Régis DEBRAY | MonumentS




RÉGIS DEBRAY

Trace, forme ou message ?
Cahiers de Médiologie | 1999


Le bipède qui enterre ses morts pose quelques cailloux sur le lieu d’inhumation (le chimpanzé émet des signaux, instrumente éventuellement une branche d’arbre, mais ne monumentalise rien, pas plus qu’il n’ensevelit ses congénères). Le monument naît de la mort, et contre elle (il en avertit les vivants, du latin monere). Il matérialise l’absence afin de la rendre voyante et signifiante. Il exhorte les présents à connaître ce qui n’est plus et à se reconnaître en lui (du monumentum comme cours d’instruction civique avant la lettre).

C’est à la fois un support de mémoire et un moyen de partage.



L’art premier ?

L’outil par excellence d’une production de communauté. Si on appelle culture la capacité d’hériter collectivement d’une expérience individuelle que l’on n’a pas soi-même vécue, le monument, par ceci qu’il attrape le temps dans l’espace et piège le fluide par le dur, est l’habileté suprême du seul mammifère capable de produire une histoire. N’importe quel étudiant en anthropologie aurait pu formuler ces vérités premières. Comme seuil obligé de l’histoire culturelle, le « qu’est-ce qu’un monument? » est une question de cours. La question proprement médiologique se lève un pas au-delà (ou en deçà) : qu’est-ce que la technique fait à la culture ? Et en l’occurrence, qu’est-ce que l’évolution des mnémotechniques (devenues considérablement plus légères et moins coûteuses, plus parlantes et portatives que le bâti ou le sculpté) a modifié quant à nos pratiques monumentales ? Il s’agirait en somme, pour s’autoriser d’auteurs connus, de transporter le Denkmalkultus de Riegl « à l’ère de la reproductibilité technique » de Benjamin… Quels effets ont nos nouvelles technologies de transmission et de stockage sur l’institution monumentaire, et au-delà, sur notre faculté d’«éterniser des choses mémorables» (qu’il serait aventureux de prendre pour un invariant universel) ? Quel rapport entre l’Éternité et la mousson, les matériaux friables comme le bois et la pierre ? Entre l’idée de mémoire et l’humidité de l’air ? C’est derechef du court-circuit saugrenu entre le sublime et le trivial que peut jaillir l’étincelle médiologique.


Typologie du monument

L’invention du monument comme bien collectif émerge avec la conscience d’histoire, qui met le passé à distance du présent et permet ainsi d’objectiver en documents les créations anciennes. L’Occident moderne est le lieu où s’est, pour la première fois, manifesté envers les ruines un intérêt désintéressé, c’est-à-dire non immédiatement lié à une plus-value généalogique ou nationaliste ; où les traces des autres (cultures, époques ou pays) ont été valorisées en quelque sorte pour elles-mêmes. Quand l’italien Paul III, en 1534, prend les premières mesures destinées à protéger les monuments antiques, il le fait en romain, pour défendre sa patrie et son histoire, redorer le blason, souligner une filiation. Le XVIIIe siècle fut chez nous le moment de cette transmutation de l’étrangeté en valeur, et d’un désinvestissement fonctionnel en investissement esthétique. Significative, à cet égard, la naissance quasi simultanée de l’histoire de l’art et de l’esthétique comme discipline (avec Baumgarten et Winckelmann) et du monument historique comme catégorie à part (avec l’abbé Grégoire et Alexandre Lenoir). Ce qui s’institutionnalise à l’échelle nationale, à Paris, en 1837, culmine à l’échelle européenne en 1931, à Athènes, avec la première conférence internationale consacrée aux monuments historiques. Et le « complexe de Noé » a pour ainsi dire gagné la terre entière dans la seconde moitié de ce siècle (1972, Unesco, Convention sur la protection du patrimoine mondial culturel et naturel, avec cent douze pays signataires dès 1991). Le Sud a d’autres pratiques de mémoire, non nécessairement liées aux constructions en dur ni même aux oeuvres de l’homme, mais le fait est que la planète entière s’est convertie à la religion patrimoniale de l’Occident, quitte à élargir le champ des protections jusqu’à un patrimoine oral et immatériel qui ne figurait pas dans l’acception originaire du mot.

Observons dès maintenant que le premier, sinon le plus nocif, des abus monumentaux pourrait bien être celui du mot lui-même. Dans la nuit de l’absolu, disait Hegel, toutes les vaches sont grises. Dans la nuit des lois de protection, tout peut devenir monument, de la Vallée des merveilles à la plaque de cheminée, des gorges du Tarn au couteau de cuisine. La catégorie juridique «monument historique» représente une conquête capitale autant qu’un gouffre sémantique. C’est l’acte administratif du classement qui engendre ce monument-là, lequel peut être site, objet, édifice, bien meuble ou immeuble, bref, tout ce « dont la conservation présente au point de vue de l’histoire ou de l’art un intérêt public ». Le mot « historique » ne doit pas non plus égarer puisque la valeur d’ancienneté n’est plus requise – des édifices des années 1950 et 1960 pouvant être labélisés « historiques » depuis Malraux.

L’usage commun également noie à l’ombre d’un mot-carrefour toutes les variétés d’« édifices remarquables » sans autre forme de procès. Quand on regarde tel Dictionnaire des monuments de Paris, au demeurant excellent, ne voit-on pas en couverture un photomontage en couleur amalgamer un monument par intention et destination comme la colonne de Juillet, un bâtiment utilitaire comme l’Opéra Bastille qui ne deviendra sans doute pas un monument de référence, plus Notre-Dame de Paris et la place des Vosges, qui sont, eux, bel et bien historiques – liste à laquelle s’ajouteront, dans le corps du texte, des bâtiments à vocation industrielle ou commerciale, des décors de restaurants, des jardins et équipements sportifs, des salles de spectacle et des ateliers d’artistes ? Beaucoup de discussions ayant le monument pour thème tournent au dialogue de sourds parce qu’on n’entend pas la même chose sous le même mot. Si dans les cercles concentriques du patrimoine, on franchit le grand cercle du « naturel » (paysages, parcs, sites, jardins, territoire rural), puis le cercle mitoyen des biens culturels (objets mobiliers et immobiliers par destination, antiquités et objets d’art), pour en arriver au premier cercle du patrimoine bâti, on doit encore procéder, semble-t-il, à des distinctions capitales. Riegl s’y est essayé avec succès (monuments intentionnels, historiques et anciens, soit «tout ce qui a subi l’oeuvre du temps»).

Serait-il permis de juger cette partition un peu datée et pas très claire ? Si oui, on aimerait proposer une autre grille simplificatrice, susceptible de rendre nos édifices les plus nobles décidables – étant bien entendu que les indécidables ne sont pas les moins intéressants. Car le pouvoir discriminant du Monument majuscule, synthèse vague entre le singulier, le durable et le public, reste faible. On nous opposera qu’il ne faut pas faire du note à note sur une polyphonie, en débitant en tranches le continuum patrimonial. Ce dernier est un film où le montage donne sens et couleur à chaque plan, ce qui invalide l’arrêt sur immeuble comme entité distincte et unité discrète. Soit. Mais mieux vaut savoir lire une partition avant d’entrer dans l’orchestre (le solfège n’est pas brouillé avec la symphonie).

Qu’on nous permette alors de distinguer conceptuellement entre le monument-trace, le monument-forme et le monument-message. Ils ne mobilisent pas la même qualité de respect ni d’affect : le plaisir esthétique du regardeur n’est pas l’intérêt historique du visiteur, lequel n’est pas la morale civique du participant. Avant de voir en quoi ils se ressemblent ou se recoupent, il n’est pas inutile de confronter l’un à l’autre ces trois idéal-types.
Dans ce schéma, l’arc du Carrousel serait un monument-message ; la pyramide du Louvre, un monument-forme ; la passerelle du pont des Arts, un monument-trace. Si vous arrivez place de la Bastille, venant de la rue de Lyon, vous aurez devant vous, au centre, un monument-message, la colonne de Juillet, à votre droite, un monument-forme, l’Opéra Bastille, et, à l’angle opposé, la brasserie Bofinger, un monument-trace (inscrit à l’Inventaire). Il serait assez dommageable d’intervertir les sentiments : exhaler une ferveur patriotique devant Bofinger ; tomber en admiration esthétique devant la colonne de Juillet ; et écraser une larme émue devant l’Opéra Bastille.



Le monument-message se rapporte à un événement passé, réel ou mythique. Il commence à la marbrerie funéraire (cippe, obélisque, enfeu, chapelle) et culmine dans le monument commémoratif ou votif. Vulnérable plus que les autres aux intempéries mais surtout aux vendettas, au vandalisme ou à la destruction planifiée (Vichy jeta Jaurès dans le Tarn), il est en général surélevé et grillagé. Son propre n’est pas la valeur artistique (il y a des «tomboramas» et des monuments aux morts en série) ni sa valeur d’ancienneté. Il n’a d’usage autre que symbolique : stipuler une cérémonie, soutenir un rituel, interpeller une postérité. Il aime les ponts, les passages obligés comme sont places, portes et carrefours, les champs de bataille et les cimetières. Il s’est pensé et a été voulu comme tel. C’est une lettre sous enveloppe dûment adressée par une époque à la suivante. C’est le monument au sens premier, entendu comme «marque publique destinée à transmettre à la postérité la mémoire de quelque personne illustre ou de quelque action célèbre » (Dictionnaire de l’Académie française, 1814). Le monument aux morts d’une commune de France n’est pas souvent classé ni inscrit, mais c’est pourtant ce type de construction qui noue le contrat monumental type avec les générations futures. Un magasin, une usine, un cinéma, une locomotive, un avion, qui peuvent recevoir le label « monument historique », ne sont pas à lire comme des messages envoyés à un récepteur virtuel ou futur.
Exemples de monuments-messages
Le Départ des volontaires de Rude, le Mur des fédérés, la synagogue de la rue Pavée à Paris, la tombe d’Héloïse et Abelard au Père-Lachaise, le mémorial de la guerre de 1870 à Noisseville (Moselle), le tombeau de Rousseau à Ermenonville (île des Peupliers), les statues de François Mauriac, de Léon Blum, de Leclerc, de Dreyfus…



Le monument-forme, c’est l’héritier du château et de l’église. Ce peut être un palais de justice, une gare, une poste centrale, bref le « monument historique » traditionnel. Soit un fait architectural, civil ou religieux, ancien ou contemporain, qui s’impose par ses qualités intrinsèques, d’ordre esthétique ou décoratif, indépendamment de ses fonctions utilitaires ou de sa valeur de témoignage. Peuvent se rattacher à cette catégorie parcs et jardins, cours et esplanades. C’est, si l’on préfère, le substantif de «monumental». Le Corbusier : « Nous nommons monumental ce qui contient des formes pures assemblées suivant une loi harmonieuse » (Une Maison – un Palais, 1928). Il peut être hors patrimoine (l’oeuvre d’un architecte vivant n’est pas, en principe, classable). C’est un édifice silencieux sans credo ni message, qui se commémore lui-même. C’est le plus souvent un bâtiment utilitaire, et contrairement au premier, qui n’a pas d’intérieur, n’appelle pas de cérémonies particulières sur ses devants. Son titre à l’élection réside dans son caractère spectaculaire ; il ne renvoie pas à un signifié extérieur, disons-le autoréférentiel (à l’intérieur d’un code normatif de formes architecturales).

Il ne rappelle ni n’appelle. La rupture d’échelle qui le distingue de l’environnement suffit à le mettre hors contexte. Il hiérarchise un espace, rompt un continuum, se place en point de mire. Sa conservation n’étant pas nécessairement d’intérêt public, sa valeur ou non-valeur patrimoniale ne fait pas critère.
Exemples de monuments-formes
La gare de Limoges, le château de La Gaude et son jardin (Bouches-du-Rhône), la cour d’honneur du Palais-Royal, la chapelle du Val-de-Grâce, le palais des Congrès à Tours (J. Nouvel), le siège de France-Télévision (J.-P. Viguier), l’Institut du monde arabe, la BNF…

Le monument-trace est un document sans motivation éthique ou esthétique. Inintentionnel, il n’a pas été fait pour qu’on se souvienne de lui mais pour être utile, et ne prétend pas au statut d’oeuvre originale ou esthétique. Contrairement au précédent, pas de volonté d’art explicite. Ce peut être une rue, une baraque, une tranchée, d’un intérêt architectural nul. Comme un éboulis peut constituer un « site » à protéger. Sa valeur est plus souvent métaphorique ou métonymique, il ne renvoie pas à une institution mais à un milieu, un savoir-faire ou un style. Généralement plus modeste ou prosaïque que les précédents, il est mêlé au quotidien, au terrain, à « la vie ». Avec une forte valeur d’évocation, d’émotion ou de restitution. Notre tableau comparatif voudrait systématiser cette grille de lecture.

Exemples de monuments-traces
La fosse de mine (salle des pendus), le restaurant Chartier, la piscine Molitor, le Grand Casino de Vichy, le 13 rue des Amiraux (Paris 18e), la ligne Maginot, la biscuiterie Pernot, le Fouquet’s, la fontaine-lavoir de Haute-Saône, la vieille ferme de Haute- Loire, la maison natale de De Gaulle à Lille…




Un bâtiment peut donc défier l’Écclésiaste de diverses façons, du moins demander un sursis à la poussière. Et l’on dira que dans le monu-forme, la pierre chante ; dans le monu-message, elle prie, ou déclame ; et dans le monu-trace, elle murmure, ou souffle à l’oreille. Si la monumentalité était un opéra, nous ferions de la trace le récitatif, de la forme, l’aria et du message, le choeur. Évidemment, une même oeuvre sortie des mains humaines peut accomplir son parcours de vie en jouant sur différents registres. Le reliquaire médiéval est une trace (les os du saint) métamorphosée en forme (sertie et sculptée) et que nous traitons, aujourd’hui, en message. Une croisée d’ogive fait un monument-forme ; un tympan narratif ou un gisant, un monument-message; et le tout fait un somptueux témoignage de l’époque gothique. Sans oublier, bien sûr, qu’un monu-forme, de nos jours, peut servir de support à messages – panneaux, affichages électroniques, écrans, etc. –, tel le Centre Georges-Pompidou.

La tour Eiffel n’est pas un monument classé (mais simplement inscrit à l’Inventaire supplémentaire). On a pourtant failli la détruire, dans ses premières années, tant elle eut de moqueurs et d’ennemis. Dans quelle case la loger ? Elle les a faites toutes, successivement, et cumule à présent les prestiges des trois. Au départ, sur plan, ce fut un monument-forme, qui se voulait utilitaire et temporaire (vingt ans d’exploitation prévus dans le contrat initial avec Eiffel), prouesse d’ingénieur (le fer) et exploit d’architecture (les nervures). Elle incarna bientôt un message politique : la victoire de la Science et de l’Industrie sur la superstition religieuse symbolisée par le Sacré-Coeur. C’est devenu pour le monde entier la métonymie visuelle de Paris, et, dans une vision patrimoniale des choses, la trace la plus parlante de la Belle Époque, le monument historique par excellence.

Pour passer du coq à l’âne, la façade reconstituée de Saint-Pierre d’Échebrune, sur l’aire autoroutière de Lozay, en Charente, est un monument par la forme, qui n’est ni trace (comme l’original) ni message. Il ne contient aucune charge identitaire, relationnelle ou historique. Il sert de prétexte à un arrêt dans une aire « culturelle », pour distraire la transhumance automobile. Modulons de même l’actif du substantif. Selon qu’on change de rubrique, le verbe monumentaliser changera de sens. Monumentaliser au sens patrimonial, c’est faire classer ou inscrire un objet usuel ou un édifice fonctionnel.

L’opération transforme un bien privé et privatif en objet de visite, en lieu ouvert au public. On se dirige alors vers une mise sous vitrine, par un geste toujours ambigu (l’esthétisation par entrée au musée vaut promotion pour le chenet ou le tire-bouchon, mais dégradation pour le ciboire ou la chaise-dieu).

Monumentaliser au sens culturel, c’est privilégier, projeter, investir de sens et d’affectivité un objet ou un lieu quelconque, transformé en mémorial privé. Le fétichiste monumentalise la chaussure ou le mouchoir, comme le nourrisson, en en faisant son « objet transitionnel ». Il devient alors sursignifiant. Monumentaliser au sens architectural, c’est par exemple transformer une porte en portail ou en portique ; ou une simple chaise en prototype de chaise. Sans enlever sa fonction à un édifice ou un objet, on veillera à la transcender par une mise en représentation de la chose par elle-même, qui s’autonomise ainsi de sa propre fonction. Cette mise entre guillemets s’obtient en général par un double isolement dans l’espace. À la verticale, on exhausse (socle, piédestal, gradins ou pilotis à la Le Corbusier). À l’horizontal, on dégage (esplanade, perspective, terre-plein). Le monumental, c’est une masse mise en valeur par du vide.

La tragédie du monument

Nés l’un et l’autre en 1858, l’historien autrichien Riegl et le sociologue allemand Simmel ne se sont apparemment ni lus ni rencontrés. C’est dommage. Le premier a écrit Le Culte moderne des monuments et le second, La Tragédie de la Culture. Car rien de tel que ce culte-ci pour illustrer cette tragédie-là. Simmel appelait « tragédie » la nécessité où se trouve un élan spirituel de se réifier dans une institution pour parvenir à se transmettre. Simmel pensait sans doute plus aux religions et aux idéologies, qui ne se prolongeraient pas dans le temps s’ils ne se donnaient des organisations normatives, dogmatiques et bientôt fossilisées. «On attendait le Christ, c’est l’église qui est venue» (Loisy). Cette immanence de la mort à la vie, ou le fait que le vital ne puisse se perpétuer qu’en s’inversant dans du mort, n’est-ce pas le destin du monument commémoratif ? On attendait la mémoire, c’est le mémorial qui est venu… Et comment faire autrement? Pour mobiliser le souvenir, on immobilise ses traces. Pour transmettre, il faut conserver ; et conserver, c’est mettre à part. Pour maintenir une vivante mémoire, force est de l’embaumer. Le bizarre alors, c’est que, pour conjurer l’oubli, on va en quelque sorte le provoquer en l’extériorisant et en le matérialisant dans un espace public par exemple, où il va peu à peu se fondre dans le paysage et régresser en habitude visuelle dépourvue de tout pouvoir d’interpellation. Extérioriser un mémorable expose au risque de ne plus avoir à en intérioriser le souvenir. L’invisible doit prendre appui sur le visible (disons : l’idée de patrie sur le monument aux morts), le symbolique sur le matériel, avec le danger que le matériel en vienne à manger le symbolique et que la médiation tourne à l’obstacle. Il sort de là un possible alibi. En déléguant le travail du souvenir à un dépôt inerte, je permets aux autres – et à moi-même – de s’en délester. Ce garde-mémoire garde quelque chose, mais on ne sait plus trop quoi… On peut même faire de cela un stratagème, et il ne serait pas absurde d’inscrire l’érection d’un monument au registre des stratégies sociales de l’effacement, comme une technique de défausse parmi d’autres. Quand un gouvernement veut enterrer un dossier, il nomme une commission. Quand un collectif veut enterrer pour de bon un héros ou une guerre, il en fait une statue – mémorial ou mausolée. Il sauve ainsi l’honneur – et les meubles. C’est un peu ce que redoutait Quatremère de Quincy devant l’essor des musées, dans ses Considérations morales sur la destination des ouvrages de l’art (1815). « Depuis qu’on a fait des musées pour créer des chefs-d’oeuvre, il ne s’est plus fait de chefs-d’oeuvre pour remplir les musées » car, ajoute-t-il, « tous les objets perdent leur effet en perdant leur motif ». Ces pensées sont impies. Elles conduiraient un esprit malicieux à voir dans la Direction du patrimoine une sorte d’administration des paresses collectives, et dans la journée du même nom, l’équivalent de la journée sans voitures à Paris. Un jour de bicyclette et de transport en commun pour faire passer 364 jours d’asphyxie au pot d’échappement. Un jour de salut aux lieux de mémoire pour compenser l’effacement, pardon, l’allégement des cours d’histoire, Marignan 1515, dans le primaire et le secondaire. Les acteurs se font voyeurs, et l’essentiel, décoratif. Il est là aussi, l’abus monumental : dans le déploiement toujours plus coûteux et sophistiqué du paraître culturel, qui ne laisse plus le choix qu’entre la désaffection et le détournement. Et le paraître menace chaque fois que la Culture veut faire l’impasse sur l’Éducation.

On n’en conclura pas que les services de conservation constituent un « élevage de poussière » à la Duchamp, en l’occurrence de ruines bien entretenues. Mais le monument moins l’enseignement, cela s’appelle le vestige. On lève la tête devant un monument, on baisse les yeux sur un vestige. Ou le monument désinvesti, muet, devenu énigme, parce que plus personne n’est là pour le faire parler (le mégalithe breton). Disons, à l’inverse, que le monument comme mémoire vivante peut se voir comme un vestige qui se met à parler et que l’on peut s’approprier par le lien que nous rétablissons de loin en loin entre lui et nous. C’est la cérémonie du souvenir – sonnerie, drapeaux, minute de silence – qui fait vivre un monument aux morts. Le mémorial d’Ypres redeviendra une mémoire morte le jour où le clairon cessera de sonner au crépuscule.

Le découragement monumental et ses motifs

Le plus cruel paradoxe du monument est peut-être celui-ci : notre société en sauvegarde de plus en plus, et en crée de moins en moins. Elle aurait presque pour slogan : « le monumental, oui ; le monument, non ». La demande sociale de monumentalité concerne en priorité le perspect et la perception (le monument-forme), de préférence au sens et à la remémoration (le monument-message). La signalétique déplace la symbolique ; le tape-à-l’oeil, le lieu de rencontre ; la mégalomanie, le cérémonial. Tour, pyramide, gratte-ciel, colonnade, fronton – les pouvoirs de surplomb (disons les sièges sociaux d’entreprises, les chaînes de télé et les hôtels de région), rivalisent à qui mieux mieux pour creuser la différence en hauteur et largeur. On peut alors se demander si le monumental, dans la mégalopole, ne va pas tuer le monument, au sens «message ». C’est chaque métropole qui se monumentalise en bloc. Bureaux et logements ordinaires se mettent au gabarit de l’extraordinaire ; le tissu bâti devient si indistinct et l’épannelage urbain si anarchique, par juxtaposition incohérente d’échelles disproportionnées, qu’ils ne rendent pas facile l’exhaussement en majesté d’une métaphore d’exception ou d’un point d’intensité. L’oeil du promeneur s’affole, faute de pouvoir se poser ou se fixer, se disperse dans un espace ostensiblement déhiérarchisé, et finit par déserter.

C’est le moment où s’inversent les rapports de l’ancien ordonnancement urbain : la rupture d’échelle qui peut polariser le regard va se chercher par le bas, le dessous ou même le dedans (le monument invisible ou l’anti-monument). Et dans le monument ex professo, à l’ancienne – surdimensionné, axial, central –, l’architecte contemporain, d’accord en cela avec l’homme de la rue, n’aperçoit plus qu’un hybride ringard de rhétorique et de propagande, d’académisme et d’idéologie.

Y aurait-il un rapport entre la montée en puissance du patrimoine et la baisse en évidence du monument? Ne pourrait-on dire : less (monument) is more (patrimoine) ? Certains redoutent qu’une société qui se gave d’archives perde l’envie de créer. Alexandrie traduit, commente, conserve – mais c’est Athènes qui invente. Les Alexandrins furent les premiers experts en matière patrimoniale, mais la culture grecque s’est tout de même faite ailleurs. Vaste discussion. En tout cas, la situation réservée par l’individualisme contemporain à l’acte monumental permet de radiographier assez bien l’air du temps. Il révèle et met l’esprit public à nu, dans son plus simple appareillage. On pourrait, en ce sens, distinguer quatre motifs à l’actuel découragement monumental, dont l’addition rend pour le moins problématique la formule de Malraux : « Il est bien de protéger les monuments, il est encore mieux d’en créer. »

1. Le monument se cache parce que le pouvoir se cache – le politique, s’entend (les autres sont moins timides). Il se fait invisible, comme tendent à le devenir les prisons et les casernes (le droit de juger se portant mieux – à voir la visibilité des palais de justice – que le droit de punir et d’enrégimenter). Le droit de se souvenir, quant à lui, semble très en retard sur le « devoir de mémoire », tarte à la crème de l’officialité. C’est la règle historique (dont le facteur Cheval serait l’exception plaisante) : en amont du bâti, cherchez l’institution. Le sujet institutionnel capable de financer, de choisir et d’imposer. La famille fait la demeure, l’Église fait l’église, l’entreprise fait l’usine ; les pouvoirs publics font le monument public, solidaire qu’il est de l’espace public : agora, forum, place ou esplanade. Quand se produit un recul, voire une dépression institutionnelle, le plus ostentatoire des « appareils idéologiques d’État » qu’est le monument public est le premier à en souffrir.

Le geste de célébrer a toujours été un acte d’autorité et de volonté. Le monument-message allait bien à l’État éducateur, celui de la IIIe République. Statuomane parce que sûr de sa légitimité, il n’hésitait pas à préempter la mémoire des générations futures en leur jetant, si on peut dire, du mémorable plein la vue. L’État séducteur d’aujourd’hui se replie sur les monuments-formes, visibilités consensuelles, sans dédicaces (inscriptions explicatives ou bas-reliefs narratifs), où le message est gommé (on peut savoir mais comment voir que l’arche de La Défense est officiellement dédiée à la Fraternité depuis 1989 ?). L’État ne se reconnaît plus le droit d’inculquer ou même de figurer des valeurs ou des exemples – faute sans doute de savoir où il va, ou ce qu’il veut. Voilà qui incline à une architecture de politesse, ou d’opinion publique. Avouons-le : la démocratisation n’est pas propice à la décision monumentale, qui s’accorde mieux au fait du prince qu’au référendum quotidien (laissant la Suisse de côté). Il naît de là une certaine frilosité des maîtres d’ouvrage, et une force d’inertie bien connue. « Aujourd’hui, dit François Barré, on ne pourrait ni construire ni détruire les halles de Baltard. » Coup de force impossible. On entérine, on reconduit, on défend. Si nombreuses sont les parties prenantes à la moindre décision : associations de quartier, élus locaux, défenseurs du Vieux Montmartre, amis des marronniers, journalistes, notables, et j’en passe. Jean Nouvel observe quelque part que « les architectures publiques sont castrées en France. Ou alors, elles viennent d’en haut, comme des monstres qu’on parachute». Soyons francs. C’est à nous, les simples pékins, que ces monstres ne semblent pas aimables, parce qu’en tout symbole de pouvoir nous voyons d’abord de l’arrogance, et en tout arbitrage une marque d’arbitraire. La victoire du monumental sur le monument traduirait alors en termes optiques la prééminence de la société civile sur l’État ou, si l’on préfère, de la civilité sur la citoyenneté.

2. Le monument est solidaire d’une temporalité longue. Ce commutateur temporel (passé-futur), chargé de « connecter les âges oubliés et leurs successeurs » a la durée pour principal matériau, matérialisée en bronze, fonte, plomb ou pierre. L’abréviation des temps – notamment des délais de construction et des cycles de rentabilité – ainsi que l’idéal de rapidité – bâtir le plus vite possible des édifices programmés pour ne pas durer – ne créent pas, en apparence, l’environnement propice à l’édifice qui a la perdurance pour raison d’être. «L’impermanence l’emporte, tout est devenu mobile ». La communication gonfle au détriment de la transmission. Quand la consommation est instantanée, et le profit aussi, le gratte-ciel lui-même se fait Kleenex ; la perdurance, qui n’est pas une valeur de marché, devient saugrenue ou contre-productive (perdurer trente ans, pour un bâtiment moderne, c’est bien). Après moi et mes gains, le déluge. Il est assez significatif que la réparation et l’entretien, inhérents à la notion même d’édifice, et sur laquelle Alberti faisait déjà insistance dans son De re aedificatoria (1453), ne sont plus, ou bien rarement, inclus dans les programmations budgétaires des projets, grands ou petits. La vidéosphère a des conditions de fonctionnement, donc des valeurs, techniquement antinomiques à celles du monument-message, à appropriation lente. Dans sa pesanteur, sa lourde et locale fixité, l’idée classique du monument s’est vue prise de vitesse, comme clouée sur place, « enfoncée » par l’accélération des flux d’information, la virtualisation des références, la virevolte nomade. Pour surnager dans ce flux, le monument doit se faire flux lui-même et devenir événement (Christo). Flash, info, scandale.

Faire image et bruitage, monter au créneau, viser l’ubiquité par retransmission, soutenir la concurrence. C’est que la vidéosphère compose un espace-temps singulier où la maîtrise accrue de l’espace se paie d’une perte de maîtrise du temps. Plus s’étendent les réseaux de transmission, se fluidifient les transports, s’agrandissent les échelles d’aménagement (qui passent du local au territorial), plus se raccourcissent les délais d’attention et d’attente, plus s’abrège l’espérance de vie des objets (qui deviennent gadgets) et se fragilisent les matériaux (fuite dans le toit au bout d’un an). L’électron volatilise les mémoires, et le règne du live promeut naturellement l’animation, l’exposition, l’émission éphémère, de préférence à la construction en dur, morne stabilité qui ne fait pas une « actu ». L’« image forte » du premier centenaire de la Révolution s’est bâtie en fer, la tour Eiffel. Celle du second, probablement aussi coûteuse, s’est défaite en pixels, le défilé Goude.

3. Il y a du religieux dans le monument le plus civil. Au double sens de relegere, recueillir des traces, et religare, relier des hommes. La maintenance du lien entre générations soude l’identité du collectif. L’individu roi et l’économie reine ont moins besoin de ces deux rappels à l’ordre – l’ordre du temps et l’ordre du groupe. L’affirmation d’une permanence comme d’un domaine public en dehors et au-dessus des sphères privées est sans doute liée à un sentiment d’obligation envers des êtres majuscules, virtuels et transindividuels. Ils se nommaient la Nation, l’Humanité, la République, la France, le Prolétariat, la Race, la Révolution. La disparition de ces présences impérieuses et invisibles, transcendances séculières, ne favorise ni l’acte de foi ni la beauté du mort – conjugués dans le classique monument aux morts de nos villages. Ce genre d’édifices inutiles et non rentables postule que l’histoire ait un sens. Il replace un événement révolu, heureux ou malheureux, sous l’horizon d’un avenir meilleur. Loin d’être passéiste, le monument-message, qui sublime un antécédent en précédent, ose en appeler au futur avec un indéniable esprit de sérieux. Il transfigure une mémoire en projet. Quand la modernité, qui était un présent futuro-centré, cède la place au postmoderne, qui est un présent ironique et sans projet, le monument votif devient quasiment une preuve d’inconscience.

Rien de moins ironique qu’un monument public, cette conduite forcée des mémoires. Le plus humble matérialise un « gloire à » (au condottiere, à notre vieille barbe, à nos enfants morts pour la patrie, à nos héros, à la France éternelle, « aux martyrs, aux vaillants, aux forts »). Cet alléluia prête à rire, ou à ricaner. Prennent le dessus des parodies en creux, les monuments éphémères ou évolutifs, délibérément banals, ou ludiques, ou métaphoriques.

4. Nous vivons l’ère des épluchures, des fragments, des lambeaux. Des brouillons, empreintes ou ébauches. Voire des résidus et détritus (encadrez et exposez en galerie tels quels : l’oeuvre défraiera la chronique). Nous voulons être en prise directe. Face, ou plutôt dans, du tout proche, du tactile, du frissonnant et de l’enveloppant. Or le monument-message, qui se contemple de loin et nous tient à distance (c’est la tristesse du majestueux), est un quelque chose à déchiffrer, non à palper. « Seules les traces font rêver », disait Char. Le monument porteur de sens (et de lettres) n’est pas un indice (la fumée du feu ou l’empreinte du pas), mais un symbole, soit un discours intransitif exigeant un décodage, un apprentissage de lecture, une saisie réfléchie.

L’obélisque symbolise le rayon du soleil, la colonne, le fût de l’arbre, et la façade d’un édifice doit se regarder, disait Vasari, « comme la face d’un homme». Peut-être, mais je ne le vois pas si je ne le sais pas. Or nous, le substitut de la chose nous ennuie, nous voulons la chose même ou un fragment de cette chose. Une photo est plus pathétique qu’une peinture, et une relique plus encore qu’une photo : elle fait sauter le «comme», court-circuite les codes. Quand je pèlerine à Colombey-les-deux-Églises, ce qui m’émeut n’est pas la monumentale croix de Lorraine en granit élevée sur la colline mais le bureau de La Boisserie, le fauteuil, le sous-main, les objets familiers du Général. Le Struthof : une baraque telle quelle a plus de charge émotive que n’importe quelle colonne votive ou artefact commémorant les camps de concentration. Une humble trace prélevée sur le réel a pour nous plus d’aura que le plus beau des monuments d’art. Bref, l’hégémonie mémoriale du monument est battue en brèche par la montée en puissance de l’ordinaire et de l’immédiat via les nouvelles techniques d’enregistrement. Barthes n’a pas tort, en un sens, au détour de La Chambre claire, de dresser l’acte de décès des vieux signes de pierre : « Les anciennes sociétés s’arrangeaient pour que le souvenir, substitut de la vie, fût éternel et qu’au moins la chose qui disait la Mort fût elle-même immortelle : c’était le Monument. Mais en faisant de la Photographie, mortelle, le témoin général et comme naturel de “ce qui a été”, la société moderne a renoncé au Monument ». Il faudrait préciser : elle a renoncé au monument-message mais au profit du monument-trace, qui est la photo en dur d’un « ce qui a été » – comme le montre le fait que l’immense majorité des monuments classés et surtout inscrits depuis trente ans relève de la catégorie trace.

Le monu-message, qui commence à la croix et culmine en statue (équestre ou en pied) en passant par le buste, le bas-relief et le médaillon, embrassait le cimetière artistique et la galerie des illustres. Il avait pour proie préférée « le grand homme », pour finalité la propagation de la foi et des « vraies valeurs ». Sa gratuité délibérée exige des donateurs, souscripteurs ou commanditaires, hors circuit économique. On comprend que l’époque ne lui soit guère favorable : il a fallu un demi-siècle pour qu’un Churchill de bronze, en uniforme de la Royal Air Force, s’érige dans la capitale d’un pays qui ne lui doit pas peu.

Herbert List, Athènes, 1937, Collection Musée Ludwig Cologne.

Vers une renaissance ?

Nous assistons en résumé à une mutation, non à une disparition. La pulsion monumentale a subi un changement de portage : reflux des signes, gonflement des volumes. D’un côté, la désindustrialisation incite à l’esthétisation, qui est la Providence des friches ; et le passage d’un univers usinier à la société de services s’accompagne d’une promotion muséale des sites de production désertifiés. L’usine Renault de l’île Seguin, les docks de Dunkerque, le « Lingotto » ou l’usine Fiat de Turin, et d’autres, feront demain de fort beaux monuments, qui seront admirés à la fois comme traces et comme formes, cibles de visites émues et de photos épurées, quasi plasticiennes. D’un autre côté, l’allongement de la vie, des loisirs et les fonds de pension accroissent la demande, en offrant au pèlerinage monumental un public captif, avide de « vaut le détour » et « vaut le voyage ». Ce sont là de bonnes nouvelles pour les Journées du patrimoine, ici et ailleurs. Mais les bonnes nouvelles pour les traces et les formes, anciennes ou nouvelles, en font de mauvaises pour les messages intentionnels. La croissante vitalité du premier secteur se monnaye d’un taux de mortalité élevé dans le second. Car les monuments sans cérémonies sont comme des rois sans divertissements : ils meurent. Que devient le Mur des fédérés sans les couronnes, les drapeaux et les manifestants du 1er mai ? Des moellons gris et classés. Qu’est devenu le mémorial à la Résistance de la Drôme, qui surplombe le Rhône ? Un vestige funèbre et blanc, sans un chat pour le ranimer. Enlevez les guérites, les horse guards et la relève des bonnets à poil devant Buckingham Palace, et vous avez un musée, tout prêt à la consommation. Il est des lieux sacrés qui vivent comme un affront le passage du culte à la culture. Il est vrai qu’il y a, parmi les lieux de mémoire les plus consacrés, des vivants à éclipse ou des morts en sursis.
Le Panthéon en fait partie. Il se réveille de loin en loin, à chaque transfert de cendres ; à chaque retour cependant, la panthéonade montre un peu moins d’entrain. Le temple de la République, gagné par la froideur, deviendrat-il bientôt son Musée ?

Soyons inquiet, mais non chagrin. L’homme sans monument, c’est la barbarie ; le monument sans hommes, c’est la décadence. Il n’est pas interdit de rêver pour demain un stade intermédiaire… Un revivalisme du monument-message n’a rien d’impossible. Car l’écrasement des longues durées par l’instant n’est sans doute pas viable, sur le long terme. D’abord, la culture de flux aussi a son effet jogging, qui est le besoin de stocks bien repérables, totems voyants de continuité. La frénésie du nouveau porte à son envers l’appétence antiquaire ; et la dictature du « tout doit maintenant être immédiat, vécu, proche et sensible » appelle en contrepoids du codé, de l’intransitif et du stable. Le marbre remonte par le flux, le centripète par le centrifuge. Ce n’est pas un hasard si l’ère des innovations techniques les plus déstabilisantes est aussi l’ère des commémorations maniaques. La circulation impérative et le transit généralisé suscitent des vides de centralité, qui font appel d’air. On a observé, par exemple, que l’image de synthèse la plus vendeuse a commencé par nous emmener dans l’abbaye de Cluny ressuscitée. En ce sens, rien n’était plus à contresens du futur, plus rétrograde, que le futuriste Plan Voisin de Le Corbusier qui, en 1925, projetait de raser le vieux Paris en ne laissant sur pied que trois ou quatre bornes témoins.

Ensuite, le destin du monument ne lui appartient pas en propre. Il est dans l’aspiration à faire groupe. À conjurer la solitude. À sceller une appartenance. À resserrer les liens. « Resémantiser » l’espace urbain ? On ne voit pas comment cela serait possible sans revitaliser l’espace public et le sens civique. Souvenons-nous que le premier âge d’or des célébrations en dur, dans notre civilisation, avant le XIXe, fut la Renaissance. La réapparition de lieux à la romaine dans des villes médiévales jusqu’alors labyrinthiques, morcelées en clans et familles, hérissées de tours de défense privées, obturées de chicanes, dégagea des lieux de centralité aérée prêts pour le bronze et le marbre honorifiques. La bourgade médiévale était anarchie et multiplicité pure ; c’est un peu la situation, curieusement, de nos mégalopoles. Un retour à une civilité de bon aloi et juste taille – sur le modèle italien, si l’on veut – serait propice à l’érection monumentale, inséparable du propos politique, dans ce qu’ils ont, l’un et l’autre, de plus noble.

Gardons-nous, pour sûr, d’exalter la valeur ordonnatrice des formes. Le monument-démiurge ne va pas résoudre les maux de la Cité. Il ne s’agit pas, pour faire pièce à la montée des impatiences et des ironies, d’évoquer on ne sait quel retour à l’ordre monumental, antiquisant ou néo-classique, du type années trente. Ce serait là faire appel, plus ou moins sournoisement, à des régimes d’autorité, à des assignations de valeur qui n’ont rien de républicain. Un régime d’authentique liberté, par bonheur, ne saurait se laisser enfermer dans la triste alternative qui obligerait à choisir entre l’oubli pur et simple de l’histoire et le retour névrotique au passé, entre l’obsession d’ordre et le laisser-aller.

C’est dire qu’il y a encore, non derrière mais devant nous, d’autres monuments à inventer.

RÉGIS DEBRAY

Trace, forme ou message ?

Cahiers de Médiologie n°7 | 1999
La confusion des monuments


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