautés zapatistes. En plus de résoudre les problèmes survenant au sein du territoire zapatiste, elle doit répondre aux problèmes qui surviennent avec les communautés voisines. Entre août 2003 et août 2004, le Conseil d’Oventic aurait répondu à 85 «cas de justice» dont 15 «avec d’autres parties», c’est-à-dire des non-zapatistes. Ces problèmes vont de la persécution, des menaces et agressions (dans les communautés de Venustiano Carranza et Simojovel) aux problèmes de division agraire (communauté de Chalchihuitán), en passant par des problèmes d’ordre religieux (communautés de Cancuc et Santa Catarina). Le Conseil régional se charge des négociations avec les autorités non zapatistes. C’est donc dire que ses tâches sont multiples. Pour s’en acquitter, il se subdivise en plusieurs commissions se chargeant chacune d’un aspect de la gestion.
Les commissions
Le Conseil de bon gouvernement se subdivise en commissions (comisiones). Chaque question d’importance, par exemple le développement, la terre et le territoire, les travaux publics, la production, la commercialisation, etc., est gérée par une commission. Un Conseil de bon gouvernement peut être constitué d’une douzaine de commissions. Ce sont les représentants des conseils qui se voient attribuer des responsabilités (cargos) au sein d’une commission, c’est-à-dire qu’ils y siègent et assurent sa gestion. L’une des commissions les plus importantes est sans doute celle qui assure le lien avec le monde extérieur. Tous ceux et celles qui désirent entrer en contact avec le mouvement zapatiste, que ce soit pour effectuer des recherches, pour mettre sur pied des projets de développement, pour fournir des fonds, pour faire du commerce, etc., doivent passer par la Commission de réception de la région visée. La commission de réception continue cependant d’être contrôlée directement par le Commandement militaire. La Commission de réception de chaque région étudie toutes les demandes d’audience et juge si elles doivent être acceptées ou rejetées. Ce processus peut se révéler plus ou moins long et fastidieux selon les demandes. Les représentants du Conseil de bon gouvernement parlent de la Commission de réception comme d’une structure avantageuse servant à concentrer la gestion des affaires extérieures. Pour eux, les relations avec les étrangers sont mieux gérées depuis la formation du Conseil. Il en serait ainsi parce qu’il est plus facile maintenant, pour l’étranger, de faire affaire avec les zapatistes puisqu’il ne doit rencontrer qu’une seule instance. Les représentants des coopératives de café ont la même opinion. Selon leur dire, les coopératives ont grandement augmenté la taille de leurs exportations grâce à la présence et à l’appui du Conseil de bon gouvernement.
Il demeure que la Commission de réception pourrait aussi être perçue comme un obstacle, comme une limite à la circulation sur le territoire et une entrave à la liberté des organisations sociales. En effet, ces dernières ne peuvent pas rencontrer d’étrangers sans qu’ils soient d’abord approuvés par la Commission. De plus, les membres de la Commission de réception changent fréquemment et ne sont pas toujours au courant des décisions prises par leurs prédécesseurs. Il n’y a pas de suivi systématique.
Le Caracol : le coeur de la mobilisation
Le Caracol évoque un lieu de contact. Le Caracol et la maison du Conseil de bon gouvernement représentent deux lieux distincts. Alors que le second est un lieu de pouvoir, inaccessible sans invitation, le premier se veut un espace de rendez-vous, ouvert autant aux zapatistes qu’aux visiteurs. À Oventic, le Caracol occupe l’entrée du village où il cohabite avec un magasin général coopératif et loge un casse-croûte. Quelques livres et revues meublent une bibliothèque, alors que sur le dessus trônent un téléviseur et un magnétoscope, sur lesquels jouent régulièrement des documentaires de sensibilisation ou des films de divertissement destinés autant aux résidents qu’aux visiteurs.
Le Caracol sert en outre de salle d’attente. Juste devant, soit à l’entrée du village, une personne est postée en permanence pour accueillir les étrangers, s’enquérir du but de leur visite, recueillir leur passeport et les faire patienter en vue de leur rencontre avec la Commission de réception. Le Caracol constitue en effet le seul endroit du village accessible aux visiteurs avant que ceux-ci n’aient été autorisés à s’aventurer plus loin. Pour ce faire, les visiteurs doivent montrer «patte blanche», être recommandés par une organisation de confiance et remettre leur passeport ou leur carte de citoyenneté. Ces documents seront conservés au Caracol durant toute la durée du séjour en territoire zapatiste. Le Caracol incarne en réalité un véritable poste frontière. Le Caracol et le Conseil de bon gouvernement d’Oventic comportent une volonté d’ancrer le pouvoir zapatiste et de concentrer les forces du mouvement dispersées dans l’espace de Los Altos. Il est, en somme, compréhensible que l’appellation «Caracol» dépasse le seul local érigé à l’entrée du village pour désigner Oventic en entier. Le Caracol incarne l’ancrage territorial du mouvement zapatiste.
Les Conseils municipaux autonomes :
premières instances autonomes
Le palier de pouvoir suivant le niveau régional des Conseils de bon gouvernement est celui du niveau municipal. Les municipalités constituent les premières entités autonomes à avoir été formées. Elles sont aujourd'hui regroupées sous la direction des Conseils de bon gouvernement. Celui de Los Altos rassemble sept Municipalités autonomes : San Andrés Sacamch’en de los Pobres, San Pedro Polhó, Santa Catarina, Magdalena de la Paz, 16 de Febreo et San Juan Apóstol Cancuc (Marcos, 2003; Muñoz, Ramírez, 2003). Ces sept Municipalités autonomes regroupent chacune un certain nombre de communautés et se déploient sur un territoire plus ou moins étendu. Elles sont gérées par des Conseils autonomes (Consejos Autónomos) sur lesquels siègent des représentants communautaires. Par exemple, la Municipalité autonome de San Juan de la Libertad rassemble quarante communautés autonomes. Le Conseil de la municipalité de San Juan comprend une quinzaine de représentants appelés «autorités autonomes». Chacune des communautés élit un nombre de représentants déterminé en fonction de la densité de sa population. Parmi ces représentants sont choisis ceux qui seront appelés à siéger au Conseil autonome. C’est ce dernier qui assure la gestion du territoire de la municipalité. Notons aussi que, parallèlement au travail des Conseils autonomes, les municipalités sont aussi gérées, tout comme les Conseils de bon gouvernement, par différentes commissions (Entrevue 9).
Les représentants des communautés
Les décisions prises au sein du Conseil autonome sont ensuite soumises à chaque communauté (paraje, ejido, etc.) par ses représentants. Ces décisions sont alors discutées en assemblée dans chacune des communautés. Si un projet est rejeté par la majorité des communautés, il avortera. Ces agents de la communauté, particulièrement ceux qui siégent au sein du Conseil autonome, jouent donc un double rôle. Un rôle de communication, en tant que porte-parole et rapporteur pour la communauté, et un rôle de gestionnaire. Les représentants pourront se voir investis d’une fonction particulière qu’ils auront à assumer tout au long de leur mandat. Ce système (des cargos) existe dans l’organisation communautaire autochtone. Il s’agit de postes non rémunérés et temporaires qui sont considérés comme du travail au bénéfice de la communauté. L’organisation zapatiste ne fait qu’utiliser un mode de gestion ancré dans les us et coutumes, bien que son application au niveau régional constitue une innovation. Ainsi, le représentant investit d’une charge administrative ne fera, en principe, qu’administrer les décisions prises par l’Assemblée communautaire
Les représentants au sein du Conseil de bon gouvernement
La Municipalité autonome doit, depuis août 2003, être représentée au sein du Conseil de bon gouvernement de sa région. Des représentants du Conseil autonome seront choisis parmi ses membres pour siéger au niveau du Conseil de bon gouvernement. Les décisions au niveau régional sont prises sensiblement de la même façon qu’au niveau municipal. Le Conseil de bon gouvernement d’Oventic est donc constitué de quatorze représentants venus, à raison de deux par municipalité, des sept Municipalités autonomes de la région de Los Altos. Ces représentants s’alternent au sein du Conseil de bon gouvernement lors de «tour de garde» variant entre huit et quinze jours. L’idée derrière ce perpétuel changement de garde est précisément d’éviter que la tâche de gouverner ne se «professionnalise» et de donner accès au pouvoir au plus de gens possible.
Le cas de la Municipalité autonome de San Andrés
Oventic, nous l’avons vu, fait partie de la Municipalité autonome de San Andrés Sacamch’en de los Pobres, qui est comprise dans la zone d’influence du mouvement zapatiste depuis ses débuts et figure parmi les premières Municipalités rebelles et autonomes zapatistes. En 1995, alors que certaines de ses communautés étaient déjà dirigées par deux groupes de représentants, ceux du gouvernement officiel et ceux des zapatistes, des élections ont donné, par la majorité des voix, la gouverne du Conseil municipal aux représentants zapatistes. Le Conseil autonome est donc entré en fonction en 1996 et siège dans les édifices municipaux. Il y eut au moins un épisode, en 1999, où les autorités étatiques, accompagnés de citoyens non zapatistes de la municipalité, ont tenté de renverser le pouvoir du Conseil autonome, mais à la suite d’une vive manifestation des bases de soutien zapatistes de la municipalité et de la région de Los Altos, l’armée et les dissidents se sont retirés de l’hôtel de ville. Depuis, la Municipalité autonome de San Andrés Sacamch’en de los Pobres est supervisé par un Conseil autonome et comprend une trentaine de communautés autonomes sur son territoire, dont Oventic.
Les communautés locales
Les communautés constituent la base de la structure de pouvoir zapatiste. Et ce, peu importe leur taille. Il peut s’agir d’un village, d’un ejido, ou encore d’un simple paraje (lieudit). Chaque groupe communautaire est pris en considération dans la gestion du territoire. Cependant, toutes les décisions administratives de ces communautés se prennent au niveau des municipalités. De sorte que, si une communauté prend l’initiative de réaliser un projet, quel qu’il soit, celui-ci devra être approuvé par le Conseil autonome de sa municipalité. En outre, le Conseil régional devra en être informé et devra l’approuver. Cette gestion est en partie justifiée par des contraintes liées à l’administration financière. Mais il s’agit aussi d’un contrôle exercé sur le niveau local. L’initiative locale est ici insérée dans un système de gestion contrôlé et orienté par le mouvement zapatiste.
Les organisations sociales comme actrices
du développement
Les organisations sociales sont nombreuses à Oventic : des organisations sociales de services, d’abord, qui présentent une fin strictement sociale, mais dont la gestion relève de la direction politique. Et celui des «collectifs», qui sont sans doute plus indépendants du politique et visent, généralement, un objectif économique. Toutes ces organisations ont un impact social et participent à l’édification de l’organisation politique.
Les services
Les services les plus importants sont ceux qui concernent l’éducation et la santé. Oventic abrite une clinique médicale et deux écoles desservant toute la région. D’autres cliniques et dispensaires et d’autres écoles parsèment le territoire de Los Altos, mais la clinique d’Oventic est la plus importante et son école secondaire, la seule. En outre, c’est depuis Oventic que la gestion des autres écoles primaires et des cliniques se fait. Quoi que la gestion de base ait lieu au niveau local, la coordination générale est effectuée à Oventic. Qui plus est, les «systèmes» de santé et d’éducation représentent les premières organisations sociales à avoir possédé un niveau de gestion régional. D’une gestion au cas par cas dans laquelle chaque établissement répondait à ses propres besoins, on est rapidement passé à une coordination des efforts, afin de répondre plus adéquatement à ces besoins. Les budgets sont alloués par le niveau régional, et le Conseil de bon gouvernement d’Oventic aurait dépensé 2 000 000 pesos en 2003-2004 en éducation et en santé. Burguete Cal y Mayor note que «la majorité des institutions autonomes (de santé, éducation et production) possèdent une portée régionale».
En éducation, une «commission scolaire» autonome a été créée dans Los Altos : le Système d’éducation rebelle autonome zapatiste de libération nationale (Sistema Educativo Rebelde Autónomo Zapatista de Liberación Nacional, S.E.R.A.Z.L.N.). C’est elle qui tente d’insuffler une direction commune aux écoles du territoire, les Écoles primaires rebelles autonomes zapatistes (Escuelas Primarias Rebeldes Autónomas Zapatistas). En fait, depuis 1999, le mouvement zapatiste a mis de l’avant ses propres programmes éducatifs. Auparavant, plusieurs localités avaient chassé les enseignants du système national, généralement venus de Mexico, pour nommer leurs propres enseignants locaux régis, dans chaque entité, par une commission régionale d’éducation. Le besoin de coordination entre ces commissions a motivé le regroupement et le renforcement des infrastructures et méthodes pédagogiques par la création du Conseil général d’éducation zapatiste (Consejo General de Educación Zapatista). L’éducation réalisée depuis une institution éducative alternative vise ainsi à répondre aux besoins des entités autonomes par la mise sur pied de véritables politiques en matière d’éducation. Le nombre des écoles de niveau primaire de tout le territoire zapatiste est aujourd'hui évalué à environ une centaine.
Les enfants des familles zapatistes ont accès à une éducation gratuite : la rémunération des enseignants est assurée par la communauté. Ces élèves n’utilisent ni les méthodes, ni le matériel proposés par le gouvernement mexicain. L’institution éducative du mouvement veille à la production de matériel scolaire. Mais l’élaboration de ce matériel peut être faite à l’extérieur par des conseillers qui demeurent sous la direction des zapatistes. Les enseignants, appelés ici «promoteurs» (promotores), sont formés au Centre de formation pour les promoteurs en éducation, sous la supervision du commandement zapatiste, où ils reçoivent la vision et la mission d’une éducation alternative. La première école secondaire du territoire fut construite à Oventic, en 1998, non sans entraîner des représailles de la part de l’État. Aujourd’hui le bâtiment s’aperçoit de loin dans le village grâce à ses deux étages. Dans La Treceava Estela, Marcos parle d’une promotion d’étudiants et d’étudiantes finissants de cette école, l’École secondaire rebelle autonome zapatiste Premier Janvier 1994 (Escuela Secundaria Rebelde Autónoma Zapatista Primero de Enero de 1994). Les étudiants se seraient vus accorder leur diplôme pour avoir répondu aux exigences des «plans et programmes zapatistes». Il convient de signaler toutefois que ces diplômes ne sont reconnus par aucune institution nationale. Cela prive, bien sûr, les étudiants de l’espoir de pouvoir pousser plus loin leurs études. Les écoles zapatistes refusent toujours la supervision du ministère mexicain de l’Éducation qui leur permettrait d’être reconnues par le système. On trouve aussi à Oventic une école primaire, l’école Moreno Zanchella, dont les murales peintes sur les murs proclament la philosophie qui anime le système d’éducation zapatiste : «L’éducation autonome construit des mondes différents dans lesquels entrent plusieurs mondes véridiques animés par des vérités» ou encore «L’éducation scolaire n’est pas étrangère aux luttes du peuple».
De son côté, le système de santé est représenté à Oventic par la clinique médicale La Guadalupana, la plus grande et la mieux équipée de Los Altos, qui trône au centre du village. Ses deux étages sont relativement bien garnis et quelques lits permettent de courts ou moyens séjours. L’on y pratique des opérations. La clinique est tenue par une douzaine de promoteurs et jouit du support et de l’encadrement de médecins et de diverses organisations non gouvernementales. La clinique d’Oventic sert aussi de centre régional de formation53 et c’est en son sein que sont élaborés les programmes de santé régionaux s’articulant à la «politique sociale zapatiste». Les services du système de santé sont offerts gratuitement aux zapatistes par des promoteurs en santé faisant partie du Réseau des promoteurs de santé zapatistes (Red de Pormotores y Promotoras de Salud Zapatista) et pratiquant un mélange de médecine traditionnelle et de médecine «académique» mettant l’emphase sur une médecine sociale et préventive.
Ainsi, ces services sont des systèmes qui fonctionnent en parallèle du système gouvernemental mexicain et qui reçoivent l’appui financier, logistique et humain de diverses organisations non gouvernementales et de «sociétés civiles», comme le répète Marcos dans La Treceava Estela. Ces systèmes autonomes requièrent la contribution matérielle de l’aide étrangère, en plus de la participation directe d’intervenants apportant leurs connaissances dans les champs de l’éducation et de la santé. Cela dit, de plus en plus d’autochtones possèdent des formations solides dans divers domaines et la plupart de ceux et celles qu’ils appellent les «promoteurs» d’éducation et de santé sont aujourd'hui autochtones.
Les systèmes autonomes d’éducation et de santé sont donc, tous deux, concentrés à Oventic. Sans doute dans une perspective d’union des efforts, mais aussi, sûrement, de contrôle. Pour certains chercheurs, le système d’éducation autonome zapatiste représente même un risque grave de fondamentalisme. Il demeure que leurs acteurs se positionnent au premier plan du développement territorial de Los Altos. Les systèmes de santé et d’éducation du mouvement zapatiste constituent l’une des facettes les plus importantes de leur autonomie.
Les «collectifs»
Les organisations les plus nombreuses parmi les organisations sociales demeurent toutefois les «collectifs» (colectivos), soit principalement des coopératives ayant une fin économique. Qu’il s’agisse de coopératives de production, de magasins généraux ou encore de mise en commun de la terre ou d’équipements pour la cultiver, tous visent à améliorer les conditions de vie matérielles de leurs membres. Beaucoup de ces collectifs sont gérés par des femmes, ce qui, au sein d’une culture fortement patriarcale et machiste, est en soi assez innovateur.
À Oventic, chacune de ces organisations a pignon sur rue. S’il s’agit d’une coopérative de production, elle a sur place un bureau, ainsi qu’une petite boutique. La coopérative d’artisanes Mujeres por la Dignidad (femmes pour la dignité), par exemple, possède une boutique située à l’entrée d’Oventic. Elle propose ses objets d’artisanat aux visiteurs, fournissant ainsi à chacune de ses membres une rémunération équitable pour son travail. Les femmes doivent se relayer pour assurer une présence à la boutique en y séjournant à tour de rôle du dimanche au samedi. À côté de la boutique, se trouvent les bureaux de la coopérative qui est gérée par un Conseil d’administration (Mesa Directiva) élu par ses membres. Mujeres por la Dignidad est une coopérative relativement importante fondée en 1997 et comptant environ 300 membres provenant de trois Municipalités autonomes de Los Altos. Une autre coopérative d’artisanat (Xolom Chon), plus petite et formée depuis moins longtemps, possède aussi une boutique à Oventic.
Quant à elles, les coopératives de café, qui sont bien implantées dans Los Altos et exportent sur le marché international grâce au commerce équitable, sont aussi au nombre de deux –une de bonne envergure, Mut Vitz, qui compte 900 associés de quatre municipalités, et Yachil Xojobal, fondée en 2002 et regroupant 350 associés reconnus par la certification biologique. Ces coopératives de production, peu importent leur produit ou leur solidité financière, ont donc toutes une représentation à Oventic. L’intention derrière l’exigence de cette représentation est sans doute d’exercer un certain contrôle, une certaine coordination des activités. D’autant plus que ces coopératives rassemblent strictement des associés zapatistes. Toutefois, cette présence à Oventic permet aussi l’entraide. Mut Vitz, qui est une coopérative solide exportant dans six pays d’Europe et d’Amérique du Nord, a, par exemple, fourni des conseils pratiques de gestion aux deux plus petites coopératives.
Les femmes de Mujeres por la Dignidad se réunissent de temps à autre avec deux ou trois autres coopératives. Les nouvelles coopératives s’appuient sur le modèle développé par les premières. Il y a donc de véritables processus de partage de l’information et d’apprentissage, caractéristiques des entreprises d’économie sociale. Le territoire de chacune des coopératives étant dispersé dans la région, ce renforcement des capacités ne serait peut-être pas possible ou pas aussi fréquents sans la représentation à Oventic.
Le cas de Mut Vitz démontre clairement à quel point l’organisation en coopérative constitue un axe fondateur de l’identité des familles zapatiste. S’organiser en coopérative représenterait, pour les cultivateurs de café, l’expression pratique de leur affiliation politique. Un de ses anciens présidents affirme que la coopérative ne représente qu’«une branche de l’arbre de l’organisation [zapatiste]» et que sa gestion ne doit pas perdre de vue les intérêts du mouvement. L’organisation politique impose d’ailleurs une stricte vérification de l’affiliation politique des nouveaux associés en plus d’un important contrôle de sa gestion. Au-delà du succès commercial et de l’apport économique, être organisé au sein de Mut Vitz joue un rôle crucial dans les processus identitaires de chaque associé. La structure de la coopérative représente «pour les bases de soutien un réseau de solidarité intracommunautaire et régional» qui a su provoquer l’unification des familles et la consolidation de l’autonomie. Par ailleurs, la coopérative aurait été fondée en s’appuyant sur l’expérience acquise au sein de diverses organisations sociales surgies depuis la fin des années 1970, sur les réseaux de contacts créés dans celles-ci, de même que sur l’aide et l’encadrement d’intervenants extérieurs.
Un livre publié par une organisation de femmes zapatistes et racontant leur histoire (Organización de Mujeres Zapatistas «Compañera Lucha», va dans le même sens : «L’organisation [zapatiste] nous a parlé des travaux collectifs parce que c’est important de travailler collectivement». Ce fascicule mentionne que les femmes zapatistes sont organisées en divers travaux collectifs («trabajos colectivos») permettant, par exemple, l’agriculture, l’horticulture ou encore la mise sur pied de boulangeries ou de magasins généraux. L’importance de l’organisation collective pour ces femmes est soulignée par des témoignages allant tous dans le sens d’une qualité de vie améliorée par ces regroupements mis sur pied dans un effort collectif des acteurs. L’une d’elles témoigne : «Nous sommes contentes parce que nous cherchons nous-mêmes la manière de nous en sortir». La plupart de ces travaux collectifs sont, en effet, des initiatives locales, nées de la base, dans un processus endogène.
Les acteurs autochtones non zapatistes
aussi concernés par la gestion territoriale
Il existe dans Los Altos, d’autres organisations autochtones que le mouvement zapatiste. Ces organisations ont planté les premières semences qui allaient permettre l’apparition d’un mouvement politique armé, demeurent sans conteste des acteurs importants. Il serait intéressant, dans une recherche ultérieure, d’étudier ces acteurs et leurs effets au sein de ce territoire. Peut-être auront-elles un rôle important à jouer dans les développements futurs de la lutte pour l’autonomie du mouvement autochtone. Sans oublier, bien sûr, l’importance des personnes vivant en territoire zapatiste ou le voisinant, mais ne partageant pas les idéaux ou les méthodes du mouvement. D’autant plus que l’un des enjeux principaux de l’autonomie pour les zapatistes demeure l’inclusion.
Les bases de soutien : réellement à la base de la structure
Quel espace, au sein de cette structure de gouverne, pour les citoyens et citoyennes ? Pour certains, la gestion autoritaire et militaire du mouvement zapatiste a même entraîné une large désertion des bases de soutien quittant les rangs pour recouvrer une certaine liberté. Jusqu’à 80 % des bases de soutien aurait déserté le mouvement depuis 1994 à cause de l’incapacité de ses dirigeants de faire des compromis, alors que, pour d’autres observateurs, la force du mouvement ne cesse d’augmenter.
Le mouvement appuie les organisations sociales. Les organisations dont nous avons parlé ci-dessus constituent bel et bien l’une des pierres angulaires du mouvement. Les dirigeants zapatistes sont conscients de l’importance de la prise en charge de son propre développement pour un territoire. Ils encouragent donc l’organisation des citoyens et des citoyennes. Un discours prononcé à Oventic par un représentant du Conseil de bon gouvernement lors des célébrations de son premier anniversaire le démontre : «nous essaierons de continuer à nous acquitter de notre devoir au service de nos peuples, mais vous aussi devez continuer à vous organiser pour avancer ensemble dans la construction de notre autonomie».
Les étrangers, pas si étrangers
Nous l’avons dit, les étrangers sont nombreux à Oventic. D’autant plus que le mouvement zapatiste inclut les métis mexicains dans cette catégorie. Les étrangers, du Mexique ou d’ailleurs, appartiennent à deux principales catégories selon ce qu’ils apportent dans leurs bagages : ceux qui fournissent une aide monétaire (ou matérielle) et ceux qui viennent en personne appuyer les oeuvres en cours à la mesure de leurs moyens. Dans la première catégorie, les principaux acteurs sont, bien sûr, les organisations non gouvernementales (ONG), qu’elles soient mexicaines ou étrangères. Il peut aussi s’agir de fondations privées, ainsi que d’organismes étatiques ou d’associations d’États (Union européenne par exemple). En 2003-2004, 75 organisations mexicaines et 134 étrangères ont visité Oventic. Étant donné que, comme nous l’avons vu, le budget des territoires autonomes zapatistes provient presque entièrement de sources extérieures, il est facile de comprendre que ces acteurs jouent un rôle de premier plan. Rôle, toutefois, qui n’est pas sans entraîner de controverses puisque cette dépendance va, évidemment, à l’encontre de l’autonomie.
Leur impact sur son développement est cependant indéniable. Les zapatistes prétendent que les ONG n’ont aucun droit de regard sur la gestion interne, même si elles sont porteuses d’enveloppes budgétaires importantes. Marcos dit bien, dans La Treceava Estela, que l’aide apportée par ces organisations de la société civile doit dorénavant faire l’objet d’un plus grand contrôle, ce qui constitue l’une des raisons qui ont mené à la création des Conseils de bon gouvernement. Autant le mouvement zapatiste a profité de l’aide étrangère, autant il en a été, aussi, parfois, victime. Ne serait-ce que par cette perte d’autonomie. Marcos rapporte l’histoire cocasse de ce soulier rose à talon aiguille envoyé de l’étranger, seul sans sa paire, en territoire zapatiste. Ce soulier représente sans doute l’opposé de ce dont pourrait avoir besoin (voire envie) une autochtone de Los Altos. Cette aide extérieure a donc été, à l’occasion, inutile, voire nuisible, et l’EZLN a décidé d’y mettre de l’ordre et, surtout, du contrôle.
La deuxième catégorie comprend des volontaires, qui apportent soit leurs connaissances, soit leur force de travail. Divers projets requièrent la participation de ces volontaires, depuis l’enseignement jusqu’à la construction de bâtiments, en passant par les soins médicaux. En outre, les connaissances d’intervenants en éducation, en santé et dans d’autres domaines, sont requises à Oventic puisque c’est là que se rassemblent la plupart des services de la région. Plusieurs médecins, infirmiers et professeurs mexicains ou étrangers viennent régulièrement prêter main-forte aux promoteurs locaux. Mentionnons aussi la présence de ces nombreux jeunes venus d’un peu partout sur la planète participer à la lutte altermondialiste que mène le mouvement. Ces jeunes sont, dans un contexte de conflit armé, requis dans les communautés comme observateurs internationaux permettant de tempérer les frappes de l’armée et des paramilitaires. Appelés «campeurs» (campamentistas), puisqu’ils participaient, dans les années 1990, à des campements pour la paix, ils séjournent durant quelques semaines ou quelques mois, à une ou diverses reprises, à Oventic. Ils logent dans de sobres maisonnettes érigées spécialement pour recevoir les étrangers, ou encore à même le sol ou les bancs de bois dans les bâtiments communaux. Il va sans dire que la dynamique créée dans une communauté autochtone par la présence de ces jeunes occidentaux ne va pas sans causer de bouleversements. Les étrangers ne s’installant pas à demeure dans Los Altos, leurs allers et venues entraînent donc des modifications au sein des relations sociales.
Par ailleurs, grâce à sa situation géographique accessible, Oventic joue souvent le rôle de figure de proue du mouvement zapatiste. C’est là qu’ont lieu la plupart des grands rassemblements, qu’ils soient internes et réservés aux zapatistes, ou publics et destinés à ce qui est désigné comme «la société civile internationale». Des installations en témoignent en permanence et servent à accueillir tout ce monde : un grand amphithéâtre en plein air construit dans le bas du village, au bout de ce que l’on pourrait appeler «la rue principale», ainsi qu’un auditorium plus modeste.
L’EZLN : au-dessus de tous
Finalement, l'acteur incontournable du territoire autonome zapatiste est, bien sûr, l’Armée zapatiste de libération nationale (Ejército Zapatista de Liberación Nacional, EZLN). Selon les dires de ses dirigeants, la branche armée du mouvement s’est retirée de la scène politique. Mais l'Armée conserve le pouvoir de décision ultime sur toutes les questions importantes. La présence physique de l’EZLN à Oventic est assurée par le Comité clandestin révolutionnaire autochtone. Bien qu’un individu ne puisse assumer une fonction politique s’il est membre de l’EZLN, il demeure indéniable que l’Armée zapatiste intervient dans la gestion politique du territoire.
Beaucoup d'observateurs -intellectuels, ONG, etc.- s'offusquent de la vue de ces armes qui contredisent la volonté pacifique du mouvement et regrettent cette démonstration d'une possible violence. Il convient de rappeler, qu'à nouveau comme dans tant d'autres luttes, sans cette violence, rien n'eut été possible ; et ce d'autant plus, que la vie d'un indigène, au Mexique, est encore peu de chose, notamment pour les groupes para-militaires. Ce « réformisme armé », c'est à dire la menace par l'EZLN, d'une reprise possible d'une guérilla, est très certainement un élément de poids dans les négociations avec l'Etat, tout autant qu'une menace pour les groupes para-militaires.
L'autonomie du territoire libéré du mouvement zapatiste a été le fait de l'Armée zapatiste de libération nationale (Ejército Zapatista de Liberación Nacional, EZLN) qui aujourd'hui assure sa défense, sa survie.
SOURCE :
Stéphane Guimont Marceau
Autonomie et développement territorial
au Mexique zapatiste : la part des organisations sociales
Mémoire de la maîtrise en géographie
Université du Québec à Montréal
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