Et
observant en ces trois-là « la rencontre entre la gauche et le
capitalisme », Hocquenghem s’assigna une mission de salubrité
élémentaire : « Cerner l’adversaire, puisque nul n’ose le
faire. »
Lettre
ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary
Serge
Halimi
Préface
du livre de Guy Hocquenghem * (1986)
(Ré)
Editions AGONE | 2003
Des
millions de français ont vécu leur première expérience politique
d’adulte pendant les années 1980. Celles de la gauche au pouvoir,
celles du désenchantement et du cynisme, celles qui métamorphosèrent
les valeurs les plus inégalitaires en signe de « modernité ».
Pour les générations précédentes, les générations militantes,
comme ils avaient pourtant résonné, ces quelques mots prononcés à
Château-Chinon un soir de victoire, le 10 mai 1981. Le nouveau
président y remerciait de leur patience et de leur dévouement «
ces femmes, ces hommes, humbles militants pénétrés d’idéal qui,
dans chaque commune de France, dans chaque ville, chaque village,
toute leur vie ont espéré ce jour où leur pays viendrait enfin à
leur rencontre 1 ». Ces mots, sans doute résonnent-ils
encore. Mais tout autrement.
Leur
auteur, François Mitterrand, est mort. Guy Hocquenghem aussi, huit
ans auparavant. Avant de partir, à quarante et un ans, il avait tiré
un coup de pistolet dans la messe des reniements. Ses lecteurs
d’alors se souviennent du sentiment de libération, de purge
bienfaisante, qu’ils éprouvèrent en le lisant. Dès 1986,
l’auteur de la Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col
Mao au Rotary rédigeait l’autopsie d’une espérance
politique qu’au demeurant il ne partagea guère. Lui n’eut nul
besoin d’attendre que le président socialiste plaçât aux
premiers rangs de la scène politique et intellectuelle Bernard Tapie
(son futur ministre) ou Silvio Berlusconi (un éphémère
propriétaire de chaîne).
Hocquenghem
fut-il donc plus lucide que les autres quant au poids des structures,
aux pesanteurs politiques des classes moyennes (dont le parti
socialiste était l’expression), à l’effet de souffle des vents
néolibéraux venus d’Amérique ? Fut-il meilleur entomologiste de
l’instinct de pouvoir, de l’égotisme de ceux qui, impatients de
passer « du col Mao au Rotary », ne revendiquèrent de « donner la
parole au peuple 2 » que pour mieux s’emparer des moyens
matériels et intellectuels de le flouer – avant de le faire taire
? « Par le reniement au carré, au cube, vous avez édifié une
pyramide d’abjurations, sur laquelle vous vous êtes haussés vers
le pouvoir et l’argent. »
Pour
mesurer le terrain abandonné, la capitulation de tout un groupe
d’écrivains, d’essayistes, de créateurs aussi, qui désertèrent
le combat social, voire décidèrent de le conduire dans le camp des
maîtres, il faut en revenir à la fin des années 1970. En 1980, le
Projet socialiste brosse la scène intellectuelle de manière
presque plus prophétique que descriptive. Il évoque « une
entreprise d’homogénéisation des mentalités, une standardisation
des esprits et des visions du monde, l’imposition à travers une
véritable normalisation culturelle à l’échelle du monde
occidental des schémas de la rationalité capitaliste, l’invasion
de la télévision française par les sous-produits du grand bazar
des industries culturelles américaines, dont le contenu s’inscrit
toujours dans le champ social, moral et politique de l’idéologie
dominante, […] une véritable police des esprits, […] le
conformisme [qui] façonne une France décérébrée ». Et le Projet
socialiste concluait : « Ainsi se dessine progressivement le
visage d’une société virtuellement totalitaire, et le moindre
paradoxe n’est pas que cette société soit en train de s’installer
au nom de la lutte contre le totalitarisme. […]
L’enjeu
de cette lutte idéologique [est] de disqualifier toute entreprise de
transformation sociale. 3 » Trois ans plus tard, les
procureurs sont devenus les pourvoyeurs de ce qu’ils pourfendaient.
Homogénéisation, standardisation, normalisation avaient la taille
d’un Petit Trianon, d’une mare et de trois canards. Ils
construiront Versailles, ses parterres d’eau et ses voiliers. Les
textes désabusés qui dressent le réquisitoire des « années
Mitterrand » sont désormais pléthoriques. Pour écrire
le sien, froid, mordant, sardonique, Guy Hocquenghem n’attendit pas
que le roi fût malade ou mort, que les suicides eussent éclairci
les rangs de ses partisans. Il décéda alors que la France résonnait
des vivats adressés à « Dieu », à « L’Artiste ! », des «
Tonton, laisse pas béton » dégorgés par les scribouilleurs
branchés du prince. Il fut aussi l’un des premiers à nous
signifier – et avec quelle violence ! – que, derrière la
sinuosité des parcours de certains de ses anciens amis vers le
Rotary, il n’y avait pas méprise mais accomplissement ; qu’un
exercice prolongé du pouvoir avait révélé les socialistes et
leurs nouveaux scribes bien davantage qu’il ne les avait trahis.
Car pendant que « L’Artiste » qui avait promis la « rupture avec
le capitalisme » enfantait les Vingt Glorieuses de la rente,
journalistes en pâmoison, spécialistes de la pensée jetable et
anciens révolutionnaires célébraient avant tout le machiavélisme
(si semblable au leur) du président « socialiste », le pouvoir,
ses faveurs. « Vous aimez en Reagan et Mitterrand la vieillesse
cynique du monde. »
On
sait désormais de quel prix – chômage, restructurations sauvages,
argent fou, dithyrambe des patrons – fut payée la reptation des
cibles d’Hocquenghem vers le sommet de la pyramide. On sait aussi
qui régla la note, quelle piétaille, quels grognards grugés –
semblables à ceux qu’Edmond Rostand avait autrefois campés dans
L’Aiglon : « Nous les petits, les obscurs, les sans-grades.
Nous qui marchions fourbus, blessés, crottés, malades. Sans espoir
de duchés, ni de dotations. » – furent embarqués confiants vers
leur Waterloo (mais sans jamais connaître, eux, de Pont d’Arcole),
pendant que leurs maréchaux, parfois d’anciens hommes du rang
faméliques, devenaient des princes d’Empire ventripotents. Et, tel
Serge July, pourraient résumer un jour leur parcours en trois mots :
« Tout m’a profité. »
L’histoire
des itinéraires de ce genre est ancienne assurément. Une
encyclopédie des apostasies fourmillerait de portraits historiques
ou littéraires. Georges Clemenceau commença député d’extrême
gauche et devint « Clemenceau le tueur » pour avoir brisé, avec le
concours de l’armée, grèves de mineurs et soulèvements de
viticulteurs ; Gustave Hervé, pacifiste révolutionnaire, se
métamorphosa en patriotard avant de finir auteur d’un opuscule
titré C’est Pétain qu’il nous faut. Jacques Doriot
dirigea les jeunesses communistes, qu’il mobilisa contre la guerre
du Rif pour le compte de l’Internationale, et mourut vingt ans plus
tard sous l’uniforme nazi en combattant les troupes soviétiques en
Allemagne. À l’aune de ces quelques précédents, de ces renégats
flamboyants qui risquèrent dans l’affaire leur réputation et leur
peau, les petits traîtres de l’ex-Gauche prolétarienne, les
briscards trotskistes métamorphosés en sénateurs fabiusiens, en
conseillers du patronat, en patrons de quotidien du soir ivres de
pouvoir et de Bourse, les anciens membres du parti communiste qui
squattent les soirées histoire d’Arte et la table de Jacques
Chirac ne portent que la marque d’une dévaluation morale. Quant
aux parcours inverses, ils sont infiniment plus rares, ayant moins à
offrir à ceux qui les empruntent.
Car
comment opèrent les lois de la récupération ? Le système
(économique, médiatique) se régénère en recyclant en permanence
à son avantage les talents de ses adversaires. En général, il leur
dépêche des éclaireurs idéologiquement proches – mais déjà
bien intégrés au système pour de multiples raisons, dont
l’alimentaire – et qui vivraient mieux le grand écart entre ce
qu’ils pensent et ce qu’ils vivent si, au lieu de leur donner
mauvaise conscience, des dissidents les rejoignaient de l’extérieur,
soit-disant pour « changer les choses de l’intérieur ». Puis
l’extérieur pénètre l’intérieur, devient l’aile gauche du
discours dominant, se montre plus « réfléchi », plus conscient
des « contraintes », plus désireux de ne modifier que ce qui peut
l’être raisonnablement, c’est-à-dire ce que le système
consentirait à ravauder sans que cela change grand-chose à son
fonctionnement ou à l’identité de ses bénéficiaires.
Cela,
toutefois, c’est le temps long, la maturation, la lente pédagogie
du renoncement. Il est aussi des moments où l’histoire accélère,
où la récupération devient retournement. Dans L’Éducation
sentimentale, un intraitable révolutionnaire sera quelques
centaines de pages plus loin – c’est-à-dire quelques jours plus
tard – décrit en train d’abattre de sa main des émeutiers
ouvriers sur une barricade. Au fond, ce sont plutôt des contes de ce
type, plus crapoteux qu’élégiaques, que nous relate cet ouvrage ;
pas ceux des illusions perdues. La plupart des individus dont
Hocquenghem nous entretient ne prennent aucun risque, même quand ils
trahissent. Leur longévité et leur allégresse le confirmeront.
À
partir de l’opération de marketing idéologique des « nouveaux
philosophes », et plus encore de 1981, l’intelligentsia médiatisée
a fait son choix : le dernier cri de la subversion est de chanter le
militarisme de marché. Ce sera ensuite jeu d’enfant (destiné à
des cerveaux mal irrigués de préférence) d’assimiler
anti-totalitarisme et défense de l’Occident, défense de
l’Occident et redécouverte des vertus de la « main invisible ».
Ce
livre, qui a plus de quinze ans, ne porte guère de ride. Hocquenghem
nous parle déjà de Bruckner, de July, de Kouchner, de BHL, de
Cohn-Bendit. Déjà, il nous en dit l’essentiel. Eux sont toujours
là, plus bavards encore qu’ils l’étaient alors. Même Brice
Lalonde n’est pas mort. Après avoir soutenu la candidature d’Alain
Madelin à l’Élysée, il expédie à présent au Figaro –
qui, sans doute par pitié pour lui, les publie – des brouillons
d’article à la gloire des guerres de George W. Bush contre le
nouvel « axe du Mal » 4. Presque tous les personnages
déchiquetés par Hocquenghem ont un sentiment en partage : depuis
quinze ans, ce sont d’abord les pacifistes qu’ils haïssent et
les guerres « humanitaires » qu’ils vénèrent. En 1986, quand
paraît cette Lettre ouverte, Jean-Michel Helvig – avec une
morgue que justifie son rang de chef davantage que son talent de
journaliste – fustige dans Libération « le propos d’une
banalité à lasser le plus paresseux des rédacteurs de Minute ».
Puis, l’actuel rédacteur en chef du quotidien de Serge July
précise ses reproches : Hocquenghem incarnerait un « angélisme
pacifiste bien léger au regard des pesanteurs géo-stratégiques du
moment. Célébrer la fidélité à des idées n’est pas forcément
une ode à l’intelligence des temps ». L’argument resservira :
le reniement semble constituer, dans les années 1980, une marque de
subtilité. À Libération, les temps d’alors sont
atlantistes, reaganiens même 5. Mais les engouements de
guerre froide ressurgiront, d’autant plus rageurs qu’ils se
prévalent d’une feuille de vigne humanitaire.
Bientôt,
pour ce type de propos (et de camouflage), Libération trouvera
dans Le Monde un vespéral écho. Quotidiens du matin et
quotidien du soir, intellectuels de parodie et essayistes de
magazine, la guerre du Kosovo les a tous réunis. Leur exaltation
collective et leur haine de la dissidence assimilée par eux à une
complicité avec l’ennemi auraient sans doute inspiré Hocquenghem.
Ainsi, de cette scène, le 14 avril 1999 à Paris. Protégés par une
garde prétorienne de journalistes et de photographes, Pascal
Bruckner, Daniel Cohn-Bendit et Bernard-Henri Lévy battent ce
soir-là, Maison de la Chimie, le tambour au service de l’OTAN.
Apôtre d’un capitalisme qui ne recommande l’ascèse qu’aux
plus pauvres et la mobilisation civique à personne, le premier,
éditorialiste au Nouvel Observateur, fustige « les opinions
publiques des pays développés enfoncées dans le consumérisme,
l’apathie, l’avachissement ». Le second, un quart de siècle
plus tôt, avait servi de symbole néo-festif à la gouaille
antibourgeoise. Là, devenu la coqueluche des médias, il se targue
de n’avoir « jamais fait de service militaire », admet ne
comprendre « rien à la guerre », la haïr, en avoir « peur ».
Mais, foin de tout cela, pénétré de sa fraîche dignité de
décideur, il franchit le pas : « Nous participons à des
gouvernements. Un Vert est ministre des Affaires étrangères en
Allemagne. Il fait partie du trio de ceux qui décident ce qui va se
faire. Donc nous sommes responsables de ce qui se passe, dans le sens
noble du terme. Nous avons pris nos responsabilités, et c’est pour
nous la première fois, nous avons décidé de commencer une guerre.
C’est une chose de faire des meetings, c’est une chose de
demander une intervention et c’est une autre chose de la décider.
» C’en était à coup sûr une quatrième de la faire, cette
guerre, une cinquième de la subir dans sa chair… Et Cohn-Bendit de
conclure, martial : « Nous n’avons pas le droit à la défaite. »
Le
dernier des trois palabreurs, Bernard-Henri Lévy, était déjà
spécialiste des mobilisations militaires, incapable de rechigner
devant une croisade occidentale. En 1985, il avait signé avec
Jean-François Revel et quelques autres un appel intimant aux
parlementaires américains d’appuyer le président Reagan dans ses
tentatives d’éradication du régime démocratiquement élu –
mais de gauche, donc « totalitaire » – du Nicaragua. Ces
intellectuels reaganiens suppliaient alors les États-Unis de ne pas
« se retirer des régions qui représentent une importance vitale
pour eux-mêmes et le Monde Libre 6»… Le 14 avril 1999,
après avoir entendu ses amis Bruckner et Cohn-Bendit, BHL, la voix
tremblante, comme toujours en pareille occasion, évoqua à la fois «
la plus gigantesque et la plus effroyable déportation de masse
advenue en Europe depuis 1945 » et des enfants albanophones entassés
dans des « wagons plombés » qui opéraient « dans le brouillard »
la navette entre Kosovo et Serbie. Et Bernard-Henri Lévy,
alors éditorialiste au Point et au Monde, directeur de
collection chez Grasset, ami de François Pinault et de Jean-Luc
Lagardère, flagorneur scrupuleux des patrons aussi longtemps qu’ils
demeurent comblés par la Bourse, acheva son propos et le meeting par
une ode à la libération humaine : « Chez les Kosovars réfugiés
en Albanie, les avions n’ont pas de couleur. C’est pas les avions
de l’OTAN, ce sont les avions de la liberté, ce sont les avions de
la civilisation. » Coupez, montez : c’était de la bobine toute
faite pour le 20 heures.
On
ignore ce qu’Hocquenghem aurait écrit ce soir-là.
Mais
on sait que nul ne l’écrivit à sa place. À des absences de ce
genre, on mesure à quel point les gens qui manquent, vraiment nous
manquent. Lui, qui appartenait à leur très encombrante «
génération », celle des Glucksmann, des BHL, des Cohn-Bendit, des
Goupil, des Plenel et des Kouchner – même s’il se hâtait de
signifier que « ce mot me répugne d’instinct, bloc coagulé de
déceptions et de copinages » –, aurait peut-être permis qu’elle
fût moins compromise, en bloc, par les cabotinages réactionnaires
et moralistes de la petite clique qui parasita journaux et « débats
». Il aurait également permis qu’on associât davantage cette «
génération » aux contestataires qui avaient contesté l’ordre
capitaliste parce qu’ils le jugeaient contestable à la racine,
radicalement, pas comme on ouvre un plan d’épargne contestation
avec l’espoir d’empocher plus tard les dividendes de la
récupération.
Bien
sûr, les caudataires de l’ordre ont profité du concours des
médias et des industriels pour leurs maquignonnages. Mais ils ont
également su tirer parti de la défaillance de ceux qui auraient dû
se dresser contre ces « repentis ». Si nombre d’intellectuels et
de chercheurs contestataires n’avaient pas délaissé le combat
politique pour bétonner leur oeuvre individuelle ou leur petite
carrière, l’effet des abjurations relatées par Hocquenghem eût
été moins grand. La marche vers le Rotary n’a pas davantage été
freinée, au contraire, par ce discours empreint de galimatias
faussement critique, subversif au quatrième degré, «
déconstructeur », qui, comme Loïc Wacquant le soulignerait plus
tard, « sous couvert d’un vocable d’apparence progressiste
célébrant le “sujet”, l’“identité”, le
“multiculturalisme”, la “diversité” et la “mondialisation”,
invite à la soumission aux forces du monde, et notamment aux forces
du marché, et le fait au moment où la structure de classe se
rigidifie et se polarise, où l’hypermobilité du capital donne à
la bourgeoisie transnationale une capacité de domination sans
précédent 7 ».
Au
moment où, en somme, l’exaltation du « métissage culturel »
allait servir de trompe-l’oeil à la dictature de la monoculture
américano-marchande. Les convertis de l’époque comptèrent-ils au
nombre des premiers « nouveaux réactionnaires » ? Une telle
qualification les eût à coup sûr horrifiés. La contestation
représentant leur marque de fabrique, ils ne s’en départaient
jamais. Seulement, par amour de la liberté, par audace aussi, ils en
étaient venus à contester la contestation. Ils demeuraient
d’avant-garde, mais l’avant-garde préparait à présent le
terrain aux retours de bâton. Et combattait, avec l’Amérique,
l’arrière-garde des révolutions.
Monolithique
et libéral, le nouveau propos politique des « repentis » va ainsi
glorifier une modernité philo-américaine en rupture simultanée
avec le radicalisme de la gauche et le « conservatisme » de la
droite. « Libérale-libertaire » (l’expression fut employée par
Serge July dès 1978 8), yuppie, bourgeoise-bohême, la griffe
s’est appliquée à nombre de sous-produits idéologiques.
Intellectuellement, il n’en reste qu’un vague souvenir de
mauvaise soupe et de gueule de bois, de paillettes et de gros
contrats, un théâtre de la pensée zéro qu’auraient animé Yves
Montand, Anne Sinclair et Bernard Tapie. Politiquement, l’effet fut
plus considérable. « Droits de l’homme » et « libre entreprise
», modèle américain et « retard français », charité-spectacle,
humanitarisme de guerre, glose gélatineuse sur la « société
civile », aversion pour les passions collectives : page après page,
émission après émission, à la vieille dialectique sociale et
politique se substitua l’opposition des archaïques et des
modernes, des sectaires et des ouverts, des nationalistes et des
nomades. Livres, articles et reportages ressassèrent l’éloge d’un
système économique se targuant de flexibilité, de « révolution »
et de métissage. La mise en cause de la légitimité d’un pouvoir
fondé sur la propriété fut taxée de parti pris idéologique.
Progressivement, il deviendrait presque impossible de penser cet
impensable-là.
Pour
« ceux qui sont passés…», un problème allait cependant surgir.
Peut-on indéfiniment se prétendre rebelle quand on fréquente avec
délectation gouvernants et patrons, quand Libération est
célébré par Raymond Barre et partiellement rédigé par Alain
Duhamel 9 ? Des précautions devaient donc préserver les
apparences. Ce ne serait pas excès de prudence : quelques années
plus tôt, Serge July et ses amis maoïstes de La Cause du peuple
entendaient encore pendre les notaires à l’issue de procès «
populaires ». À Sartre qui lui objectait en 1972 que le « lynchage
est une pratique trop louche pour qu’il puisse devenir une sanction
régulière de la justice populaire », le futur compère télévisé
de Christine Ockrent diligentait cette réplique 10 : « Pour
renverser l’autorité de la classe bourgeoise, la population
humiliée aura raison d’installer une brève période de terreur
et d’attenter à la personne d’une poignée d’individus
méprisables, haïs. Il est difficile de s’attaquer à l’autorité
d’une classe sans que quelques têtes de membres de cette classe se
promènent au bout d’une pique. » Une fois que Serge July et ses
amis appartiendront (solidement) à la classe dont ils évoquaient
l’extermination (sélective), il leur faudrait néanmoins continuer
à mimer la contestation qui les avait vus naître. Ce sera « du
passé faisons table rase », mais autrement…
Comment
? C’est parfois sous couvert d’un accomplissement « libertaire »
que l’apologie du « nouveau capitalisme » devint figure imposée.
Invoquant « la voix de quelques anarcho-syndicalistes vite étouffée
au début du siècle, quand ils affirmaient la capacité
révolutionnaire du marché », Alain Minc – qui à défaut de
créer des concepts ou des oeuvres sait les vulgariser (ou les
plagier) – qualifia de « capitalisme soixante-huitard » la
métamorphose des idéaux de Mai en dynamique de la déréglementation.
Au travers d’un « invisible social, écrivit-il, la floraison
d’initiatives, l’étrangeté des comportements, les aspirations
personnelles trouvent à s’exprimer dans l’univers marchand, non
parce qu’elles le violent ou le détournent de son fonctionnement
normal, mais parce qu’il est fait pour les accueillir » 11.
Libération puis Le Monde (journaux qu’Alain Minc,
proche des deux, espéra un moment voir fusionner) servirent de
vecteurs papier à cet imaginaire moderne qui contamina très vite un
parti socialiste dépourvu de défenses immunitaires contre ce genre
de virus. « On a été les instruments de la victoire du capitalisme
dans la gauche », fanfaronna Laurent Joffrin, alors journaliste dans
ce quotidien du matin que Jean-Paul Sartre avait créé avec de
toutes autres batailles en tête.
Les
« rotarystes » s’installèrent donc sur le créneau de la
subversion par le style, exercice dans lequel les grands couturiers
sont sans rivaux, chacune de leurs collections étant toujours plus
révolutionnaire que la précédente. Pourvu de deux vers de René
Char, d’une chemise blanche ouverte sur un plateau de Pivot et
d’une barbe de trois jours, il est plus facile d’avouer sa
passion pour Raymond Aron (« qui-ne-s’est-jamais-trompé ») sans
prendre le risque de ressembler aussitôt à un lecteur du Figaro.
Il fallut aussi lustrer son registre des colères. L’audace fut
alors constituée d’indignations, de boycotts, de ruptures qui ne
coûtent rien, au contraire : soit parce que ceux contre qui on se
dresse ne disposent d’aucun pouvoir de rétorsion là où on se
trouve (les communistes, le « populisme », le Mal, l’extrême
droite, les « anti-américains ») ; soit parce que les imprécations
mondaines ainsi que les effets de scène qu’elles induisent
demeurent rétrospectives – il s’agit de soutenir de hauts faits
d’armes à condition qu’ils restent enfouis dans le passé au
lieu que ce passé-là débouche sur quelque présent incitant
quiconque à mener avec une partie du courage de ses aînés le
combat contre les forces de la domination « ici et maintenant ».
C’est-à-dire au fond le combat qui coûte. Car on manifesterait
aujourd’hui davantage d’empathie pour la lucidité
post-totalitaire et pour l’apologie des petits pas démocratiques,
de la « réforme » en somme, si cette normalisation idéologique
avait dérangé un peu plus et rapporté un peu moins. Wolinski –
dont le crayon, enragé en 1968, communiste dix ans plus tard, a
ensuite opéré une navette hebdomadaire entre Paris-Match,
Charlie Hebdo et Le Journal du dimanche – a suggéré
lui-même la cause sociale de l’empâtement de son trait de
dessinateur : « Je fonctionne comme les bourgeois, parce qu’ils
ont inventé la meilleure façon de vivre : j’ai un appartement
confortable, une femme élégante, des enfants bien élevés. Ce
n’est pas parce que j’ai des idées de gauche que je vais camper
dans un gourbi. […] L’inégalité sociale me choque moins que la
bêtise. […] La pauvreté est devenue décente. […] Dans les
années 1960-1970, on était beaucoup plus agressifs et pour de
bonnes raisons. Aujourd’hui, je ne me réveille plus en me disant :
ah tiens, je vais faire un dessin bien dur ! Mais contre quoi ? 12
» Contre quoi en effet ?…
La
situation et les parcours qu’Hocquenghem nous découvre, à défaut
d’être aussi « complexes » qu’on l’a dit – un adjectif
devenu l’invocation de tous les Trissotins soucieux de désarmer à
coup de flou et de mou la moindre velléité de combat –, ne se
résument pas cependant à la duplicité des éternels Judas en
gésine. Le Mai 68 dont Hocquenghem ranime la flamme – et la verve
! – comportait des dimensions qui l’ouvraient à la récupération
: l’origine des acteurs étudiants, le narcissisme flamboyant des
cadors petits-bourgeois du mouvement et leur amour du happening «
subversif » – non pas tant en ce qu’il permettrait de dynamiter
les assises culturelles de l’ordre capitaliste mais parce qu’à
la (laborieuse) perspective de révolution sociale il préférait une
multitude de « transgressions symboliques » dont toute l’histoire,
y compris celle de la publicité, suggère qu’elles s’apparentent
souvent à une façon plus performante d’emballer la même
marchandise. En somme, une fois que Mai 68 fut, année après année,
amendé, épuré, réécrit, ripoliné, pour se retrouver dépouillé
de sa dimension principale (la grève générale la plus importante
de l’histoire ouvrière), la trahison devenait un accomplissement
presque naturel.
Ce
qui explique qu’après 1981 elle eut pu intervenir aussi
commodément. Un soulèvement anticapitaliste et antiimpérialiste
(l’opposition à la guerre du Vietnam avait servi de creuset aux
protestations étudiantes) laissa donc, vingt ans plus tard, le
souvenir sympathique mais peu dérangeant d’un raout narcissique et
misogyne situé quelque part entre chahut d’étudiant et hourvari
contre le moralisme bourgeois 13. Alors qu’aux États-Unis
le mouvement radical des « sixties » n’avait guère comporté de
dimension ouvrière, le Mai 68 français fut réécrit à
l’américaine par des journalistes et essayistes soucieux d’exalter
avant tout leur propre rôle dans l’histoire, c’est-à-dire leurs
émois et leurs ébats de « lionceaux adolescents ». Épuré de ses
scories prolétariennes, l’insurrection du printemps ne pouvait que
régénérer un système en panne d’oxygène et de couleurs et un
mode de production, une hiérarchie des pouvoirs que les
contestataires clamaient pourtant non pas vouloir rendre plus
performants, mais détruire. Les possédants avaient eu surtout peur
des grèves.
Dès
la décennie suivante, le chômage aidant, ils s’emploieront à ce
que la peur changeât de camp 14. « Nouveaux philosophes »,
« Vive la crise ! », bicentenaire de la Révolution française,
assimilation du fascisme et du communisme, « pensée unique » : Guy
Hocquenghem ne serait le témoin que d’une partie du feu d’artifice
idéologique grâce auquel des intellectuels, des chercheurs, des
journalistes éclairèrent les fêtes pyrotechniques des maîtres. Ce
fut assez pour lui donner la nausée. Au lieu d’exprimer son dégoût
sous forme de gémissements, de parabole indéchiffrable et
distinguée, il prit son gourdin et distribua une volée de coups.
Son manque de manières suscita l’épouvante ! Soutenir Reagan et
sa cascade de meurtres, Mitterrand, Lang et leur océan de
reniements, les Bourses qui jubilent, les briseurs de grèves –
comment ne pas penser à l’époque à celle des mineurs
britanniques dressés contre Margaret Thatcher en un combat
exemplaire qui durerait une année entière ? –, tout cela se
faisait depuis des années sans soulever la moindre objection. Les
apparences de la bienséance, de la suavité bourgeoise restaient
sauves, la violence sociale n’ayant alors nul besoin que ses
porte-parole haussassent le ton pour se faire entendre. Mais qu’en
face, du côté des vaincus, des méprisés et des interdits
d’antenne, on osât user de la truculence, de la démesure, qu’on
entretînt l’espoir d’opposer sa clameur à la torpeur des temps
de défaite, et là ce fut l’avalanche de remontrances. « Cela ne
se fait pas ! » Puisque les sicavistes pouvaient dormir tranquilles,
c’est que les temps étaient apaisés, peut-être pour l’éternité.
Dans la paix des marchés, il fallut se taire par crainte de
réveiller la guerre.
La
guerre, c’était aussi la très vieille révolution et la «
division du monde en deux camps ». On essaya d’enterrer la
première lors de cérémonies du bicentenaire auxquelles François
Mitterrand convia Margaret Thatcher et George H. Bush. La seconde, il
n’en resta bientôt que les débris du mur de Berlin. Hocquenghem
mourut un an avant ce double couronnement de l’ordre libéral, au
moment où ses ennemis touchaient au but. Sans doute le subodora-t-il
avant de se retirer. Il sut en tout cas arracher le masque
intellectuel qui légitimait la nouvelle paix des riches. Un
demi-siècle plus tôt, dans un autre contexte de reflux
progressiste, Paul Nizan en avait fait autant à propos de la
philosophie politique des années 1930: « Elle dissimule le vrai
visage de la domination bourgeoise. Elle ne sert point le vrai qui
n’existe pas, l’universel qui n’existe pas, l’éternel qui
n’existe pas, mais la lutte contre une indignation et une révolte.
[…] Elle a pour mission de faire accepter un ordre en le rendant
aimable, en lui conférant la noblesse, en lui apportant des
justifications. Elle mystifie les vrais victimes du régime
bourgeois, tous les hommes qui pourraient s’élever contre lui.
Elle les dirige sur des voies de garage où la révolte s’éteindra.
15 ».
En
1986, quand paraît cette lettre ouverte, la révolte avait presque
rendu l’âme. La classe ouvrière se délitait sous les coups du
chômage, des trahisons socialistes et de la casse des solidarités
collectives. C’était l’ère du « Créez votre entreprise », du
« Gagnez de l’argent en dormant », l’ère des Guizot-Fabius,
des fins de l’histoire, des Sicav aux intérêts replets (exonérés
d’impôt), de l’Europe, du marché unique, de la rente. Mais loin
de dormir et de s’empâter comme les autres, de célébrer avec eux
« la République du centre 16 », Hocquenghem gueulait. Sa
plume se fit assassine, elle fouailla la bête au lieu de la masser à
coup de badinages sans portée. Ses adversaires auraient pu
s’accommoder de cet écrivain de talent non domestiqué. Seulement
ils voulaient tout : pouvoir, contestation, trahison – et respect
en prime.
Hocquenghem
ne respectait rien : il ne jouait pas. Ayant clamé son militantisme
homosexuel au début de l’ère pompidolienne, à une époque où
les manifestations inspirées par ce combat n’étaient pas
sponsorisées et rassemblaient quelques dizaines de participants, pas
des centaines de milliers, il n’était nullement disposé à faire
quartier. « Libération, cette Pravda des nouveaux
bourgeois », constitua sa cible préférée. Il y avait travaillé
des années, l’avait senti tourner, perdre sa pugnacité, devenir
pâteux, prétentieux, publicitaire, respectable, accommodant. Il
n’oublia pas pour autant Actuel, un mensuel de parvenus
branchés, ou Globe, un magazine mitterrandolâtre qui, entre
deux promotions de BHL, allait lancer SOS-Racisme avec l’appui de
Jacques Attali 17. Et observant en ces trois-là « la
rencontre entre la gauche et le capitalisme », Hocquenghem s’assigna
une mission de salubrité élémentaire : « Cerner l’adversaire,
puisque nul n’ose le faire. »
Sur
ce créneau, il ne rencontra presque aucun concurrent. Tous ces
périodiques étant morts ou en déclin précipité, on imagine mal
l’étendue des risques que prenait celui qui les interpellait en
dévoilant leur vacuité ou leur pouvoir de nuisance. Écrivain,
Hocquenghem dépendait des articles de presse pour faire connaître
ses ouvrages. Aujourd’hui, il suffirait de remplacer les titres
précédemment cités par Le Monde, Les Inrockuptibles et
Le Nouvel Observateur pour mieux comprendre le prix
qu’encourut notre auteur en se montrant si franc. Laurent Joffrin
avoua son incompréhension devant une telle absence de calcul : « Il
n’hésite pas à interpeller violemment Georges Suffert pour ses
articles sur l’affaire Curiel, Jean-François Revel et quelques
autres, se brouillant en une heure avec une série de directeurs de
journaux qui pouvaient pourtant décider de son avenir. 18 »
Oui, Laurent Joffrin, l’avenir d’Hocquenghem était ailleurs…
D’autres
que l’actuel directeur de la rédaction du Nouvel Observateur
risquent de ne pas comprendre. Il n’est que d’observer en ce
moment l’« état de soumission pathétique » des intellectuels,
fût-ce les plus militants. Eux qui, sous couvert de ne pas savoir,
ne réagissent plus quand TF 1 censure un député, quand Le
Monde annonce son entrée en Bourse, quand une rédactrice en
chef du Nouvel Observateur écrit un livre signé par
Jean-Marie Messier, quand France Culture est livrée à l’audimat
et aux patrons de presse les plus paresseux, quand deux fabricants
d’armes (Dassault et Lagardère) se partagent les magazines et les
quotidiens régionaux, quand le second contrôle l’essentiel de
l’édition française… Ne pas voir, ne pas savoir, ne rien dire ;
et le tout pour continuer à bénéficier de trois minutes
d’invitation à la télévision ou à la radio, de la publication
d’un morceau de tribune dans un quotidien vespéral, des renvois
d’ascenseur d’une « série de directeurs de journaux ». Est-il
au fond bassesse plus basse que celle-là quand on voit, quand on
sait – et quand on peut parler 19 ?
La
vigueur du ton employé par Hocquenghem va surprendre ses lecteurs
posthumes. Au moment de la publication de ce livre, Jean-Michel
Helvig y décelait déjà le « médiocre écho de ces libelles
d’extrême droite où, avant la guerre, des Daudet et des Rebatet
écrivaient inlassablement à l’encre de la haine ». Attaquez la
presse ou les intellectuels qu’elle consacre, et vous êtes
aussitôt antisémite, fasciste ! « En passant la ligne sacrée de
la bienséance, expliqua Pierre Bourdieu, on donne des armes à ceux
qui n’ont pour eux que le respect de la bienséance, qui fait la
dignité du corps des professionnels. Tous ces dignes dignitaires,
ils ont ça : leur petit corset de vertu négative. 20 » Et
puis, « médiocre écho » de Léon Daudet ? Le lecteur le dira.
Mais
la postérité qui préside à la réédition du « libelle » de Guy
Hocquenghem quinze ans après la mort de son auteur n’est pas
nécessairement mauvaise juge. Il est douteux – prenons-en déjà
le pari – que quelque éditeur exhume un jour de l’oubli les
éditoriaux de Jean-Michel Helvig quand il sera mort. Pour le reste,
à force de boire ou de lire de la camomille, nous avons amoindri nos
dispositions les plus vigoureuses et le souvenir de quelques traits.
C’est Voltaire dénonçant « l’immense canaille des écrivains
subalternes », les « charlatans » et les « fripons adroits ».
Marx stigmatisant en Thiers un « nabot malfaisant, aimant s’exhiber,
comme tous les nains, avide de pouvoir et de lucre, passé maître
dans la petite fripouillerie politique, un virtuose du parjure rompu
à tous les bas stratagèmes » 21. Et Tocqueville décrivant
ainsi Blanqui : « Un homme que je n’ai vu que ce jour-là, mais
dont le souvenir m’a toujours rempli de dégoût et d’horreur ;
il avait des joues hâves et flétries, des lèvres blanches, l’air
malade, méchant, immonde, une pâleur sale, l’aspect d’un corps
moisi, point de linge visible, une vieille redingote noire collée
sur des membres grêles et décharnés ; il semblait avoir vécu dans
un égout et en sortir. Il me faisait l’effet d’un serpent auquel
on pince la queue. 22 »
Ce
que Marx pouvait se permettre contre Thiers, et Tocqueville contre
Blanqui, serait donc désormais proscrit contre Edwy Plenel ou Serge
July ? Mais au nom de quelle « modernité » protégeant quelle
dignité ? Admettons le : nul n’est obligé d’écrire de cette
manière. Un style pareil, aussi flamboyant, mieux vaut savoir le
maîtriser, en user par intermittence, avec discernement, comme on
accélère après un embouteillage. Hocquenghem savait rouler vite.
Parfois, en lisant les actuelles publications contestataires, y
compris les plus radicales, leurs pages exsangues, lourdes comme du
plomb, lardées de cuistrerie universitaire, on aimerait qu’elles
n’eussent pas délaissé à ce point le registre de la faconde, de
l’humour, de la démesure. Qu’elles s’interdisent d’interdire
une certaine verdeur – une certaine vie – au prétexte imbécile
que la truculence caractériserait le style de l’extrême droite.
Comme Voltaire ? Marx ? Tocqueville ? La gauche a déjà beaucoup
souffert (et fait souffrir) en se moulant dans les pratiques et les
discours les plus technocratiques, en passant d’un registre cassant
parce que trop assuré de son expertise à un ton geignard parce que
douloureusement empreint de bonnes intentions.
Et
de nombreux « nains frisés de la bourgeoisie », comme les
qualifiait Paul Nizan, se sont fait une spécialité de morigéner
tous ceux qui parlent un peu trop fort, leur opposant qu’il ne
faudrait réveiller ni les vivants ni les morts, que tout pamphlet
allume les bûchers, qu’une « attaque personnelle » déchaîne
les chasses aux sorcières. Il est plaisant de voir certains de ces
Narcisses qui ne vivent que pour « se faire un nom » s’indigner
sitôt qu’on associe le leur à leur dignité de profiteurs du
système, et qu’on le fait non pas pour orienter vers eux ceux qui
pourraient leur procurer de quoi en profiter davantage, mais pour les
combattre. En 1975 la déclaration d’intention de la revue Actes de
la recherche en sciences sociales expliquait déjà : « Dans un
univers où les positions sociales s’identifient souvent à des
“noms”, la critique scientifique doit parfois prendre la forme
d’une critique ad hominem. Comme l’enseignait Marx, la science
sociale ne désigne “des personnes que pour autant qu’elles sont
la personnification” de positions ou de dispositions génériques –
dont peut participer celui qui les décrit. Elle ne vise pas à
imposer une nouvelle forme de terrorisme mais à rendre difficiles
toutes les formes de terrorisme. 23 »
Nous
ne sommes pas au bout de nos peines. Le livre d’Hocquenghem éclaire
à sa façon le volet intellectuel de l’ère des restaurations. Les
forces sociales qui, il y a vingt ans déjà, la pilotaient tiennent
encore fermement la barre ; les résistances qu’elle suscite, bien
qu’ascendantes, demeurent éparses et confuses. Nos repentis ont
pris de l’âge et la société a vieilli avec eux. L’hédonisme
capitaliste des années 1980 a cédé la place à la peur, le culte
de l’« entreprise » à celui de la police. Favorisés par l’appât
du lucre, l’alibi de la « complexité » ou le cabotinage
médiatique, de nouveaux retournements vont survenir.
Lire
Guy Hocquenghem nous arme pour y répondre avec ceux qui savent
désormais
où
ils mènent.
Serge
Halimi
Préface
du livre de Guy Hocquenghem (1986)
Lettre
ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary
Ré-Editions
AGONE (2003)
* Guy Hocquenghem [1946 - 1988]
NOTES
1.
François Mitterrand, déclaration de Château-Chinon, 10 mai 1981.
2.
Manifeste de Libération en décembre 1972. Ce texte,
prélude au lancement
du
journal (qui intervint l’année suivante), précisait : « Quand un
rédacteur servile
de
la presse quotidienne, pour prendre l’air du temps, ira discuter
avec un
député
ou avec un directeur de cabinet, le journaliste de Libération,
lui, ira discuter
avec
les gens, jeunes et vieux, avec des membres de comités de lutte
d’atelier,
de
mal-logés… » Lire le dossier que le bimestriel de critique des
médias
PLPL
a
consacré à Libération
(n°
4, avril 2001 <www.plpl.org>).
3.
Parti socialiste, Projet socialiste pour la France des années
1980, Club socialiste
du
livre, Paris, 1980, p. 56-62.
4.
Le lecteur, qui peut ignorer qui est (ou fut) Brice Lalonde, n’a
besoin ici de
savoir
qu’une chose : ce personnage serait aujourd’hui oublié de tous
s’il n’avait
été
l’un des électrons les plus emblématiques du champ des
prévarications idéologiques. Venu de l’extrême gauche à
l’écologie, Brice Lalonde fut candidat à
l’élection
présidentielle de 1981, se rallia à François Mitterrand en 1988,
puis à
Jacques
Chirac en 1995. Militant pacifiste dans les années 1970, il devint
l’un
des
partisans les plus fanatiques de toutes les guerres dès lors
qu’elles étaient
américaines
(Koweït, Kosovo, Afghanistan, Irak). Anticapitaliste et
antiproductiviste
dans
les années 1970, il se métamorphosa en partisan de l’énergie
nucléaire
et en soutier des thèses ultra-libérales d’Alain Madelin. La
morale resta
sauve
dans son cas : il acheva sa vie et sa carrière dans le discrédit le
plus total
5.
Relatant les conclusions des travaux d’un chercheur néerlandais
sur la couverture
médiatique
de la guerre conduite au Nicaragua par des milices d’extrême
droite liées à la CIA, Noam Chomsky a conclu : « Le journal
européen le plus honnête était The Guardian, de Londres ;
la presse conservatrice allemande était relativement honnête ; le
pire de tous était le quotidien parisien Libération,
superreaganien à l’époque, allant au-delà des pires journaux des
États-Unis dans son adhésion à la propagande du gouvernement
américain » (« Machines à décerveler », Le Monde
diplomatique, août 1998).
6.
Le Monde, 21 mars 1985.
7.
Conférence à l’Association argentine de philosophie, Buenos
Aires, avril 2001.
8.
Cf. PLPL, n° 4, avril 2001
9.
Redoutant que son quotidien ne fût trop associé à la gauche à un
moment où
chacun
pressentait la victoire de la droite, Serge July confia, peu avant
les élections
législatives
de 1993, une chronique politique hebdomadaire à Alain Duhamel.
Ce
dernier, il est vrai, avait qualifié July de « journaliste le plus
à la mode et le plus original de Paris ». Au début des années
1990, Alain Duhamel « débattait » aussi chaque semaine avec Serge
July sur Europe 1, une radio dont Serge July et Alain Duhamel étaient
également chroniqueurs, mais séparément. En 2003, Alain Duhamel
est toujours publié par Libération (en même temps qu’il
officie à RTL, au Point, à France 2, etc.). Cette pratique,
lucrative, de quadrillage des médias a beaucoup inspiré, depuis dix
ans, les dirigeants du Monde, Edwy Plenel et Jean-Marie
Colombani en particulier.
10.
En gras dans le texte, La Cause du peuple, 17 mai 1972.
11.
Dans Intervention (n° 9, mai-juillet 1984) – une
revue proche de la CFDT –, un dossier « Le libéralisme de
droite à gauche » comprenait l’article d’Alain Minc, « Un
capitalisme soixante-huitard », repris de son livre L’Avenir en
face (Seuil, Paris, 1984).
12.
Le Nouvel Observateur, 14 juin 2001.
13.
Sur la réécriture de Mai 68, lire Kristen Ross, May ‘68 and
Its Afterlives, University of Chicago Press, 2002
14.
Cf. le film de Gilles Balbastre, Le chômage a
une histoire, La Cinquième, 2002.
15.
Paul Nizan, Les Chiens de garde, Agone, Marseille,
1998, p. 107.
16.
Titre d’un livre de Pierre Nora, Pierre Rosanvallon et Jacques
Julliard publié en 1988 par Calmann-Levy. Il y était question
de « l’entrée de la France dans le droit communs des démocraties
».
17.
Alors à l’Élysée, cet économiste présumé socialiste
favoriserait le virage néolibéral de la gauche au pouvoir et
quitterait le palais présidentiel afin de présider
une
banque créée par lui pour apprendre le capitalisme aux pays de
l’Est. Il en démissionna quelques années plus tard à cause de sa
gestion calamiteuse et mégalomane (une partie de l’argent destiné
aux pays dont la situation économique et sociale était dramatique
servit à habiller de marbre de Carrare le hall londonien de la
banque). Jacques Attali, essayiste dont le réseau d’obligés
rivalise avec ceux de Bernard-Henri Lévy et de Philippe Sollers, fut
convaincu de plagiat à plusieurs reprises. Cela ne le découragea
pas et il se lança dans le microcrédit. Ces dernières années, il
a même essayé d’enfourcher le cheval de l’anti-mondialisation.
18.
Libération, 30 août 1988. Henri Curiel, militant
anti-impérialiste, fut assassiné
en
mai 1978 par deux tueurs dans l’ascenseur de son immeuble. Le 21
juin 1976, Le Point, sous la plume de Georges Suffert, l’avait
accusé, à tort, d’être « le patron des réseaux d’aide aux
terroristes ».
19.
Dans l’une des ses dernières déclarations publiques, Pierre
Bourdieu a souligné
:
« Un des grands obstacles à la constitution de forces de résistance
est le fait que les dominants contrôlent les médias comme jamais
dans l’histoire. […] De nos jours, tous les grands journaux
français sont complètement contrôlés, très directement ; des
journaux apparemment autonomes comme Le Monde sont des
sociétés d’actionnaires dominées par les grandes puissances
d’argent. Donc l’autonomie relative des médias, qui rendrait
possible une certaine représentation fictive, et du même coup un
certain soutien aux forces de résistance, tout ça disparaît. […]
L’univers médiatico-journalistique des intellectuels médiatiques
ou des journalistes intellectuels, tout cet univers-là est
globalement parvenu à un état de soumission qui est pathétique.
[…] Par exemple, l’affaire de Pinault qui crée son musée. J’ai
vu des gens qui se prétendaient de gauche, des administrateurs
culturels, se précipiter pour accepter ce musée qui est une sorte
de vitrine pour grands patrons. C’est tout à fait étonnant qu’il
n’y ait pas eu de conscience commune là-dessus. […] Et de même
lors du passage du journal Le Monde en société par actions :
on pensait que ça allait susciter des réactions critiques, pas du
tout, ça a été le silence absolu… Les intellectuels sont
tellement coupés des réalités sociales que non seulement ils ne
contribuent pas, mais ils combattent ceux qui contribuent. » (Cité
par PLPL, n° 8, février 2002.)
20.
In Yvette Delsaut et Marie-Christine Rivière,
Bibliographie des travaux de
Pierre
Bourdieu, Le Temps des Cerises, 2002.
21.
Karl Marx, La Guerre civile en France, Éditions sociales,
1972, 2e essai de
rédaction,
p. 244-245.
22.
Alexis de Tocqueville, Souvenirs, in Tocqueville,
Robert Laffont, coll. « Bouquins
»,
Paris, p. 796.
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