« Le territoire avec son espace et sa population est non seulement la source de toute force militaire mais il fait aussi partie des facteurs agissant sur la guerre, ne serait-ce que parce qu'il constitue le théâtre des opérations. »
Carl von Clausewitz.
Mikhaël
ELBAZ
Contrôle
territorial, urbanisation périphérique et ségrégation ethnique en
Israël
Revue
Anthropologie et sociétés | 1980
L'étude
des formes et des modes de regroupement urbains dans les sociétés
industrielles renvoie à celle de la pénétration du capitalisme en
largeur et en profondeur. Nous entendons par là que les processus
d'urbanisation sont déterminés par un double procès, d'une part la
dé-territorialisation graduelle des producteurs des formes de
production pré-capitalistes et d'autre part, la
fixation-concentration tendancielle des travailleurs qui n'ont que
leur force de travail à vendre dans des branches et secteurs de la
production qui ont nécessairement une inscription spatiale.
Cependant, la division socio-spatiale du travail au sein d'une
formation sociale donnée demeure un procès complexe que seule une
analyse historique du développement inégal et combiné du
capitalisme peut éclairer. En effet, nous partons du postulat que le
déploiement du capitalisme s'est fondé historiquement à partir de
la constitution d'un marché et de la soumission des modes de
production antérieurs, de la montée de la bourgeoisie comme classe
hégémonique qui tente de contrôler et de clôturer une base
d'accumulation au sein de laquelle elle nationalise les sujets et
définit l'espace du droit.
Pour
nous, le contrôle politique du territoire doit d'emblée être saisi
en tant qu'enjeu
d'un rapport de forces permanent entre les classes en lutte,
la bourgeoisie et le prolétariat, même si selon les lieux et les
moments, cette polarisation a intégré d'autres catégories et
groupes sociaux. Toutefois, le quadrillage du territoire et sa
surveillance bien qu'ils aient entraîné l'homogénéisation de
l'espace n'ont pas enrayé les différenciations régionales. Ceci se
comprend aisément si l'on considère que l'utilisation du sol et du
sous-sol qui est à la base de la division territoriale du travail
est un procès scandé par les luttes des classes populaires, luttes
qui traversent l'État capitaliste. Par ailleurs, la concentration et
la centralisation du capital ont suscité des transformations
sociales et techniques décisives forçant l'appareil d'État à
gérer et à coordonner les moyens de consommation collectifs que les
capitalistes individuels ne pouvaient assumer. Il est donc
nécessaire d'analyser la distribution socio-spatiale des agents et
des moyens de production en s'appuyant sur plusieurs thèses :
1°
Nous soutenons que le contrôle stratégique du territoire par la
bourgeoisie fonde idéologiquement le rassemblement des agents
divisés structurellement au sein des rapports sociaux de production,
légitime la surveillance des déplacements dans l'espace et régit
l'insertion des non-nationaux.
2°
Les luttes de classe ont une dimension spatiale qui est
matériellement déterminée par le développement articulé à
dominante des modes de production.
3°
L'État capitaliste intervient dans le mode d'organisation spatiale
aux différentes étapes de l'expansion capitaliste, d'une part en
définissant les conditions d'appropriation et de consommation du
territoire et d'autre part en agissant directement ou indirectement
sur la reproduction des rapports sociaux de classe.
Ces
trois propositions sommaires méritent une élaboration plus dense à
laquelle je ne me livrerai pas dans ce texte, considérant que
plusieurs travaux importants ont explicité à des degrés divers la
question de la production et de la transformation de l'espace dans le
capitalisme et le rôle spécifique de l'État dans ce procès.
(Bernier 1978 ; Castells 1972 et 1976 ; Harvey 1973 ; Lojkine 1977,
Lipietz 1977 ; Mingione 1977 ; Preteceille 1974).
Elles
me serviront néanmoins comme cadre général à l'étude de la
division territoriale du travail au sein de la société israélienne
qui est l'objet de cet article. Plus spécifiquement, nous tenterons
d'expliciter les contradictions de classe et les conflits ethniques
générés par la fixation de travailleurs migrants dans des zones de
développement périphériques et frontalières. L'hypothèse la plus
souvent retenue par les sociologues et urbanistes israéliens afin de
rendre compte de la ségrégation ethnico-spatiale consiste à
s'appuyer d'une part sur les écueils au niveau des formes qu'a
entraînés l'aménagement étatisé du territoire depuis 1948 et
d'autre part sur l'héritage socio-culturel des migrants orientaux
qui inhibait tendanciellement leur mobilité sociale. J'ai montré
ailleurs que cette dernière hypothèse ne résistait pas à
l'analyse du procès réel de formation des classes sociales en
Palestine-Israël. Je voudrais m'attaquer ici à la clarification des
problèmes urbains et régionaux en me démarquant des bévues de la
tradition idéologique (élaborée par l'école de Chicago). Pour
nous, les contradictions urbaines en Israël doivent être définies,
d'une part par la primauté politique du contrôle territorial et
d'au-tre part, sous-déterminées par le développement d'un
capitalisme local dépendant de la chaîne impérialiste. En effet,
la distribution spatiale des immigrants a été étroitement liée
aux politiques migratoires du mandat britannique et de l'État
d'Israël, aux étapes d'occupation du territoire et aux flux de
capitaux extérieurs nécessaires à l'établissement et à la
reproduction de la société israélienne. Il faut donc expliciter
même brièvement les relations dialectiques entre le contrôle
territorial et le développement d'un capitalisme semi-industriel
dépendant comme relevant des contradictions spécifiques à
l'organisation du procès de colonisation et de clôture du
territoire. Pour ce faire, nous proposons une lecture généalogique
de la transformation de l'espace en Palestine-Israël. Dans un
premier temps, nous rappelons de manière sommaire les relations
complexes entre les rationalisations idéologiques du sionisme
politique et l'appropriation foncière durant la période mandataire
afin de nous interroger ensuite sur les interventions étatiques dans
la planification spatiale. Dans un second temps, nous exposons les
effets sociaux et politiques qu'a générés le procès de
localisation de la force de travail migrante dans des nouvelles
villes peuplées majoritairement par un sous-prolétariat d'origine
judéo-sépharade. Enfin nous débattrons de la désurbanisation
planifiée dans une perspective comparative.
Idéologie
et stratégies territoriales
Les
processus d'urbanisation en Palestine au début du siècle sont
tributaires de la pénétration plus accentuée du capitalisme dont
les agents sont l'appareil d'État colonial britannique et la
colonisation de peuplement sioniste. Toutefois, l'implantation
d'immigrants juifs, sus-cite très tôt un conflit avec les
autochtones dont l'enjeu est le sol et son utilisation productive.
Par ailleurs, la subordination juridico-politique
du Yishouv 1 à l'impérialisme britannique, sa faiblesse militaire
et démographique excluaient à court terme une dépossession
violente des paysans et consubstantiellement la destruction de la
formation sociale palestinienne. De ce fait, le contrôle foncier,
objectif politique et idéologique du mouvement sioniste ne put se
réaliser que graduellement à l'abri de la puissance mandataire. Les
institutions para-étatiques (le Fonds national juif et le Keren
Hayesod) 2 de concert avec le courant pionnier sioniste-socialiste
favoriseront la colonisation agraire et la création de collectifs de
production et de distribution dont la fonction est d'intégrer de
manière exclusive les immigrants et de forger les linéaments d'une
base territoriale.
Ce
biais agriculturiste du bloc au pouvoir sioniste-socialiste est selon
certains auteurs l'ex-pression idéologique des pratiques du courant
pionnier qui visait prioritairement une territorialisation productive
des migrants afin de trans-former la spécialisation occupationnelle
qui aurait caractérisé la situation de classe des juifs dans la
diaspora. Une telle rationalisation idéologique, souligne-t-on,
serait à la base de l'indifférence sinon de l'aversion de la classe
régnante à la ville considérée comme le lieu de l'anti-nature et
également la source des écueils et des difficultés qui se sont
manifestés dans l'organisation spatiale après la création de
l'État. Néanmoins, le paradoxe de l'implantation juive en Palestine
réside dans le fait que l'immense majorité des immigrants se sont
concentrés dans
des réseaux urbains qui se sont structurés de manière spontanée
alors même que le pouvoir politique et militaire se condensait au
sein des colonies agraires qui ont été l'objet d'une planification
économique et spatiale originale.
Ainsi,
durant la période mandataire, « l'image » de la ville est
assujettie à un procès de méconnaissance-reconnaissance : absente
de l'idéologie dominante, elle est au contraire un aspect décisif
du façonnement de l'espace palestinien. Ce paradoxe s'éclaire si
l'on considère que l'appropriation spatiale est politiquement
déterminante pour matérialiser le projet du mouvement sioniste :
la monopolisation de la terre en tant que moyen de production et base
d'accumulation nationale. En effet, les différentes factions du
mouvement sioniste jugeaient impératif la clôture du territoire et
son homogénéisation ethnico-nationale. De fait, les rapports
sociaux idéologiques (« l'idée du retour ») dominaient la
constitution même du yishouv en dépit des divergences qui ne
portaient que sur les moyens
politiques et
économiques pour atteindre un tel objectif. Ainsi les
révisionnistes, le courant dit bourgeois, privilégiaient
l'établissement d'un État juif exclusif sous l'hégémonie d'une
milice armée qui en alliance avec l'impérialisme imposerait un
régime colonial et organiserait l'évacuation massive des juifs
européens. Dans cette perspective, le contrôle territorial est
fondamentalement militaire : l'armée et l'État s'imbriquent
étroitement et « produisent » un nouvel espace économique et
politique, une société bourgeoise autoritaire, qui, pour
l'idéologue du parti (Jabotinsky) est l'unique issue à la situation
de classe de la petite bourgeoisie judéo-européenne. Quant aux
sionistes-socialistes, conscients du rapport de forces local et
international et de l'adhésion minoritaire des juifs au sionisme,
ils préconisaient l'investissement stratégique de la campagne : la
création d'enclaves autogérées et cloisonnées de la société
autochtone afin de dessiner progressivement la configuration
spatiale et démographique de la ligne frontalière du futur État.
Historiquement,
c'est le courant pionnier qui cristallisera les formes spécifiques
de la colonisation (Kibbutz, Moshav) 3, les institutions
socio-politiques et militaires (Histadrout et Haganah) 4 qui lui
assureront une dominance politique au sein du yishouv et de
l'organisation sioniste mondiale. En effet, jusqu'au début du
siècle, les plantations instaurées par les premiers immigrants sous
la tutelle de l'administration du baron de Rothshild n'avaient pas de
projet politique bien défini. Entreprises agraires et commerciales,
elles furent fondées partiellement sur l'exploitation des paysans
palestiniens selon un rapport de domination coloniale classique. Avec
l'émergence du sionisme politique, c'est la terre et non le travail
des autochtones qui constitue désormais la matrice du procès de
colonisation. Pour ce faire, des institutions spécialisées dans
l'achat des terres furent mises sur pied tandis que l'élite
sioniste-socialiste fournira la main-d'oeuvre essentielle à
l'exploitation et à la défense du sol. De fait, l'élite pionnière
a assumé un rôle décisif dans le mode d'occupation du territoire
et dans la gestion d'une économie de petite production marchande
autocentrée dont la reproduction et l'expansion fut dépendante de
l'afflux de capitaux et de main-d'oeuvre extérieurs. La
caractéristique principale de ces migrants fut le rejet conscient de
leur appartenance de classe et la tentative de se « regénérer »
par le travail agricole en imposant des formes collectives de
colonisation, dont la fonction essentielle fut non seulement
d'annuler l'espace antérieur mais également de garantir son
inaliénabilité. Les principes qui sous-tendent dès lors les
nouvelles unités de production et de consommation sont
l'autosuffisance et l'auto-défense, c'est-à-dire la nécessaire
reproduction des travailleurs sans avoir recours à l'utilisation de
la main-d'oeuvre palestinienne ni aux produits des structures
villageoises environnantes.
Ce
qui est significatif cependant, c'est que le régime de propriété
publique sur lequel reposait cette colonisation agraire était
justifié idéologiquement et légalement par deux abstractions
mystificatrices. En effet, la nationalisation du sol que prescrit le
Fonds national juif est surinvestie par un argument théologique : «
Les terres ne se vendront point à perpétuité, car le pays est à
moi » (Lévitique : 21-23) 5. Or, la propriété de Dieu est
illusoire comme l'est la tentative de constituer le peuple juif en
société d'actionnaires ayant un droit juridique sur les différentes
parcelles du soi acquises par le Fonds. Qui plus est, les collectifs
et coopératives sont des unités de gestion n'ayant aucun contrôle
réel sur le procès de reproduction économique au sein du yishouv
où l'investissement du capital étranger et celui des immigrants
entrepreneurs a toujours surpassé le capital public 6. Néanmoins,
la collectivisation s'est avérée l'instrument primordial du
mouvement ouvrier sioniste pour réaliser le double objectif de
monopoliser la terre et d'éliminer la concurrence des travailleurs
autochtones. Car la propriété collective permettait d'exclure
l'accès des paysans palestiniens aux terres dont ils ont été
dépossédés et de les refouler vers l'arrière pays suscitant ainsi
non seulement leur marginalisation économique mais aussi leur
résistance cyclique.
Concuremment
à la nationalisation du sol et au boycott de la main-d'oeuvre
palestinienne, le regroupement des unités de production dans un
espace contigu délimitait une base politique et économique à
partir de laquelle le yishouv établissait son autonomie
institutionnelle. De fait, le mode de spatialisation des activités
économiques et la concentration-dispersion des immigrants traduisent
l'imbrication étroite entre le séparatisme ethnique et la
revendication territoriale que sous-tend l'idéologie sioniste. C'est
dans ce cadre qu'il faut saisir le refus de fonder ce système de
colonisation sur la propriété privée de la terre qui aurait à
court terme entraîné l'égalisation formelle des producteurs et
l'aiguisement des luttes de classe 7. La ration écologique et
économique entre les secteurs juif et arabe constituait dans ce
contexte une pénétration du capitalisme qui excluait une
accumulation primitive du capital tout en fragmentant le marché du
travail au sein duquel les immigrants juifs ont pu bénéficier d'un
salaire direct et indirect élevé subventionné partiellement par
l'agence juive.
Toutefois,
l'expansion du capitalisme durant les deux premières décennies
demeura confinée au sein des collectifs et des plantations agricoles
ainsi que dans les bourgades urbaines où sont localisées des
manufactures spécialisées dans les produits de consommation
courante. La période décisive de transformation socio-spatiale en
Palestine intervint entre les deux guerres mondiales et ce grâce à
la nature des flux migratoires et aux conditions géo-politiques au
moyen-orient. En effet, la transplantation des juifs polonais et
allemands expulsés des procès de production et de distribution avec
la montée des régimes fascistes de Pilsudski et d'Hitler, consolida
le yishouv tant démographiquement qu'économiquement 8. Cependant,
en l'absence d'une politique économique cohérente,
l'investissement du capital transféré par les immigrants se fit de
manière anarchique selon les structures du marché où dominait une
demande accrue et soudaine pour le logement. Le déséquilibre entre
les dépenses courantes affectées à la consommation et celles
canalisées à la production industrielle a depuis marqué la
structure économique d'Israël, aiguisant la dépendance chronique
des flux de capitaux extérieurs afin de réguler la reproduction
sociale de la force de travail et l'unité idéologique des
immigrants. Nous y reviendrons. L'expansion de l'industrie du
bâtiment, la spéculation immobilière et les travaux
d'infrastructure ont entraîné durant cette période (1924-1934) une
urbanisation rapide sur la plaine côtière ainsi qu'une polarisation
sociale et spatiale au sein de la formation sociale palestinienne.
Par ailleurs, la constitution d'un capital fixe immobilier limita la
croissance de la production industrielle 9.
Il
n'en demeure pas moins qu'une industrialisation par
import-substitution et la socialisation des forces productives dans
l'agriculture ont généré une activité dense au sein du yishouv,
activité qui entraîna une différenciation de classe plus accentuée
et la formation d'un sous-prolétariat palestinien migrant. En effet,
la mécanisation rapide de l'agriculture, l'aliénation des terres et
la spéculation fiduciaire ont accéléré l'éviction des paysans
hors de leur moyen de production fondamental les forçant à se
déployer sur l'ensemble du territoire à la recherche d'un emploi
10. Cependant, l'intégration de ce surplus de population fut freinée
par la désarticulation de l'économie palestinienne d'une part et la
défense du travail juif de l'autre. La situation de classe de cette
armée de réserve fut la cause majeure de la rébellion pacifique
puis armée qui éclata en Palestine de 1936 à 1939 et qui fut
initiée par la paysannerie puis soutenue par le sous-prolétariat
urbain. Cette guerre paysanne canalisait en fait les revendications
des classes populaires à l'encontre de l'administration coloniale
britannique, du yishouv mais également des classes dominantes
palestiniennes dont les intérêts de classe commandaient en dernière
instance leur accord tacite à l'écrasement de la rébellion par les
troupes britanniques. Durant cette période d'affrontement, le
yishouv réaménagea ses plans de quadrillage du territoire en
occupant des zones périphériques (la vallée de Beisan, par
exemple) afin d'élargir l'espace frontalier, tandis que la
destructuration des circuits économiques et commerciaux au sein du
secteur arabe éliminait la concurrence du sous-prolétariat
palestinien et assurait l'expansion semi-industrielle du secteur
juif.
Cette
stratégie des « faits accomplis » fut pensée par l'État major du
yishouv dans le but de délimiter une ligne frontalière au moment où
différentes commissions royales d'enquête, sous la pression des
événements élaborent des plans de partition du territoire afin de
résoudre le caractère explosif des rapports de domination
intérieure. Le livre blanc de 1939 limite d'ailleurs les quotas
d'immigrants et confine l'achat des terres à des zones où les juifs
constituent déjà une force démographique reconnaissant ainsi de
facto la réalité de la division ethnico-territoriale.
Durant
la seconde guerre mondiale, l'utilisation de la Palestine comme base
de ravitaillement des forces britanniques au moyen-orient favorisa
l'essor de l'industrie locale et assura le plein emploi 11. À
l'issue de la guerre, les tentatives de la Grande-Bretagne de
rétablir son monopole commercial en Palestine et d'y maintenir une
base stratégique et militaire furent combattues par le yishouv qui
déplaça son activité diplomatique aux États-Unis.
À
la fin de la période mandataire, on pouvait clairement discerner un
déséquilibre spatial et économique entre les secteurs juif et
arabe, effet de la domination du mode de production capitaliste et du
main-tien-dissolution des formes de production précapitalistes au
sein de la formation sociale palestinienne. Le secteur arabe garde
les caractéristiques d'une formation sociale désarticulée au sein
de laquelle la ville demeure tributaire de sa région dont elle ne
constitue qu'une extension commerciale et le lieu de résidence de la
petite bourgeoisie et des no-tables. La majorité de la population,
soit 69% en 1944 est concentrée dans les structures villageoises en
dépit de la pénétration du capitalisme dans l'agriculture et du
développement industriel qui caractérisent structurellement le
yishouv dont la croissance urbaine fut extrêmement rapide. Par
ailleurs, l'expansion urbaine dans le secteur juif est polarisée
autour de deux villes portuaires, Tel-Aviv et Haïfa, qui constituent
la zone de commandement industriel tandis que les coopératives et
collectifs de production ont pu s'organiser sur une base élargie et
fonder des réseaux d'achat et de distribution relativement
indépendants. On décèle néanmoins dès cette époque tant au
sein des principales villes que dans les zones semi-urbaines une
structure résidentielle ségréguée et la formation de quartiers
de sous-prolétaires peuplés majoritairement d'orientaux ou
d'arabes palestiniens.
En
résumé, les formes collectives d'appropriation et de consommation
de l'espace introduites par le courant sioniste-socialiste ont permis
de contrecarrer la généralisation des rapports de production
capitalistes à l'ensemble de la formation sociale palestinienne et
de légitimer l'adéquation d'un ensemble ethnique extra-territorial
à « son sol ». De fait, l'investissement stratégique de la
campagne a entraîné la consolidation d'une société autonome
hébraïque qui affronta l'administration britannique après la
seconde guerre mondiale. C'est ce nouveau rapport de forces que
traduit la décision du partage de la Palestine par les Nations-Unies
en 1947, décision qui établit les bases juridico-politiques d'un
État juif indépendant. Cependant, la constitution d'un espace
homogène et continu et consubstantiellement la suppression de
l'obstacle foncier (la possession coutumière des usagers du sol) ne
furent rendus possibles que dans le sillage de la guerre
israélo-arabe de 1948 qui se solda par la fuite-expulsion de la
majorité du peuple palestinien 12. Néanmoins, la destruction de la
formation sociale palestinienne opéra un déplacement du conflit au
niveau régional et de ce fait le nouvel espace israélien demeure un
terrain contesté que l'État va impérativement quadriller et
aménager en déployant les flux migratoires dans les régions
périphériques et frontalières. Par ailleurs, l'intervention de
l'État dans la division territoriale du travail est un procès
complexe où se conjuguent d'une part des principes d'encadrement
militaire et d'autre part les contradictions spécifiques d'un
capitalisme semi-périphérique.
Sociologues
et urbanistes ont certes décrit les politiques urbaines et
régionales en distinguant deux phases de localisation de la force de
travail migrante mais ont rarement relié ces étapes de colonisation
intérieure du territoire à l'évolution des rapports sociaux de
classe en Israël. Pour notre part, nous distinguons d'une part,
l'intervention juridique de l'État sur les rapports de propriété
et d'autre part l'intervention sur les rapports sociaux de
production. Décrypter la portée et les effets de ces interventions
sur la distribution des agents dans l'espace et au sein des rapports
de production reviendrait en fait à analyser les politiques urbaines
et économiques de l'État israélien durant la période 1948-1978. À
des fins d'exposition, nous brosserons une esquisse générale de ce
procès puis dégagerons la structure ethnique et industrielle des
régions et villes périphériques.
Aménagement
étatisé du territoire
et processus d'urbanisation
La
clôture du territoire israélien s'est fondée d'abord sur
l'annulation juridique de l'espace antérieur possédé par les
réfugiés palestiniens. En effet, l'imposition de la loi et
d'arrêtés d'exception ont à des degrés divers justifié la
déterritorialisation des palestiniens ainsi que la confiscation sans
compensation de la propriété foncière, commerciale et immobilière
dont la valeur est estimée à 3 milliards de dollars en 1948,
capital qui a joué un rôle important dans l'expansion économique
d'Israël durant la première décennie et assuré l'intégration
partielle des immigrants 13.
Par
ailleurs, l'intervention juridique sur les rapports de propriété a
également affecté les paysans et bédouins palestino-israéliens
dont une partie des terres fut saisie afin de concentrer la propriété
foncière et d'en réguler l'usage selon les intérêts économiques
et les prémisses idéologiques du bloc au pouvoir 14. La
dépossession brutale ou légale de la paysannerie palestinienne a
néanmoins résulté dans le transfert d'un patrimoine foncier
considérable à l'État qui en coordonne les usages collectifs et
privatifs en association avec le Fonds national juif. Ainsi donc,
l'espace du droit consacre l'expulsion définitive des réfugiés de
leur moyen de production fondamental et régit le contrôle
socio-économique des autochtones, niant de ce fait même le
caractère binational de la société israélienne pour n'y
reconnaître que le lieu d'inclusion-rassemblement permanent des
immigrants juifs d'origines diverses. C'est en partant de cette
dialectique d'inclusion-exclusion que l'on peut saisir les principes
de localisation et de quadrillage du territoire qui sont à la base
de l'aménagement et de l'essor urbain dans les régions peuplées
d'arabes palestiniens. En effet, le contrôle public de la propriété
foncière a permis à l'État d'user et de disposer des parcelles du
sol et d'agir directement sur la division territoriale du travail.
L'intervention étatique s'est avérée d'autant plus décisive que
dans l'immédiat après-guerre la population juive d'Israël décupla
grâce à l'afflux d'une masse d'immigrants et de réfugiés n'ayant
dans leur grande majorité que leur force de travail à vendre. Qui
plus est, la congestion urbaine sur la plaine côtière, la pénurie
de produits agraires causée par la fermeture des zones
d'approvisionnement limitrophes, la contraction du marché de
l'emploi et la demande soudaine de logements constituent autant de
facteurs qui ont forcé l'appareil d'État à coordonner la
programmation des équipements publics, la socialisation des moyens
de consommation collectifs ainsi que l'organisation des grands
travaux d'infrastructure afin d'assurer l'intégration et la
dissémination des flux migratoires sur l'ensemble du territoire.
Seul l'État pouvait dans cette conjoncture de crise économique
aiguë financer les faux frais de la production et de la circulation
liés au développement exponentiel des infrastructures
socio-culturelles et économiques, tâches que la bourgeoisie locale
confinée dans des secteurs archaïques de la production industrielle
et subordonnée sur le marché mondial ne pouvait assumer.
Néanmoins,
les politiques urbaines et régionales de l'État que nous
analyserons de manière détaillée plus bas ont exigé l'importation
massive de capitaux extérieurs pour supporter l'expansion
démographique de la société israélienne. Cette dépendance
financière a été toutefois atténuée par le soutien permanent des
institutions transnationales du sionisme, le transfert des
réparations allemandes ainsi que les emprunts sur le marché
bancaire international 15. Il n'en demeure pas moins que la
concentration et la centralisation du capital par l'État, qui est
juridiquement la plus importante au sein des sociétés capitalistes
à l'exception de celles « collectivistes » d'État, aura pour
effet de marquer plus fortement qu'ailleurs la distribution des
agents dans l'espace du capital et du travail. En effet, l'appareil
d'État gère et contrôle la redistribution des flux budgétaires,
la quasi-totalité de la propriété foncière (92,6% des terres),
les sources d'énergie et les ressources du sous-sol. Il agit, en
outre, en tant que maître d'oeuvre principal sur l'aménagement du
territoire et planifie la localisation de la main-d'oeuvre immigrante
et des moyens de production. Enfin, il détermine largement tant les
conditions de valorisation du capital que celles de la reproduction
de la force de travail. Toutefois, ces fonctions économiques de
l'État qui caractérisent les sociétés capitalistes dites «
avancées » sont dans le cas d'Israël sous-tendues par deux
tendances complémentaires et contradictoires, d'une part la
nécessité de gérer les moyens de consommation collectifs
qu'implique une politique d'immigration théoriquement illimitée et
d'autre part l'exigence de soutenir la bourgeoisie locale sur le
marché mondial. Cette fonction duelle de l'État fut par ailleurs
modelée par la situation de tension politico-militaire permanente
qui limite une expansion économique régionale, alourdit les
dépenses courantes, largement improductives, affectées au contrôle
territorial et débouche sur une crise fiscale structurelle qui n'est
résorbée tendantiellement que sous la soumission relative,
économique et politique, à l'impérialisme américain. Il n'est pas
possible de situer dans les limites de cet article les différents
aspects, politiques et idéologiques, qui fondent et orientent les
stratégies de développement économique depuis 1948. Néanmoins, ce
qui nous semble significatif dans l'étude du déploiement du
capitalisme en Israël, c'est le déséquilibre constant entre les
dépenses affectées aux industries d'équipement domestique
comparativement à celles reliées au secteur des biens de
production. De fait, durant la période 1948-1965, l'expansion
économique fut centrée sur l'organisation matérielle de l'espace
tandis que l'équilibre relatif entre les flux de capitaux et de
main-d'oeuvre extérieurs alimentait ce procès de développement.
Cependant, l'investissement massif dans l'aménagement du territoire
(soit environ 70% de la totalité du capital investi durant les
années 1948-1965 : Statistical
Abstract of Israel 1971
: Table F/11) ne pouvait assurer à long terme une reproduction
élargie du capital. Ainsi, en 1965,
le
fléchissement des capitaux importés et le ralentissement de
l'immigration provoquèrent une récession majeure à cause de
l'exiguïté du marché et des caractéristiques de l'industrie
israélienne qui sont celles des formations sociales
semi-périphériques (import-substitution, faible composition
organique du capital au sein des uni-tés de production).
C'est
sous l'effet de la militarisation de l'économie après la guerre de
1967 que la crise fut dépassée sans par ailleurs modifier
structurellement la dépendance économique, commerciale et
financière de l'État Israélien, et ce en dépit de la
monopolisation de plusieurs branches (pétrochimie et matériel
militaire) et d'une activité soutenue de l'industrie du bâtiment.
Ainsi, en 1973 la stagflation de l'économie révèle des traits
similaires à celle de 1965 : une dette extérieure considérable et
une diminution radicale de l'investissement productif. Ces précisions
sommaires s'imposaient afin de délimiter les contrain-tes
structurelles et conjoncturelles qui affectent avec plus d'acuité
les zones périphériques et frontalières où sont localisées des
implanta-tions agraires et semi-urbaines qui ont été l'objet
principal de la planification territoriale depuis 1948.
Restructuration
spatiale
et colonisation intérieure du territoire
Dans
l'immédiat après guerre, 77.5% de la population juive était
concentrée sur une superficie de 11.1% du territoire tandis que sous
la pression de l'immigration de masse, la congestion des zones
métropolitaines fut accentuée 16. Par ailleurs, en dépit de
l'utilisation du cadre bâti antérieur des villes palestiniennes et
la constitution de camps de transit, la crise du logement et de
l'emploi affecta une proposition notable des migrants, qui, n'ayant
que leur force de travail à vendre furent d'emblée dépendants des
bureaux de placement et d'aide sociale de l'appareil d'État. Dans ce
contexte, un schéma directeur de planification spatiale et des
plans prospectifs furent élaborés au sein des différents
ministères afin de distribuer la population immigrante sur
l'ensemble du territoire. Le modèle de localisation choisi par les
planificateurs se fondait sur les principes mis en avant par la
théorie de la place centrale. Plusieurs objectifs furent dès lors
énoncés dans le plan de réorganisation spatiale :
1.
Ouvrir l'arrière-pays à la colonisation agraire et à
l'exploitation des ressources naturelles locales et ce faisant fixer
la population immigrante dans des régions sous-peuplées de juifs
israéliens 17.
2.
Laminer la structure polaire qui avait caractérisé l'expansion
urbaine au sein du Yishouv en limitant par des mesures incitatives
ou/et coercitives l'accès à la conurbation de Tel-Aviv et en
orientant les flux migratoires dans des villes nouvelles.
3.
Implanter un continuum rural-urbain hiérarchisé et fonctionnel dans
les zones périphériques et frontalières.
- Surveiller les marges du territoire en le cloisonnant de manière rigoureuse.
C'est
principalement ce dernier objectif qui justifia, selon nous,
l'imposition du modèle systémique de l'espace 18 malgré l'exiguïté
du marché israélien et par conséquent de la difficulté d'y
réaliser des économies d'agglomération. En effet, ce schéma
directeur de répartition territoriale correspondait aux choix
stratégiques de l'État major israélien dont le maître à penser
fut Ben-Gourion. En stratège avisé, il soulignera très tôt que le
façonnement socio-spatial relève d'abord du contrôle territorial
et de son prolongement majeur ; la guerre :
«
Nos conquêtes territoriales et rédemptions ne seront pas assurées
si nous ne réussissons pas à ériger une grande chaîne compacte
d'implantations, spécialement celles de soldats, sur les frontières,
dans le Negev, sur la côte, dans le corridor de Jérusalem, autour
de Safed et dans toutes les régions d'importance stratégique ».
La
réalisation du plan, fidèle à l'argumentation de l'auteur, s'est
appuyée sur deux séries de mesures, d'une part la fixation
sélective de migrants dans des coopératives agricoles et d'autre
part la construction de villes nouvelles. Le peuplement de ces
agglomérations nécessita la mise en place d'un dispositif de
surveillance dont l'objectif fut de canaliser les migrants du «
bateau à la zone de développement ». Cependant, l'ancrage au sol
des migrants fut essentiellement déterminé par la gestion du
patrimoine foncier par l'État qui décentra la fonction d'habitation
à la périphérie en subventionnant massivement la construction de
logements publics.
En
effet, la pénurie de logements dans les grandes villes où la rente
urbaine est élevée et la propriété foncière publique très
limitée (à l'exception de Jérusalem) força les immigrants
dépourvus d'un capital économique ou de qualifications
professionnelles en forte demande au centre du pays à dépendre
directement des institutions étatiques. Toutefois, il faut
distinguer deux moments dans ce processus de dispersion-fixation de
la population immigrante. Durant la première phase de colonisation
intérieure du territoire, l'absorption des surplus de population fut
fondée sur la mise en valeur a agricole des zones semi-arides et
montagneuses où furent localisées 214 coopératives de petits
producteurs marchands. En réalité, le cloisonne-ment spatial que
sous-tend l'investissement de la campagne rejoint le processus de
territorialisation privilégié durant la période mandataire mais
entraîne d'une part la sédentarisation des bédouins et d'autre
part la ruralisation forcée des migrants dont la trajectoire
professionnelle fut rarement
jusqu'ici la culture de la terre. Néanmoins, l'essaimage des
coopératives offrait un terrain de spatialisation d'activités
agricoles spécialisées dont certaines, le coton et la betterave
sucrière pouvaient être l'objet d'un procès de transformation
industriel au sein d'agrovilles. Mais dans l'ensemble, la
diversification de la production agricole fut largement imposée par
des agences du ministère de l'agriculture qui, de concert avec
l'armée conjuguèrent leurs efforts afin d'encadrer politiquement et
économiquement les migrants. Pionniers malgré eux, ces derniers
furent durant de longues périodes insérés dans un marché de
travail irrégulier, tantôt dans les champs et tantôt sur les
routes et les chantiers de construction afin de suppléer aux
faibles revenus qu'ils retirent de l'exploitation de cultures
saisonnières. Dans ce contexte de sous-emploi, l'immobilité
spatiale des immigrants, politiquement décisive pour l'appareil
d'État, fut renforcée par le nombre de dépendants élevé au sein
des familles orientales, le coût du logement au centre du pays et
l'octroi des primes d'assistance sociale dont la fonction est de
réduire sinon de juguler les tensions sociales générées par la
marginalisation économique. En dépit de ces mesures et contraintes,
la dépopulation partielle des coopératives fut accélérée sous
l'effet de la mécanisation rapide des grandes exploitations créées
au début du siècle et des conditions écologiques de la périphérie
(70% du territoire israélien étant semi-désertique et les sour-ces
d'irrigation limitées). De plus, la création d'agrovilles en tant
que centres dispensateurs de services à l'hinterland rural s'avéra
dans la majorité des cas un échec (à l'exception de Kiryat Gat)
car les coopératives et collectifs de production disposaient de
leurs propres structures centralisées de distribution et ne purent
de fait qu'utiliser sur une base saisonnière les résidents des
nouvelles villes comme force de travail d'appoint. Enfin l'inégal développement des forces productives dans
l'agriculture entre les implantations de vétérans (peuplées
majoritairement d'occidentaux) et celles des nouveaux immigrants
(77,5% d'orientaux), traduit de fait une polarisation économique et
spatiale dont la dimension ethnique tend à occulter dans plusieurs
travaux le procès de soumission réelle
des migrants orientaux au capital qui est contrôlé par l'État
israélien qui fixe à travers son département de la colonisation
les conditions de valorisation des parcelles allouées aux paysans
exploitants.
La
phase subséquente d'exurbanisation ne se singularisa de la
précédente que par la concentration relative des immigrants
(10,000 à 15,000 selon les lieux et la disponibilité de logements
publics) au sein de noyaux urbains dont la configuration spatiale
s'inspire à la fois de la « cité-jardin »d'Howard et du
micro-rayon soviétique. Conçues comme pôles de développement
régionaux, les villes nouvelles furent érigées progressivement sur
l'emplacement des villes palestiniennes ou en tant qu'extension des
camps de transit tandis que d'autres furent plantées à proximité
des voies d'eau (Ashdod, Eilat, voir carte 1) ou des gisements
miniers (Arad) dès qu'ils s'avéra que le potentiel agri-cole de la
périphérie ne pouvait à lui seul assurer la reproduction sociale
des travailleurs. Ainsi, l'hypothèse majeure des désurbanistes qui
consistait à créer un continuum rural-urbain équilibré et
fonctionnel fut invalidée et ce d'autant plus que les collectifs de
production étaient réfractaires sinon hostiles durant la première
décennie (1948-1958) à l'emploi d'une main-d'oeuvre salariée.
Coupées
de leur environnement immédiat, dépourvues d'une infrastructure
industrielle diversifiée les villes de « développement »
devinrent très tôt le foyer d'une masse de travailleurs déclassés
si l'on considère que le taux de chômage moyen fut de l'ordre de 25
à 30% durant les années 1954-1959 comparativement à la moyenne
nationale de 4%.
Le
sous-emploi structurel, effet du processus d'urbanisation sans
industrialisation concomitante, entraîna une migration centripète
de travailleurs dont le « capital » culturel (maîtrise de la
langue hébraïque, qualifications professionnelles) et la structure
familiale permettaient d'échapper à la main mise des agents de
l'État dans le domaine du logement et de l'emploi. Par ailleurs, le
fait que ces migrants furent majoritairement occidentaux indique la corrélation étroite entre le produit logement et la
taille de la famille comme facteurs agissant sur la mobilité
spatiale car la famille moyenne d'occidentaux a un nombre de
dépendants inférieur de moitié à celui des orientaux (2.8 vs
5.6). Moins probant est le niveau de scolarisation (7.6 vs 6.2) afin
d'expliquer cette migration sélective qui exige que l'on tienne
compte de variables difficilement vérifiables (réseaux familiaux,
octroi de réparations allemandes à des familles d'occidentaux à
partir de 1954). Par contre, la ségrégation ethnico-spatiale qui en
résulta fut également tributaire de la politique de dispersion
étatique qui orienta une plus grande proportion d'orientaux à la
périphérie. Nous
avons montré ailleurs que la distribution spatiale
différentiative ne fut pas accidentelle mais bien déterminée par
des choix politiques du bloc au pouvoir. Ainsi en 1957, l'octroi de
logements spacieux au sein des grandes villes à des immigrants
européens fut directement perçu comme discriminatoire par les
sous-prolétaires orientaux qui s'organisèrent sur une base
eth-nique au sein des bidonvilles qui ceinturent Tel-Aviv et Haïfa
(Wadi-Salib) et des villes de « développement » (Migdal Haemek).
C'est sous la pression de ces mouvements sociaux urbains que
l'appareil d'État va lancer un programme d'industrialisation
régionale, qui à l'instar des coopératives ne réduira pas le
développement inégal mais assurera la reproduction à sa place
d'une armée de réserve industrielle comme nous le verrons plus bas.
Auparavant, il est nécessaire de souligner que la redistribution
spatiale de la population par le biais de l'immigration bien qu'elle
ne coïncida pas avec les plans prospectifs des ministères du
logement et du travail, résulta néanmoins dans la formation de 34
nouvelles villes (voir carte 1) qui abritent en 1974, 538,000
résidents soit 18,2% de la population israélienne. La dispersion de
la population a permis de limiter la croissance relative des
conurbations de Tel-Aviv et de Haïfa si l'on considère l'expansion
démographique et urbaine extrêmement rapide en Israël depuis 1948
comme l'indique le tableau suivant :
Plusieurs auteurs considèrent que cette désurbanisation planifiée fut une expérience urbanistique réussie. Or la question principale n'est pas tant de mesurer l'adéquation entre le plan initial et sa réalisation que d'expliquer le fait que les travailleurs furent d'emblée prisonniers, d'un espace qui leur fut imposé. Cette conclusion ressort pourtant de plusieurs recherches empiriques de stratification ethnique et de ségrégation écologique 19. En effet, la concentration du groupe oriental à la périphérie est significative comme le démontre le tableau 2 :
Néanmoins,
l'explication de ce phénomène est tantôt attribuée aux capacités
individuelles des travailleurs (« The weaker stay and the stronger
gone », Handelman et al. 1978 : 93) tantôt à l'inadéquation du «
modèle étranger » de la place centrale dans le cas d'Israël. Pour
ces deux auteurs, tout se passe comme si la ségrégation
ethnico-spatiale, la distribution inégale des équipements sociaux
pouvaient être séparés des rapports sociaux de classe en Israël.
Ainsi, selon eux, l'affirmation d'une idéologie urbanistique «
pionnière » à partir des années 1960 montre que contrairement aux
villes d'immigrants, les nouvelles villes (Arad, Carmiel,
Nazareth-Ilit) sont à l'instar des kibboutz durant la période
mandataire, une réalisation sociale et économique singulière. Or,
cette conclusion occulte le contexte particulier dans lequel ces
implantations furent créées. En effet, ces villes furent fondées
sur des terres arabes expropriées tant au Negev qu'en Galilée dans
le but explicite d'affirmer la souveraineté territoriale sur des
régions, qui, en dépit de la politique de dispersion des immigrants
demeuraient majoritairement peuplées d'arabes palestiniens 20.
Toutefois, afin d'inciter la petite bourgeoisie israélienne et les
immigrants, majoritairement occidentaux, de s'y fixer, le
gouvernement alloua des sommes considérables à la construction de
logements et à la mise en place d'une structure industrielle
relativement diversifiée qui puisse intégrer des travailleurs
spécialisés, des cadres, des ingénieurs. Enfin, le recrutement des
résidents fut sélectif et exclua les arabes palestiniens et dans
une moindre mesure les orientaux, qui pouvaient certes être utilisés
comme travailleurs migrants 21.
La
reviviscence de l'idéologie pionnière a servi dans ce cas de base
d'appui à une distribution inégale du produit logement au sein même
de la périphérie, processus qui caractérisait jusque-là les
grands centres urbains. Cette différenciation ethnico-spatiale est,
selon nous, l'effet induit des politiques de développement régional
qui exigent à elles seules une présentation empirique détaillée
qui dépasse les limites de cet article. J'indiquerais cependant
quelques aspects importants du problème.
Déconcentration
industrielle
et développement inégal régional
Le
développement industriel de la périphérie fut dès 1950 un
objectif du gouvernement qui promulgua la « loi d'aide à
l'investissement ». Cette loi fut amendée à plusieurs reprises
(1954, 1967) afin de spécifier les conditions d'octroi des primes à
la décentralisation ainsi que les régions et branches privilégiées.
Les crédits publics considérables alloués aux entreprises «
approuvées » par l'État varient cependant selon une hiérarchie de
priorités qui se reflètent dans le découpage du territoire en
trois zones 22. La première, la zone A, inclut les sous-districts
frontaliers du Nord et du Sud tandis que la seconde, la zone B, les
régions périphériques mais adjacentes au centre (l'axe
Tel-Aviv-Haïfa) qui constitue la zone C, non-prioritaire
théoriquement 23 (voir carte 2).
Fait
significatif, cette loi ne s'applique qu'à des espaces habités par
des juifs israéliens malgré que les villes et villages arabes
soient concentrés dans les zones de développement prioritaires. En
effet la « frontière » qui sépare la ville arabe de Nazareth de
sa contrepartie juive inclut cette dernière dans la zone B et la
première dans la zone C.
Le caractère discriminatoire de cette loi traduit bien les objectifs
politiques du bloc au pouvoir que nous avons noté antérieurement.
Néanmoins la division ethnico-nationale de la classe ouvrière
qu'elle promeut n'affecte que tendanciellement et non
structurellement la situation des sous-prolétaires qu'ils soient
juifs ou arabes car ce qu'elle vise c'est l'immobilité spatiale des
immigrants et la migration tournante des arabes palestiniens et dans
les deux cas la soumission des travailleurs au capital.
De
fait, jusqu'en 1957 la planification territoriale de la périphérie
fut axée sur l'expansion de l'agriculture et des moyens de
communication, la concentration-prolétarisation des migrants qui
offrent un marché aux produits de consommation courante des petites
unités de production de la région métropolitaine de Tel-Aviv.
La
déconcentration industrielle à partir de 1958 fut liée à
l'exploitation des ressources naturelles locales par des entreprises
étatiques et syndicales ainsi que sur la localisation de grandes
manufactures qui pouvaient contrecarrer les dés économies d'échelle
en combinant l'aide directe de l'État et des bas salaires.
L'État
a cependant favorisé l'implantation de grandes entreprises à faible
capitalisation mais qui exigent une main-d'oeuvre abondante et peu
qualifiée induisant ainsi d'une part la constitution de villes
mono-industrielles et dépendantes du centre et d'autre part la
monopolisation financière et industrielle de plusieurs branches.
Jusqu'en 1965, le surplus de population fut employé alternativement
dans la construction, l'exploitation des ressources minières et dans
des industries légères « neutres » par rapport à leur
environnement immédiat (Textiles, produits alimentaires, bois,
cuir...). Dans la majorité des villes, une telle spécialisation
industrielle entraîna la concentration des travailleurs dans une ou
deux entreprises. Ainsi à Dimona, 96% des ouvriers d'industrie (soit
50% de la main-d'oeuvre active) sont cantonnés dans deux
manufactures du textile. À Yeruham, 92% de la main-d'oeuvre
industrielle est employée à la transformation des produits
mi-néraux et chimiques. Ashquelon se spécialise dans l'industrie
agro-alimentaire (46% de l'emploi industriel) tandis que
Kiryat-Shmona dans celle du textile (71% de l'emploi industriel). Ces
données indiquent la faible diversification de la structure de
l'emploi si l'on considère le taux considérable du secteur
tertiaire au centre du pays : 49% contre 22% à la périphérie.
L'inverse est également significatif, 78% des travailleurs des «
villes de développement » sont classés dans la catégorie de «
cols bleus » contre 51% dans les grandes villes. De plus, les cadres
et les ingénieurs, les travailleurs sociaux et les professeurs
viennent de l'extérieur, n'habitent pas dans les villes d'immigrants
et dans le cas contraire résident dans des quartiers distincts. Les
distinctions de classe entre cette couche et les ouvriers sont
doublées d'une dimension ethnique car les travailleurs sont
majoritairement d'origine orientale tandis que les cadres et les
propriétaires de capitaux sont majoritaire-ment occidentaux. Cette
division ethnique du travail et du capital, véritable microcosme des
rapports sociaux de classe en Israël, démontre notamment que le
développement économique régional fut subordonné aux intérêts
des consortiums publics et privés qui concentrèrent leurs
opérations financières et techniques dans la zone de commandement
industriel de Tel-Aviv pour ne délocaliser à la périphérie que
des branches à faible composition organique du capital 24. La seule
exception fut l'expansion de l'industrie pétrochimique et nucléaire
pour des raisons « démographiques et écologiques » autour de
l'axe Arad-Dimona-Sdom, mais dans ce cas aussi la division ethnique
du travail est spatialement circonscrite. Enfin, le transfert de
capital net de l'État aux entreprises fut impressionnant durant la
période 1958-1975, totalisant 44.5% de l'ensemble du budget du
développement économique.
Depuis
la guerre de 1967, le déséquilibre régional est plus marqué à
cause de la concentration et de la centralisation financière, de la
pénétration du capital étranger dans des branches comme
l'électronique et les produits de transport majoritairement
localisées autour de la conurbation de Tel-Aviv. Le déclin des
industries « classiques » est clairement souligné par Gradus et
al. qui concluent qu'il existe désormais un marché de travail «
duel » spatialement défini, le centre se réservant les industries
« industrialisantes » à haute technologie avec ses effets
multiplicateurs sur les salaires et la recherche scientifique et la
périphérie se spécialisant dans des branches « arriérées ».
La
faible diversification industrielle de ces villes « périphériques
» a ancré le « sous-développement » régional qui se répercute
claire-ment sur le mode de vie et la situation de classe des
travailleurs qui d'une part ont des salaires moyens plus faibles
qu'au centre et d'autre part sont attachés à l'usine et aux
institutions d'assistance sociale qui régulent sur une base
permanente le déséquilibre du marché de l'emploi. Significatif est
à cet égard le nombre d'assistés sociaux, qui en 1973 est de
l'ordre de 50% de la population des villes de développement. Cette
paupérisation se répercute clairement dans le domaine de
l'éducation et des services sociaux ainsi que sur l'itinéraire de
classe de la seconde génération 25.
La périphérie est ainsi condamnée à la dépendance et ce d'autant
plus qu'une part considérable des capitaux est canalisée dans des
projets de colonisation dans les territoires arabes occupés dont le
quadrillage s'appuie sur un modèle ancien et s'affronte à un
nouveau rapport de forces.
CONCLUSION
Les
processus d'urbanisation en Israël ont comme nous l'avons vu des
caractéristiques similaires avec les sociétés capitalistes en
dépit d'une idéologie agriculturiste et pionnière car ici comme
ailleurs la séparation ville-campagne fut constitutive du procès de
colonisation et de clôture du territoire. Nous avons souligné que
le bloc au pouvoir ne s'est opposé aux formes urbaines que parce que
celles-ci ne constituaient pas la projection au sol de nouveaux
rapports sociaux qui légitimaient d'une part la nationalisation des
sujets et d'autre part assuraient l'inaliénabilité de la terre et
sa défense. Cependant, l'organisation spatiale de la production et
de la consommation après la création de l'État continua d'être
réglée et modelée par la primauté du contrôle stratégique du
territoire. En faisant nôtre cette hypothèse, l'étude de la
désurbanisation planifiée nécessitait d'être axée moins sur les
vertus ou les avatars de la théorie de la place centrale que sur les
interventions de l'État dont les effets furent d'une part la
déterritorialisation des arabes palestiniens et d'autre part la
fixation autoritaire de migrants, notamment ceux originaires d'Asie
et d'Afrique, dans des régions périphériques et frontalières.
Deux
conclusions majeures ressortent de ce processus de division
territoriale du travail.
- L'appareil d'État s'est affirmé progressivement comme « capitaliste collectif » en organisant les conditions générales de l'accumulation ; c'est-à-dire en prenant en charge tant la constitution de la force de travail que la socialisation des forces productives. Ce procès s'est fondé sur la monopolisation juridique de la propriété foncière et des capitaux importés dont la redistribution assura essentiellement la privatisation des profits et le maintien des rapports sociaux de classe. Cependant, la dépendance financière et commerciale de l'État israélien accentua le développement inégal régional ainsi que la crise fiscale et monétaire. Enfin la militarisation de l'économie stimule d'une part la monopolisation de plusieurs branches industrielles mais grève une part décisive du budget de l'État qui est affectée tant au contrôle territorial qu'à la colonisation de la « nouvelle » périphérie. (Les territoires arabes occupés). Dans ce contexte, les villes dites de « développe-ment » demeurent des lieux de reproduction appauvrie de la force de travail dont les particularités ethniques sont invoquées souvent pour justifier la position de classe de ce « sous-prolétariat ».
- La dispersion des immigrants à l'échelle du territoire est considérée d'un point de vue technocratique comme un succès mais une telle conclusion méritait d'être sociologiquement nuancée car la division ethnico-territoriale du travail qu'elle entraîna entre juifs occidentaux et orientaux ainsi qu'entre juifs et arabes israéliens démontre au contraire que l'espace n'est pas un objet neutre mais bien le lieu d'un enjeu, d'un rapport de forces entre classes sociales. En effet, l'expropriation des terres arabes suscite la résistance (Mouvement des Fils de la Terre) tandis que la marginalisation des orientaux souligne le caractère idéologique du « melting-pot » israélien dont la négation se réfléchit dans l'enfermement de ces derniers dans des villes « parias », ex-pression qui caractérise selon Hill des « réserves » ségréguées de leur environnement immédiat et de dépendantes de l'appareil d'État. Mais contrairement à l'auteur qui soutient que l'apathie et le désespoir, bref la dépolitisation du sous-prolétariat, sont les caractéristiques dominantes de la culture politique des résidents des villes « parias », nous considérons que les formes de résistance spontanées et la violence latente présentes dans ces villes peuvent se transformer en véritables contradictions comme ce fut le cas en Israël tant en 1959 qu'en 1971. Cette observation à laquelle nous aboutissons à partir de l'exemple Israélien nous porte à réagir contre les idéologies d'autogestion « communale »prônées par des anthropologues aux minorités ethniques et raciales aux États-Unis afin de contrecarrer la perte de socialité dans les grandes villes, la crise du logement et la ségrégation. En effet ces auteurs occultent la question centrale qui est bien celle de la crise de l'urbanisation aux États-Unis et ailleurs et rejoignent subrepticement et peut-être involontairement par leurs thèses les rêves éveillés d'Unwin et d'Howard : le décentrement des classes dangereuses.
Enfin,
les problèmes soulevés par l'organisation matérielle de l'espace
en Israël indiquent toutefois que la prégnance des rapports sociaux
idéologiques et politiques n'est pas un aspect spécifique des
sociétés « collectivistes » d'État. Car, la socialisation
étatique du sol et du sous-sol, le caractère directement
stratégique du mode de spatialisation des activités agricoles, les
politiques de désurbanisation planifiée et de fixation autoritaire
des travailleurs dans des régions éloignées ou frontalières qui
ont rythmé le processus de colonisation intérieure du territoire
soulèvent la question de l'État et de l'appareil militaire en tant
qu'éléments décisifs de l'urbanisation tant en Israël qu'en Union
Soviétique, en Chine qu'à Cuba. Au-delà des analogies formelles et
des généralisations abusives, l'analyse comparative des réformes
urbaines et de la désurbanisation planifiée initiées ici et là
demeure encore un terrain à défricher.
Mikhaël
ELBAZ
Contrôle
territorial, urbanisation périphérique et ségrégation ethnique en
Israël
Un
article publié dans la revue Anthropologie
et sociétés,
vol. 4 no 1, 1980, pp. 65-95. Québec: département d'anthropologie
de l'Université Laval.
Dans
le cadre de : "Les classiques des sciences sociales"
Une
bibliothèque numérique fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay,
professeur
de sociologie au Cégep de Chicoutimi
Site
web: http://classiques.uqac.ca/
NOTES
1
Yishouv est le terme hébraïque désignant la collectivité juive en
Palestine à l'époque de l'Empire ottoman et du mandat britannique.
2
Le Fonds national juif fut institué officiellement en 1907 afin
d'acquérir des terres en Palestine au nom du peuple juif. La
constitution d'un patrimoine foncier fut idéologiquement et
institutionnellement définie dans la charte du Fonds qui prescrit
d'une part l'inaliénabilité de la propriété foncière et d'autre
part sa cession aux migrants et entreprises qui se prévalent d'un
droit de gérance à la condition expresse que la terre soit
travaillée par des juifs. Le F.N.J. constitue de fait l'instrument
principal du séparatisme ethnique et économique prôné par le
mouvement sioniste. Par ailleurs, le Karen Hayesod a pour fonction de
collecter des capitaux dans le but de canaliser et de fixer des
immigrants en Palestine.
3
Le Kibboutz est une unité de production autogérée fondée sur la
propriété collective des moyens de production et de consommation et
sur la distribution égalitaire des services tandis que le Moshav est
une coopérative de petits producteurs possédant un lot déterminé
qu'ils exploitent privément. Les principes coopératifs ne
définissent dans le cas du Moshav que les structures et réseaux
d'achat et de distribution et régissent rarement la production sauf
dans le cas de la coopérative communale.
4
La HISTADROUT - La confédération générale des travailleurs
hébreux en Palestine - fut fondée en 1920 afin de défendre les
conditions de travail des migrants et de promouvoir la mise sur pied
d'entreprises économiques, sociales et culturelles. Elle constitua
de fait l'appareil centralisé de la colonisation prolétarienne et
intégra à ses fonctions de syndical celles d'un entrepreneur
capitaliste. L'HAGANAH se substitua en 1921 aux unités
para-militaires (HACHOMER) mises sur pied par les immigrants à des
fins d'auto-défense. Elle fût l'embryon de l'armée israélienne.
5
Il est intéressant de souligner comment s'opère ici un décentrement
idéologique remarquable car dans l'ancien royaume d'Israël, le
régime de propriété correspondait à un mode de production
tributaire ou « sub-asiatique ». De fait, le propriétaire éminent
du soi -Dieu - masque la place spécifique occupée par la
classe-État dans le procès de circulation des terres (la possession
coutumière des sols durant 49 ans, l'institution de l'année
sabbatique), des biens (le principe du glanage et du grapillage)
ainsi que dans l'organisation des travaux d'infrastructure et dans la
protection militaire des communautés isolées... Mutatis mutandis et
toutes proportions gardées, la bureaucratie social-démocrate
sioniste interprète le temps et J'espace de la judéité et forge
l'unité idéologique des agents en ayant recours à un mythe des
origines mais surtout à la conscience d'une oppression qu'elle
déplace en voulant créer un État ex-nihilo. Ce faisant, elle
se substitue
à une bourgeoisie « nationale » en coordonnant et en centralisant
la propriété foncière et le capital nécessaire
à la
mise sur
pied
d'un État capitaliste.
6
Les flux de capitaux extérieurs et les transferts unilatéraux ont
été de
l'ordre de
95 millions de livres palestiniennes (pour la période 1918-1937)
dont 79% fut détenu par des individus et des entreprises
privées.
Il est important de no-ter que c'est le capital privé qui finance
durant la période mandataire la mise sur pied de l'infrastructure
socio-économique même si la fonction de direction politique est
assurée par la bureaucratie
social-démocrate qui
structure et oriente le procès de colonisation.
7
Le mouvement ouvrier sioniste s'opposera de manière farouche au «
capital étranger, à l'entreprise privée et au sous-prolétariat
palestinien » qui à des degrés divers mettaient en danger sa
position d'aristocratie ouvrière nationaliste. Nul n'a mieux exprimé
les tensions entre les blocs « ouvrier » et « bourgeois »
concernant la
perspective et l'orientation stratégique de la colonisation que Y.
Tabenkin dans un article qu'il signait en 1920 et où il déclare de
manière non équivoque que « le capital privé juif qui est investi
maintenant au pays consolide indirectement les étrangers. C'est là
que réside notre désaccord avec l'exécutif sioniste. Nous disons
Eretz-lsraël qui sera construite seulement par le capital privé ne
sera pas juive non seulement à cause de l'exploitation qui lui est
inhérente mais également du fait qu'elle bloque la rédemption du
territoire et l'afflux d'immigrants juifs » (Traduction libre de
l'hébreu).
8
De 1931 à 1936, la population juive doubla, passant de 174,406
résidents à 384,078. Ainsi le yishouv représentait en 1936, 28.6%
de la population de la Palestine mandataire alors que cette
proportion n'était que de 11.1% en 1922 (Gertz 1947 : 46-47). Par
ailleurs les flux de capitaux furent de 118% supérieurs pour les
années 1930-37 comparativement à celles de 1918-29. On peut sans
ambiguïtés soutenir que ces changements démographiques et
capitalistiques ont eu des répercussions décisives sur le rapport
de forces entre immigrants et paysans palestiniens comme le démontre
l'insurrection palestinienne de 1936-39
9
Ainsi par exemple de 1932 à 1939, 46.6% de l'investissement fut
orienté dans le secteur du bâtiment et des équipements collectifs
tandis que seulement 15.9% le fut dans le secteur manufacturier
(Klinov-Malul et Halevi 1968 : 16).
10
Après les émeutes de 1929, la commission d'enquête Shaw critiqua
le principe ségrégationniste qui présidait à l'embauche des
travailleurs au sein du secteur juif notamment à l'Histadrout. Par
ailleurs, le rapport Johnson-Crosbie esti-mait que moins du tiers des
villages palestiniens étaient économiquement viables. En effet,
l'endettement des paysans équivalait dans la majorité des cas à
leur revenu moyen. Dans ces conditions, les marchands et les
notables, la bourgeoisie locale palestinienne ont, en concentrant les
terres ou en augmentant la rente, contribué à l'appauvrissement de
la paysannerie. Cependant, malgré l'introduction de nouvelles
techniques de production dans l'agriculture, le développement inégal
entre les secteurs juif et arabe demeurait structurel.
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La fermeture du marché de l'empire britannique créait de fait une
situation de protectionnisme pour l'industrie palestinienne.
L'expansion industrielle au sein du yishouv fut d'ailleurs fort
significative puisque la part du secteur manufacturier dans le revenu
national passa de 26% en 1936 à 41% en 1945 tandis que celle du
secteur arabe déclinait (13.6% vs 10.8%)
12
On conçoit mal d'ailleurs comment sans le recours à la violence les
options territorialistes et populationnistes du mouvement sioniste
auraient pu se matérialiser.
13
Sayigh souligne que la valeur capitalisée de la propriété
immobilière et commerciale confisquée peut être évaluée en 1976
à 11.2 milliards de dollars. On peut consulter à ce sujet les
travaux historiques qui décrivent les mécanismes juridiques et les
pressions politico-militaires dont s'est servi l'État afin de
justi-fier le statut des réfugiés. Peretz note par ailleurs que la
« propriété abandonnée fut l'une des principales contributions à
l'émergence d'un État israélien viable » .
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Je ne traiterai pas en détail de la position socio-spatiale des
arabes israéliens dans la mesure où ils sont virtuellement exclus
de l'aide des agences gouvernementales en matière d'équipements
collectifs... On peut même avancer la
thèse
que le développement capitaliste en Israël les confine dans des
zones précises d'où ils se déploient quotidiennement à la
recherche d'un emploi. En ce sens, on peut considérer qu'ils forment
un sous-prolétariat migrant et ce d'autant plus que l'aménagement
socio-spatial des sous-districts régionaux du Nord et du Sud s'est
réalisé clairement à l'encontre des droits territoriaux de la
minorité autochtone. C'est pourquoi la ségrégation spatiale et la
marginalisation économique des Palestiniens sont structurels à
l'État israélien. Nous en débattrons plus loin.
15
L'importation de capitaux extérieurs fut décisive à la mise en
place des ré-seaux urbains dans leur globalité, c'est-à-dire
l'unification-productivisation du territoire. Ainsi de 1948 à1977,
le transfert de capitaux étrangers fut de l'ordre de 31.5 milliards
de dollars, « aide » considérable puis-qu'elle a constitué la
source première sinon unique de l'investissement productif (soit de
25 à 30% du P.I.B. annuellement tandis que l'épargne domestique est
tendantiellement faible, nulle ou négative). Cette aide économique
idéologiquement légitimée (puisque de 1948 à 1965, 58,5% des
capitaux furent fournis par les communautés juives de la diaspora)
fut pour une faible part, une pénétration directe du capital
étranger au sein de l'économie israélienne et pour sa majeure
partie le fondement matériel et politique d'une bourgeoisie d'État.
16
De 1948 à 1951, 687,739 immigrants s'installèrent en Israël tandis
que la population juive n'était que de 649,600 en 1948.
17
Les sous-districts régionaux du Nord et du Sud n'étaient habités
respective-ment en 1948 que par 7.6% et 0.9% de juifs en comparaison
avec 58.1% et 11.7% d'arabes palestiniens. Ce « déséquilibre »
démographique est à la base des politiques de « judaïsation » de
ces régions.
18
Plusieurs traités théoriques s'emploient à décrire le caractère
rationnel du dé-coupage socio-spatial prôné par Christaller et
appliqué de manière technocratique dans différentes sociétés
dont Israël. Mellor soutient avec justesse que la théorie de la
place centrale condense dans sa formulation même l'inégale
croissance des forces productives dans l'espace. Enfin, bien que la
désurbanisation en Union-Soviétique et dans les démocraties
populaires ne s'est pas appuyée explicitement sur ce modèle, la
division territoriale inégale du travail rapportée par plusieurs
recherches démontre l'échec des tentatives administratives visant à
limiter d'une part la croissance des grandes villes et d'autre part
celle des implantations industrielles au centre.
19
Les auteurs soulignent que la spécialisation industrielle des villes
nouvelles a affecté l'itinéraire professionnel des immigrants
orientaux.
20
L'urgence d'affirmer une présence dans ces régions est exprimée
souvent tant par le gouvernement que la presse : « La Galilée,
nôtre ? sur la carte peut-être. En
réalité au niveau territorial, les données sont radicalement
différentes et nous devons être tenus responsables, car le problème
de la Galilée est un problème juif. En réalité, y vivent 120,000
arabes et 10,000 juifs, soit 8% seulement ».
21
Dans le cas de Nazareth-Ilit, nouvelle ville qui « surplombe » la
ville arabe, Handelman et al. notent que le gouvernement s'opposa à
la fixation des juifs originaires des pays arabes craignant que ces
derniers ne puissent coexister avec leurs voisins arabes. Conclusion
singulière car dans les villes judéo-arabes en Israël,
(Acco-Haïfa) il y a une proximité spatiale des deux groupes à
cause de leur situation de classe. Dans le cas d'Arad par ailleurs,
la sélection des citoyens de la nouvelle ville fut fondée sur un
ensemble de critères : le passé criminel et civil des travailleurs,
leurs qualifications professionnelles, la taille de la famille (1
couple et 2 enfants comme maximum). Ces critères furent d'emblée
discriminants pour les orientaux dont la structure familiale et la
trajectoire professionnelle ne correspondaient pas aux objectifs des
planificateurs qui recherchaient une main-d'oeuvre spécialisée et
composée de préférence de vétérans.
22
Ces crédits sous forme de prêts et de subventions peuvent totaliser
jusqu'à 80% de l'ensemble de l'investissement productif selon la
localisation territoriale, la branche industrielle et la part de la
production exportée. De plus, la rente urbaine sur les locaux
construits par l'État est très faible (2,5% de la va-leur nominale
non-indexée), les taux d'intérêt bancaire subventionnés à 25% du
prix de marché. Enfin, l'État verse une fraction importante du
salaire des travailleurs durant la première année d'exploitation de
l'entreprise qui est imposée à un taux extrêmement réduit durant
les cinq premières années.
23
En effet, l'ensemble des entreprises « approuvées » par l'État
bénéficient indépendamment de leur localisation de subventions à
l'exportation qui totalisent annuellement des millions de $ ainsi que
des dégrèvements fiscaux sur les moyens de production et les
profits.
24
Les consortiums publics incluent les entreprises nationalisées
telles celles de Timna, d'Oron et de Sdom, (Produits minéraux) ainsi
que celles de l'Histadrout : Soltam àYoknéam ; les Aciéries
d'Acco. Les oligopoles contrôlés par les grandes banques dominent
la branche du Textile ; ainsi le groupe Gibor possède des
manufactures à Kiryat-Shmona, Tiberiade, Acco, Carmiel ; le groupe
Klal en détient également dans plusieurs « villes de développement
» (Beith-Shean, Beer-Sheva, Dimona). Dans tous ces cas, le contrôle
ethnique du capital par le groupe judéo-Ashkenaze est majoritaire
sinon exclusif.
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Dans une recherche récente, Carmon et al. soulignent que seuls les
orientaux devraient être orientés dans les villes de développement
car les occidentaux s'y intègrent mal. Curieuse conclusion qui est
toutefois nuancée au nom de « l'intégration des exilés » en
conseillant à l'État de procéder à des réformes afin de rendre «
attrayantes » ces villes pour les immigrants occidentaux.
L'idéologie peut certes aveugler mais dans ce cas les sociologues
ont recours à la bonne conscience au lieu de rendre compte de leur
objet qui est bien la distribution inégale du produit logement.
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