Jean-Pierre
GARNIER
Du
monument comme « événement »
Revue,
L'Homme et la société | 2002
Il
fut un temps où les monuments étaient édifiés pour commémorer un
passé glorieux, fût-il le plus souvent douloureux, ou prophétiser
un avenir exaltant voire, comme on l'a fait croire au début du
siècle dernier, radieux. Édifîcation à prendre dans sa double
acception, donc, puisque construire de tels objets visait, pour les
puissants, à instruire les sujets de ces choses célestes ou
terrestres susceptibles d'élever leur esprit, de le porter à la
piété, à la vertu ou à l'engagement bref, à l'oubli de soi au
profit de nobles idéaux.
Ce
temps-là était aussi celui où l'histoire semblait avoir un sens,
c'est-à-dire une direction et une signification. Pendant des
siècles, on l'avait crue cyclique, régie par la volonté divine,
avant qu'elle n'en vienne, sécularisation et modernisation aidant, à
prendre un cours linéaire. Le présent y apparaissait comme un
moment à passer, bon ou mauvais, entre le souvenir des temps de
bonheur ou de deuil, et l'espoir de jours meilleurs. Pour les esprits
conservateurs, la perception dont il faisait l'objet dépendait
surtout de son ancrage dans la continuité d'une tradition. Pour les
progressistes, il était vécu en fonction des promesses qu'ils y
décelaient d'un monde différent, voire radicalement autre. Avec,
dans ce dernier cas, l'émancipation du genre humain pour horizon.
Mais on sait, à force de nous le rabâcher, que l'Histoire a pris
fin depuis la chute du mur de Berlin. Du moins, une certaine histoire
dont les acteurs pouvaient changer le cours, faite de conflits ente
oppresseurs et opprimés, de confrontations entre visions du monde et
manières de concevoir la vie en société, de luttes, quelquefois
acharnées, pour les faire aboutir. A cette « histoire pleine
de bruit et fureur », mais de surprises aussi, qui signifiait
quelque chose pour peu qu'on veuille agir pour peser sur son
déroulement aurait succédé l'histoire sans fin, donc sans terme ni
finalité, d'un capitalisme postulé pérenne. D'un côte, l'avenir
n'est plus envisagé que comme l'infinie prolongation de,ce qui est,
en y incluant bien sûr, les transformations multiples – baptisées
« mutations » quand ce n'est pas « révolutions »
- sans lesquelles le vieux monde ne pourrait perdurer. De l'autre, le
passé, figé dans une remémoration muséifiée, ne sert plus que de
refuge pour faire oublier cette absence de futur.
Qui
s'étonnera, dès lors, que le présent occupe maintenant toute la
place ? Qu'il devienne, pour ainsi dire, omniprésent ? Avec l'essor
des « nouvelles technologies de la communication », il a
acquis un nouveau nom : le « temps réel ». Une
appellation paradoxale, au premier abord, puisqu'elle coïncide avec
l'avènement du « virtuel ». Elle résume, en tout cas,
fort bien ce qui doit seul compter, dorénavant: l'immédiateté,
l'instantanéité. Pour rendre compte de cette installation forcée
des individus dans ce « présent perpétuel sans passé ni
avenir » dont George Orwell avait pressenti l'avènement au
milieu du siècle dernier, le philosophe Pierre-André Taguieff
propose un concept: le « présentisme »1.
A
ce néologisme, il en associe un autre, le « mouvementisme »,
pour désigner le culte envahissant du mouvement pour le mouvement,
corollaire inévitable de cet enfermement de nos contemporains dans
le temps présent. Au devenir de l'histoire, avec ses aléas
tumultueux, il faut bien que se substitue une effervescence de
surface. A partir du moment, en effet, où le très court terme tient
lieu d'horizon d'attente, il est logique que la « mobilité »
soit érigée en impératif catégorique et le « changement »
valorisé pour lui-même, sans que l'on cherche à savoir où tout
cela mène. L'impératif qui en découle est bien connu, seriné
depuis plus de deux décennies sans discontinuer: « suivre le
rythme », « bouger », « s'adapter »,
sous peine d'être largué dans le no man's land - à vrai dire, déjà
très peuplé – de l' « exclusion ».
On
se doute, dans ces conditions, que la permanence et la fixité
attachées à l'idée de monument aient perdu beaucoup de leur
valeur, aussi bien dans les esprits que dans les coeurs. Le
« monument-message » qui fait signe à la postérité,
pour reprendre une catégorisation forgée par Régis Debray [Trace, forme ou message ?] 2, n'a
de sens que si l'histoire en est elle-même pourvue. Autant dire que
le nouvel espace-temps où les humains, en général, et les
citadins, en particulier, sont appelés, pou ne pas dire sommés, à
se mouvoir - terme à prendre ici dans son acception la plus
littérale - oblige à reconsidérer le rôle de la monumentalité
dans la civilisation urbaine contemporaine. Or, tout se passe comme
si l'incapacité à imaginer un avenir différent, depuis
l'évanouissement du rêve progressiste, conduisait à monumentaliser
un éternel présent, manière parmi d'autres de le réenchanter, une
fois les lendemains qui chantent définitivement congédiés. Les
« grands projets » architecturaux ne serviraient-ils
plus, dès lors, que d'ersatz aux défunts projets de société ?
La
production de l'insignifiant
On
a du mal à suivre Régis Debray qui, au tournant du siècle,
envisageait une « renaissance » possible des monuments en
tant que porteurs de « messages intentionnels » destinés
aux générations futures. Il partait de l'hypothèse selon laquelle
« l'écrasement des longues durées par l'instant n'est sans
doute pas viable, sur le long terme 3 ». « Pas viable »
pour qui, est-on en droit de se demander ? A en juger par les
palinodies auxquelles donne lieu la thématique du « développement
(capitaliste) durable » dans les cercles dirigeants de la
planète, l'humanité risque bien de connaître la fin de son
histoire sans même avoir eu le temps de se repositionner dans le
long terme. Le slogan marqué en grosses lettres sur la bâche qui
recouvrait la façade du Centre Georges Pompidou, pendant les travaux
de réfection du bâtiment au cours des années 2000-2001, résumait
on ne peut mieux le rapport à l'histoire et... à la politique
propre à l'époque : « Liberté, égalité, ponctualité ».
Est-il besoin de préciser que la société Swatch était à
l'origine de ce détournement ? On doit au sociologue Henri Lefebvre
d'avoir, l'un des premiers, entrevu à quelles régressions pouvait
conduire un enlisement dans ce présent sans après, mixte insipide
de routine, de banalité et de conformité né de la modernité
capitaliste. Pour le désigner, il avait élaboré un concept: la
« quotidienneté ». Mais, de nos jours, la critique de la
vie quotidienne a perdu toute nécessité. Car si Henri Lefebvre
avait tenu à l'inaugurer, c'était au regard de ce qui, à ses yeux
devait permettre aux humains de s'en extraire: « l'utopie ».
A savoir, la projection dans un au-delà pour dépasser en théorie
et en pratique un détestable déjà là. Or, il semble bien, de nos
jours, avec la mort supposée des utopies sociales, que la
quotidienneté borne définitivement l'horizon. Dans ce temps qui
passe où plus rien d'historiquement important n'est censé devoir se
passer, il faut bien cependant faire apparaître quelque chose qui
vienne en rompre, à défaut de l'interrompre, le morne déroulement.
Une rupture qui ne prendra plus d'ailleurs d'une irruption inopinée,
mais qui fera désormais, comme le reste de l'activité sociale,
l'objet d'une programmation. Pour ce faire, on créera des
« événements ». On qualifiait jadis d'événements les
surgissements inattendus de négativité susceptibles de bouleverser
l'état des choses existant. Or, à partir du moment où l'histoire
ne risque plus de faire des siennes, avec ses coups de théâtres et
ses renversements, il faut bien meubler le vide laissé par son
évanouissement. C'est pourquoi tout et n'importe quoi peut devenir
« événement » : une rencontre de football « à
risques », le retour à la scène d'une vieille « gloire »
du théâtre ou de la chanson, l'énième festival de Cannes ou salon
de l'auto, la Fête de la musique, les « opérations » -
terme qui en dit long sur le caractère prétendument « ludique »
de ce qu'il désigne - Paris-Plage ou Nuit Blanche pour faire de
Paris, selon son maire, « une ville qui rassemble »4...
Et, pourquoi pas, l'inauguration à grand spectacle d'un nouveau
bâtiment ou la transfiguration momentanée d'un édifice déjà
construit, ancien de préférence, par le biais d'un « détournement »
de son usage ou de son image, dont on ne manquera pas de signaler le
caractère « iconoclaste » ou « subversif ».
Car, pour surnager dans le flot d'images nées de l'« accélération
du flux d'informations » et la « virtualisation des
références », observe Régis Debray 5, le monument doit
parfois devenir à son tour partie intégrante de cette
fluidification généralisée du réel, grâce à des artefacts et
des artifices qui lui feront perdre momentanément de sa lourdeur et
de son immobilité. Le plasticien Christo avait donné le coup
d'envoi avec ses « emballages » largement médiatisés de
monuments consacrés. En couvrant de toile le Pont-Neuf, le Colisée
ou le Reichstag, par exemple, il créait, parmi des habitants blasés
qui ne les regardaient plus à force de les avoir trop vus, un double
effet de surprise. Une première fois, en recouvrant ces monuments
pour en « révéler » les formes, passées jusque-là
inaperçues; une seconde fois, en les découvrant pour les faire
« redécouvrir » avec un « oeil neuf ».
Comme
il est de coutume en pareilles circonstances, le mode d'emploi était
fourni par la « critique ». Emballée à son tour par ces
« interventions » sur le patrimoine, elle trouvait
matière à de savantes élucubrations pour les enrober de sérieux.
Un emballage supplémentaire ! Quant aux passants que ces habillages
et déshabillages monumentaux laissaient, malgré tout, sceptiques,
ils n'avaient tout simplement pas saisi la logique profonde qui
préside à ces transformations à vue, de plus en plus fréquentes
de l'espace urbain : agrémenter leur quotidien en soumettant leur
environnement à un renouvellement permanent dont les incongruités
constitueront autant d'
« événements ».
Il
faut dire que les progrès techniques accomplis depuis lors, en
matière d'électronique notamment, ont fortement aidé les
alchimistes des temps postmodemes à convertir en or le vil plomb
d'une « civilisation urbaine » de plus en plus
étroitement prise en sandwich entre le publicitaire et le
sécuritaire. Ainsi, des illuminations aussi ingénieuses que
sophistiquées ont été mises au point pour monumentaliser la ville
à tout va et la transfigurer au rythme du calendrier des
célébrations officielles. Durant les quelques heures d'une « nuit
blanche » orchestrée par les festivocrates de la mairie de
Paris, l'une des tours de la Bibliothèque François Mitterrand, en
lesquelles on a du mal à déceler, malgré le souhait de leur
concepteur, l'architecte Dominique Perrault, l'image de « livres
ouverts », s'est vue ainsi transformée sur l'une de ses
façades en un immense écran interactif où l'image était, comme il
fallait s'y attendre, « changeable à volonté ».
On
aura compris qu'il ne s'agit plus aujourd'hui de « changer la
ville pour changer la vie », ainsi qu'en rêvèrent les
architectes constructivistes au lendemain de la Révolution russe,
et, après eux, les surréalistes puis les situationnistes. Certes,
ce slogan continue de faire fureur parmi les préposés aux
réjouissances urbaines qui invitent rituellement le bon peuple à
« s'emparer » de quelques lieux choisis pour se les
« réapproprier », alors qu'y résider est, pour la
majorité, devenu hors de prix. Mais ce que l'on cherche, en réalité,
à changer par tous les moyens et de façon de plus en plus répétée,
c'est l'image de la ville pour faire oublier jusqu'à l'idée même
que la vie, et donc la société, puissent et doivent être
effectivement changées.
Au
vu de la plupart des unes de la presse de marché, l'« événement »
censé constituer l'« actualité » est à l'événement
historique ce que les « manifestations » festives
organisées par les pouvoirs en place sont aux manifestations de
protestation populaire réprimées par ces mêmes pouvoirs.
Technoparade à Paris, Festival des Allumés à Nantes, Fête des
Lumières à Lyon... Loin de perturber le déroulement d'un emploi du
temps normalisé, ces
liesses
planifiées par les autorités le jalonnent d'intermèdes distractifs
destinés à le faire mieux supporter. De même, certains des
édifices bâtis à grands frais qui ponctuent l'espace des villes de
leur présence physique imposante et, si possible, étonnante,
auront-ils pour fonction symbolique, bien que ce ne soit pas, comme
on le verra, la seule, de faire oublier, par leur statut d'exception
esthétique, la règle d'une urbanisation sans qualité.
« Le
rôle dévolu aux masses », rappelait ironiquement Noam
Chomski, citant les propos d'un politologue nord-américain du parti
républicain, « doit être celui de spectateurs intéressés
devant ce qui se passe et pas celui de « participants 6. »
Les « événements » programmés à leur intention sont
toujours dérisoires, à l'image de ce qu'il s'agit, par leur biais,
de promouvoir: publicité tapageuse pour les marchands, propagande
insidieuse pour les pouvoirs. Comment pourraient-ils « faire
date », de toute façon, alors que leur succession même, qui
s'est accélérée au cours des années récentes, les voue à la
banalisation. Sur une scène urbaine désertée par l'histoire, où
les citadins ont renoncé à se comporter en acteurs, il s'agit, en
somme, de faire surgir du neuf ou plutôt des nouveautés censées
les inciter à sortir de leur torpeur, alors
qu'elles ne font que les confirmer dans le statut qui est désormais
le leur, celui de consommateurs-spectateurs. C'est-à-dire,
finalement, de touristes.
Peu
après mai 68, dernier événement digne de ce nom survenu dans
l'hexagone, un slogan fit son apparition sur les murs et les ondes
déjà normalisées : « Il se passe toujours quelque chose aux
Galeries Lafayette ». En fait, il ne se passait rien de
différent de ce qu'on pouvait observer dans tous les lieux où la
marchandise avait rétabli son règne : trois jours de « soldes
monstres » par-ci, une semaine commerciale « à thème »
par-là, le lancement d'une nouvelle mode ou d'un nouveau produit
ailleurs... Le tout, bien sûr, avec « animation » à la
clef. Ce qui, paradoxalement, fit, seul, figure d'événement, fut,
précisément, ce slogan. A Berlin, le consortium des Galeries
Lafayette fera appel au talent de Jean Nouvel pour édifier un grand
magasin. Cette fois-ci, ce qui « se passe » aux Galeries
Lafayette a pour seule particularité de se passer dans un immeuble
conçu par une « pointure » de l'architecture
internationale. Là réside l'« événement ».
Le
monument comme adjuvant
Un
spectre hante de nos jours l'establishment politique, médiatique et
intellectuel : non plus l' « explosion » sociale mais l'
« implosion ». Certains sociologues parlent de
« désagrégation », de « déliaison » et,
les plus pédants, de « disjonction ». Autant de façons
de ne pas avoir à diagnostiquer une pure et simple décomposition.
Toujours est-il qu'une obsession taraude les instances dirigeantes :
préserver la « cohésion sociale », réveiller le désir
du « vivre ensemble ». Où trouver la formule magique qui
permettra aux citoyens de s'émouvoir à nouveau de concert, où
puiser le carburant susceptible de « redynamiser le consensus »
?
L'une
des réponses possibles réside dans tout ce qui fait figure d'
« événement », et qui peut donc être l'occasion d'une
mobilisation voire d'une communion de masse, qu'il s'agisse d'un fait
divers (mort de la « princesse » Diana), ou d'un
phénomène naturel (éclipse). Non sans risque de confusion : ce que
le-dit événement provoque peut, en effet, finir par faire passer à
l'arrière-plan ce qui l'a provoqué, et qui, tout bien pesé,
s'avérait sans importance aucune. Mais, n'est-ce pas là le but
précisément recherché ?
Encore
ne s'agit-il là que de phénomènes incontrôlables dans leur
occurrence, d'opportunités à saisir qui auraient pu tout aussi bien
ne pas se présenter. Or, si, comme aimait à le répéter un
Président du conseil de la IV" République, « gouverner,
c'est choisir », mieux vaut sélectionner des événements que
l'on peut planifier, préparer, organiser, modeler, « formater »
longtemps à l'avance, comme disent les médiacrates,
particulièrement impliqués dans cette exaltante besogne. Pour
donner aux foules l'illusion que quelque chose « arrive »,
alors qu'elles n'attendent plus rien du futur, sinon le pire, rien de
mieux, donc, que la fabrication de toutes pièces d' « événements ».
Autant dire que ceux-ci ne peuvent plus se produire : ils sont
produits. Là réside l'indéniable nouveauté de la période qui est
la nôtre. Et, comme tout peut faire affaire en la matière,
l'architecture est amplement mise à contribution. De fait, on n'a
jamais construit autant de bâtiments à vocation monumentale. Mais,
leur rôle n'est plus de rappeler... ou d'appeler un quelconque
événement historique puisque leur seule édification suffit,
justement, à faire événement, à en tenir lieu, expression à
prendre avec toutes ses connotations spatiales.
Architecturer
le temps présent
Fabriquer
de l'« événement » sous la forme d'une construction
telle est la destination principale de la monumentalité postmoderne,
c'est-à-dire « posthistorique ». Et cela, doublement :
d'une part, en tant que projet; de l'autre, en tant que produit Ce
qui ne signifie pas que l' « événement » produit soit
toujours à la hauteur de l' « événement » projeté.
L'intention d'édifier certains bâtiments peut, tout d'abord,
constituer, à elle seule, un « événement ». Pour peu
qu'elle bénéficie du traitement médiatique approprié, la nouvelle
provoquera parmi les citadins de la ville concernée et même parfois
au-delà une surprise mêlée d'admiration qui attestera l'importance
de ce qui est annoncé. Souvenons-nous, à titre d'exemple, des sons
de trompe qui accueillirent la décision prise par François
Mitterrand, peu après son arrivée à l'Élysée, de faire dresser
un nouvel opéra sur la place de la Bastille. Par l'emplacement
choisi, on devinait l'intention du nouveau monarque républicain
d'inscrire son règne dans la continuité de la légende
révolutionnaire parisienne. Hypothèse que s'était chargé de
valider son ministre de la Culture. Jack Lang avait cru bon, en effet
de qualifier de « populaire » ce futur haut lieu de la
musique, en hommage au « peuple de gauche » victorieux,
avant que les vrais vainqueurs du « 10 mai » ne jettent
celui-ci aux oubliettes de la mémoire. Une fois l'édifice achevé,
son inauguration passa presque inaperçue. Elle fut, en effet, noyée
dans les fastes organisés pour célébrer un autre pseudo-événement:
la venue d'une brochette de chefs d'État « occidentaux »invités
à Paris dans le cadre du Bicentenaire de la Révolution. De toute
manière, l'ouverture au public de l'Opéra Bastille, comme on
l'appellera par la suite, aurait pu difficilement, sauf pour les
mélomanes, être perçue comme un « événement », tant
sautait aux yeux la clinquante nullité d'un bâtiment qui aurait eu
sa place à la Défense pour accueillir le siège social d'une firme
ou d'une banque.
Mais
il arrive aussi qu'une fois construit, c'est-à-dire passé du stade
de projet à celui de produit, un bâtiment vienne pour la seconde
fois à constituer un « événement ». Autrement dit, que
son apparition réelle, et non plus seulement virtuelle, dans le
paysage urbain soit saluée comme telle. Et même, pour les plus
« réussis », que leur impact « événementiel »
perdure des mois voire des années après son inauguration. Tel est
le cas, par exemple, du musée Guggenheim de Bilbao, implanté, pour
ne pas dire parachuté, pour redorer le blason passablement terni
d'une agglomération et, au-delà, d'une région sinistrées
par la désindustrialisation. Conçu par Frank Gehry, un architecte
appelé des États-Unis pour le compte d'une fondation du même pays,
cet édifice est parvenu à lui seul à rendre attrayante une
métropole jusque-là peu attirante. Certes, le déploiement
protéiforme des volumes tend à éclipser quelque peu les oeuvres
présentées à l'intérieur. « Qu'importe le flacon, pourvu
qu'on ait l'ivresse ! », écrivait Alfred de Musset. Le propre
du monument comme « événement » est, à l'inverse, que
le flacon - fût-il vide – suffit à procurer l'ivresse.
Quel
fut le premier « événement » monumental, au sens ainsi
défini, survenu à Paris ? Un nom vient tout de suite à l'esprit:
Beaubourg. À tort, toutefois. Né au tournant des années
soixante-soixante-dix, soit en pleine tourmente « contestataire »,
le Centre national d'art et de culture, qui ne s'appelait pas encore
George Pompidou, était porteur d'un message. L' « être
suprême » auquel cette construction était dédiée n'était
évidemment plus la France, la Nation, ni même la République,
entités majuscules fortement malmenées en ces moments troublés,
mais la Modernité culturelle, voire l'Avant-Gardisme esthétique.
Indissociable de la conception futuro-centrée de l'évolution de
l'humanité qui prévalait encore, ce nouveau monument demeurait donc
résolument ancré dans une perspective historique.
Étrange,
l'édifice dessiné par Renzo Piano et Richard Rogers l'était
assurément aux yeux des contemporains, et cela d'autant plus qu'il
avait trouvé place dans un quartier ancien auquel sa structure et sa
texture semblaient complètement étrangères. Mais cette étrangeté
ne constituait pas un but en elle-même. L' « audace »
dont témoignait le bâtiment, dans les techniques constructives et
la programmation comme dans ses formes, exprimait une volonté de
rupture radicale avec la tradition muséale, rupture annonciatrice
d'une nouvelle approche de la création artistique en même temps que
d'une nouvelle relation du public aux oeuvres. Un « pari sur le
futur », titra - significativement - une revue d'architecture.
Sans doute Beaubourg constitua-t-il un événement dans l'histoire de
l'architecture internationale ou dans l'histoire urbaine de la
capitale, mais sa présence n'était pas - ou du moins pas encore -
destinée à faire office d'événement au regard de l'Histoire tout
court.
On
pourrait dire à peu près la même chose de la reconversion de la
gare d'Orsay en musée, opération typique d'un septennat, celui du
président Giscard d'Estaing, résolument placé sous le signe de la
« mode rétro ». La « crise » - la
restructuration du capitalisme - faisait alors sentir ses premiers
effets délétères. Face à un avenir devenu incertain voire
inquiétant, la nostalgie avait le vent en poupe. Néanmoins,
l'histoire avait encore un sens. Comme le laissait entendre le terme
de « mode » appliqué au « rétro », le
retour au passé était vécu comme une manière passagère de calmer
les esprits anxieux en attendant le redémarrage du « progrès »,
victime, croyait-on, d'une « panne » momentanée. Sans
doute ses « dégâts » avaient-ils commencé à susciter
de multiples critiques, sous l'influence croissante des courants
écologistes. Il n'en reste pas moins que l'on comptait quand même
sur lui pour y répondre grâce à l'invention de « nouvelles
technologies », « alternatives », comme on les
baptisait déjà.
En
attendant, l'idéologie du patrimoine s'empara de tout ce qui tombait
à sa portée, faisant de l'hexagone un immense « lieu de
mémoire », passablement sélective, comme il se doit. Dans la
vieille gare d'Orsay, rénovée et réaffectée pour accueillir l'art
du 20e siècle tardif, contenant et contenu seront à l'unisson, pris
dans un même processus de muséification qui entraînera par la
suite dans son sillage, sous l'égide de l'historienne Madeleine
Reberioux, jusqu'au « mouvement ouvrier », lorsque la
gauche officielle accédera aux responsabilités. Or, c'est
précisément à ce moment-là que s'opérera, en France, le
basculement du monument-message au monument-événement.
Le
monument comme paravent
La
peur de disparaître sans laisser de trace a souvent hanté les
Princes. Leur règne eût-il été des plus médiocres, il leur a
tout de même fallu laisser une preuve indélébile de leur passage
sur terre. Et quoi de plus facile pour eux, pour ne pas courir le
risque de sombrer dans l'oubli, que de faire ériger, en plus de
leurs statues, quelque bâtiment à vocation de monument ? Car ce
souci des gouvernants de pérenniser dans la pierre une gloire qu'ils
ne voulaient pas éphémère n'a évidemment pas disparu avec
l'avènement des régimes dits « démocratiques ».
Ainsi
en alla-t-il du règne de François Mitterrand qui ne laissera
probablement d'autre souvenir que d'avoir mis fin à la fameuse
« exception française », celle d'un pays où l'histoire
avait encore pour horizon, aux yeux d'une partie de son peuple,
l'émancipation. Aussi ce Président paré du qualificatif quelque
peu abusif de « socialiste » entreprit-il de « griffer
le temps », pour reprendre la formulation servile de l'un de
ses courtisans à propos des « grands travaux », en
laissant sa marque dans l'espace parisien. Le « Grand Louvre »,
la « Grande Arche », la « Très Grande
Bibliothèque »... Autant
de monuments censés témoigner de la grandeur du monarque, mais qui
n'ont jamais joué, par-delà leur fonction utilitaire, que le rôle
symbolique désormais imparti au monumental : combler le vide d'un
éternel présent où rien d'essentiel ne peut plus arriver.
La
place manque, évidemment, pour passer en revue les legs monumentaux
du mitterrandisme. D'autres l'ont fait, avec, il est vrai, d'autres
préoccupations. Tenons-nous en, parce qu'il s'agit là d'un cas
extrême, à la bien mal nommée Grande Arche de la Défense. « Que
célèbre-t-on là, sous cet arc de triomphe ? », se demandait
ingénument une critique d'architecture 7 ? L'auteur du projet, Otto
von Spreckelsen, avait cru voir dans ce cube blanc évidé qui
n'existait encore qu'à l'état de dessin « une porte ouverte
sur un avenir imprévisible 8». Mais pour l'architecte danois,
imprégné de spiritualité protestante, cette imprévisibilité
renvoyait à la relation intemporelle de l'Homme avec la Divinité.
Une vision que rendra caduque l'abandon par le gouvernement - passé
à droite entre-temps - du projet initial de Carrefour de la
communication au profit - c'est le cas de le dire ! - d'un énième
programme de bureaux. Pour savoir à quelles célébrations peut
aujourd'hui servir ce qu'un journaliste appela, à la veille de son
inauguration, « L'Arche triomphale », il suffit de
rapporter cet édifice impressionnant qui fascine tant de touristes à
ce qui les laisse, en général, indifférents : les activités qu'il
abrite. On s'apercevra alors que la « Grande Arche » se
révèle être un édifice hautement emblématique. Au sommet, le
plateau céleste de la Fondation des droits de l'homme, réceptacle
des principes élevés et des idéaux éthérés. Pour le soutenir,
deux énormes piliers qui révèlent parfaitement l'assise sur
laquelle repose, en réalité, cette construction idéologique qu'est
le « droidelomisme ». D'un côté, un ministère, celui
de l'Equipement. De l'autre, un paquet de sièges sociaux
d'entreprises privées. On aura compris ce que célèbre la « Grande
Arche » 9 : les noces de l'humanisme retrouvé avec l'État et
le Capital. Et, en guise de dames d'honneur architecturales, les
quartiers généraux des alentours où siègent les états-majors des
multinationales. Alors que le chantier était sur le point de
s'achever, on pouvait lire en gros titre, dans un encart publicitaire
à la gloire des « investisseurs » (Axa et la Caisse des
Dépôts) qui avaient financé l'opération : « Un Monument au
service des entreprises ». Il ne faudrait pas, en effet,
sous-estimer l'effet « vitrine » recherché par les
puissances privées au travers de ce que Régis Debray dénomme le
« monument-forme ». Sans doute n'a-t-il plus pour
fonction de « transmettre ce qui doit rester », mais de
« communiquer dans le moment même 10 ».
Cependant,
contrairement à ce que laisse entendre le philosophe qui se dit
« médiologue », cette monumentalité ne saurait, sous
prétexte qu'elle n'est plus porteuse de message, être considérée
comme silencieuse. Si elle en est venue à ne commémorer rien
d'autre qu'elle-même, au plan esthétique, elle n'en est pas moins
extrêmement bavarde, au plan idéologique, ressassant par sa seule
présence spectaculaire le même credo, à savoir la croyance en la
pérennité de la libre entreprise. Plus que les logos publicitaires
plus ou moins discrets inscrits sur leurs façades ou apposés sur
leurs toits, c'est l'architecture même des immeubles édifiés à
l'initiative des firmes industrielles, des holdings financières ou
des groupes multimédias qui est chargée de donner au temps présent
colonisé par la marchandise un air d'éternité. Dans ce monde dont
ils se sont rendus maîtres, les global leaders se sentent, à juste
titre, comme chez eux, s'appropriant l'espace urbain comme le reste,
avec la suffisance et l'arrogance de gens à qui rien ne saurait être
refusé.
Pour
immortaliser sa « réussite » en jouant les mécènes de
l'art contemporain, le milliardaire François Pinault a ainsi jeté
son dévolu sur l'île Seguin, à la périphérie de Paris. Cet
accaparement est lui aussi, des plus symboliques, comme n'ont pas
manqué de le souligner, pour s'en féliciter, des « critiques »
prosternés. En acquérant une partie des terrains des anciennes
usines Renault à Boulogne-Billancourt pour y installer un musée qui
porterait son nom, le propriétaire, entre autres, de la FNAC, du
Printemps, de la Redoute et de Christie's entend bien confirmer que
l'ère « postindustrielle » a définitivement supplanté
l'ère industrielle, l'âge de la « communication » celui
de la production. Entre la fondation François Pinault et la
« refondation » idéologique de l'exploitation proposée
par Ernest-Antoine Sellière, porte-parole du patronat français, le
lien est aisé à l'établir: elles signent toutes deux la victoire,
décrétée définitive, des bourgeois sur les prolétaires.
Voici,
en tout cas, l'ex « forteresse ouvrière » définitivement
investie par le capital pour être métamorphosée en temple de la
culture « moderne » ou « postmoderne ».
« Quand Billancourt éternue, la France s'enrhume »
avait-on coutume de dire, depuis le Front populaire, lorsque les
ouvriers parisiens de chez Renault se mettaient en grève. Va-t-il
falloir maintenant, lors de quelque « performance »
sponsorisée, crier « Billancourt-Beaubourg: même combat »
? Et signifier par là que les avant-gardes artistiques et autres
révolutions esthétiques auront enfin trouvé la place qui leur
revient à l'ère de la posthistoire : au musée. Protecteur des
artistes dont il aura parfois contribué à la renommée, François
Pinault fait partie de ces patrons munificents qui cherchent à coups
d' « événements » artistiques, à faire oublier qu'aux
yeux des travailleurs, ils restent plus que jamais des exploiteurs,
comme ont pu le manifester les jeunes grévistes de la FNAC, au
printemps 2002. De même, les héritiers de la famille Agnelli
font-ils se pâmer d'admiration une certaine « critique »
architecturale devant la « mue spectaculaire » de
l'ancienne usine du Lingotto, à Turin, brillamment reconvertie par
l'architecte Renzo Piano en cathédrale des arts, des loisirs et de
l'innovation.
Un
« événement » qui relègue à l'arrière-plan une
réalité des plus banales : le licenciement à jets continus de
dizaines de milliers d'ouvriers devenus inutiles, depuis que les
patrons de la firme ont décidé de se tourner vers des activités
plus lucratives que la fabrication d'automobiles. On pourrait encore
mentionner, dans la même lignée, Bernard Arnault, le rival en
mécénat culturel de François Pinault. Le président du groupe LVMH
fit beaucoup jaser dans
la haute société new-yorkaise en confiant à l'architecte Christian
de Portzamparc la confection d'un gratte-ciel « décoiffant »
pour abriter le siège social de son holding à Manhattan. Silence
persistant, en revanche, sur les conditions de travail des petites
mains « délocalisées » attelées à la confection des
articles de luxe de la maison Vuitton.
Une
histoire écrite d'avance
On
pourrait trouver une objection à l'hypothèse qui sous-tend notre
propos, selon laquelle la multiplication des « grands projets »
monumentaux ne serait que l'un des substituts à la disparition des
grands projets de société. Elle reviendrait, en effet, à
méconnaître l'ambition grandiose qui subsiste, du moins, de ce
côté-ci de l'Atlantique : l'Europe. De fait, l'unification
européenne recueille, dans notre pays, la presque totalité des
suffrages de ce qu'il est convenu d'appeler depuis quelque temps la
« France d'en haut ». À écouter ses divers
représentants, à qui les moyens de se faire entendre ne font jamais
défaut, le « projet européen », déjà largement en
voie de réalisation, est capable à lui seul de pourvoir à la
« perte des repères » et à « la quête de sens »
qui plongent la « France d'en bas » dans le désarroi
sinon la désespérance. Si « événement historique »
majeur, il y a, de nos jours, c'est bien celui-là. Sa force de
propulsion est telle que chaque pas en avant dans l'unification
européenne doit être lui-même accueilli comme un « événement ».
Ce
que feignent d'oublier, toutefois, les coryphées attitrés et titrés
de l'Europe unie, c'est tout simplement que ledit événement
s'inscrit précisément, parce qu'il en est à la fois, le producteur
et le produit, dans cette histoire sans fin écrite d'avance qui n'a
plus besoin d'être monumentalisée. Ce n'est tout de même pas par
inadvertance que l'on a, pendant quelque temps, officiellement
célébré la-dite construction comme celle d'un « grand
marché ». La grandeur du « projet européen »
semble, malheureusement, avoir échappé aux petites gens. Loin de
susciter de leur part une adhésion pleine et entière, il ne
rencontre qu'indifférence ou réticence, quand ce n'est pas une
franche hostilité. Pour nombre de commentateurs autorisés, un
« déficit de communication » expliquerait en grande
partie ce manque d'enthousiasme populaire à l'égard d'un « pari »
qui devrait galvaniser les esprits épris d'aventure et de risque.
D'où un surcroît d'efforts propagandistiques pour en glorifier le
Nom. Comme aucun support ne saurait être délaissé, l'espace urbain
est lui aussi mis à contribution.
On
ne compte plus les avenues, boulevards, ponts, esplanades, maisons,
hôtels, palais des congrès « de I'Europe ». Bien
entendu cette glorification urbaine passe aussi par la réalisation
de bâtiments somptueux et dispendieux pour héberger l'eurocratie
(Commission, Cour de Justice, Parlement, etc.) Est-ce parce qu'elle
ne fait que monumentaliser un avenir rédigé au présent dont il
constitue l'interminable prolongement ? L'architecture des
institutions européennes souffre, en tout cas, d'un évident
« déficit » d'inspiration, à l'image des étranges
constructions qui ornent les billets de la monnaie unique. Ces
emblèmes frisent, en effet l'absurdité: les ponts ne vont nulle
part, les fenêtres sont aveugles, les portes n'ouvrent sur aucune
façade réelle. Faut-il y déceler l'empreinte de l'univers virtuel
propre à un imaginaire lui aussi « financiarisé » ? Ne
serait-ce pas plutôt l'expression symbolique, en forme de lapsus,
d'une voie qui conduit à une impasse ?
Afin
de donner un caractère plus concret à une entité qui demeurait
abstraite aux yeux de la majorité des citoyens européens, on a donc
fait appel à l'architecture. La « construction européenne »
doit, en ce cas, être prise au pied de la lettre. Pour abriter ses
institutions, quelques édifices aussi coûteux que prestigieux sont
déjà sortis de terre. A commencer par celui du Parlement européen
à Strasbourg. Chambre d'enregistrement de décisions prises
ailleurs, chambre d'écho, aussi, de débats oiseux, censée attester
de la compatibilité de la démocratie avec la ploutocratie, il
fallait évidemment, pour faire croire à l'importance politique de
ce qui n'est, après tout qu'un parlement croupion, inscrire le rôle
clef prêté à cette assemblée dans la pierre, le béton et le
verre. D'où cette énorme et disgracieuse bâtisse amarrée non loin
du Rhin que des touristes viennent visiter en troupeaux, quand ils
n'ont rien d'autre à faire. Ils en repartiront peut-être persuadés
que la « construction européenne » n'est pas un vain
mot. Ajoutons qu'en raison du mode
de fonctionnement kafkaïen du Parlement européen, ces visiteurs
sont souvent plus nombreux à fréquenter le bâtiment que les
député élus pour y faire de la figuration ! Autrement dit, cet
édifice, dont la présence, à Strasbourg ou ailleurs - songeons à
son double bruxellois, bâtisse rébarbative résolument inesthétique
-, qui ne pouvait, de toute manière, constituer un quelconque
événement historique, n'est même pas parvenu, à la différence,
par exemple, du Reichstag berlinois où affluent les curieux avides
de voir leurs représentants en représentation, à constituer un
« événement », au sens médiatique du terme.
Une
démolition monumentale
Est-ce
à dire, en fin de compte, que le destin du monument-message est
définitivement scellé, que le monumental, à savoir la
prolifération des monuments-événements, l'a tué ? Ou qu'il faut
comme le suggère Régis Debray, attendre un « retour à une
civilité de bon aloi et juste taille », situation plus
« propice à l'érection monumentale » ? Ou encore
compter, toujours selon le philosophe, sur l'avènement d' « un
authentique régime de liberté » qui nous donnerait la
possibilité et surtout l'envie d'inventer « d'autres monuments
11 » ?
Déjà
improbables quand elles furent envisagées, ces éventualités, le
paraissent plus encore aujourd'hui. Car ce qui passait pour
appartenir à une époque révolue, ce que l'on décrétait relever
désormais de l'impossible et de l'inimaginable a fait entretemps un
retour brutal et spectaculaire, Fort de la déliquescence du
mouvement ouvrier et des désillusions du socialisme réellement
inexistant, l'« Occident » avait cru s'être
définitivement libéré de la contradiction, du conflit, de la
lutte, du dissensus. Or, en frappant de plein fouet les tours
jumelles du World Trade Center avec le bâtiment du Pentagone en
prime, les terroristes islamistes ont infligé la preuve en actes du
contraire.
Beaucoup
a été dit ou écrit sur le caractère symbolique des cibles
choisies. Signalons seulement, pour nous en tenir à notre
problématique, que les Twin Towers appartenaient bel et bien à la
catégorie des monuments-événements. Contrairement à ce qu'une
foule de commentateurs s'emploie à faire croire depuis leur
destruction, elles n'avaient pas été édifiées pour délivrer un
message quelconque adressé à la postérité. Certes, leur
concepteur, l'architecte japonais Miruno Yamasaki, avait déclaré
vouloir faire d'elles des « symboles de paix ». Un voeu
pieux des plus convenus, en phase, il est vrai, avec la profession de
foi du commanditaire de l'opération, un Rockfeller. N'avait-il pas
repris à son compte, en effet, l'antienne selon laquelle « le
commerce contribue au rapprochement entre les hommes » ?
C'était, évidemment, bien avant Seattle. De quelle paix pouvait-il
bien s'agir, en tout cas, pour le milliardaire qui avait fait ériger
le WTC ou pour les traders-brokers et autres businessmen qui s'y
affairaient ?
Engagés
dans une « guerre économique » sans trêve ni merci, à
l'instar des dizaines de milliers de « cols blancs » qui
pullulent dans Wall Street et aux alentours, peu leur importait la
« paix universelle » si elle ne leur rapportait pas de
meilleurs profits. Il est vrai que « c'est toujours avec des
termes infantiles que l'on emmaillote, chez nous,le nihilisme de la
compétition 12. »
Nombre
des confrères nord-américains de l'architecte nippon admettaient en
privé que les tours jumelles étaient le produit d'une conception
déjà dépassée à l'époque où elles furent mises en chantier -
1966-1967 -, tant au plan constructif et fonctionnel qu'au plan
emblématique qui nous intéresse ici. Sans doute les gratte-ciel
ont-ils, dès l'origine, incarné avec hauteur l'arrogance du monde
des affaires. Sans parler du lien, maintes fois rappelé avant le 11
septembre, entre leur élévation et l'évolution du capitalisme :
accélération de la concentration financière et industrielle,
taylorisation de l'organisation du travail dans les bureaux,
spéculation immobilière effrénée, rentabilisation maximale des
programmes immobiliers. Mais leur édification aux États-Unis
contribuait aussi et peut-être d'abord, au moins dans un premier
temps, à écrire l'histoire de ce pays - ou à la réécrire – à
l'image d'une société nouvelle en plein essor et en hommage à
celle-ci. Audace, verticalité, performance : autant de qualités qui
entretenaient, certes, le fantasme frès peu démocratique de l'accès
au pouvoir localisé au sommet, mais également l'idée que l'avenir
était encore à conquérir. Le World Trade Center appartenait, en
revanche, à l'époque suivante, qui est encore la nôtre, où l'on
en vient à « édifier des tours dont l'excès ne dialogue plus
qu'avec d'autres surenchères architecturales, ainsi qu'avec ces
prétentions au dépassement dont notre société est si prodigue sur
tous les plans 13 ».
Qu'apprenait-on
sur le compte des Twin Towers dans les guides touristiques ? Qu'il
s'agissait, tout d'abord, d'une « énorme opération »,
d'une « fabuleuse réalisation ». Suivaient des chiffres
: dates de mises en chantier et d'achèvement, nombre d'étages,
quantité de mètres carrés construits, longueur d'acier coulé,
vitesse des ascenseurs... et, bien sûr, montant des sommes
investies. Puis, venait l'inévitable comparaison avec la hauteur des
bâtiments concurrents, à New York, aux Etats-Unis et à l'étranger.
Ensuite, quelques lignes sur ce à quoi et à qui servait le WTC : il
était, selon une formulation qui faisait recette, les « Nations
unies des affaires ». Succédaient alors quelques variations
esthétisantes autour de la « silhouette élancée » des
deux volumes qui venaient « compléter harmonieusement la
skyline de Manhattan », avant que l'on ne termine en beauté
avec le « merveilleux panorama » depuis le restaurant
Fenêtres sur le monde - au 107e étage de l'un des immeubles -, un
monde réduit, comme il se doit, à « toute l'agglomération
urbaine de New York ».
Rien
dans tout cela n'était de nature à indiquer que l'on se trouvât en
présence d'un véritable monument. Une impression confirmée, de
manière involontaire, par le biographe des Twin Towers, Éric
Darton. Cet universitaire « spécialiste des médias »,
disait les avoir « étudiées comme objet de communication,
comme symboles » 14. Il ne trouvera pourtant rien d'autre à
dire, après leur disparition, sinon qu' « elles étaient, à
un degré proprement effrayant une forme parfaite », des
« signes tellement chargés de sens qu'aucun discours sur elles
ne trouvait sa place 15 ». Et pour cause ! Ces deux tours
comptaient au nombre de ces édifices que leurs maîtres d'oeuvre se
plaisent à présenter comme des « signaux » urbains, des
« signes forts » sans daigner s'expliquer sur ce qu'ils
sont censés signifier. Comme tant d'autres bâtiments à vocation
monumentale érigés de nos jours, les « tours jumelles »
n'étaient là, si on laisse de côte leur fonctionnalité,
d'ailleurs assez surfaite, que pour faire sensation. Autrement dit,
l'« événement » c'était elles.
Les
Twin Towers, cependant, n'étaient pas que ces modèles de gigantisme
puéril et impérial symbolisant la morgue et l'inconscience d'une
superpuissance sûre d'elle-même, qui faisaient d'elles une cible
toute désignée. Elles étaient surtout, comme tous ces immeubles
dits « de grande hauteur » dont l'importance physique va
de pair avec la vacuité symbolique, des métaphores de l'avenir tel
que « l'Occident », et pas seulement les Etats-Unis, le
veut et l'idéalise : vitrifié dans sa ressemblance au présent. Or,
personne ne semble s'être avisé jusqu'ici de ce que cela implique,
y compris et en premier lieu parmi ceux qui voulaient en finir avec
Ground Zero.
Cette
appellation n'a guère suscité d'interrogations. Elle aurait
pourtant dû. Sans doute évoquait-elle l'idée d'un anéantissement
total couplée à celle d'un indispensable recommencement. Un
accouplement qui ne pouvait qu'engendrer la polémique entre les
« mémorialistes », qui accordent la priorité au
souvenir, et les « constructivistes » tournés d'abord
vers l'avenir. Faux débat, en réalité, entre gens d'accord sur le
fond. Loin de s'opposer, en effet, comme par le passé, « souvenir »
et « avenir » sont tous deux indexés, aujourd'hui, à
cette temporalité nouvelle qui paralyse et sacralise l'imaginaire de
nos contemporains. Celle où, entre un passé qui a cesse d'être
pourvoyeur de sens et un avenir qui n'est plus pensable autrement que
sous la forme de la poursuite aveugle des transformations
technico-informationnelles, ils en sont réduits à rêver d'un
présent éternisé. Aux États-Unis, les uns veulent seulement que
l'on garde en mémoire le bref moment où ce rêve fut interrompu,
avec l'espoir que cela ne se reproduira plus. Les autres veulent tout
bonnement continuer à faire comme si de rien était. Mais tous
demeurent plus persuadés que jamais qu'ils ont le présent devant
eux. C'est bien cette conviction qui, par exemple, animait le
philosophe étasunien David Granger, rédacteur en chef du mensuel
Esquire, lorsqu'il rappelait aux « mémorialistes »,
tentés par la culture du deuil et le repliement sur soi, que « la
force naît du mandat que l'on s'impose de changer, de faire plus et
de faire mieux 16 ». En somme, dans le domaine architectural
comme dans les autres, mais dans ce domaine plus encore que dans les
autres, il ne s'agit que d'aller plus loin. Sans avoir à se
préoccuper de savoir où l'on va puisque l'on y est déjà.
Il
est difficile de faire sienne, par conséquent, l'interprétation,
séduisante au premier abord, selon laquelle l'effondrement des deux
tours aurait entraîné celui du « grand récit
américain », »ruinant la compétence fictionnelle du
pouvoir en place 17 ». C'est là oublier ce que le-dit
« récit » était devenu non plus la saga épique,
« effondrée » depuis belle lurette, de la naissance puis
de la croissance d'une jeune nation, mais une série de « petits
récits » sans autre perspective que la réitération du même,
sur le modèle des séries télévisées made in US1 fonctionnant en
boucle avec leurs incessants « rebondissements ». Ce
n'est pas d'aujourd'hui ni même d'hier, en effet, que le Président
des Etats-Unis « ne sait plus rien de I'Histoire (History) »
18, et que, « sous son regard, tout se transforme en anecdote
(story) », avec les bad guys caricaturaux habituels, ennemis
publics du moment diabolisés à souhait. Clinton avait Milosevic,
Bush senior - déjà - Saddam Hussein, Reagan, Khomeiny ou Khadafi,
etc. Et voilà que sous l'égide d'un « milliardaire saoudien »
dont on se garde de claironner qu'il est d'abord un ancien
collaborateur de la CIA, auxiliaire efficace de l' « Empire du
bien » dans la lutte anticommuniste, la partie islamisée d'un
monde que l'on croyait enfin « globalisé » est devenue,
comme dans les jeux vidéo ou les bandes dessinées, « la
planète rouge en colère qui envoie ses monstres vivre parmi nous
pour nous tuer ».
On
comprend, dès lors, le mal de chien que se donnent maintenant tous
ceux qui, aux Etats-Unis ou dans les dépendances de l'Empire,
s'échinent à imaginer par quel autre monument d'inanité l'on
remplacera le WTC. « Le sens de notre travail, c'est de faire
avancer l'humanité », déclarait doctement Peter Eisenman,
star internationale de l'architecture. Sans, bien sûr, s'attarder à
préciser dans quelle direction, lui et ses collègues, étaient
censés la faire aller 20. « Ce fut un événement médiatique
tellement fort », ajoutait l'architecte, attelé, lui aussi, à
l'élaboration d'un projet de mémorial, « qu'il nous oblige à
repenser toute la question de l'image et de la représentation ».
Une prise de position parfaitement conforme à ce qu'énonce la doxa
posthistorique : il n'est, de nos jours, d'événement que
« médiatique ». Ces prémices une fois posées, la suite
allait de soi. Comment après cela concevoir encore des symboles
forts ? », questionnait Eisenman, pour avouer aussitôt,
faussement modeste : « J'ai la question. Je n'ai pas la
réponse ». Il n'envisageait pas un instant que sa « question »
puisse n'être qu'un faux problème, corollaire logique d'une
interrogation non formulée. Quelles valeurs, autres que marchandes,
lesdits symboles, aussi « forts » soient-ils,
pourraient-ils bien devoir incarner ?
Analysant
l'impact urbanistique et architectural de la montée apparemment
irrépressible du sécuritarisme comme idéologie dominante à
l'échelle planétaire, le sociologue Mike Davis concluait que la
« mondialisation de la peur », encore accrue depuis le
déclenchement de la « lutte contre le terrorisme »,
était « devenue une prophétie autoréalisante ». On
pourrait donc suggérer, en attendant mieux, à Peter Eisenman et à
ses confrères, ainsi qu'aux sociologues, anthropologues et autres
sémiologues en quête de « symbole fort » pour remplacer
les Twin Towers de plancher sur quelque chose comme l' « image »
d'un gigantesque bunker.
De
par son caractère pléonastique, l'expression « événement
médiatique », semble, en tout cas, pleinement confirmer l'appréciation du sociologue Patrick Champagne, selon
laquelle « ce que l'on appelle un événement n'est, en
définitive, que le résultat de la mobilisation - qui peut être
spontanée ou provoquée - des médias autour de quelque chose qu'ils
s'accordent, pour un certain temps, à considérer comme un
événement ». Reste à savoir, toutefois, s'il en va toujours
ainsi, s'il n'est pas des situations où les médias ne maîtrisent
pas, comme on dit, l'événement. Or, cela semble bien avoir été le
cas au cours des attentats du 11 septembre et des premières heures
qui ont suivi, comme en témoigne l' « effet de sidération »,
tant de fois décrit, qu'ils ont provoqué sur les esprits, y compris
de ceux qui, d'ordinaire jamais pris au dépourvu, sont passés
maîtres dans l'art de conditionner et contrôler ceux des autres.
Laissons
le mot de la fin à un citoyen étasunien qui n'est ni architecte, ni
sociologue, ni journaliste ni politicien, mais cinéaste. Pour avoir
inséré quelques plans tournés du haut de l'une des tours du WTC
dans une fiction apocalyptique - New York 1997 – sur le sombre
futur qu'il prédisait à une ville alors en pleine déshérence,
avant que le maire, Rudolph Giuliani, entreprenne de la « nettoyer »
de ses indésirables, il ne pouvait qu'être « secoué »,
comme beaucoup de ses compatriotes. Mais, à la différence de ces
derniers, sans perdre la tête pour autant. « Aujourd'hui, New
York a bien changé. C'est devenu Disney, le capitalisme sans
frontières », confiait le réalisateur John Carpenter, peu
après le 11 septembre 2001. « Ceux qui ont perpétré ces
attentats ont créé un concept foudroyant et ultramoderne avec les
armes les plus prosaïques qui soient: c'est une sorte de retour de
bâton de notre capitalisme ». On aura compris que ce
« concept » n'est autre que celui désignant un type de
phénomène contre lequel « notre capitalisme » croyait
s'être définitivement prémuni : un événement. Sans guillemets,
cette fois. Autant dire que l'histoire est, elle aussi, de retour,
même si l'on eût préféré qu'elle le fût parée d'autres atours.
Jean-Pierre
Garnier
Du
monument comme « événement »
L'Harmattan
| L'Homme et la société |
2002
NOTES
1.
Pierre-André Taguieff. L' Effacement de l'avenir. Éd. Galilée,
2000.
2.
Régis Debray, Trace, forme ou message ?, Les Cahiers de médiologie,
n° 7, 1999.
3.
Ibidem.
4.
Bertrand Delanoë, entretien, Télérama, octobre 2002.
5.
Ibidem.
6.
Noam Chomski, Deux heures de lucidité, Éd. Les arènes, 2001.
7.
Michèle Champenois, Le Monde, juillet, 1999
8.
Entretien Le Monde, 22 septembre 1982.
9.
Emmanuel de Roux, Le Monde,13 juillet 1989.
10.
Régis Debray, art. Cit.
11
. Régis Debray, art. cit.
12.
Philippe Mune,Chers Djiladistes, Paris, Mille et une nuits, 2002.
13.
Philippe Mune,Chers Djiladistes.
14.
Le Monde, 11 septembre 2002.
15.Ibidem.
16.
Le Monde, 11 octobre 2002.
17.
Christian Salmon, Le récit s'est arrêté à Ground zéro,
Libération, 24 décembre 2001.
18.
Ibidem.
19.
Mike Davis, New York in Flames, New Left Review, no 12, 2001
20
Libération, 7-8 septembre 2002.
21.
Ibidem
22.
Mike Davis, at. cit.
23.
Patrick Chanpagne, « La vision médiatique », in Pierre
Bourdieu, La Misère du monde. Paris, Seuil, 1993.
24.
Entretien Télérama, novembre 2002.
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