Hong Kong |
Le concept de Justice spatiale, énoncé par Le droit à la ville d'Henri Lefevbre en 1968, n'est autre qu'une tentative de la grande tradition figurative bourgeoise à résoudre, sur le plan d'une idéologie anachronique, les déséquilibres, les contradictions et les dysfonctionnements sociaux des villes ; et à la manière de Le Corbusier, l'on pourrait leur adjoindre le slogan : Urbanisme ou Révolution ! L'idée d'une Ville Juste est bien la preuve d'une contorsion intellectuelle pseudo-humaniste névrotique ; car l'on sait qu'il est illusoire de proposer des contre-espaces architecturaux, et plus encore urbains : la recherche d'une alternative inscrite au sein même de structures libérales qui conditionnent toute la nature de la condition du projet, est dans les termes une contradiction évidente et historique. L'arriération politique de ce groupe d'intellectuels est marqué par leur relance de l'éthique de l'architecture et de l'urbanisme, en leur assignant des missions politiques destinées à apaiser les tensions, un réformisme érigeant l'Existenz minimum urbain plutôt qu'une ville - une vie - idéales.
Le géographe Ed Soja, principal théoricien de cette notion, reconnaît pleinement les limites politiques d'une telle vision optimiste, et si ces propositions humanistes ne sont guère convaincantes, ses critiques acerbes de ce qui est sont un véritable plaidoyer en faveur d'un renouveau de la critique politisée en urbanisme et en géographie urbaine ; critiques politiques depuis longtemps bien ancrées dans ces domaines en Angleterre, aux Etats-Unis et au Canada, au contraire de la France, où les revues d'architecture et d'urbanisme - subventionnées - se font l'écho et les portes-paroles des décideurs politiques, des acteurs financiers, et érigent les plus hauts piédestaux à leurs complices : les [st]architectes.
Edward
W. Soja
La
ville et la justice spatiale
Presses universitaires de Paris Ouest | 2010 *
Presses universitaires de Paris Ouest | 2010 *
L’EXPRESSION
« JUSTICE SPATIALE » ne s’est diffusée que très récemment et,
encore aujourd’hui, géographes et aménageurs ont tendance à
éviter l’usage explicite de l’adjectif « spatial » lorsqu’ils
analysent la quête de nos sociétés contemporaines pour plus de
justice et de démocratie. Soit la spatialité de la justice est
ignorée dans ces travaux, soit elle est fondue (et souvent vidée de
sa substance) dans des concepts apparentés tels que justice
territoriale, justice environnementale, urbanisation de l’injustice,
réduction des inégalités régionales, voire plus largement encore
dans la quête générique d’une ville juste et d’une société
juste. Toutes ces variations sur un même thème sont importantes et
font sens, mais elles ont souvent tendance à détourner notre
attention de ce qu’une formulation spécifiquement spatiale de la
justice peut apporter, et, plus important encore, elles nous privent
des nouvelles et nombreuses ouvertures qu’une telle démarche offre
à un activisme social et politique qui s’appuierait sur la notion.
Les bénéfices ne se comptent donc pas seulement en termes d’apport
théorique, mais aussi en termes pratiques.
L’objectif de cette brève présentation est d’expliquer pourquoi il est crucial d’un double point de vue théorique et pratique de mettre l’accent sur cette dimension spatiale de la justice, pas seulement dans la ville mais à toutes les échelles, du local au global. J’organiserai ma démonstration autour d’une série de propositions, en commençant par un examen de l’émergence – depuis cinq ans – de l’expression « justice spatiale », littéralement de nulle part, et des raisons pour lesquelles elle va probablement continuer d’être l’expression favorite dans le futur.
L’objectif de cette brève présentation est d’expliquer pourquoi il est crucial d’un double point de vue théorique et pratique de mettre l’accent sur cette dimension spatiale de la justice, pas seulement dans la ville mais à toutes les échelles, du local au global. J’organiserai ma démonstration autour d’une série de propositions, en commençant par un examen de l’émergence – depuis cinq ans – de l’expression « justice spatiale », littéralement de nulle part, et des raisons pour lesquelles elle va probablement continuer d’être l’expression favorite dans le futur.
POURQUOI
CETTE EXPRESSION DE « JUSTICE SPATIALE », ET POURQUOI L’EMPLOYER
MAINTENANT ?
Quel
que soit le champ dans lequel on opère, la réflexion ne peut que
directement bénéficier d’une perspective critique ancrée dans
l’analyse de l’espace. Ce postulat a guidé la presque totalité
de mon travail d’écriture depuis quarante ans et constitue la
première phrase de l’ouvrage que j’écris actuellement, qui
s’intitule À la recherche de la justice spatial 2 (Seeking Spatial
Justice) [voir ici le compte rendu].
Penser
spatialement la justice ne permet pas seulement d’enrichir nos
perspectives théoriques, cela permet d’avancer en pratique sur des
voies permettant une meilleure efficacité dans notre recherche de
plus de justice et de démocratie. A l’inverse, si nous nous
refusons à spatialiser explicitement notre réflexion, ces voies ne
nous seront pas accessibles.
Après
un siècle et demi d’historicisme social, l’idée qu’il faut
penser spatial s’est depuis dix ans diffusée de manière
extraordinaire dans presque toutes les disciplines. Jamais jusqu’à
présent une perspective critique spatialisée n’avait été à ce
point reconnue et appliquée de manière aussi variée, de
l’archéologie et la poésie aux études religieuses, en passant
par la critique littéraire, le droit ou la comptabilité.
Ce
« tournant spatial », s’il faut l’appeler ainsi, est
l’explication première de la popularité récente du concept de
justice spatiale ainsi que de la spatialisation de nos théories sur
la justice et les Droits de l’Homme, ce que l’on peut vérifier
d’ailleurs avec le regain de popularité de la notion du droit à
la ville développée par Lefebvre (qui trouve toute son actualité
ici à Nanterre). Ne serait-ce qu’il y a cinq ans, le concept de
justice spatiale n’aurait pas été aussi facilement
compréhensible. Aujourd’hui, il intéresse une audience bien plus
large que les disciplines par tradition consacrées à l’analyse de
l’espace que sont la géographie, l’architecture et l’urbanisme.
La
réflexion sur l’espace a changé en parallèle ces dernières
années. L’espace n’est plus considéré comme un simple
réceptacle, comme la scène sur laquelle l’activité des hommes se
déploierait, voire comme une simple dimension physique, mais comme
une force active qui façonne notre expérience de la vie. On
réfléchit désormais par exemple de manière plus approfondie à la
causalité spatiale urbaine afin de mieux mesurer l’influence des
métropoles sur notre comportement au quotidien mais aussi sur un
ensemble de processus : l’innovation technologique, la créativité
artistique, le développement économique, le changement social mais
aussi la dégradation de l’environnement, la polarisation sociale,
l’accroissement des inégalités de revenus, la politique
internationale et, plus spécifiquement, la production de justice et
d’injustice.
La
réflexion spatiale critique contemporaine est fondée sur trois
principes :
- celui de la spatialité ontologique des êtres humains (nous sommes tous des êtres spatialement tout autant que socialement et historiquement situés).
- celui de la production sociale de la spatialité (l’espace est produit socialement et peut du coup être transformé socialement).
- celui de la dialectique socio-spatiale (le spatial est socialement produit et donc la réciproque est aussi vraie)
Si
nous nous intéressons un peu sérieusement à cette dernière
dimension dialectique, il nous faudra bien reconnaître que les
géographies que nous vivons au quotidien ont des impacts positifs et
négatifs sur presque toutes nos actions. Foucault l’avait saisi en
montrant la double dimension libératrice autant qu’oppressive de
l’articulation espace/connaissance/pouvoir. S’inspirant de
Foucault, Edward Saïd a pu ainsi écrire :
De même qu’aucun
de nous ne peut échapper à la géographie, aucun de nous ne peut
s’abstenir de lutter contre la géographie. Cette lutte est
complexe et intéressante car elle n’engage pas seulement des
soldats et des canons, mais aussi des idées, des formes, des images
et des imaginaires 3.
Toutes
ces idées mettent en évidence la causalité spatiale au cœur de la
justice et de l’injustice, mais aussi le fait que la justice et
l’injustice elles-mêmes sont inscrites dans la spatialité et en
sont indissociables, dans les géographies multi-scalaires dans
lesquelles nous vivons, depuis l’espace de notre propre corps, en
passant par l’espace domestique, l’espace des villes, des
régions, de l’État-Nation, jusqu’à l’espace global.
Jusqu’à
ce que ces idées soient largement comprises et qu’elles aillent de
soi, il faut insister pour faire de la spatialité de la justice une
réalité scientifique aussi explicite et lourde de conséquences que
possible. La redéfinir autrement serait manquer le point essentiel
et perdre le champ des possibles qu’une telle réflexion peut
ouvrir.
À
PROPOS DU CONCEPT DE JUSTICE / INJUSTICE SPATIALE
Au
sens le plus élargi, le terme de justice (ou d’injustice) spatiale
met intentionnellement l’emphase sur les aspects spatiaux ou
géographiques de la justice et de l’injustice. Pour commencer,
cela signifie prendre en considération tout ce qui touche à la
distribution équitable et juste dans l’espace des ressources
socialement valorisées et des possibilités de les exploiter.
La
justice spatiale en tant que telle ne se substitue pas ou n’est pas
une alternative à la justice sociale, économique ou autre, mais
consiste plutôt en une manière d’examiner la justice en adoptant
une perspective spatiale critique. En adoptant ce point de vue, on
trouve toujours une dimension spatiale à la justice qui s’avère
pertinente, et en même temps, toutes les géographies portent en
elles une expression de la justice et de l’injustice.
La
justice (ou l’injustice) spatiale peut être comprise à la fois
comme une conséquence et comme un processus, en tant que géographies
ou schémas de répartitions qui sont en eux-mêmes justes ou
injustes, et en tant que processus qui produisent ces résultats.
S’il est relativement facile de trouver des exemples d’injustice
spatiale, il est beaucoup plus difficile d’identifier et de
comprendre les causes sous-jacentes qui produisent les géographies
de l’injustice.
Les
discriminations liées aux localisations, résultat du traitement
inégal fait à certaines catégories de population en raison de leur
localisation géographique, s’avèrent fondamentales dans la
production d’injustice spatiale et dans la création de structures
spatiales pérennes, fondées sur des privilèges et des avantages.
Les trois forces les plus connues qui agissent pour produire de la
discrimination localisationnelle et spatiale sont la classe sociale,
la race et le genre, mais leurs effets ne doivent pas être réduits
à la seule ségrégation.
L’organisation
politique de l’espace est une source puissante d’injustice
spatiale, avec par exemple les charcutages électoraux (le «
gerrymandering »), les restrictions des investissements municipaux,
les processus d’exclusion engendrés par la procédure de zonage ou
encore l’apartheid territorial, la ségrégation résidentielle
institutionnalisée, l’empreinte des géographies coloniales et/ou
militaires au service du contrôle social, et la création à toutes
les échelles d’autres structures spatiales du privilège
organisées selon le modèle centre-périphérie.
Le
fonctionnement normal d’un système urbain, les activités de tous
les jours qui procèdent du fonctionnement de la ville, sont une
source privilégiée d’inégalité et d’injustice dans la mesure
où l’accumulation dans le cadre de l’économie capitaliste de
décisions liées directement aux localisations tend à la
redistribution des richesses en faveur des riches et au détriment
des pauvres. Cette injustice dans la redistribution est encore
aggravée par le racisme, le patriarcat, le préjugé hétérosexuel
et de nombreuses autres formes de discrimination spatiale et «
localisationnelle ». Il est à noter encore une fois que ces
processus peuvent tout à fait opérer en dehors du carcan rigide de
la ségrégation spatiale.
Les
inégalités géographiques de développement et de
sous-développement nous offrent un cadre d’analyse supplémentaire
pour interpréter les processus à l’origine des injustices, mais
comme dans le cas d’autres processus, ce n’est que lorsque ces
inégalités se rigidifient en des structures plus durables au
service du privilège et de l’avantage qu’il devient nécessaire
d’intervenir.
Un
développement parfaitement égal, une égalité socio-spatiale
totale, une justice de pure redistribution, de même que les Droits
de l’Homme universels, ne sont jamais réalisables. Chacune des
géographies que nous vivons est porteuse, à un degré variable,
d’injustice, ce qui rend la question du choix des sites
d’intervention particulièrement cruciale.
POURQUOI
LA JUSTICE ? ET POURQUOI MAINTENANT ?
La
recherche de plus de justice ou de moins d’injustice est l’un des
objectifs fondamentaux de toutes les sociétés, un principe
fondateur visant à préserver la dignité humaine et l’équité.
Les débats juridiques et philosophiques souvent informés par la
théorie de la justice de Rawls sont ici pertinents, mais ces débats
n’évoquent que très marginalement la spatialité de la justice et
de l’injustice.
Le
concept de justice, et sa relation aux notions associées de
démocratie, d’égalité, de citoyenneté et des Droits civiques, a
pris un sens nouveau dans le contexte contemporain, et ce pour de
nombreuses raisons : on y retrouve entre autres l’intensification
des inégalités économiques et de la polarisation spatiale
associées à la mondialisation néolibérale et à la nouvelle
économie, ainsi que la diffusion transdisciplinaire de la
perspective spatiale critique.
Le
terme spécifique de « Justice » a acquis un statut privilégié
dans l’imaginaire public et politique par rapport à des
alternatives comme « Liberté » (qui a désormais de forts relents
de conservatisme), « Égalité » (vu l’impact des politiques
culturelles aujourd’hui plus sensibles à la différence), ou «
Droits de l’Homme universels », détachés de tout contexte
historique et géographique.
La
justice dans le monde contemporain en vient à être considérée
comme plus concrète, mieux fondée que ses alternatives, plus à
même de répondre aux conditions d’aujourd’hui et investie de
surcroît d’une force symbolique susceptible de traverser
efficacement les clivages de classe, de race et de genre pour nourrir
une conscience politique collective et un sens de la solidarité basé
sur une expérience largement partagée.
La
quête de justice est devenue un cri de ralliement puissant et une
force de mobilisation pour de nouveaux mouvements sociaux et de
nouvelles coalitions qui embrassent l’ensemble du spectre politique
et qui étendent la portée du concept de justice à de nouvelles
formes de lutte et d’activisme, au-delà des domaines traditionnels
du social et de l’économique. En sus de la justice spatiale,
d’autres combinatoires sont apparues : justice territoriale,
raciale, environnementale, monétaire ; justice pour les
travailleurs, la jeunesse, le local, le global, les communautés, la
paix, les frontières, le corps.
Combiner
les termes « justice » et « spatiale » ouvre un champ nouveau de
possibilités pour l’action politique et sociale, de même que pour
la théorisation de la société et la recherche empirique, qui ne
seraient pas si évidentes si les deux termes n’étaient pas
associés.
Un
retour géohistorique sur le concept de justice spatiale nous
ramènerait en fait à la cité grecque et à l’idée
aristotélicienne que l’être politique est par essence un être
urbain ; nous pourrions suivre ensuite la montée en puissance de la
démocratie libérale et le temps des Révolutions, pour finalement
nous arrêter sur les crises urbaines des années 1960, crises
urbaines dont les épisodes les plus symptomatiques et symboliques
ont pris place ici à Nanterre. Le Paris des années 1960, tout
particulièrement en raison de la coprésence (encore sous-étudiée)
de Henri Lefebvre et de Michel Foucault, est devenu à ce moment le
terreau le plus fertile pour l’épanouissement d’une
conceptualisation radicalement nouvelle de l’espace et de la
spatialité ainsi que d’un concept de justice spécifiquement ancré
dans le spatial et l’urbain. Le résumé le plus pertinent de ce
concept tient dans l’appel de Lefebvre à reprendre le contrôle de
notre droit à la ville et notre droit à la différence.
Ces
avancées sur la voie d’une perspective spatiale critique ont été
tout à la fois prolongées et détournées par David Harvey dans
Social justice and the city (La Justice sociale et la ville), publié
en 1973 4. Dans ce livre, comme dans tout ce qu’il a écrit depuis,
Harvey a choisi d’utiliser le terme de « justice territoriale »
emprunté à l’urbaniste gallois Bleddyn Davies, mais jamais il n’a
utilisé explicitement le terme de justice spatiale pour exposer sa
théorie de la spatialité de la justice. À travers ses «
formulations libérales », Harvey a fait avancer la
conceptualisation de la justice et la perspective qu’il a
développée a depuis lors influencé tous les débats anglophones
sur la justice et la démocratie. En dépit du fait qu’il a reconnu
l’importance de la contribution de Lefebvre à l’élaboration
d’une philosophie marxiste de l’espace, le marxisme d’Harvey
l’a éloigné des questions de causalité spatiale et de
l’importance à accorder à la justice en tant que telle. Il n’a
que rarement mentionné le terme de justice territoriale par la
suite, quand bien même la notion d’urbanisation de l’injustice a
été reprise par d’autres, et bien qu’il ait lui-même très
récemment recommencé à écrire sur le droit à la ville.
La
première mention explicite du terme « justice spatiale » que j’ai
pu relever se trouve dans la thèse de Doctorat inédite du géographe
politiste John O’Laughlin intitulée Spatial Justice and the Black
American Voter : The Territorial Dimension of Urban Politics, thèse
soutenue en 1973. La publication la plus ancienne que j’ai trouvée
utilisant le terme en anglais remonte à 1983 est un article de G. H.
Pirie 5, mais en 1981, le géographe français Alain Reynaud n’en
était pas loin avec la publication de son livre Société, espace et
justice : inégalités régionales et justice socio-spatiale. Des
années 1980 jusqu’au tournant du siècle, l’usage et les
nouvelles résonances du terme de justice spatiale ne se retrouvent
quasi exclusivement que dans les travaux de géographes et aménageurs
de Los Angeles… ce qui m’amène directement à mes conclusions.
Los
Angeles a de fait fonctionné comme un centre majeur non seulement
pour la théorisation de la justice spatiale, mais, plus important
encore, pour le glissement du concept et son élargissement des
stricts débats académiques aux mondes de l’action politique et de
l’aménagement. Je crois pouvoir affirmer, même s’il est
impossible de le prouver de manière concluante, qu’une perspective
spatiale critique et une compréhension de la production des
géographies de l’injustice et des structures spatiales du
privilège ont fait leur chemin dans les stratégies et l’activisme
des communautés et des travailleurs avec plus de succès à Los
Angeles que dans n’importe quelle autre métropole étatsunienne.
Les stratégies spatiales ont joué un rôle clef dans l’avènement
de Los Angeles au rang de lieu privilégié de l’élaboration de
nouvelles formes de lutte pour les mouvements des travailleurs
étatsuniens, et l’ont consacré comme l’un des centres les plus
dynamiques de l’innovation en ce qui concerne les organisations à
base communautaire. De nouvelles idées tournant autour d’un
régionalisme fondé sur la communauté, de la discrimination «
localisationnelle », du redécoupage des districts électoraux, et
de la justice environnementale ont propulsé sur le devant de la
scène des organisations comme l’Action Stratégique pour une
Économie Juste (SAJE), l’Alliance de Los Angeles pour une Nouvelle
Économie (LAANE), Justice pour les Femmes de Ménage (Justice for
Janitors), et le Centre Stratégique Travailleurs/Communautés (dont
l’un des leaders a écrit sur Henri Lefebvre), toutes organisations
au premier plan de la lutte pour la justice spatiale dans la ville.
L’exemple
peut-être le plus spectaculaire de l’impact des approches
spécifiquement spatiales dans la quête de justice est celui de
l’Union des Usagers de l’Autobus (BRU), une organisation au
service des travailleurs pauvres et immigrés très dépendants des
réseaux de transport public. BRU a combattu avec succès les
discriminations de l’Autorité Métropolitaine des Transports
Publics (MTA) et notamment leur projet de création très coûteux
d’un système ferroviaire en site propre. Ce système aurait servi
principalement les intérêts des populations suburbaines aisées aux
dépens des besoins plus urgents des travailleurs pauvres de l’inner
city, lesquels ont plutôt besoin d’un réseau d’autobus dont la
souplesse leur permettrait de se rendre sur leurs multiples lieux de
travail dispersés dans l’agglomération. Une décision de justice
prise en 1996 a exigé que MTA classe l’achat d’une nouvelle
flotte d’autobus comme priorité budgétaire, au même titre que la
lutte contre la criminalité aux arrêts de bus, l’amélioration de
la desserte et la réduction des temps d’attente. Dans d’autres
villes, des cas similaires d’action en justice relevant des droits
civiques et concernant la discrimination raciale n’ont pas abouti.
À Los Angeles, la notion de discrimination spatiale et
localisationnelle, la création de géographies injustes des
transports publics, s’est superposée à l’argument de la
discrimination raciale et a permis à l’action d’aboutir.
L’histoire de ce mouvement est bien sûr plus compliquée que cela,
mais au final, ce sont plusieurs milliards de dollars
d’investissements publics dans un projet de train qui aurait
bénéficié aux riches plutôt qu’aux pauvres (ce qui est
généralement le cas dans la ville capitaliste) qui ont été
redistribués en faveur d’un projet au service des pauvres plutôt
que des riches : c’est presque une première. Aujourd’hui, le
réseau d’autobus est l’un des meilleurs du pays et sert de
modèle d’efficacité aux autres agglomérations.
Plus
récemment encore, et plus significativement pour nous autres, Los
Angeles et en particulier le département d’Urbanisme de l’UCLA
est devenu le lieu d’élaboration d’un mouvement national centré
sur la notion des Droits à la ville. Nourri par Lefebvre et d’autres
penseurs adoptant une perspective spatiale critique, ce mouvement
localisé a essaimé à l’échelle globale dans le cadre du Forum
Social Mondial, qui a proposé en 2005 une Charte Mondiale des Droits
à la Ville.
J’espère
que par cette contribution, j’ai aidé à expliquer pourquoi, après
une mise entre parenthèses de presque trente années, les idées
passionnées de Lefebvre sur le Droit à la ville 6 ont été si
vivement réactivées.
NOTES
1 D’après une présentation faite lors du colloque « Justice et injustice spatiales », Université Paris Ouest Nanterre La Défense, 12, 13 et 14 mars 2008.
2
Seeking Spatial Justice, University of Minnesota Press, 2010.
3
Saïd Edward, Culture and imperialism, Londres, Vintage, 1994, p. 7
[traduit par nous, note des traducteurs].
4
Harvey David, Social Justice and the City, Athens, University of
Georgia Press, 1973.
5
Pirie G. H. On Spatial Justice, Environment and Planning, 1983, n°
15, p. 465473.
6
En français dans le texte (note des traducteurs).
Edward
W. Soja
La
ville et la justice spatiale
JUSTICE
ET INJUSTICES SPATIALES | Bernard Bret, Philippe Gervais-Lambony,
Claire Hancock, et al.
Presses
universitaires de Paris Ouest | 2010
Translator
Sophie Didier and Frédéric Dufaux
* Ebook
consultable en intégralité :
PHOTOS
Existenz Minimum à Hong Kong : l'on recense près de 100.000 habitants vivant dans des sub-divided apartment, des "cellules" d'une surface entre 3 et 7 m². Une organisation humanitaire a lancé cette campagne d'affichage.
Via Me-Fi et Things Magazine.
LIEN
Lecture critique du livre d'Ed Soja :
http://laboratoireurbanismeinsurrectionnel.blogspot.be/2011/05/edward-w-soja-seeking-spatial-justice.html
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