ISRAËL | Le Concept de Sécurité dans les Projets Territoriaux







EYAL WEIZMAN

Le concept de sécurité
dans les projets territoriaux israéliens
La pensée de midi | 2006


Quand l’architecture des colonies de peuplement et la construction du mur obéissent à une stratégie militaire rien moins que “provisoire”.


Bien qu’équipée de capteurs électroniques et d’appareils de surveillance, l’armée moderne continue de concevoir ce qui relève de l’observation et du contrôle en termes topographiques. A propos de l’avantage stratégique actuel des montagnes de Cisjordanie, un groupe d’experts israéliens sur la sécurité déclare : “En raison de leur altitude et de la zone qu’ils commandent […], les sommets [de Cisjordanie] jouent un rôle crucial dans trois domaines au moins : alertes électroniques des services de renseignements, surveillance au loin et construction de stations radar de défense aérienne pour être rapidement informé et mener la guerre électronique.”




Le sionisme antérieur à l’Etat d’Israël avait souligné l’importance des colonies de peuplement pour accroître les territoires contrôlés et les défendre. C’est au moment de la révolte arabe de 1936-1939 que des considérations militaires furent pour la première fois prises en compte dans la création de nouvelles implantations, comme l’a montré l’architecte Sharon Rotbard. Puis ces motifs militaires sont devenus primordiaux dans la répartition régionale et l’organisation interne des nouvelles colonies, engendrant une typologie de la colonisation dite “tour et muraille”. Conçues par Yochanan Ratner au moment où étaient expérimentées des techniques de préfabrication en Europe, les colonies “tour et muraille” reposent sur un système d’installations préfabriquées pouvant être montées sur place en une nuit et alliant des fortifications au moyen d’une muraille pare-balles et une tour de guet et de communication. La répartition des trente-cinq colonies “tour et muraille” construites durant ces années s’est faite de façon à maintenir un contact visuel entre elles, les tours pouvant émettre et recevoir des messages grâce aux lampes torches la nuit et aux miroirs le jour. Même si on trouve là un précédent historique aux colonies sionistes fortifiées, elles ont surtout été prévues pour les paysages plats des plaines du Nord. Dans les implantations juives des montagnes de Cisjordanie, les fenêtres des maisons héritent d’une double fonction qui tient à la fois de la tour et du mur – ce qui a été possible car les villages étaient bâtis au sommet des collines.

Pourtant, la configuration des colonies juives rurales a de plus en plus été déterminée non pas seulement en fonction de leur mode de production et selon leur organisation socio-idéologique, mais également en obéissant à des considérations tactiques dictées par une logique militaire. En tant que chef du Palmakh – le commando d’élite de la Haganah –, Yigal Allon, un kibboutznik, a joué un rôle clé afin d’inscrire la stratégie militaire dans les principes d’aménagement des nouvelles colonies, conseillant leur emplacement et la révision de leur plan d’ensemble en matière défensive. Dans son manifeste politique et stratégique intitulé Rideau de sable, il consacra plus tard un chapitre entier aux colonies :
Le fait d’intégrer l’implantation civile au sein de la défense militaire régionale, et en particulier au sein des zones […] frontalières, fournira à l’Etat des postes d’observation avancés, libérant des militaires. Ces colonies sont à même non seulement d’informer l’armée des prémices d’une attaque surprise par l’ennemi, mais également d’essayer de l’arrêter ou du moins de ralentir sa progression jusqu’à ce que les forces militaires prennent le contrôle de la situation […].”

Selon lui, l’organisation du kibboutz, un village communautaire où les moyens de production sont partagés et où les zones d’habitation, les lieux de réunion publique, les champs et les fermes sont nettement séparés, est supérieure à d’autres formes de villages sionistes. Non seulement le kibboutz les surpasse, “mais il est tout aussi utile qu’une unité militaire, peut-être même davantage”. D’ailleurs, l’une des décisions de Ben Gourion en temps de guerre fut de défendre toutes les colonies, car il avait compris que ces réalisations effectives, à la fin de la guerre, détermineraient le cessez-le-feu et les frontières de l’Etat. Et certains kibboutz, comme Dganya et Negba, ont effectivement permis, en 1948, d’empêcher certaines unités régulières des armées arabes d’avancer.

Des motifs stratégiques et tactiques sur la conception régionale et interne des colonies conduisent en 1948, pendant la guerre, à l’élaboration d’un document militaire intitulé “Principes de sécurité dans la planification des implantations agricoles et des villages d’ouvriers” par le service des colonies de la section des opérations de l’état-major de l’Armée de défense d’Israël (IDF). L’existence d’un tel service au sein de l’état-major prouve l’importance que l’armée attribuait aux colonies rurales.

Les “Principes de sécurité” donnent des directives concernant l’organisation des mochav, un nouveau type de colonie comportant différents degrés de coopération et la mise en copropriété de certains moyens de production. Les mochav ont constitué pendant la guerre de 1948 le principal moyen d’absorber les immigrants venus des pays arabes. Les nouveaux mochav furent répartis au sein des zones occupées par l’IDF, dont les habitants palestiniens furent expulsés au-delà des frontières attribuées à Israël dans le plan de partage de la Palestine adopté par l’ONU en 1947. Pour prévenir le risque d’infiltration, les “Principes de sécurité” donnaient aux aménageurs des instructions visant une disposition compacte et dense où les maisons n’étaient éloignées les unes des autres que de trente à quarante mètres et agencées en anneaux, afin que, en cas d’attaque, les colons puissent peu à peu se replier vers un centre plus sûr. Suivant les principes des enceintes militaires fortifiées, ce document préconisait également que les routes du mochav, le long desquelles étaient disposées les maisons et les fermes, soient conçues “en forme d’étoile” afin de “permettre le maximum de tirs flanquants”.

Les aménageurs travaillant dans des cabinets privés ou dans la salle des cartes des centres d’opérations militaires ont également imaginé des maisons, des fenêtres, des réfectoires communs et des étables servant de fortifications, adaptant leur agencement aux trajectoires de la vue, des tirs et du ravitaillement. Bien que situées le long des nouvelles frontières de l’Etat, les colonies mochav n’ont jamais eu à faire face à une invasion militaire de grande envergure et ont tout au plus servi de cible aux infiltrations. Mais, compte tenu de l’afflux croissant de Juifs en provenance d’Afrique du Nord, les mochav se sont multipliés à un rythme effréné.

Lors du déclenchement de la guerre de 1948, il y avait 293 colonies agricoles juives en Palestine : 177 mochav, 149 kibboutz et 29 autres implantations rurales. En 1948 et 1949, environ 170 nouvelles colonies ont été fondées et, à la fin de l’année 1950, le nombre de colonies établies durant ces trois années équivalait à l’ensemble de celles datant des soixante-six années précédentes (1882-1948).

Le pendant inévitable du projet de construction du village sioniste comme emplacement stratégique fut de générer le village palestinien comme un lieu de danger, une cible et, pour finir, une menace démographique dont l’existence même mettait en péril la viabilité du projet sioniste. En 1945, le service des renseignements de la Haganah lança l’opération “Village arabe”, visant à faire le relevé des villages palestiniens. En l’absence de cartes, les “dossiers concernant les villages” contenaient des photographies aériennes ainsi que certains détails historiques et sociologiques, tels que les liens familiaux existant à l’intérieur d’un village ou d’un village à l’autre. Cette dernière information était considérée comme utile au cas où la Haganah chercherait à prévoir, entre autres choses, si les habitants d’un village seraient prêts à combattre pour un autre village.

Le département du cadastre du gouvernement britannique mandataire avait essayé de dresser des registres de propriété foncière dans les villes, les villages et leurs alentours en établissant des cartes détaillées des espaces bâtis palestiniens à l’échelle de 1/10 000e, sur lesquelles reposait la puissance administrative et militaire du mandat britannique – elles étaient donc en général classées hautement confidentielles. C’était la première fois que de nombreux villages apparaissaient sur le papier. La Haganah chercha à y avoir accès et finit par réussir à en faire la copie dans des bureaux clandestins. La guerre moderne exige des connaissances topographiques précises, permettant de planifier des opérations et de calibrer l’artillerie, et ces cartes nouvellement copiées facilitèrent de nombreuses actions militaires antérieures à l’Etat d’Israël. Pendant la guerre de 1948, elles furent utilisées pour préparer des attaques contre les villages mêmes auxquels elles étaient initialement censées rendre service, contribuant à faire disparaître ces localités quelques années à peine après leur première inscription sur le papier.

Pourtant, même si la conception des colonies comme fortifications était acceptée, presque la moitié des implantations de Cisjordanie furent finalement construites à des endroits dépourvus de valeur stratégique, même aux yeux de leurs partisans. De plus, elles firent peu pour enrayer la résistance et la guérilla locales. Loin de prévenir des attaques, elles constituèrent des cibles faciles. Au lieu de protéger, elles devaient être protégées.






PALESTINE WATCH-TOWER | TAYSIR BATNIJI

CRÉATION D’ENCLAVES

Vu l’évolution géopolitique des années 1980 et 1990 – après que les conditions de l’accord de paix avec l’Egypte furent remplies en 1978, que le bloc soviétique eut cessé d’accorder une aide militaire aux pays arabes et que la première Intifada se fut déclenchée en 1987 –, les sources de danger identifiées par les Israéliens changèrent. Les défis perçus par l’Etat émanaient moins d’une attaque de “l’extérieur” par les forces blindées arabes que d’une population palestinienne déjà installée à “l’intérieur”. Les centres et les quartiers généraux de la résistance populaire se trouvaient au coeur des moyennes et grandes villes palestiniennes, en particulier au sein du réseau sinueux et impénétrable des camps de réfugiés. De tels milieux urbains, surpeuplés et défavorisés, devinrent, aux yeux de l’Etat, des “lieux de terreur”.

L’urbanisation rapide de la Cisjordanie pendant la période relativement prospère des années 1980 fut en outre perçue par les autorités israéliennes de sécurité comme le “jihad de la construction”. L’administration civile de l’Armée de défense d’Israël utilisa des photographies aériennes pour tracer schématiquement des “lignes bleues”, entourant d’aussi près que ses feutres le permettaient les zones bâties palestiniennes. Toute forme d’occupation du sol en dehors de ces périmètres était proscrite, toute construction “illégale” devant tôt ou tard être détruite. Alimenté par une population en augmentation rapide, le développement urbain palestinien s’étendit très vite “illégalement” au-delà des “lignes bleues” que l’IDF avait assignées comme limites. Les grandes villes englobaient les plus petites et celles-ci englobaient les villages, engendrant un tissu toujours plus dense de gros pâtés de maisons élevés tout au long des principales voies de communication palestiniennes, en particulier de la route 60 – qui dessert toutes les principales villes palestiniennes le long de l’axe nord-sud de la chaîne de montagne.

L’urbanisation palestinienne était perçue par l’Etat comme une “arme” de représailles menaçant de saper le contrôle territorial d’Israël. Du point de vue israélien, contenir ces menaces urbaines passait par la course à l’urbanisme ou, plus précisément, par la croissance suburbaine.

A partir des années 1980, les colonies servirent d’antidote à l’augmentation effrénée de la population palestinienne. A côté de leur statut de postes avancés dans la défense de l’Etat en cas d’invasion, les implantations furent désormais utilisées pour permettre à l’Etat d’exercer un contrôle civil, individuel et, dans certains cas, démographique. Une trame continue de maisons, de zones industrielles et de routes fut tissée pour jouer le rôle d’enclaves séparant les différents centres de peuplement palestiniens. Les colonies commencèrent à former des blocs perturbant la consolidation de grands centres métropolitains – qui étaient le plus à même de constituer le fondement politique, démographique et culturel d’une entité territoriale viable – tout en fragmentant la vie et l’économie palestiniennes.

Du point de vue de l’Armée de défense d’Israël, le fait que les bâtiments palestiniens s’élèvent traditionnellement le long des principales artères desservant les habitations et les commerces menaçait la sécurité de l’armée et des colons qui y circulaient. Cela est affirmé explicitement dans une série de plans d’ensemble préparés par la section des colonies de l’Organisation sioniste mondiale sous l’influence d’Ariel Sharon :
Les blocs d’implantations proposés sont disséminés selon un arc cernant les montagnes […] au sein même de la population minoritaire et l’entourant en même temps […](c’est l’original qui souligne). Le document poursuit : “En étant coupée en deux par les implantations juives, la population minoritaire aura du mal à réaliser l’unification et la continuité de son territoire.” Les colonies juives le long des routes “créeront pour les Palestiniens un obstacle physique et mental également susceptible de freiner le développement rapide de communautés arabes le long de ces axes”.

De plus, les efforts pour fonder des colonies dans les montagnes de Cisjordanie montrent qu’Israël considère comme essentiel d’empêcher la création d’une zone continue de peuplement arabe de part et d’autre de la Ligne verte.

Parfois, l’objectif de fonder des colonies servant d’enclaves est atteint simplement grâce à la disposition de l’implantation : dans le cas de la ville-colonie d’Ariel – la plus grande colonie de Samarie, dont le nom n’évoque pas Ariel Sharon par hasard –, ses contours ont été étirés de façon à envelopper la ville palestinienne de Salfit et à la couper des villages qui constituent son économie régionale. Cela s’inscrit dans une politique plus large qui voit dans le fait de mettre en difficulté l’économie palestinienne un moyen de pousser les Palestiniens à l’exode. En appliquant ce programme, les aménageurs et les architectes israéliens ont en réalité participé à la politique ethnonationale de “transfert silencieux”.

La stratégie qui oriente l’aménagement du territoire contre la population palestinienne vivant à l’intérieur des zones sous contrôle israélien afin de la contraindre à l’émigration marque le renforcement, si ce n’est l’émergence, de l’idée de guerre interne en politique israélienne.

L’Etat essaie ainsi de définir ses actions comme des mesures de sécurité contre les menaces issues de l’intérieur de son “corps” territorial, menaces qui pèsent sur sa santé “biologique” en tant qu’organisme. Cette “biopolitique”, pour reprendre le terme de Foucault, focalise la politique sur des questions de contrôle de la démographie. Selon Foucault, la biopolitique traite la population comme un problème politique et biologique (1). Elle exige une technologie qui se concentre non pas sur le corps, mais sur la vie : une technologie de la sécurité. En Cisjordanie, cette politique a, d’une part, en se polarisant sur les statistiques du nombre de naissances par rapport aux décès, consisté à dépeindre les Palestiniens comme un danger démographique ; et, d’autre part, elle pousse un maximum de Juifs israéliens dans les zones de peuplement palestiniennes.

LA SÉCURITÉ DANS LE DROIT

Or, étant donné que, pendant les douze premières années de l’occupation, l’implantation de colonies a impliqué l’annexion de terres palestiniennes privées et que ces terres pouvaient être confisquées par l’Etat seulement s’il affirmait qu’elles lui étaient nécessaires pour des motifs de sécurité, toute transformation de l’espace bâti était justifiée par des raisons stratégiques et toutes les colonies présentées comme nécessités militaires. Invoquer la sécurité assure en général au problème soulevé un soutien légal et politique. Le terme “question de sécurité” est devenu une immense imposture politique, qu’il s’agisse de recueillir l’approbation de la population pour le projet de colonisation ou d’empêcher la Haute Cour de justice israélienne de bloquer l’accès du gouvernement aux terrains détenus par des habitants palestiniens.

Afin de contrer les requêtes des propriétaires terriens palestiniens s’opposant à la confiscation de leurs terres, il fallait maintenir l’impression que les colonies étaient indispensables à la sécurité du pays. Cela répondait à la façon dont le droit humanitaire international définit les droits des civils et les devoirs de l’armée en situation d’occupation par temps de guerre. Un des principes fondamentaux de la Convention de La Haye concernant les lois et les coutumes de la guerre sur terre, ainsi que du Règlement de La Haye de 1907 qui lui est annexé, est la nature “provisoire” de l’occupation militaire et la limitation des réalisations permanentes en territoire occupé.

Le caractère “provisoire” ainsi que la “sécurité” sont donc deux principes garantis par le droit international. En temps de guerre, certains droits des civils peuvent être légalement suspendus. Dans l’esprit des législateurs européens, la guerre apparaissait comme une aberration temporaire dans l’histoire générale de la paix. La suspension des droits repose sur le vague concept du “provisoire”, sans limites fixées.

Une puissance occupante doit protéger les droits, les biens et la propriété foncière des habitants d’une zone occupée. Cependant, compte tenu de la manière dont les guerres modernes se déroulent et de la nécessité pour la puissance occupante de se défendre en territoire occupé au moment des combats, la loi autorise l’appropriation provisoire des biens privés pour cause de “besoins militaires urgents”. Ainsi, l’armée peut élever des barrières dans des champs privés ou confisquer temporairement des bâtiments situés dans des lieux stratégiques de combats pour loger ses forces militaires et ses unités administratives.

Pour contourner le droit international, Israël affirme que les colonies ne sont pas des “modifications permanentes” dans les territoires occupés, mais qu’il s’agit d’interventions temporaires destinées à faire face à des “besoins militaires urgents”. Se fondant sur cette exception, le gouvernement a émis entre 1968 et 1979 des dizaines de décrets autorisant la réquisition de terres privées de Cisjordanie. L’armée appuya sa demande d’implantations plus nombreuses en invitant des experts – en général des officiers militaires de haut rang – pour témoigner devant la Haute Cour de justice et attester qu’une colonie commande une voie de circulation majeure ou bien domine un emplacement stratégique, contribue à l’effort de défense régional ou bien est orientée de manière à surveiller et à contrôler une population hostile. Tant que cette argumentation fut maintenue, la Haute Cour de justice israélienne rejeta toutes les requêtes de propriétaires terriens palestiniens, acceptant l’interprétation gouvernementale du terme “nécessité militaire”. Selon le juge israélien Vitkon, de la Haute Cour de justice, personne ne contestait l’importance des colonies dans le but de contrôler la population :
D’un point de vue purement sécuritaire, il est indéniable que la présence dans le territoire administré d’implantations – même ‘civiles’ – de citoyens de la puissance qui administre contribue de façon significative à y assurer la sécurité et facilite l’accomplissement de sa mission par l’armée. Il n’est pas besoin d’être un spécialiste des questions militaires et de défense pour comprendre que des éléments terroristes sont moins gênés dans leurs agissements là où vit exclusivement une population indifférente ou amie de l’ennemi que là où résident également des gens susceptibles de les surveiller et de signaler aux autorités tout mouvement suspect. Les terroristes ne trouveront parmi ces derniers personne pour les accueillir, les aider et leur fournir du matériel. Ce sont des faits simples sur lesquels il est inutile de s’attarder.”

A propos du caractère provisoire des implantations, l’argument veut qu’en l’attente d’une résolution politique définissant le statut permanent de la Cisjordanie, tout ce qui y est construit soit par définition “provisoire”. Ainsi, la présence continuelle d’une initiative politique sur la table des négociations (des propositions pour résoudre le conflit existent depuis le lendemain de la guerre de 1967 et jusqu’à aujourd’hui) donne l’impression que le conflit est toujours en passe d’être résolu, ce qui justifie les désagréments et les souffrances actuels. Cette perspective s’appuie sur un argument légal incroyable, à savoir que toutes les maisons, les institutions publiques, les routes et les zones industrielles qui ont été construites ne sont là que provisoirement. Ainsi, dans une décision concernant la réquisition de la terre détenue par des particuliers pour l’établissement de la colonie de Bet El, près de Naplouse, en 1979, le juge Miriam Ben-Porat a bien voulu reconnaître que le terme “communauté permanente” était un “concept purement relatif ”.

En effet, au cours des douze premières années suivant l’occupation de 1967, les colonies étaient défendues devant les tribunaux comme des mesures de sécurité entreprises pour protéger l’Etat des invasions ainsi que pour contrôler les terroristes. Jusqu’à ce que les colons, craignant que cet argument légal n’entrave la poursuite du projet de colonisation, remplacent eux-mêmes en 1979 le besoin de sécurité “provisoire” par la “permanence” de leur droit divin, la Haute Cour de justice accepta l’opinion des experts militaires et autorisa la confiscation de terres palestiniennes pour l’implantation de colonies.

Cependant, ce qui fait ici problème, c’est la conception de la guerre et de la paix comme deux états définis et distincts. Les guerres entre des protagonistes-Etats peuvent être longues, mais elles ont en général un début et une fin. Au contraire, le conflit israélo-palestinien, de même que de nombreux conflits coloniaux, est un conflit interminable, sousjacent, asymétrique et de faible intensité entre un Etat et un quasi-Etat.

Loin de perturber brusquement le cours du temps, il perdure indéfiniment ; la guerre et la paix ne sont plus des contraires dialectiques mais se muent en une situation floue et prolongée qui n’est ni guerre ni paix. La résistance est violente, constante, mais sporadique ; les missions de pacification sont parfois brutales, parfois bureaucratiques – la paix n’est pas possible mais la guerre n’a pas de fin.

Tout au long de l’histoire du sionisme, les arguments reposant sur des besoins temporaires de sécurité ont été forgés pour engendrer des réalisations politiques permanentes. Le “transfert” de communautés palestiniennes au cours de la guerre de 1947-1948 était au départ présenté comme une mesure de sécurité “provisoire” mise en oeuvre afin de protéger les voies de circulation. L’expulsion des habitants de nombreux autres villages palestiniens était justifiée par divers motifs du même ordre. Presque soixante ans plus tard, ces réfugiés restés en Israël sont toujours considérés comme “présents-absents”, et ceux qui ont quitté les frontières de l’Etat vivent toujours “provisoirement” dans des camps de réfugiés.

Deux conditions en apparence contradictoires entretiennent le caractère “provisoire” du régime militaire israélien : la persistance de la violence et l’existence d’initiatives en vue d’une résolution politique. Le fait qu’un certain degré de violence subsiste autorise le recours continuel à des “mesures de sécurité urgentes” – la “sécurité” étant invoquée comme argument légal justifiant ce qui autrement serait illégal. Pour qu’elle continue à jouer ce rôle, il faut que l’insécurité persiste, comme l’explique l’universitaire Samera Esmeir : “Les rites sécuritaires ne doivent pas engendrer une sécurité absolue” qui rendrait inutile leur application. Au contraire, il s’agit de “toujours s’efforcer de redéfinir la sécurité”. De même, concevoir toutes les activités militaires comme réactions à des “menaces pesant sur la sécurité” est une façon de perpétuer les conditions qui justifient leur mise en oeuvre. “La notion de sécurité révèle le flou régnant entre l’intérieur et l’extérieur, entre l’armée et la police. Tandis que la ‘défense’ implique une barrière de protection contre les menaces extérieures, la ‘sécurité’ légitime une activité militaire constante […].” De plus, la logique de la “sécurité” est utilisée, au-delà du sens militaire du mot – à savoir pour empêcher tout dommage corporel ou matériel –, comme un concept idéologique et politique qui se renforce lui-même en disposant activement et sans cesse de l’espace bâti, des ressources et de la liberté de mouvement. Ce processus est caractéristique de l’évolution d’Israël devenu un Etat sécuritaire – la sécurité, selon Foucault, ayant pour but non d’empêcher le désordre, mais de fabriquer le chaos, le chaos même qui lui permettra de poursuivre sa politique.

TRACÉ MOUVANT




Le cas de la barrière israélienne, ou mur de sécurité, construite en Cisjordanie obéit à une logique similaire. En décembre 2003, Yehezkel Lein, du Centre israélien de défense des droits de l’homme B’tselem, m’a demandé de participer à la préparation d’un rapport d’“expertise” (en vue d’utilisation dans divers forums légaux) concernant la logique de planification qui sous-tend plusieurs détours, déviations et intrusions principales de la “barrière de séparation” dans la zone limitrophe entre certaines colonies suburbaines israéliennes et des villages palestiniens de Cisjordanie. Le problème qui se posait à nous était de réfuter les arguments légaux invoqués par le gouvernement. Afin de détourner les critiques de l’opposition locale et internationale, le ministre israélien de la Défense, en charge du projet, affirme que le tracé du mur n’est pas “conçu” en fonction de considérations politiques – telles que le désir de fixer unilatéralement une frontière –, mais est “généré” comme une réponse mathématique (algorithmique) à des besoins de sécurité nais sants. Il vise, répète-t-il, à rendre optimales les questions de sécurité en fonction de particularités locales et géographiques et à engendrer un tracé d’efficacité maximale permettant ce que l’Armée de défense d’Israël appelle “le contrôle et la domination topographiques” – c’est-à-dire une situation où les patrouilles armées surplombent les villes et villages palestiniens situés de l’autre côté du mur (2). Selon cette affirmation, le mur résulte d’un calcul tenant compte de la topographie des pentes occidentales de la Cisjordanie – l’état du sol, la densité et la répartition des colonies, leurs infrastructures et les villages palestiniens ayant “généré” le trajet de la barrière, qui s’avère en outre une installation “provisoire”, donc amovible. Alléguer la nécessité de sécurité ainsi que le caractère temporaire du mur a des répercussions sur le droit à la fois national israélien et international, qui ont tous les deux tendance à tolérer des actions définies comme mesures provisoires d’autodéfense (3).

Le site Internet du ministre israélien des Affaires étrangères prétend que “la barrière antiterroriste est une mesure […] passive, provisoire [c’est moi qui souligne], et non une frontière permanente” et que les décisions concernant sa nature et son trajet sont prises pour faire face à des “besoins urgents de sécurité” (4). Les barrières diffèrent effectivement des frontières en ce qu’elles ne séparent pas “l’intérieur” et “l’extérieur” d’un système légal, politique ou souverain, mais servent de dispositif d’intervention destiné à empêcher la traversée du territoire.

Ainsi, qualifier le mur de “provisoire” le présente comme issu d’un cas de force majeure. C’est ici que la mise en garde célèbre du philosophe italien Giorgio Agamben prend tout son sens : s’appuyant sur l’analyse de l’état d’exception par Carl Schmitt – défini comme une exception provisoire à la loi qui suspend ou assouplit l’ordre juridique en vigueur –, Agamben avertit que cet état, tout en se présentant sous des dehors provisoires, peut dans les faits perdurer indéfiniment, et il en déduit que ce caractère provisoire n’est pas une justification recevable pour suspendre la loi (5).

Le court rapport remis à B’tselem tente de réfuter l’argument ci-dessus en démontrant que l’architecture du mur est déviée par des considérations autres que celles que le gouvernement veut bien admettre. Pour le prouver, nous avons dû devenir experts dans le domaine de la logique militaire des fortifications et de la construction de barrières et élaborer concrètement un autre trajet mettant en oeuvre les critères mêmes de l’Armée de défense d’Israël relatifs aux conditions particulières du terrain.

Il s’agit là d’un projet architectural bizarre, qu’aucun d’entre nous n’aurait imaginé entreprendre. Il faut dire ici ce qui devrait être évident : ce travail n’avait pas pour but d’améliorer le tracé ou d’en promouvoir un autre à la place, mais bien plutôt de mettre au jour les contradictions inhérentes au projet initial et d’ébranler les arguments légaux qui le fondent (6). En comparant le trajet généré par nous à celui qui était effectivement suivi, nous avons relevé plusieurs “déviations” : le tracé du mur fait preuve d’une réelle “plasticité”, subissant des déformations liées à toute une série de forces et d’influences nées de l’environnement. Les plissements, étirements, contractions et coudes de sa trajectoire se lisent comme le graphique de l’équilibre complexe de toutes les forces politiques microscopiques et macroscopiques en présence. La trajectoire dévie parfois pour s’adapter à la pression politique des colons qui veulent voir leur implantation incluse dans la partie occidentale (la frénésie actuelle de construction d’avant-postes émanant du désir des colons de créer des points d’ancrage autour desquels la barrière devra faire une boucle) ou pour répondre à la pression des groupes religieux voulant intégrer des sites archéologiques censés correspondre au passé juif ; à d’autres endroits, le mur est prolongé pour satisfaire les intérêts israéliens souterrains (nappes phréatiques) ou aériens (construction de l’aéroport international Ben-Gourion).

Les “déviations” relevées vérifient notre intuition initiale : sous couvert d’un discours neutre (voire mathématique) sur la “sécurité”, Israël tente de créer des réalisations permanentes sur le sol. Cette démonstration a été jointe au recours palestinien contre le mur porté devant la Cour internationale de justice de La Haye et soumis à la Haute Cour de justice israélienne, dans lequel notre travail n’est qu’un élément de preuve. Cette initiative ne relève pas d’une démarche architecturale politiquement orientée, mais se conçoit plutôt comme une tentative pour faire publiquement de la politique en utilisant un vocabulaire architectural. Au lieu d’aborder la “stratégie politique de l’architecture”, elle se confronte de manière critique à “l’architecture de la stratégie politique”.



(Traduit de l’anglais par Elise Argaud)

Eyal Weizman, architecte israélien, a dirigé avec Rafi Segal Une occupation civile. La
politique de l’architecture israélienne, Ed. de l’Imprimeur, 2003.

NOTES

(1) Michel Foucault, Il faut défendre la société, Gallimard/Le Seuil, 1987.
(Toutes les notes sont de l’auteur.)
(2) Un autre élément tactique déterminant la position des lignes fortifiées est la
latitude. Contrairement à l’idée reçue, une ligne défensive doit courir non pas le
long d’une crête montagneuse, mais environ aux trois quarts de sa hauteur,
sur le versant face à la menace. La raison en est que, au sommet, les
patrouilles d’infanterie et les véhicules militaires se découperaient sur le ciel.
Comme les fortifications et les barrières comprennent des routes qui les longent
(trois routes parallèles suivent le tracé du mur de Cisjordanie), leur trajet doit
également tenir compte des limites imposées aux mouvements des véhicules,
dont le fait que le dénivelé ne doit pas dépasser 9 %.
(3) Le principe d’autodéfense est garanti par le droit international. Un principe
fondamental de la Convention de La Haye en 1907, qui fait partie du droit
humanitaire international, est qu’en temps de guerre (aberration temporaire
dans l’histoire générale de la paix) certains droits civils peuvent être suspendus.
Cette suspension des droits repose, comme nous l’avons vu, sur le vague concept
du “provisoire”, sans limites fixées. Ainsi, en période de combats, une puissance
occupante peut provisoirement confisquer des biens privés et des terres afin
d’élever les fortifications et installations temporaires correspondant à ses besoins
militaires du moment. Voir la Convention de La Haye concernant les lois et les
coutumes de la guerre sur terre, ainsi que le Règlement de La Haye de 1907 qui
lui est annexé : www.icrc.org/ihl.nsf (13 août 2004).
(4) www.securitybarrier.mfa.gov.il (30 juillet 2005).
(5) Giorgio Agamben, Homo sacer. T. 1, Le Pouvoir souverain et la vie nue, Le Seuil,
1997 (voir en particulier le premier chapitre, “Le paradoxe de la souveraineté”).
Carl Schmitt, Théologie politique, Gallimard, 1988 [1922].
(6) Nous avançons l’opinion que le projet est inacceptable du point de vue des
droits humains et politiques, qu’il viole, sans compter qu’il est peu pertinent sur
le plan pratique. Pour une critique détaillée, vous pouvez vous reporter à mon article
Hollow Land, the barrier archipelago and the impossible politics of separation”,
in Michael Sorkin, Against the Wall, The New Press, New York, 2005, ainsi qu’à
Ariel Sharon and the geometry of occupation” (www.opendemocracy.net).

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