Bansky London 2009 |
Daniel BENSAÏD
Cités interdites
novembre 2008
Cités interdites
novembre 2008
«
La
plupart prennent une ville pour une Cité et un bourgeois pour un
Citoyen. Ils ne savent pas que les maisons font la ville, mais que
les citoyens font la Cité.
»
J.J. Rousseau, Le Contrat
social.
«
Comme
à l’époque victoriennne, la criminalisation radicale des urbains
pauvres est une prophétie qui porte en elle les germes de son
accomplissement et prépare avec certitude un avenir de guerre
urbaine permanente. A mesure que les classes moyennes du tiers mode
se bunkérisent dans les parcs à thème électrifiés et autres
villages suburbains sécurisés, elles perdent progressivement toute
compréhension culturelle des marais urbains qu’elles ont laissé
derrière elles.
»
Mike Davis, Le pire des
mondes possibles.
Il existe un lien historique
étroit entre les métamorphoses de l’espace urbain, en tant que
théâtre contemporain des luttes de classe, et ce qu’il était
convenu, jusqu’il y a peu, d’appeler la gauche. C’est un thème
trop souvent ignoré du Passagenwerk de Walter Benjamin, superbement
illustré depuis par David Harvey (Paris, Capital of Modernity,
Rutledge 2003) ou par Chris Ealham (La Lucha por Barcelona. Clase,
cultura y conflicto, 1878-1938, Allianza Editorial, 2005). Plus
généralement, le capital a plus d’une ruse géographique dans sa
besace (déplacement et réorganisation des espaces) quand il s’agit
de surmonter la crise qui perpétuellement le ronge, et de fuir la
contradiction tenace entre la fixité des lieux et la mobilité des
flux monétaires et commerciaux.
Parce qu’elle fut un
espace public de hasards, de rencontres et d’aventures, en même
temps que la scène du crime que n’a cessé, depuis Edgar Poe,
Eugène Sue, Dickens, Wilkie Collins, de scruter la littérature
policière, la ville moderne fut aussi la condition de la liberté
des modernes et des politiques d’émancipation associées à la
notion, elle-même spatiale, de gauche. De sorte que l’une et
l’autre – la ville et la gauche, ou du moins ce qui fut situé
dans cet espace nécessairement relatif à une droite – dépérissent
simultanément, de langueur et d’anémie, à mesure que s’amenuise
et s’étiole l’espace public sous l’effet de multiples
privatisations.
La contre-réforme urbaine
accompagne en effet logiquement la réaction libérale. La
privatisation du quartier, voire de la rue, la spécialisation
fonctionnelle à grande échelle des lieux, le gentrification des
centre-ville et la ségrégation spatiale accrue, la déchirure du
tissus social et la fragmentation de l’habitat, tout concourt à
l’appauvrissement de l’espace public et à la désaffiliation
sociale. Emerge ainsi une nouvelle société urbaine segmentée et
individualisée, dans laquelle les lignes de conflit social se
brouillent et s’enchevêtrent au point de devenir difficilement
lisibles ; ce que tend à vérifier la porosité croissante des
lignes traditionnelles de partage électoral. Dans ces espaces
urbains anomiques et ces sociétés atomisés, la gauche se
décompose.
Considérer que les
contradictions sociales majeures de nos sociétés se sont déplacées
de l’entreprise au territoire, autrement dit du rapport
capital/travail aux « politiques publiques » ou aux « conditions
de vie », sans autre précision, est pratiquement devenu un lieu
commun en Europe. Cependant, cette contradiction apparaît comme la
combinaison confuse d’une quantité d’objets, de problèmes, de
thèmes, aussi disparates et apparemment dépourvus de fil conducteur
commun que le logement, la sécurité, le travail précaire, la
protection de l’environnement, le patrimoine immobilier, le
transport et la mobilité. Une telle confusion énumérative émiette
les terrains de confrontation, obscurcit l’énoncé de projets
sociaux antagoniques, et favorise l’explosion sporadique de «
rébellions anomiques ».
I. Rififi
dans l’espace
Discordances spatiales. A
l’espace absolu, religieux et politique, des communautés de sang,
de terroir, de langue, a succédé un espace historique relatif.
L’activité productive s’y est détachée de la reproduction.
Elle est ainsi devenue la proie de l’abstraction (du travail social
abstrait). Cet espace abstrait, quantifié, géométrisé,
instrumentalisé, neutralise le sensuel et le sexuel. Alliée à la
critique de l’économie politique, la critique de la production
sociale de l’espace permet alors de distinguer l’espace vécu,
dans lequel se situent les corps, de la représentation de l’espace
comme abstraction quantifiable, et de l’espace de représentation
dans lequel nous évoluons en tant qu’êtres sociaux. Nous habitons
ainsi, simultanément, une multiplicité d’espaces (la ville, le
quartier, la nation, la communauté religieuse, le continent, le
monde), réels et imaginaires, qui souvent jointent mal. Et nous nous
référons plus ou moins intensément, selon les circonstances, à
tel ou tel de ces espaces discordants.
Géopolitiques du capital.
Bien qu’ayant relevé (avant Rosa Luxemburg) l’importance du
marché mondial et du développement inégal, Marx considéra la
géographie comme « une complication inutile », appelée à se
dissoudre dans l’abstraction du marché et dans la solidarité
universelle. Ce sont donc des libertaires, comme Elisée Reclus et
Kropotkine, qui, attentifs aux singularités (et nostalgiques sans
doute des solidarités de métier et de village) furent géographes.
A l’opposé de l’académique Revue de Géographie, qui conçut la
discipline comme une « science du paysage », des régions, des
pays, et des terroirs, la géographie libertaire fut une «
géographie sociale », chaque jour refaite et modifiée en
permanence par l’action humaine, une géographie en mouvement, à
l’encontre de la fixation de l’espace et de son enfermement dans
des frontières prétendues naturelles. Car les configurations
territoriales et les alliances de classe sont modelées et remodelées
par les logiques spatiales du capital. L’ordre spatial est un ordre
social. C’est pourquoi la géographie historique du capitalisme
doit danser sans cesse au gré des conflits et des compromis locaux
et nationaux entre classes.
Compression
spatio-temporelle. Les années du second Empire ont été marquées
par le double événement de l’expansion coloniale et de la
contraction spatiale (consécutive à l’essor du chemin de fer, de
la navigation à vapeur, de la communication télégraphique). Le
transport rapide permit une « cannibalisation de l’espace par le
temps ». Aiguillonné par la chute tendancielle du taux de profit,
le capital emballe en effet la ronde infernale de ses rotations et
accélère sans cesse son procès de circulation. Le temps homogène
et vide de l’horloge devient la mesure de toute chose. Les
distances mêmes sont converties en temps. Et tout le système du
crédit vise à repousser et franchir les limites de la sphère de
l’échange, comme si le capital fuyait sans cesse devant son ombre.
Plus il est développé, plus il est acculé à une extension plus
grande, et à une « annulation croissante de l’espace par le temps
», jusqu’à envahir la planète entière. L’important n’est
plus alors la distance, mais la vitesse.
Développement inégal et
mal combiné. L’accumulation primitive du capital par transfert de
valeur aux frontières est tout aussi vitale que l’accumulation
primitive par dépossession. On peut dater de 1492 l’ouverture
d’une ère où son accumulation, s’affirme par l’insertion
inégale des territoires dans un marché mondial, comme « une
affaire profondément géographique ». Le chapitre du Capital sur la
colonisation exclut la possibilité d’un espace fixe permanent.
Avec la formation des Etats-Nations modernes et l’expansion
coloniale, le 19e siècle fut celui des définitions territoriales,
des explorateurs et des conquêtes. Si la domination marchande
globalisée est désormais pratiquement sans dehors, non seulement
les inégalités et les différences entre centre et périphérie,
mais aussi l’apparition de nouvelles fractures spatiales au centre
même et de nouveaux abandons d’un périphérie livrée au chaos,
deviennent d’autant plus nécessaires au métabolisme du capital.
Les notions de « développement inégal et combiné » et de «
production d’échelles » permettent de penser les nouvelles
articulations et hiérarchies spatiales qui en résultent.
Reproduction spatiale. Les
stratégies bourgeoises de domination et de division aboutissent à
inscrire toutes sortes de divisions sociales, de classe, de genre,
d’ethnies, dans le paysage géographique du capitalisme. Les
divisions entre villes et banlieues, régions et nations, ne
sauraient pour autant être considérées comme résiduelles d’un
ordre social ancien. Elles sont activement reproduites par la
puissance de différenciation du capital. Les loyautés et
allégeances locales tendent à proliférer, plutôt qu’à se
désintégrer sous l’action du capital et des résistances de la
force de travail. Le capital produit et reproduit ainsi un paysage
géographique et social qui lui est propre. La concentration de
l’investissement façonne ses espaces régionaux de circulation,
générant une tension entre les logiques territoriales du pouvoir
(diplomatique, administratif, militaire) et la logique capitaliste de
la circulation et des flux (de capitaux, de marchandises, de main
d’œuvre), entre mouvement et arrêt, entre territorialisation et
déterritorialisation. La contradiction entre fixité et mobilité
(mobilité des capitaux et fixité de la force de travail notamment)
joue du côté du capital (délocalisations), mais aussi du côté du
travail (prime de mobilité). Les flux migratoires sont l’un des
effets de cette contradiction. Nombre d’erreurs de la gauche
traditionnelle viennent de l’habitude d’interpréter toute chose
à travers le prisme d’une seule et unique échelle spatiale.
Globalisation spatiale : «
La marchandise, le marché mondial, occupe l’espace entier. La
valeur d’échange imposera la loi de la valeur à la planète
entière. En un sens, l’histoire mondiale ne serait-elle que celle
de la marchandise ? » [1] Et la mondialisation marchande
produira-t-elle son espace politique absolu, ou, au contraire, de
nouvelles différenciations spatiales, de nouvelles prédations, de
nouvelles enclosures, une accumulation par dépossession et
développement inégal, à l’échelle mondiale et nationale ? Sous
l’effet de la globalisation financière et communicationnelle, le
monde se sent soudain beaucoup plus petit, et l’horizon temporel de
l’action politique se rétracte autour d’un présent fragile
toujours recommencé. La crise des appartenances et des solidarités
qui résulte de cette compression spatio-temporelle est propice à
aux affiliations imaginaires et aux communions religieuses
(promettant une éternité réassurante à un monde inquiet de son
bouleversement permanent). Elle est aussi propice aux pratiques
territoriales ségrégatives, mises en œuvre sous prétexte de
veiller à la sécurité domestique (du « homeland » ou du «
heimat ») face à la sourde menace des barbares ou de la racaille.
Echelle mobile des espaces.
L’exploration de la production des échelles géographiques est
restée peu exploitée, de sorte que la résistance sociale s’est
trop souvent enfermée dans la sphère réductrice de la production
ou d’un espace national ou régional exclusif. La réorganisation
en cours de la reproduction d’ensemble exige au contraire le
redéploiement d’un « syndicalisme social » et d’une pratique
politique élargie à toutes les sphères de la reproduction sociale.
La gauche radicale à venir doit aussi apprendre à combattre
simultanément le capital à différentes échelles spatiales, à
travailler dans les contradictions de systèmes spatiaux
hiérarchisés, comme peuvent en témoigner les tensions sur la
localisation des sites industriels ou des infrastructures de
transports, ou encore, entre la défense de l’emploi et les
priorités écologiques. Ce qui peut sembler une bonne politique à
une certaine échelle, ne l’est plus nécessairement lorsqu’on
change d’échelle. La lutte des classes doit donc articuler et
combiner différentes échelles spatiales.
II.
La lutte pour la ville
Division sociale de
l’espace. Sous le règne de Victoria, 50 000 personnes se levaient
chaque matin à Londres sans savoir où elles poseraient leur tête
la nuit suivante. La ville moderne apparaît alors comme un lieu de
dissolution des communautés, d’isolement et d’indifférence
brutale, d’atomisation du monde et de désagrégation de l’humanité
en monades. D’exclusions et de ségrégations sociales, aussi. La
division sociale de l’espace redouble la division sociale du
travail, et elle découpe la ville en zones de climats psychiques
tranchés. La ville intériorise ainsi spatialement la logique de
séparation généralisée entre privé et public, travail abstrait
et travail concret, valeur d’usage et valeur d’échange,
production et consommation, caractéristique de la modernité
capitaliste.
Ville-marchandise. La
production sociale de l’espace urbain est déterminée par sa
transformation en valeur d’échange. La rente foncière et la
valeur immobilière déterminent la distribution de la terre. Les
révolutions du système de crédit ont aussi permis de révolutionner
les relations spatiales en favorisant une étroite intégration entre
capital financier et propriété foncière. L’immobilier devient
alors le nerf de la guerre et le ressort des politiques de la ville
et des plans d’occupation des sols. L’augmentation de la rente
foncière urbaine et la spéculation immobilière ont ainsi poussé à
l’expansion d’une urbanité difforme. A Londres, l’urbanisme
privé à dominante horizontale fut au 19e siècle un grand dévoreur
d’espaces. Sous le second Empire, le prix du terrain a plus que
doublé à Paris, précipitant le basculement des hiérarchies
sociales de l’habitat vertical vers une dynamique de ségrégation
horizontale encore lisible dans le contraste entre l’Est et l’Ouest
parisiens.
Villes tatouées. Sur cet
espace urbain, le capital a gravé les tatouages et calligraphié les
hiéroglyphes de la modernité marchande. L’émerveillement devant
les vitrines racoleuses, les lumières féeriques, et les
fantasmagories du marché, témoigne de l’insatisfaction d’un
monde qui n’a pas su répondre aux prodiges de la technique par un
prodige social équivalent. La ville est devenue le théâtre des
tours de magie par lesquels l’argent semble faire de l’argent et
s’engrosser lui-même. Ce miracle quotidien du crédit et de
l’intérêt apparaît plus stupéfiant encore que la fable de
l’immaculée conception. En dépit de l’échauffement des désirs
et du brouhaha du divertissement, l’haleine glacée de l’économie
marchande souffle dans ces rues où s’effacent les traces et où se
perd la piste d’un social killer nommé Capital.
Théâtre stratégique. La
lutte des classes s’inscrit et se déchiffre dans l’espace. Quand
elle se hérissait de barricades, la ville se transformait soudain en
théâtre stratégique et en carte d’état-major, constellée de
lieux symboliques à prendre ou à occuper, de positions à tenir, de
centres de décision à investir : la Bastille ou l’Hôtel de
Ville, le Palais d’Hiver, la Telefonica de Barcelone, la Moneda de
Santiago. L’insurrection parisienne de 1871 fut une tentative,
désespérée peut-être, de la ville pour s’ériger en mesure
nouvelle des rapports humains. D’autres ont suivi qui, de la
Commune soviétique de Petrograd au soulèvement parisien de Mai 68,
en passant par les Communes de Hambourg, de Turin, ou de Barcelone,
la bataille d’Alger et le « cordobazo » argentin, jusqu’à,
peut-être, l’assemblée populaire assiégée de Oaxaca, ont
poursuivi dans l’histoire le rêve d’une Commune
insurrectionnelle défiant le pouvoir hiérarchique de l’Etat.
Commune insurrectionnelle.
Une hypothèse stratégique oriente l’action sans prétendre à une
vérité éternelle. Elle joue un rôle majeur dans le mouvement de
la connaissance, même si le jeu stratégique doit être, tôt ou
tard, déjoué. Aucun soulèvement populaire n’a pu, en France,
l’emporter sans s’emparer du centre de Paris. Plus d’une fois,
l’expérience a démontré qu’avec Paris, c’est toute la France
qui tombait. En 1832, les insurgés commencèrent à délimiter leur
territoire, « le Paris des ouvriers » du « Paris des bourgeois »,
en édifiant deux barrages importants à la porte de Saint Denis et à
la porte de la Cité. De la Commune de 1792 à celle de 1871, la
ville en général, et la capitale en particulier, furent le théâtre
d’une stratégie d’affrontement entre deux pouvoirs et deux
légitimités socialement inconciliables. La Commune s’est donc
pensée elle-même comme une dictature de l’exemple. Capitale
sociale, composée essentiellement de travailleurs, elle défia la
capitale administrative et militaire. Tête de la nation, la capitale
fut bien, du 19e au 20e siècle, un enjeu stratégique décisif pour
les révolutions modernes. La Commune insurrectionnelle est, en
quelque sorte, sa réplique contraire. Ce ne fut pas le carnaval que
parfois on imagine, mais un bouleversement accéléré de la vie
quotidienne.
Droit à la ville.
Réalisation d’un espace urbain révolutionnaire, la Commune fut la
première affirmation d’un droit, non seulement au logement, mais à
la ville. « Moment horizontal », elle renversa symboliquement, avec
la Colonne Vendôme, le signe ostentatoire du pouvoir vertical. Les
travailleurs qui occupèrent l’Hôtel de Ville, occupaient un
territoire ennemi, un sanctuaire de l’ordre social dominant. La
Commune fut enfin la seule réalisation d’un urbanisme
révolutionnaire s’attaquant aux signes pétrifiés de l’ordre
dominant sans jamais admettre qu’un monument puisse être innocent.
Ce que vérifie, a contrario, le rétablissement de verticalités
hiérarchiques qui réhabilitent à leur manière la colonne Vendôme
: La Pyramide du Louvre, L’Arche de la défense, La Très Grande
Bibliothèque, symboles dressés du pouvoir rétabli.
Affaire non classée. La
Commune fut donc le point de cristallisation événementiel de temps
et d’espaces discordants, le nœud d’une pluralité de mobiles
politiques mêlés : un mouvement de révolte patriotique contre
l’occupation étrangère, un soulèvement de l’opinion
républicaine contre Versailles, un mouvement de rébellion contre
l’Etat parasitaire, un mouvement révolutionnaire contre la
bourgeoisie le capital. Elle anticipa en actes sur le possible et
l’impossible. Même ses projets et ses décisions inapplicables en
ont gardé une actualité active. Si elle caractérise une époque
historique, qui va de 1848 à la guerre d’Espagne, elle déborde
aussi cette période pour proposer, dans un style naïf peut-être,
les exigences les plus profondes, les plus durables, d’une
révolution mondiale. La Commune de Paris : affaire non classée ?
III.
Citoyens sans cités
Capitales décapitées. La
ville qui vole en éclats, partagée en îlots fermés et surveillés,
abolit la rue et signifie la fin des chances d’insurrection et de
rencontre. Dès 1967, la « destruction de Paris » annonçait le
changement de la ville insurrectionnelle en ville-vitrine et en
ville-spectacle, sans peuple ni citoyens. Il faudrait donc bientôt
la quitter, « cette ville qui fut si libre, mais qui allait
entièrement tomber aux mains de nos ennemis ». Deux ans plus tôt,
on avait pu constater que l’épanchement de la ville dans une
périphérie sans contours ni limites réduisait le centre de Paris à
« un lieu de commerce, d’affaires, et de distractions ».
Corrélativement, l’habitat se transformait en logement ou en «
équipement familial libéré de tout enracinement dans le site ». A
l’échelle planétaire, les centres politiques - Brasilia,
Camberra, Ankara, Berne, Washington – s’établirent à l’écart
des tumultes populaires de Sao Paolo, d’Istanbul, de Los Angeles ou
de Chicago. La centralité stratégique de la capitale explosait
ainsi en « pôles d’attraction » et en « champs multiples »
d’espaces sociaux qui se dispersent, se croisent et se chevauchent.
Cités à la dérive. La
Commune, non seulement celle de Paris, mais celles de Petrograd, de
Hambourg, ou de Barcelone, donnait une tête au peuple insurgé. Mais
quelle tête pour un rhizome acéphale, sans queue ni tête ? Tête à
couper ou à conquérir, le pouvoir concentré dans la capitale avait
été un enjeu stratégique décisif de la guerre civile. Désormais,
il se ramifiait, se disséminait, se décentralisait. Quand la ville
s’étend et se dilue dans des périphéries lointaines, ce pouvoir
est partout et nulle part. Dès la seconde moitié du 19e siècle, la
ville a ainsi commencé à éclater vers des zones effrangées.
L’accélération des transports permit de réduire les distances et
de dévorer les espaces. La ville allait bientôt cesser de donner la
mesure de l’homme. La démesure et la malmesure commencèrent à
prendre le dessus. Zones grises et no man’s lands, terrains vagues
et décharges, offrent dans leur amoncellement de déchets l’image
inversée de l’immense entassement de marchandises qui définit le
capital. Bien avant que les théories du réseau et les rhétoriques
du rhizome ne soient à la mode, on pouvait donc constater la
transformation tendancielle du système urbain en « espace-réseau »
dont les mailles étaient constituées par des voies de
communication, en lacis relationnel de communicabilité ne
connaissant « point de lieux qui marqueraient ses limites ».
L’espace habité n’était déjà plus un centre serti dans une
campagne environnante. Cette cité, « qui fut la mère des grandes
cultures d’Orient et d’Occident », dépérissait alors et se
mourait en tant qu’espace de sociabilité. De ces nouveaux déserts
urbains et de leur désolation allaient surgir des capitales sans
peuples, des cités sans citoyens, et des citoyens sans cités,
relégués aux marges du politique. Et des décombres des cités en
ruines allaient renaître de nouveaux dieux tyranniques.
Shoping and Fucking. En 68,
« la marchandise moderne n’était pas encore venue montrer tout ce
qu’on peut faire d’une rue, et personne n’était encore obligé
par les urbanistes d’aller dormir au loin ». En 1990, Paris était
entièrement tombée aux mains ennemies. Eclatement des villes sur
les campagnes recouvertes de masses informes de résidus urbains,
supermarchés, parkings, terrains nus. L’urbanisme originel avait
été défini en 1867 (l’année de parution du Capital !) comme une
« science de l’espace » accordée à une gestion de la force de
travail à l’âge industriel. L’urbanisme nouveau fut perçu par
les situationnistes comme une ingénierie sociale et une technique de
séparation : villages vacances, grands ensembles, shopping centers,
architecture nouvelle destinée aux pauvres, tout devait contribuer à
une « autodestruction du milieu urbain ». La ville-marchandise se
consommait, se consumait, et se donnait elle-même en spectacle. A
l’inverse des désurbanistes russes, les situationnistes
imaginèrent un projet alternatif d’« urbanisme unitaire » et de
« chambres de rue ». Ils réclamèrent l’inclusion du temps de
transport dans le temps de travail et le passage de la circulation
comme supplément de travail à la circulation comme plaisir. Alors
que la ville dont ils firent la critique était encore celle du
loisir et du spectacle marchand, dans la ville communicationnelle,
informationnelle, publicitaire nouvelle, la gouvernance municipale
est étroitement déterminée par l’objectif de créer un climat
propice aux affaires, dans tous les sens du terme.
Cité sans citoyens. La «
destruction de Paris », « l’assassinat de New York », ou les
transformations de Los Angeles, ont des implications stratégiques.
Paris fut ravagée avant d’autres parce que ses révolutions
avaient inquiété plus que tout autre –et échoué ! L’histoire
de Paris, depuis 1945, apparaît comme une lutte incessante de
Paris-Capitale pour conjurer le spectre du Paris insurgé, celui des
Trois glorieuses, de Juin 48, de la Semaine sanglante, du Front
populaire, de la Libération, et de Mai 68. Quand parut
définitivement écarté le danger que la légitimité populaire
communale puisse défier l’autorité étatique, et quand il parut
assuré que l’ordre monumental, spectaculaire, et marchand, régnait
sur la ville, elle put enfin se donner un maire qui ne représenterait
plus une légitimité opposable à celle de l’Etat, et dont la
fonction deviendrait un tremplin présidentiel. Ne restait plus
alors, des anciens mystères de Paris, qu’une ville hostile aux
pauvres, aux « sans », aux exclus, exposée aux raids et aux
rezzous de hordes barbares campées sous les murs invisibles mais
réels de la cité interdite. « Paris sera anéanti », avait promis
en 1792 le fameux Manifeste de Brunswick. La punition par évacuation
complète rêvée naguère, fut accomplie de l’intérieur, à
petits pas, à petit feu, au fil des plans successifs d’occupation
des sols.
Pure gouvernance de la
ville-entreprise. Dubaï, « la rencontre d’Albert Speer et de Walt
Disney sur les rivages d’Arabie » (Mike Davis), accomplit le rêve
libéral des Chicago Boys : une oasis de libre-entreprise, sans
impôts ni syndicats, au milieu d’un désert politique. Ce lego
urbain, cette ville-firme, dont les salariés sont à 99% des
étrangers expulsables, concrétise la pure gouvernance gestionnaire
d’un prince-pdg et la synthèse post-moderne entre l’absolutisme
féodal, la fébrilité boursière, et le grésillement permanent
d’Internet City, avec en guise d’apothose un Festival annuel du
Shopping mondialisé. La société y est soluble dans « un réseau
de bulles hôtelières et résidentielles ». On y passe, mais
personne n’y reste et n’y habite. L’Etat-nation fait place à
l’Etat-propriétaire. Ville-spectacle et ville-tourisme (si tant
est que l’on puisse encore parler de ville), le « cosmopolitisme
de carton-pâte » de Dubaï incarne l’esprit de la globalisation
libérale. Il est un concentré de développement inégal
monstrueusement combiné. Marchés immobiliers hypertrophiés,
spéculation débridée, revenus pétroliers recyclés ont pour
contrepartie ostentatoire le gigantisme architectural et «
l’arrogance verticale » d’un pouvoir absolu. Le « stade Dubaï
du capitalisme » : la ville sans cité « vit de la peur » qui
règne sur la région.
Les nouveaux mystères de
Paris. De Chirac à Delanoë, les faveurs accordées à l’immobilier
de bureau ne visent pas seulement à évincer de Paris (et maintenant
d’une proche banlieue satellisée dans le grand Paris), le salariat
d’exécution, mais aussi à éteindre des activités industrielles
au profit d’un tertiaire haut de gamme. Il s’ensuit une spirale
de transformations, non seulement de Paris, mais de la plupart des
centre-villes. Si la part du logement social parisien atteint 15% des
résidences principales, il faudrait, au rythme actuel de
construction, une quinzaine d’années pour atteindre un taux de
20%. Selon les prévisions pour les années à venir, 49% de la
surface habitable prévue seront consacrées aux bureaux et aux
activités de service, contre 28% au logement et 24% aux équipements.
Ces priorités de la Ville de Paris correspondent aux exigences des
promoteurs immobiliers. Le logement social dit intermédiaire destiné
à des classes moyennes électoralement cajolées représente un
tiers du logement social neuf ou ancien converti. Derrière les
opérations de séduction, de type Vélib, Paris-Plage et Nuit
Blanche, ciblées vers les classes moyennes aisées et leur style de
vie « qualitatif », ce Paris du 21e siècle, conçu comme un
territoire « attractif » pour les investisseurs et destiné à
engendrer des profits, entend se conformer au modèle de la « ville
entreprise » et aux critères de gestion entrepreneuriale. Sa
priorité est de tenir son rang dans la féroce compétition
européenne et mondiale entre grandes métropoles et régions
urbaines.
La question du logement.
Sans logis et mal logés par centaines de milliers : ce qu’on
entend par crise du logement, c’est l’aggravation particulière,
sous l’effet de la spéculation immobilière, des mauvaises
conditions d’habitation des salariés et des chômeurs,
l’augmentation des loyers, l’entassement des familles, et, pour
beaucoup, l’impossibilité pure et simple de trouver à ce loger.
Si cette crise fait autant parler d’elle, c’est qu’elle n’est
pas limitée à la classe travailleuse, mais touche également les
classes moyennes. Dans une société où le propriétaire des
terrains et des immeubles a non seulement le droit, mais, dans une
certaine mesure, le devoir de tirer par la concurrence le profit
maximum de ses biens, cette crise n’est pas le fait du hasard, mais
en quelque sorte « une institution nécessaire ». La croissance des
villes modernes confère en effet aux terrains situés dans les
centre-villes une valeur artificielle démesurée. Cette augmentation
exponentielle de la rente foncière a pour résultat de chasser de
plus en plus loin les logements populaires. A leur place, on
construit des boutiques, de grands magasins, des bâtiments publics,
de bureaux. Dès le 19e siècle, il n’a pas manqué de bourgeois
philanthropes pour prétendre résoudre la crise chronique du
logement par l’accès des travailleurs à la propriété, en
convertissant les loyers payés en acomptes sur le prix du logement.
C’est précisément ce qu’a fait Margaret Thatcher et ce qu’ont
échoué à faire les « maisons à 100 000 € » de Jean-Louis
Borloo (500 construites pour 800 000 transactions immobilières
réalisées annuellement par les ménages). C’est ce que tente à
nouveau « la maison à 15 € par jour » (soit 450 € par mois
pendant 23 ans pour le bâti, auxquels il convient d’ajouter une
rallonge entre 250 et 410 € par an pendant 13 ans pour le terrain)
de Mme Boutin. Ce rachat du logement par les locataires fixe le
travailleur au territoire au risque d’une dévalorisation brutale
de son achat quand les entreprises nomades décident de se
délocaliser. Il transfère, sans compensation salariale, une part
importante du coût de reproduction de la force de travail (frais de
logement et de réparations) à la charge du salarié, ainsi que le
risque de voir son bien dégradé et dévalorisé s’il est dans
l’impossibilité d’assurer, en plus du loyer, les frais
d’entretien. Le « droit opposable » au logement, solennellement
proclamé, mais à l’application improbable, impliquerait un droit
de réquisition et de socialisation (ou de municipalisation) des sols
afin de combattre la spéculation foncière qui est une cause majeure
de l’extension urbaine et du dépeuplement des centre-villes.
Ville et campagne. Le mode
de croissance des zones urbaines modernes est déterminé par la
logique spatiale de l’accumulation du capital et de la rente
foncière. Bien avant Nicolas Hulot, Engels, grand précurseur de
l’écologie urbaine, affirmait nécessaire le dépassement d’une
opposition entre ville et campagne, qui vouait à la faillite toutes
les tentatives ingénieuses de solutions philanthropiques bourgeoises
à la question récurrente du logement. Au vu les frais énormes de
voirie, engagés pour se débarrasser de montagnes de déchets, des
dépenses sociales requises pour soigner les pathologies urbaines,
physiques et nerveuses, ou pour diminuer l’empoisonnement de l’air,
il apparaît que ce dépassement de la division sociale de l’espace
n’est pas une chimère mais une nécessité pratique.
Villes sans rencontres ni
événements ? Ce qui se passe, ce n’est pourtant pas un tel
dépassement, mais un effondrement simultané, une usure réciproque
des villes et des campagnes. L’urbanisme soumis au despotisme de
marché détruit la ville pour construire des pseudo-campagnes sous
prétexte « d’aménager » le territoire. Il invente des villes
nouvelles « où il n’arrivera rien », des friches sans lieux pour
une histoire sans événement. Les forces de l’absence historique
commencent alors à composer leur morne paysage hanté d’individus
concurrentiels sans individualité. Si, à l’encontre des racines
qui immobilisent et des liens généalogiques du sang, l’idée
moderne de liberté est associée la ville, sa disparition menace
l’espace public de disparition et la liberté politique de
liquidation. De quelles subversions, de quels soulèvements, de
quelles mises en Commune, des villes que l’on n’habite plus
seraient-elles encore capables ? De quelles « prises d’armes »,
les nouveaux théâtres d’opérations désolés pourraient-ils être
encore la scène ?
IV.
Demain, le feu ?
Ségrégations. Le risque
d’apartheid est depuis longtemps bien réel. Selon la logique de
ghettos et des affrontements raciaux, il n’a cessé de s’affirmer,
avec à l’horizon, la probabilité d’un feu purificateur et d’un
bain de sang. A son stade spectaculaire, le capitalisme rebâtit tout
en toc et produit des incendiaires. Son décor est devenu partout
inflammable. Les uns feignent de croire que le moyen de conjurer ces
périls n’est question de bonne volonté antiraciste, d’autres
qu’il s’agir de faire reconnaître les droits modérés d’une
juste xénophobie. Mais tous, droite et gauche du centre, s’accordent
considérer cette question comme « la plus brûlante » parmi tous «
les effrayants problèmes qu’une société ne surmontera pas ».
Les antagonismes sociaux et les divisions spatiales sont activement
reproduites par la puissance de différenciation inégalitaire du
capital. Les loyautés et allégeances locales et tribales tendent
même à se renforcer sous l’effet d’une d’une atomisation
sociales accrue. La solidarité des classes dominées tend alors à
se dissoudre dans une série d’intérêts communautaires
géographiquement fragmentés, aisément manipulables par les
pouvoirs de la bourgeoisie ou exploitables par la logique
néo-libérale de pénétration marchande.
Des ghettos et des murs. La
théorie du revenu frontalier soutint que les salaires et les
intérêts qui se forment autour de la frontière de l’Etat isolé
établissent la norme salariale d’équilibre pour le territoire
tout entier. La frontière serait ainsi le laboratoire d’une
harmonie sociale sous condition d’une mobilité des capitaux et de
la force de travail contrariée par les régulations étatiques et
les inerties de la propriété privée. Le monde réputé sans
frontière se hérisse en effet de murs de séparation et de barbelés
sanglants, dans un double mouvement d’enfermement et d’exclusions.
Les mêmes entreprises qui dressent la muraille de béton équipée
de détecteurs électroniques entre Israéliens et Palestiniens
édifient la mortelle cloison filtrante entre Mexique et Etats-Unis.
Peut-être sont-ce les mêmes qui transforment en citadelles
assiégées et en ghettos volontaires, les quartiers privés pour
riches de Mexico ou d’ailleurs. Le film de Rodrigo Pla, La Zona,
met à nu la logique de ces territoires d’exception, où l’Etat
abandonne ses prérogatives au profit d’une justice et d’une
police aussi privatisées que l’espace sur lequel elles règnent.
La logique du ghetto ainsi retournée en enfermement volontaire
exacerbe les paniques sécuritaires du privilège menacé. Mais la
géopolitique du désespoir finira par avoir raison de ces
déraisons.Le Sud est déjà entré dans le Nord. Les nouvelles
invasions barbares viendront à bout des murs les plus indifférents.
Planet of Slums. «
Urbanisme diffus », « marges urbaines », paysages «
hermaphrodites de campagnes urbanisées », « zones d’impact
social où les forces centrifuges de la ville entrent en collision
avec l’implosion de la campagne » : les villes vont-elles donc
disparaître au profit des bidonvilles, favelas, shantytowns. Deux
milliards d’habitants – si le mot habiter aura encore un sens –
vivront, d’ici trente ou quarante ans, dans ces entassements
périurbains Los Angeles compte déjà plus de cent mille sans
domiciles fixes. Purification sociale oblige, Tokyo ou New York
cachent et expulsent leurs sans logis et leurs mendiants. Si le taux
de la population carcérale était en France le même qu’aux
Etats-Unis, les prisons aujourd’hui surpeuplées avec 60 000
détenus, devraient en accueillir 500 000. La ville du futur n’est
plus Manchester, Berlin ou Chicago. La dissociation de la ville et de
l’emploi, la poursuite d’une urbanisation sans activité
productive, mettent en péril la citoyenneté. L’avenir est aux
décharges de population excédentaire, aux concentrations
végétatives des refusés du monde. Les « bidonvilles de l’espoir
» sont remplacés par des « latifundia urbains » soumis à un
capitalisme de connivence. Cette prolétarisation passive sous les
murs de la cité interdite génère une « architecture de la peur »
, des rues et des autoroutes privées, des villes et des pays
emmurés. L’usurpation galopante de l’espace public par de
nouvelles enclosures évoque un retour parodique à la ville
médiévale. Bombe à retardement, sociale, sanitaire, culturelle,
l’hyperbidonville s’annonce comme « maillon faible du nouvel
ordre mondial ». Le spectre d’une « guerre sociale incessante »
et d’une « pure horreur kurzienne » commence à hanter le monde..
Asphalt Jungle. La violence
et la révolte émigrent, elles aussi, des centre-ville vers les
quartierrs et les banlieues. Le temps des « émeutes urbaines »
muettes, sans paroles ni porte paroles succèderait à celui, révolu,
des insurrections ? En 1965, ce n’était déjà pas seulement le
statut des Noirs qui était en cause dans les brasiers de Watts, mais
bel et bien le statut de l’Amérique, tout comme le statut de la
France et de l’Europe (de la France dans l’Europe) était en jeu
dans les soulèvements de banlieue à l’automne 2005. A Watts, il
ne s’agissait pas d’émeutes raciales, mais de révoltes
sociales. De Martin Luther King à Malcolm X, toute la communauté
noire en convint. Sans doute, c’était se laisser emporter par
l’imagination, ou prendre un désir pour la réalité, que
d’interpréter le pillage comme l’application sommaire du
principe communiste « à chacun selon ses besoins ». Mais le
constat selon lequel « la jeunesse sans avenir marchand de Watts
avait choisi une autre qualité du présent », ne manquait cependant
pas de pertinence. Cette jeunesse était passée de la honte à
l’orgueil d’être « de Watts », comme celle des banlieues
passera de la honte à la fierté d’être du 9-3, ou d’ailleurs.
C’étaient, il est vrai, les années 60. Les combattants de
l’émancipation s’appelaient alors Malcolm X, Franz Fanon, Abane
Ramdane, Patrice Lumumba, Amilcar Cabral, Angela Davis, Ho Chi Minh,
Mehdi Ben Barka, Guevara. Les marches contre les ségrégations et
les discriminations n’avaient pas encore l’allure de pèlerinages
aux sources mythiques, ou d’une quête morbide des origines, des
généalogies, ou des racines. Les révoltes contre l’humiliation
et les torts particuliers cherchaient plutôt à « se désancrer »
pour s’universaliser. Des brasiers, on ne voulait voir que la
lumière. Les « héros de l’enfer » portent aujourd’hui
d’autres noms. Le passé dévore l’avenir. L’être cannibalise
le devenir. La soif légitime de reconnaissance vire à la névrose
identitaire. L’insatisfaction même devient marchande et monnayable
; la révolte, un reportage télévisé. Stade suprême du fétichisme
de la marchandise, le spectacle narcissique se contemple dans le
miroir médiatique.
Violences autophages.
L’émeute aussi peut tourner au spectacle : « A l’acceptation
béate de ce qui existe peut aussi se joindre comme une même chose
la révolte purement spectaculaire », du fait que l’insatisfaction
elle-même est devenue marchande et solvable [2]. Et la violence
territorialisée, autophage, sanctionne le divorce entre des
quartiers et un centre ville hostile, objet de brèves « descentes
», de raids ou de rezzous. Si cette « violence est sauvage, sans
objet, informelle, c’est que les contraintes qu’elle conteste
sont, elles aussi, informulées, inconscientes, illisibles ». On
assiste à l’émergence d’une destructivité réfractaire à
toute satisfaction planifiée. Certains finiront peut-être par
regretter le temps où la violence, vieille violence guerrière,
patriotique, passionnelle, rationnelle au fond, guidée par un
objectif ou mue par une cause, avait un sens. Cette violence à idées
relevait d’une politique ou d’une esthétique et elle pouvait
être considérée comme un des beaux arts. Place, désormais, à une
violence qui n’est plus ludique, sacrée, rituelle, ou stratégique,
mais structurellement liée à une immense pauvreté dans
l’abondance, toujours imminente. De temps en temps au sein de cet
univers clos de violence et de quiétude consommée, cette violence
nouvelle vient, par intermittences, assumer aux yeux de tous une
partie de la fonction symbolique perdue, avant de se résorber
elle-même en objet de consommation. Un lien obscur lie entre cette
violence autodestructrice et les rêves de non-violence : les uns
retournent la violence structurelle de la société pour la pousser
au paroxysme, les autres en assument la passivité secrète jusqu’à
la démission et à la désertion.
Reconquête. Aujourd’hui
aussi malmené que les droits fondamentaux à la santé, à
l’éducation, ou aux biens communs de l’humanité, le droit à la
ville est indissociablement social et démocratique. Sa reconquête
passe par la reconstruction d’un espace public rongé par la
démolition méthodique des services publics et par la confiscation
spéculative de la terre, et par la privatisation généralisée du
monde.
Daniel Bensaïd
Article publié par la revue
en ligne 104 :
Notes
[1] Henri Lefebvre, La
production sociale de l’espace, Paris, Anthropos
[2] Ibid., 785.
Avec, par ordre d’entrée
en texte, Henri Lefebvre, Karl Marx, David Harvey, Friedrich Engels,
Guy Debord, Walter Benjamin, Kristin Ross, Michaël Löwy, Auguste
Blanqui, A. Neuberg, Jean-Paul Dollé, Clara Sandrini, Stathis
Kouvélakis, Georges-Hubert de Radkowski, Von Thünen, Mike Davis,
François Cusset, Jean Baudrillard.
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