A propos de l’Armée Rouge japonaise, il y a une anecdote assez intéressante : lors du détournement de l’avion Yodo vers la Corée du Nord en mars 1970, l’organisation publie un communiqué où ils signent à la fin " Nous sommes Ashita no Joe".
Julien BOUVARD
Le manga des années soixante : à la croisée des histoires culturelle, sociale et politique
Le 23 mars 1970, à Tôkyô, sept cents jeunes gens participent à une cérémonie funéraire devant le siège de la maison d’édition Kôdansha. Ils viennent ainsi célébrer la mémoire du défunt boxeur Rikiishi Toru, décédé au combat alors qu’il affrontait son rival, mais néanmoins ami Joe Yabuki. Terayama Shuji 1, poète et cinéaste de « la nouvelle vague » japonaise est présent et c’est lui qui lit une oraison funèbre dont ces mots sont extraits : « Nous sommes heureux, car de son vivant Rikiishi Toru vécut jusqu’à la limite de ses forces avant de disparaître comme un rayon de lune.». En passant devant le portrait du défunt, tous, avec application, rejoignent leurs mains et prient à la mémoire du boxeur, connu et adoré dans tout le Japon.
Toru Rikiishi est mort page 70 du magazine de manga Shônen Magazine. C’est l’un des personnages principaux de la série « Ashita no Joe », célèbre manga de style gekiga, qui raconte le parcours de Yabuki Joe, un garçon d’origine modeste qui va tout faire pour devenir boxeur professionnel. Cette histoire, aussi anecdotique qu’elle puisse paraître, souligne la puissance et la popularité de la bande dessinée au Japon. Le manga occupe en effet depuis l’après guerre une place primordiale dans l’univers culturel des Japonais.
Ashita no Joe |
En occident, si l’intérêt pour le manga est croissant, les publications sur le sujet se limitent souvent à des introductions ou à des études de réception. Nous proposons ici de présenter une histoire peu connue, celle du manga à travers une décennie(les années 1960)qui a certainement autant changé la trajectoire du manga que celle de la société japonaise toute entière.
Notre propos est donc de vous donner un aperçu des enjeux auxquels sont confrontés la bande dessinée japonaise au cours des années 60, tout en remettant ces problématiques dans un contexte culturel, social et politique.
Cela peut sans doute paraître quelque peu étonnant. Quels peuvent être les rapports entre un produit considéré comme du simple « Entertainment » et les sphères sociale ou politique ?
Nous proposons d’abord de revenir l’origine du « manga de masse » qui est déterminé par des changements de modes de production importants. La naissance du genre gekiga, doit aussi nous interroger sur l’orientation que prend le manga dans les années 1960. Cette orientation plus adulte du manga a pour conséquence l’apparition de thème jusqu’alors absent comme la politique ; ce que nous amène à observer le manga en tant que medium de la contestation. Enfin nous nous intéresserons aux polémiques et la question de la censure qui sont des problématiques concomitantes aux produits de culture populaire comme le manga.
1 – L’origine du « manga de masse »
Dans les années 60, on assiste à un renouveau des pratiques culturelles, phénomène étroitement lié à l’urbanisation progressive de la population japonaise. Le mouvement de transfert des campagnes vers les villes
n’est pas nouveau mais il s’est amplifié sur 6 villes en particulier qui, en 1955, ont vu leur population augmenter de 50% et atteindre le million d’habitants. La même année, Tôkyô en compte plus de 7 millions, elle a doublé sa population en dix ans 2.
La vie en ville provoque souvent pour les jeunes travailleurs une grande rupture avec le mode de vie qu’ils connaissent chez leurs parents, la rudesse du travail et la difficulté pour trouver un logement décent est souvent un gros problème pour eux. Mais, en contrepartie, ils peuvent commencer à acheter, ou plutôt « consommer » comme on dit déjà, des nouveaux produits et aussi profiter des nombreux moyens de distraction que leur offre cette nouvelle société japonaise. C’est l’apparition de la société de consommation.
Comme le dit l’historien Pascal Ory, « la culture est d’abord affaire d’économie »3. Sans une industrie de l’édition, l’essor de la bande dessinée au Japon n’aurait jamais vu le jour. Voyons donc un peu les formes de culture populaire qui sont liées au manga. Les akahon 赤本(livre rouge)sont une collection à prix modique qui publie des mangas destinés aux enfants. Leur succès est fantastique notamment grâce aux publications des mangas de Tezuka Osamu, le pionner du story-manga 4.
Dans les années 60, il persiste aussi une pratique culturelle assez intéressante liée au manga : c’est le kamishibai 紙芝居, ou le « théâtre de papier ». Le principe est rudimentaire : en utilisant un écran qui fait défiler des images dessinées, une personne raconte une histoire devant une petite assemblée composée en général d’enfants. De l’immédiate après-guerre jusqu’aux débuts des années soixante, on estime que cinq millions de personnes par jour assistaient à ces spectacles. Le kamishibai est un genre très lié au manga, d’abord parce que certains des illustrateurs d’images de kamishibai deviendront aussi des mangaka.
Enfin, le phénomène des kashihonya 貸本屋, librairies de prêt est aussi le vecteur du développement du manga au Japon. Ces librairies qui, jusqu’au milieu des années 60 étaient aussi nombreux que le sont aujourd’hui les magasins de locations de vidéos, sont donc des lieux où l’on peut louer des livres, mais surtout des mangas produits exclusivement pour ce marché5. De grands auteurs de manga ont commencé par ce système de diffusion comme Mizuki Shigeru ou Shirato Sampei.
Mais, durant les années 60, le manga va connaître un changement profond : le passage du système de prêt au système(toujours en vigueur aujourd’hui)des magazines hebdomadaires. Ils sont lancés sur le marché à partir de 1959 ou paraissent simultanément deux nouveaux magazines, le Shônen Magazine 少年マガジン(magazine hebdomadaire pour les jeunes garçons)édité par Kôdansha et le Shônen Sunday 少年サンデー(le Sunday hebdo pour les jeunes garçons)publié par Shôgakukan. 4 ans plus tard c’est la maison d’édition Shônen Gahôsha qui lance son hebdomadaire de manga, intitulé Shônen King. Ces trois magazines vont alors se livrer à une concurrence féroce pendant toute la décennie des années 60 dans l’objectif d’être le numéro un du marché et à ce jeu là, c’est l’hebdomadaire de Kôdansha, Shônen Magazine qui va gagner la partie et atteindre le seuil psychologique du million de lecteurs par semaine en 1966. En 1968, c’est l’éditeur Shûeisha qui lance son fameux Shônen Jump.
Dans l’histoire du manga, l’apparition des hebdomadaires n’est pas un fait anodin, c’est le signe d’un changement profond de mode de production. Même si les magazines hebdomadaires ne vont pas éliminer les mensuels, avec qui ils continueront d’être édités jusqu’à aujourd’hui mais ils vont prendre la première place des ventes sur tous les autres formats de distribution. De la même manière, les kashihonya, pourtant florissantes dans les années 50 vont peu à peu disparaître au profit de ces hebdomadaires vendus en librairie.
Les rédactions des hebdomadaires se font aussi l’écho de ce mouvement, à commencer par Shônen Magazine qui dissocie maintenant le travail du scénariste et du dessinateur. De nombreux dessinateurs doivent s’adapter à ce changement de taille ; on leur demande à présent de produire en une semaine ce qu’on leur demandait de faire il y a quelques années en 1 mois. La mutation va ainsi éliminer un certain nombre de dessinateurs6, incapables de changer de rythme de travail. La vie même des mangaka est bouleversée car ce métier qui apparaissait dans les années 50 comme un travail de bohème, d’artiste est devenu en quelques années un travail qui s’apparente à celui de l’ouvrier qui doit être le plus productif possible. C’est bien à cette époque que se construit la structure de production du manga moderne.
2-La naissance du gekiga
C’est en 1957 qu’un jeune mangaka, Tatsumi Yoshihiro invente le terme de gekiga pour décrire un nouveau style de manga adulte et sérieux. Tatsumi emploie pour la première fois ce terme à propos d’un de ces mangas : yûrei no takushi 幽霊のタクシー(le taxi fantôme)publié dans le magazine de prêt Kage. Depuis quelques années déjà, avaient fleuris dans les librairies de prêt des magazines de manga qui ont constitué la base du mouvement gekiga.
Tatsumi veut, en inventant ce terme, distinguer « manga » et « gekiga » : le premier désignant des bandes dessinées principalement destinées aux enfants, souvent humoristiques et dessinées avec un style simple. Le second qualifie toutes ces bandes dessinées apparues dans les librairies de prêt, leurs histoires sont beaucoup plus adultes, sérieuses, s’étalent sur un nombre de page plus important, adoptent un style graphique réaliste et proche du cinéma dans son découpage. Les gekiga abordent des thèmes traditionnellement écartés de la bande dessinées : le thriller, le polar, l’horreur. C’est en somme le début de la bande dessinée adulte au Japon.
Pourquoi donner un nom à ce type de récit ? Parce qu’il y a bien à partir du milieu des années 50 une opposition entre deux types de productions et deux types de manga. Le premier, celui du manga dominé par le style disneyen(grands yeux et dessins simples)dont le meilleur représentant est alors Tezuka Osamu se destine principalement aux enfants.
De l’autre côté du Japon, dans la région du Kansai, le mouvement gekiga apporte en quelque sorte une réponse au story-manga de Tezuka. Ce mouvement, s’organise autour d’un groupe de dessinateurs en janvier 1958, en accord avec l’idée du gekiga, et qui se proclame Gekiga kôbô 劇画工房, « l’usine du gekiga ». Dans ce groupe d’artistes, on retrouve des noms célèbres comme : Tsuge Yoshiharu ou Saitô Takao.
A travers l’acte de naissance du gekiga, ces mangaka veulent ainsi faire entendre leurs voix en faveur du manga adulte et participer à un courant artistique qu’ils pensent être l‘avenir du manga. C’est aussi une manière de s’opposer au groupe de Tezuka et de montrer que le manga ne se limite pas au public d’enfants. En quelque sorte, ils instaurent un rapport de force qui oppose le groupe de Tezuka et le « Gekiga Kôbô », un rapport de force qui va déterminer les évolutions postérieures du manga.
3-Manga et politique ?
Les mangas « politiques » ne datent pas des années 60. On en trouvait parfois dans des journaux de gauche dès les années 20 mais principalement sous la forme de comic-strip.
Yamagami Tatsuhiko, Les vents de la colère |
Dans les années 60, le manga, grâce au courant gekiga est devenu un medium adulte, ou tout du moins il peut s’adresser à un public d’adolescents ou de jeunes adultes. Pour cette raison, il traite de problèmes qui concernent cette jeunesse. L’un d’entre eux, ce sont les débats politiques qui se secouent le Japon dans les années 60. Pour certains mangaka, le gekiga va aussi devenir une arme politique idéologique, le plus souvent, pendant cette période, l’arme de l’extrême gauche et de ses préoccupations. Comme le cinéma de la nouvelle vague japonaise à la même période, le gekiga fait écho aux grands mouvements étudiants des sixties. Quels sont ces mouvements étudiants ? Comme dans la plupart des pays occidentaux, le Japon va lui aussi connaître un « mai 68 », mais qui se déroulera un an plus tard, en 69.
Ces mouvements se cristallisent autour de plusieurs sujets. Le premier c’est la lutte contre « l’impérialisme américain » représenté par le traité de sécurité nippo-américain : AMPO 安保, renouvelable tout les dix ans. Contre la prolongation de ce traité, un organisation principalement faire entendre sa voix : Le Zengakuren 全学連, un syndicat étudiant très puissant à l’époque, mais qui va peu à peu se faire supplanter par une multitude de factions caractérisée et différenciée par leurs inscriptions sur leurs casques qu’ils utilisent pendant les manifestations. Ces factions sont néanmoins réunit dans une intersyndicale : Zenkyôtô 全共闘, qui organise notamment en 1969, la prise d’assaut de l’université de Tôkyô 7. Ces organisations sont pour la plupart d’extrême-gauche : marxistes, trotskystes, maoïstes, anarchistes, etc. et se battent pour changer radicalement la société.
La reconduction du traité AMPO en 1970, la répression policière et la démobilisation étudiante aura pour conséquence la fin de ce grand mouvement étudiant, qui était principalement anti-impérialiste, anti-guerre, et révolutionnaire.
日本赤軍 Japan Red Army |
Mais à ce moment précis, une nouvelle faction fait son apparition, avec un casque rouge sur lequel figure deux kanji : seki 赤 (« rouge »)et gun 軍(« armée »). C’est la naissance de l’Armée Rouge Japonaise 日本赤軍. L’originalité de ce mouvement, et c’est ce par quoi il se différencie de tous les autres groupuscules d’extrême gauche, c’est le choix de la stratégie de la violence armée et du terrorisme. Après le détournement de l’avion Yodo8 et l’affaire du chalet Asama 9, l’armée rouge est discréditée auprès de la population et l’internationalisation de leur mouvement ne fera qu’accentuer ce phénomène10. A propos de l’armée rouge japonaise, il y a une anecdote assez intéressante : lors du détournement de l’avion Yodo vers la Corée du Nord en mars 1970, l’organisation publie un communiqué où ils signent à la fin « Nous sommes Ashita no Joe 11». « Ashita no Joe » est le manga de boxe dont nous avons parlé dans notre introduction. Pourquoi une organisation terroriste utilise-t-elle ce manga comme référence dans un communiqué de nature terroriste ? Cela peut paraître saugrenue mais en fait, en disant cela, les membres de l’armée rouge japonaise utilise les références culturelles de la génération rebelle de la fin des années 60, pour laquelle combat politique et lecture de manga vont de pair.
Les expressions d’époque sont parfois les plus claires comme le prouve celle-ci, utilisées par les étudiants japonais de Tôkyô vers la fin des années 60 : « dans la main droite, nous avons le journal Asahi et dans la main gauche Shônen Magazine »12. La formule exprime bien l’engagement politique des mangas(en particulier des gekiga)de l’époque, considérés comme « de gauche » et son opposition face au grand quotidien japonais, qui est perçu comme conservateur*.
4-Manga : un medium de la contestation
Les années 60 sont donc des années d’engagement politique pour une partie de la jeunesse japonaise et comme la culture est d’abord le produit de son époque, on peut retrouver des thèmes ou des opinions qui reflètent l’esprit de la révolte étudiante dans les mangas de ces années.
C’est d’abord le magazine Garo, publié pour la première fois en 1964 par l’éditeur de manga de prêt Seirindô. Avant-gardiste, ce magazine se veut un réel espace de liberté pour la création de manga. Son créateur, Nagai Katsuichi, a voulu donner aux artistes non conformes aux attentes des grands éditeurs, un magazine mensuel comme support pour leurs expérimentations. C’est dans ce magazine qu’on trouvera notamment les mangas de Shirato Sampei, connu pour dessiner les histoires de Jidaigeki 13 comme « Ninja Bugeichô 14 ». Il y a deux raisons pour lesquelles on peut parler de ce manga comme d’un manga « adulte » : d’abord parce qu’il fait preuve de beaucoup de violence mais aussi parce qu’il développe un discours orienté sur l’histoire du seizième siècle japonais. Les critiques de l’époque ont ainsi utilisé des références marxistes15 et parlé de « matérialisme historique » pour parler du récit de Shirato Sampei qui, en effet, insiste dans ce manga sur la lutte de classe entre paysans et propriétaires liés au pouvoir féodal. Notons aussi son manga « Kamui-Den », publié entre 1964 et 1971 dans le magazine Garo, qui raconte l’histoire un garçon qui porte un nom Ainu et qui se bat contre la pauvreté et l’oppression 16.
Garo, n° 1, 1964 |
Autre exemple de manga politique : « Hikaru no Kaze »(les vents de la colère)de Yamagami Tatsuhiko, publié en 1970 dans le magazine Shônen Jump, le magazine qui publiera dans les années 80/90 le fameux « Dragon Ball ». « Hikaru no Kaze » raconte l’histoire d’un jeune homme malade qui découvre un secret d’Etat dans lequel sont impliqués l’armée japonaise et les forces d’occupation américaines. Ce manga est un véritable pamphlet anti-impérialiste qui critique la collaboration japonaise dans la guerre du Vietnam.
Pendant cette décennie des années 60, on assiste aussi à un boom des mangas sur la seconde guerre mondiale 17 et l’un d’entre eux : « Shidenkai no Taka », publié entre 63 et 65 et dessiné par Chiba Tetsuya offre une vision poignante du phénomène du kamikaze.
Sans que le sujet du manga soit directement politique, les protagonistes de nombreux manga sont des rebelles, des insoumis 18, qui se battent contre une situation injuste, parfois jusqu’à la mort.
D’une manière générale, on peut remarquer que c’est à cette époque que le manga commence de parler de thèmes plus adultes comme la politique, c’est donc un moment ou la séparation entre fiction non-fiction a tendance à s’effriter. En ce sens, il n’est pas étonnant non plus de voir des mangas qui racontent des histoires plus « quotidiennes » qu’auparavant. C’est à la fin des années 60 que le genre du manga autobiographique 19 nait au Japon. Dans ce quotidien raconté en manga, on peut voir aussi des mouvements de société de l’époque.
5-Les polémiques et la question de la censure.
Entre 1967 et 1973, on assiste à une campagne anti-gekiga, en japonais « gekiga ronsô » 劇が論争,la polémique autour du gekiga. Le débat se pose surtout sur les gekiga publiés dans les magazines hebdomadaires et certains s’insurgent alors contre les représentations de la violence dans ces séries. En 1968, la cible de ces attaques est le manga « Akatsuki Sentôtai » publié dans Shônen Sunday et qui décrit la guerre d’une manière très réaliste. Trois ans plus tard, c’est la fameuse série « Ashita no joe » qui se voit considérée comme une série « obscène » わいせつ par les associations de familles. Les plaintes auraient même accéléré la fin de sa publication dans le magazine Shônen Magazine, alors qu’elle était à la pointe de sa popularité.
Mais c’est surtout un manga de Nagai Gô 20, « Harenchi Gakuen» (l’école impudique)publié entre 1968 et 1972 dans Shônen Jump, qui sonne le début du mouvement anti-manga moderne. Accusé d’introduire l’érotisme dans le manga pour enfants 21, ce manga met en scène une « école impudique » en effet assez original, peut en accord avec le « bien-pensant » des associations de famille japonaise, dans laquelle les élèves y sont plus occupés à regarder sous les jupes des filles qu’à suivre les cours. Ne parlons pas des professeurs qui sont des modèles de dépravation : celui de sport se retrouve nu dans presque chaque épisode. Même s’il est sur le ton du gag, ce manga a néanmoins créé une polémique qui a entrainé son interdiction de publication aux mineurs dans plusieurs régions du Japon.
Alors que les mouvements anti-manga précédents s’efforçait de considérer le manga dans sa globalité, comme source de mauvaise influence pour la jeunesse, ces polémiques contre les gekiga cherchent à pointer du doigt des éléments précis : représentations du sexe ou de la violence et s’attaque désormais à des oeuvres en particulier22. Le travail de ces anti-mangas est principalement de faire pression contre les éditeurs de magazines qui publient des mangas considérés comme nocifs. Cette polémique contre le manga intervient d’ailleurs à un moment où ce média a été adopté dans la vie quotidienne des jeunes japonais. Son importance grandissante dans la société fait sans doute peur aux générations plus âgées qui y voient une influence néfaste pour l’avenir du pays. Alors qu’il fait peur aux conservateurs, le manga commence aussi à trouver des soutiens chez des intellectuels d’avant-garde comme le poète Terayama Shûji ou le réalisateur Oshima Nagisa 23.
Ces polémiques ont été lancées principalement par des PTA(parent teacher association)et de manière locale, en faisant pression sur les préfectures pour obtenir l’interdiction de la vente de certains mangas jugés nocifs pour la jeunesse. Ce sont sur les représentations violentes et sexuelles que se portent toutes les critiques. En fait, l’évolution du manga vers un côté plus « adulte » dans la forme autant que dans le fond créé des problèmes pour la partie « morale » de la population.
Enfin, n’oublions pas qu’à cette époque, dans de nombreuses familles, il est encore interdit de lire des manga !
Conclusion
Pour finir, il faut préciser que pendant la période qui nous intéresse, le manga, comme média, fait parti de ce que l’on peut appeler « subculture » ou « underground culture ». En ce sens, le manga n’a pas(encore)reçu la reconnaissance de la société comme produit culturel « acceptable ». Il est donc à la marge de la culture classique japonaise, sa lecture est même considérée comme néfaste 24 ; ce qui en fait de facto un produit subversif, un peu à la manière de la musique rock à la même époque25. Cette situation est aussi déterminée par la composition de son lectorat, qui change durant cette période puisque c’est à partir des années 60 que le paradigme étudiant-lecteur de manga fait son apparition. Le lectorat principal du manga, c’est-à-dire les enfants occupe toujours une place importante mais la proportion des jeunes adultes augmente de manière croissante. Cette génération du baby-boom japonais, qui accède à l’enseignement supérieur, qui est aussi à l’origine du succès
de la massification de la culture et qui rêve de révolution est au centre des bouleversements que le manga va connaître dans cette décennie.
Enfin, il faut aussi noter que depuis une dizaine d’année, on peut sentir une sorte de nostalgie de ces mangas des années 60. Avec la crise que connait l’industrie du manga depuis le milieu des années 90 26, les professionnels du manga ont pris une trajectoire en forme de retour en arrière avec des rééditions de manga dans des formats prestigieux, qui sont donc désormais devenus classiques ou bien encore avec des remix de ces classiques du manga 27. Cette nostalgie éditoriale est aussi celle d’une génération 28, d’une classe d’âge qui a vu la société changer. Les critiques de manga ont aussi longtemps été prisonniers de cette rhétorique nostalgique 29 et du discours de l’âge d’or qui les a empêchés de comprendre les évolutions contemporaines du manga 30.
NOTES
* Au Japon, pendant la guerre du Vietnam, des étudiants qui manifestaient contre le terrorisme de l'Armée rouge japonaise avaient sur leurs drapeaux l'effigie de Joe qui symbolise la résistance et l'indépendance. Ce mouvement eu pour conséquence la fin du manga Ashita No Joe [1973] sous la pression des autorités japonaises.
* Au Japon, pendant la guerre du Vietnam, des étudiants qui manifestaient contre le terrorisme de l'Armée rouge japonaise avaient sur leurs drapeaux l'effigie de Joe qui symbolise la résistance et l'indépendance. Ce mouvement eu pour conséquence la fin du manga Ashita No Joe [1973] sous la pression des autorités japonaises.
1 Acteur, poète, réalisateur, Terayama Shûji (1935-1983)est diplômé de l’université de Waseda. Il commence sa carrière en tant que poète mais doit sa popularité à ses films et pièces de théâtres qui sont souvent sujets à controverses. Il fonde une troupe de théâtre en 1967 : Tenjô Sajiki (les enfants du paradis)avec laquelle il se produit principalement en Europe. Influencé par des auteurs tels que Lautréamont ou André Breton, et plus généralement par les mouvements dada, surréalistes et expressionnistes, il peut être considéré comme « avant-gardiste » selon le point de vue artistique européen. En occident, il est surtout connu pour ses films alors qu’au Japon, ce sont surtout ses poèmes et ses pièces de théâtre qui lui ont donné sa célébrité.
2 Jean-Marie Bouissou, Le Japon depuis 1945, Armand Colin, Paris, 1992.
3 Pascal Ory, L’histoire culturelle, PUF, Paris, 2004.
4 Takeuchi Ichirô 竹内一郎, Tezuka Osamu=story-manga no kigen 手塚治虫=ストーリーマンガの起源 (Tezuka Osamu, ou les origines du story manga),Kôdansha, Tôkyô, 2006.
5 Kashihon mangashi kenkyûkai 貸本マンガ史研究会 (l’association pour l’Histoire du manga de prêt,kashihon manga returns 貸本マンガ RETURNS (le retour du manga de prêt,Popurasha, Tôkyô, 2006.
6 Sharon Kinsella, adult manga, culture and power in contemporary Japanese society, Curzon press, 2000, p.30.
7 Jacques Gravereau, Le Japon au XXème siècle (édition augmentée),Seuil, Paris, 1993, pp. 439-441
8 Le 31 mars 1970, l’Armée rouge japonaise détourne un Boeing 727 d’un vol intérieur de la Japan Airlines à l’aéroport international de Tôkyô. Huit membres de l’organisation brandissent des karana et portent des bombes. Sous la menace, l’avion a dû voler jusqu’en Corée du Nord où les terroristes ont libéré l’équipage.
9 En février 1972, les derniers membres de l’Armée rouge unifiée 連合赤軍 opèrent une prise d’otage dans un chalet de Nagano. L’événement est filmé et retransmis en direct à la télévision japonaise et l’opinion publique se prend alors de sympathie pour ces héros romantiques, jusqu’à ce que la police les arrête et découvre 14 de leurs camarades exécutés dans des circonstances toujours mystérieuses.
10 Michaël Prazan, Les Fanatiques : Histoire de l'armée rouge japonaise, Seuil, Paris, 2002
11 Tamiya Takamaro 田宮高麿, « wareware ha ashita no Joe de aru » 我々は明日のジョーである (Nous sommes Ashita no Joe),Bungei Junjû 文芸春秋, juin 1970.
12 Kodomo no shôwashi – shônen manga no sekai 2 : shôwa 35-64 子どもの昭和史-少年マンガの世界2 (Histoire des enfants de shôwa – le monde du manga pour garçons de 1960 à 1989), Heibonsha, Tôkyô, 1996
13 Littéralement, le « drame d’époque », le jidaigeki est un genre de récit utilisé dans la littérature, le cinéma, le manga, etc. et qui situe son action dans le passé du Japon.
14 « Ninja Bugeichô » est un manga publié comme manga de prêt entre 1959 et 1962 et compte 17 volumes.
15 Tsurumi Shunsuke 鶴見俊輔, Sengô nihon no taishû bunkashi 1945-1980戦後日本の大衆文化史1945-1980年 (Histoire de la culture populaire japonaise d’après-guerre 1945-1980),Iwanami shoten, Tôkyô, 1984.
16 Shimizu Masahi 清水正, « Mangaron » he yôkoso 「マンガ論」へようこそ (Bienvenue à la « mangalogie »),D Bungaku kenkyûkai, Tôkyô, 2002.
17 Manga Kenkyû マンガ研究 (Revue d’études sur le manga),Nihon Manga gakkai日本マンガ学会, Vol.7, 2005.
18 Philippe Pons, D’Edo à Tôkyô (mémoires et modernités),Gallimard, Paris, 1988
19 Manga Kenkyû マンガ研究 (Revue d’études sur le manga),Nihon Manga gakkai日本マンガ学会, Vol.12, 2007.
20 Plus connu en Occident pour être l’auteur de la saga « Mazinger ».
21 Komikku hyôgen no jiyû wo mamoru kai コミック表現の自由を守る会 (« L’association de protection de la liberté d’expression dans les mangas »),shigaisen 誌外戦 (« la guerre de la lecture »),Tsukuru, Tôkyô, 1993.
22 Nagayama Kaoru 永山薫, Eromanga studies « kairoku sôchi» toshite no manga nyûmonエロマンガスタデイーズ「快楽装置」としての漫画入門 (Etudes sur le manga érotique, une introduction aux mangas en tant qu’appareils de jouissance),East Press, Tôkyô, 2006.
23 Ce dernier a d’ailleurs réalisé deux adaptations de mangas : l’une étant tiré de « Seishun zankoku monogatari »青春残酷物語 Contes cruels de la jeunesse),l’autre, de « Ninja Bugeishô » 忍者武芸帳 (les carnets secrets des ninjas.
24 Le mot japonais 有害 a le sens de « nuisible », « nocif ». C’est ce mot qui est utilisé l’administration japonaise pour qualifier des produits culturels (dont les mangas)qui présentent un problème pour l’ordre public.
25 Sharon Kinsella, « Adult manga : pro-establishment pop-culture and the balance of Power in Japan », Media, Culture and Society, 1999.
26 Shinoda Hiroyuki 篠田博之, « Manga ha doko he iku » マンガはどこへ行く(Où va le manga),Tsukuru 創, juin 2007.
27 Comme « Pluto » d’Urasawa Naoki qui opère un remix d’un des mangas les plus célèbres dans le monde : « Testuwan Atomu » de Tezuka Osamu. Publié depuis 2003, il a reçu le prix de la culture Tezuka 手塚治虫文化賞en 2005.
28 La génération dankai 団塊世代, la génération « nombreuse », celle du baby-boom.
29 Takatori Ei 高取英, « Manga ga Naze tsumaranakunatta ka » マンガがなぜつまらなくなったか (Pourquoi les Mangas sont-ils devenus inintéressants),Comic Box, n°115, juillet 1995, Fusion Product.
30 Itô Gô 伊藤剛, Tezuka is Dead : Postmodernist and modernist approaches to Japanese manga, East Press, Tôkyô, 2005.
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