Pueblada de Cutral Co. 26 de junio de 1996.
"On peut penser qu’il n’est pas juste de couper la route aux autres citoyens, mais on rétorquera que ce n’est guère plus juste de ne pas pouvoir vivre dignement de son travail."
Mouvement Gilet Jaune en France d'aujourd'hui, hier, Movimiento Piquetero en Argentine : on ne peut évidemment pas comparer ces deux mouvements, tant les différences structurelles - historique, sociale, politique, économique, etc., divergent. Cela étant, quelques points communs émergent : dont le modus operandi, bloquer les routes, agir hors partis politiques au sein d'organisations de "ceux qui restent exclus des canaux traditionnels de la mobilisation collective" et leurs relations avec les différentes classes sociales de leurs pays, entre approbation et rejet. Denis Merklen, spécialiste de l'Argentine, nous éclaire.
Une nouvelle politicité pour les classes populaires
Les piqueteros en Argentine
Denis Merklen
TUMULTES, numéro 27, 2006
Octobre 2000, deux fédérations regroupant de petites organisations populaires, essentiellement des associations de quartier de la banlieue de Buenos Aires, coupent pendant un mois la route n° 3, principale artère alimentant la métropole par l’Ouest. Initié cinq ans plus tôt par des barrages de routes dans des villes de province secouées par la fermeture d’usines pétrolières, le mouvement des piqueteros consolide ainsi sa présence dans le paysage politique national avec son arrivée dans la capitale. Un nouveau mouvement de protestation, de résistance et de mobilisation sociale émerge. L’Argentine inaugure son XXIe siècle. Après la fin des dictatures dans les années quatre-vingt, et vingt-cinq années de réformes brutales de l’économie et de l’Etat, les foules réagissent. Les piqueteros demandent davantage d’aide sociale et contestent les effets les plus dévastateurs de la mise en oeuvre des politiques néolibérales orientées par ce qu’on appelle le « consensus de Washington [1] ».
En
2002, on observait les véritables ravages produits par deux
décennies d’application de cette politique. Au début des années
quatre-vingt-dix, un Argentin sur cinq se trouvait sous le seuil
de pauvreté, en octobre 2002 ils étaient 54,6% de la population. Le
taux de chômage, qui était de 4,7% en 1983, monte à 22% en 2002.
L’emploi précaire devient la règle avec plus d’un tiers de la
population active dans l’économie « informelle ».
On
a beaucoup écrit sur les piqueteros, mais une série de questions
reste ouverte. Quelles ont été les conditions permettant
l’articulation de ce mouvement ? En quoi hérite-t-il des
traditions politiques argentines et en quoi exprime-t-il un mode de
résistance face à l’appauvrissement et à l’insécurité
sociale ? S’inscrit-il dans une dynamique d’extension de la
démocratie ou, au contraire, s’agit-il tout simplement de «
clientélisme » ? Plus précisément, nous pensons que ce mouvement
représente une nouvelle politicité des classes populaires.
Confrontées à une réalité sociale très violente, tant au niveau
des rapports sociaux qui la constituent que du rapport avec le
système institutionnel représentant l’Etat et le système
politique, les classes populaires créent de nouvelles formes
d’action leur permettant d’alimenter leurs stratégies de
survie sans renoncer à une participation dans les processus de
démocratisation de la société. Nous tenterons donc de décrire
comment s’exprime dans le mouvement social cette double
exigence de « survie » et de « citoyenneté » constitutive de la
mobilisation. C’est à ce propos que nous nous autorisons
le néologisme « politicité [2] ».
L’Argentine
du tournant du siècle
Le
mouvement des piqueteros accompagne donc l’Argentine vers son XXIe
siècle. Il contribue à donner une nouvelle physionomie à la
société, mais il ne se comprend pas si nous ne l’inscrivons
pas dans le contexte des transformations radicales qui ont modifié
la morphologie sociale de l’Argentine pendant les vingt-cinq
dernières années du XXe siècle. Il faut, en premier lieu, se
rappeler que, par rapport à la plupart des autres Latino-américains,
les Argentins avaient connu une formation sociale avec des degrés
de cohésion sociale importants. L’Argentine consolide sa
structure sociale à l’issue des années 1930 lorsqu’elle
institutionnalise un salariat de plus en plus étendu lui permettant
d’intégrer socialement à la fois les migrants européens et la
dernière vague de migrants ruraux arrivant dans toutes les grandes
villes jusqu’aux années cinquante. Le recensement de 1946
montre déjà la physionomie qui caractérisera le pays jusqu’à la
fin du siècle [3]. Le pays a déjà pratiquement achevé son
urbanisation
(85%
de la population vivant dans des villes de plus de 2000 habitants),
74% de sa population active s’intègre dans un salariat moderne qui
s’entoure assez rapidement de protections sociales solides [4], et
une situation de quasi plein-emploi s’installe [5]. Les protections
sociales ont rendu possible la structuration d’une société
salariale s’affirme à partir des années 1940, lors des premiers
gouvernements péronistes où nombre de lois sociales ont été
promulguées [6].
Le
premier péronisme a pour beaucoup contribué à consolider cette
morphologie sociale. Or, le principal fait social du premier
péronisme fut le rôle qu’il accorda aux syndicats dans les
années quarante, donnant naissance à un système social qui
structura la société pendant cinquante ans, jusqu’aux années
quatre-vingt-dix. En effet, Perón fit du mouvement syndical la
« colonne vertébrale du mouvement péroniste » et cela sur deux
plans. Premièrement, il dota les syndicats d’un immense
pouvoir tant au niveau économique que social, essentiellement
par la façon dont il a conçu l’institutionnalisation des
protections sociales en Argentine. Une bonne partie des « acquis
sociaux » n’était pas garantie par l’Etat mais par les
syndicats. C’est le cas notamment de la couverture des risques
contre la maladie et les accidents. Au lieu d’un système
unique, les Argentins accédaient à l’assurance maladie en
s’affiliant chacun à l’« oeuvre sociale » de son syndicat.
Ainsi, avec une couverture assurée pour tous, un cheminot
bénéficiait d’à peu près les mêmes prestations qu’un
métallurgiste, un employé de commerce ou un fonctionnaire. Cette
inscription syndicale est ainsi une sorte d’afiliation
contrainte, car c’est elle qui donne accès aux droits sociaux,
naturellement conçus dans ce contexte comme des droits
de travailleurs plutôt que comme des droits de citoyens. Les
syndicats deviennent ainsi d’importants prestataires de services
avec un pouvoir économique considérable. Ils perçoivent 3% de la
masse salariale totale, ce qui leur permet de construire non
seulement des hôpitaux et des cliniques dans tout le pays, mais
aussi des logements sociaux, des centres sportifs, et des centres de
colonies de vacances. Véritable Etat social, le syndicalisme
argentin acquiert par cette voie un pouvoir d’une autre nature que
celui, plus classique, acquis par la grève et l’inffluence sur
l’opinion publique. Par leur rôle dans la structuration du social,
ils deviennent une composante fondamentale du système politique du
pays [7].
Perón
conçoit par ailleurs le mouvement social comme doté d’un rôle
politique de premier ordre. Dès son premier gouvernement, le
péronisme compte parmi ses élus des ministres et des
législateurs syndicalistes, et ces derniers participent très
activement à la désignation des candidats et à la conformation des
listes électorales du parti péroniste. En même temps qu’il
est pratiquement impossible d’organiser un syndicat à la filiation
non péroniste, les syndicalistes deviennent une composante centrale
du parti de Juan Perón. Et les syndicats vont aller jusqu’à
remplacer celui-ci lorsque le parti sera proscrit et que Perón
partira en exil — entre 1955 et 1973. Tantôt ils nouent des
alliances avec d’autres partis, tantôt ils appellent au vote blanc
et mettent ainsi à plusieurs reprises le système politique face à
l’illégitimité de ces élections.
L’impossible
démocratie argentine acquiert alors l’une de ses principales
caractéristiques. Le politique ne prend pas la forme que la
philosophie lui accorde. La politique se fait dans d’autres
lieux et transite par d’autres canaux que ceux que la science
politique aime lui voir fréquenter. D’un côté, en alliance avec
les grands propriétaires terriens, les militaires assument le
rôle d’arrêter ce mouvement politique imbattable par le vote [8].
De l’autre côté, sans être un parti, les syndicats représentent
de fait une majorité proscrite en même temps qu’ils détiennent
le contrôle de l’appareil de protection sociale, avec pour
conséquence l’effacement de la frontière entre l’Etat et
la société civile (notamment du point de vue des classes
populaires).
Cette
structuration politico-sociale trouve sa fin dans les années
quatre-vingt-dix avec l’achèvement de la grande transformation
libérale mise en oeuvre à partir des années soixante-dix.
Pendant essentiellement deux périodes, la dernière dictature
militaire d’abord (1976-1983) puis les deux gouvernements de Carlos
Menem (1989-1994 et 1994-1999), l’Etat mène une véritable
révolution par le haut qui finit par saper les fondements de la
société salariale argentine. L’Etat se retire complètement de
l’économie par la privatisation de toutes les entreprises
publiques (des services urbains aux banques en passant par la
sidérurgie, les ports et les aéroports, le pétrole, le gaz, les
chemins de fer, les routes et les autoroutes), déplaçant le centre
de gravité social vers le marché. L’économie se restructure
visant le marché international, donnant la prééminence aux
secteurs agricole, minier (gaz et pétrole) et financier suite à une
désindustrialisation brutale. Rappelons qu’en 2002, le bilan est
sans appel : seul un tiers de la population active est dans le
salariat classique, près de 40% de la population active subsiste
dans l’économie informelle et le chômage touche près d’un
travailleur sur quatre. Alors qu’elle était résiduelle jusqu’aux
années soixante-dix, la pauvreté touche près d’un Argentin sur
deux au tournant du XXIe siècle [9]. Les bases du pouvoir
syndical se sont naturellement affaiblies avec cette transformation
radicale de la société.
Or,
la grande transformation libérale de l’Argentine n’agit pas
seulement sur l’économie, elle s’inspire aussi de l’autre
versant, politique cette fois, de ce courant de pensée. En
effet, la démocratie ne domine le système politique que depuis la
fin de la dernière dictature en 1983 où elle semble enfin
définitivement installée [10]. Libertés civiles et politiques
s’institutionnalisent définitivement, le système se consolide et
quelques retards sont rattrapés, notamment avec la réforme
constitutionnelle de 1994 qui sépare l’Eglise de l’Etat et
légalise le divorce. Nombre de mouvements sociaux jouent alors un
rôle politique majeur, surtout dans l’installation des droits
de l’homme au coeur de l’agenda politique. Parmi eux, les
Mères de la place de Mai font le tour du monde obligeant à la
reconnaissance internationale de la « disparition » comme «
crime contre l’humanité », et inaugurant une voie démocratique
sans précédent qui fait de l’Argentine le premier pays à
soumettre ses tortionnaires à la justice civile et à les
condamner en 1987 sans ingérence d’une puissance étrangère.
Cette
démocratisation radicale a été mise à dure épreuve lors de la
banqueroute financière de 2001 où le système institutionnel a
assuré une sortie de crise dans
l’ordre
après la démission du président Fernando De La Rua, le 21 décembre
de cette année. Non sans paradoxes, le libéralisme des années
quatre-vingt et quatre-vingt dix apporta ainsi démocratie et
pauvreté en Argentine. Ce paradoxe définit le cadre essentiel du
mouvement des piqueteros car il y détermine le terrain de leur
action.
Couper
la route
Une
fois le cadre général établi, orientons maintenant notre regard
vers l’univers plus précis du mouvement social. Le mouvement des
piqueteros ne se comprend ni par une idéologie ni par un
objectif politique ou social. Il prend son identité de la méthode,
le piquet. Un groupe d’habitants coupe une route, un pont, un axe
de circulation plus ou moins important, la sortie d’une usine
ou l’entrée d’un bâtiment public. La plupart du temps, il
attire ainsi l’attention de l’opinion publique sur un déficit
dans l’organisation matérielle du quotidien d’un secteur de la
population, et adresse de cette façon une « demande » aux
autorités. Le fait est loin d’être nouveau. Couper une route pour
protester contre une injustice ou pour forcer l’attention de l’Etat
sur un problème touchant à la survie ou à l’accès à des
services urbains n’est pas une invention sud-américaine. D’où
le cas argentin tire-t-il alors son importance ? Les piqueteros
constituent un mouvement social identifié comme tel sur la scène
publique nationale et ainsi connu même au-delà des frontières de
l’Argentine. Ils ont très vite dépassé le stade où des
individus réclamaient quelque chose au gouvernement par
l’obstruction de la circulation pour devenir un mouvement avec un
nom, piqueteros, avec leurs leaders, leurs organisations, leur modus
operandi, leur base sociale. Tout comme « guérillero », piquetero
désigne un mode d’action, mais il s’élargit tout de suite pour
devenir une catégorie sociale permettant d’identifier à la fois
les individus qui prennent part à l’action collective et le
mouvement lui-même.
En
effet, afin de saisir la nature de ce mouvement, il est important de
décrire son historicité, son évolution, d’observer le passage
d’un ensemble d’actes ponctuels (les barrages de routes) à
un mode d’action (le piquet) jusqu’à la formation d’un
mouvement clairement identifié sur l’espace public. Les piqueteros
ont réussi un mouvement qui conjugue à la fois une résistance
à l’appauvrissement et à la désaffiliation, et une articulation
des demandes de ceux qui restent exclus des canaux traditionnels
de la mobilisation collective. C’est que, d’un côté, ils sont
parvenus à redonner du sens au rapport Etat/société civile à
partir de la manière dont celui-ci avait été structuré par
le péronisme à travers les syndicats, et de l’autre, ils sont
arrivés à alimenter avec des ressources nouvelles les structures
territoriales de solidarités fixées au niveau du quartier. En
effet, nous pourrions dire avec Charles Tilly que le mouvement
des piqueteros représente un nouveau répertoire d’action, qu’il
élargit les possibilités d’action des classes populaires en
dotant les organisations de quartier d’un nouvel outil de
mobilisation.
Les
sciences sociales argentines ont contribué à produire cette unité.
Cette contribution à l’existence du mouvement social porte
essentiellement sur trois aspects. Premièrement, par leur
travail, les sociologues ont rendu publiquement accessible une
description des piqueteros [11]. Leur mode de fonctionnement,
leurs modalités d’organisation, les formes de leadership qui
leur sont caractéristiques, le discours dont ils sont
producteurs, leur rapport au politique, toutes les composantes de
ce que la sociologie considère comme un « mouvement social » ont
été décrites.
Ensuite,
la sociologie a identifié la base sociale du mouvement. Les
sociologues ont classé sous la catégorie de desempleados [12]
une série hétérogène de situations sociales se caractérisant
toutes par le manque de travail, certes, mais également par beaucoup
d’autres maux provoqués par la déstructuration de la formation
sociale ayant prévalu en Argentine entre 1940 et 1990. Ils ont
décrit l’importance de l’inscription territoriale du
mouvement au niveau du quartier. Finalement, et c’est certainement
là que se trouve leur contribution décisive, les sociologues ont
identifié l’émergence du mouvement, ils lui ont trouvé une
date de naissance, un moment clé à partir duquel décrire son
évolution.
Deux
dates vont structurer un passé commun pour les piqueteros. La
première fixera le moment de sa naissance comme mouvement en
1996, la seconde la consolidation de sa force et son
implantation sur la scène nationale en 2000. « Le mouvement
des piqueteros est né en 1996 lorsque les habitants de
Cutral-co, une petite ville minière de la Patagonie, dans la
province de Neuquén, ont coupé la route qui traverse le village
pour protester contre la fermeture de l’exploitation
pétrolière qui structurait jusqu’alors leur mode de vie ».
Ainsi peut maintenant commencer l’histoire. Nous sommes tous
d’accord sur ce fait, sociologues, journalistes, hommes
politiques, à commencer bien sûr par les piqueteros eux-mêmes.
Le mouvement se répliqua ensuite à General Mosconi, autre petite
ville minière avec également un gisement pétrolier, cette fois au
Nord du pays, dans la province de Salta, toute cette région se
trouvant sous la menace de licenciements massifs. Après ces
exemples, pendant toute l’année 1997, les coupures de route
se reproduisent dans de nombreuses villes, où l’on enregistre plus
d’une cinquantaine de barrages. C’est alors que la presse
commence à employer le mot de piqueteros. Mais c’est en 2000
que le fait de couper des routes cesse d’être seulement un
acte, ou une technique employée par les différents mouvements
sociaux, comme cela peut être le cas ailleurs lorsque des
routiers, des paysans, des organisations antinucléaires ou
encore des syndicalistes ou des étudiants manifestent en bloquant
une route ou un chemin de fer. Effectivement, dans toutes ces
manifestations de province, précédant le piquet de 2000 dans
la banlieue de Buenos Aires, les barrages sont le fait
d’organisations sociales diverses (syndicats, partis,
associations d’habitants), mais il n’existe pas encore un
mouvement de piqueteros. Ce n’est que rétrospectivement que
la date de 1996 est attribuée à sa naissance.
A
partir du 30 octobre 2000 et pendant tout le mois de novembre de
cette année, la route nationale n° 3 est coupée à la hauteur
du département de La Matanza. Le fait réunit plusieurs
ingrédients, hautement significatifs dans le contexte
argentin. Premièrement, la route nº 3 est une artère d’une
très grande importance économique, reliant la capitale du pays
avec la Terre de Feu et traversant toute la Patagonie ainsi que
la richissime province de Buenos Aires. Deuxièmement, à sa sortie
de la capitale, la route nº 3 traverse l’une des zones les plus
pauvres et les plus emblématiques de la « banlieue »
argentine, La Matanza. Or, ce district fut jadis l’un des
exemples de l’industrialisation du pays avec l’implantation d’un
véritable parc industriel réduit à la fin des années
quatre-vingt-dix à un vaste territoire pratiquement déserté
par l’activité industrielle où près des deux tiers des 1,2
millions d’habitants ont cessé d’être « ouvriers » pour
être réduits à la catégorie de « pauvres » [13]. Enfin, ce
qui est aisément compréhensible pour qui sait ce que « Saint-Denis
» ou « 93 » veulent dire en France dans le sens commun de la
question sociale, « La Matanza » porte également en lui un
nombre considérable de fantasmes collectifs aux multiples
contenus sociaux et politiques. Qui plus est, tout comme Saint-Denis
catalyse le contenu non moins fantasmagorique de « la banlieue »,
La Matanza
représente
en Argentine son équivalent « conurbano », ceinture urbaine censée
être à la source de tous les maux sociaux, du moins
lorsqu’elle est évoquée du point de vue du « centre ». Il
serait trop long de décrire ici ces fantasmes (tâche
cependant essentielle à une bonne ethnographie du mouvement),
mais il est important de noter la nature mythologique de ce
territoire de banlieue populaire où les piqueteros enracinent
leur mouvement.
Deux organisations sociales se sont alliées dans le fameux piquet de La Matanza, la Fédération Terre et Logement (FTV [14]) et le Courant Classiste et Combatif (CCC). Toutes les deux fonctionnent comme des fédérations regroupant chacune une véritable myriade de petites organisations de quartier, les représentant et leur donnant accès à un rapport à l’Etat auquel aucune d’entre elles n’aurait accès par ses seules forces. Après avoir barré la route pendant un mois et avoir conquis une présence continue dans la presse nationale, les actions se soldent par un résultat exceptionnel : les organisations de piqueteros obtiennent la gestion de 10% des allocations connues alors comme les Planes trabajar (« Plans travailler ») devenus par la suite Planes Jefes y Jefas de Hogar (« Plans chefs et cheffesses de foyer »). Il s’agit d’une somme de 150 pesos par mois (moins de 38 euros) accordée par l’Etat à près de deux millions de sans-emploi en échange d’un travail d’utilité publique. Le
mouvement
social obtient, d’une part, le droit de désigner les bénéficiaires
de 200000 allocations. D’autre part, ce qui est plus important
encore, l’Etat reconnaît que la participation aux activités
du mouvement social vaut un « travail » d’utilité publique.
Tout
de suite après le piquet d’octobre 2000, la CCC et la FTV
convoquent une «
assemblée
nationale des organisations piqueteras » à La Matanza. Le
mouvement social est né et reconnu. Il est capable d’une
action de force prolongée, il arrache une source de pouvoir
considérable à l’Etat et il arrive à se rassembler pour discuter
d’un programme commun. Le mot piquetero se détache des actes
et des revendications singulières qu’il désignait
jusqu’alors pour devenir le signifiant qui donne son sens à un
mouvement, à un type de conlit social, à une forme émergente
de faire du politique [15]. C’est pourquoi il est
indispensable de tenir deux plans dans la description. Il faut,
d’un côté, essayer d’identifier ce qu’il y a derrière le mot
en inscrivant le mouvement dans son histoire, et de l’autre,
maintenir les effets pragmatiques de la désignation «
piqueteros » par son inscription dans le présent. L’exercice
n’est pas sans risque, mais il devrait permettre de décrire
comment le nom confère une unité à ce qui ne l’aurait pas
sans lui.
Les
legs de l’Argentine péroniste
Le
péronisme a profondément changé la physionomie de la société
argentine. En ce qui concerne l’évolution des classes
populaires, son intervention dans les années quarante et
cinquante agit essentiellement sur les modalités d’intégration
sociale et politique des travailleurs. D’un côté, le processus
d’intégration sociale, initié au début du siècle par la
protection du travail salarié et accéléré après la crise de
1929, se voit approfondi dès l’arrivée du colonel Perón au
Secrétariat au travail en 1943, puis avec la promulgation d’une
série importante de lois dont la liste serait longue à énumérer
ici mais qui concerne des domaines comme la sécurité sociale, le
repos hebdomadaire, la durée du temps de travail et la retraite
[16]. De l’autre côté, un changement de sens est imprimé à
l’intégration des classes populaires à travers l’intégration
des syndicats à l’Etat, ce qui rendit indissociables les domaines
de l’action politique et sociale, et souvent difficile à
identifier la nature des acteurs collectifs au sein de l’espace
public. Le social n’a jamais été conçu en Argentine comme
une protection des individus et des familles directement assurée par
l’Etat. Entre les deux, il y a « toujours » [17] eu des «
entités intermédiaires » ou des «organisations sociales » —
pour reprendre les formules employées par la tradition péroniste
— perçues comme représentant légitimement les travailleurs.
Le
mouvement des piqueteros ne peut se comprendre que comme une forme de
mémoire
de ce passé incarné en lui. L’empreinte laissée sur l’identité
populaire fut tellement profonde que, même après la
destruction de ce modèle social, d’abord par les militaires
(1976-1983), ensuite par le gouvernement de Carlos Menem
(1989-1999), et alors que la morphologie des classes populaires
est devenue méconnaissable, un double héritage continue à
s’imposer aux mouvements sociaux.
Il
faut considérer en premier lieu la mémoire de l’intégration
sociale. Ce qui est socialement « digne », n’est pas
nécessairement ce qui est perçu comme « juste ». La conscience
sociale se fonde sur la certitude que l’Argentine est une grande
nation et qu’en conséquence, le peuple travailleur mérite de
vivre dans la dignité. Cette conception imprime une marque
forte à la vie politique en même temps qu’elle donne lieu à
une forme particulière de conlit social. C’est dans cette
conception de la dignité que certaines formes de l’action
illégale trouvent une légitimité reconnue, de l’occupation
illégale de terrains urbains aux branchements clandestins sur
les réseaux de services pour aboutir au barrage de routes des
piqueteros. On peut penser qu’il n’est pas juste de couper
la route aux autres citoyens, mais on rétorquera que ce n’est
guère plus juste de ne pas pouvoir vivre dignement de son travail.
Plus profondément encore, la misère n’est pas digne des
Argentins et l’exigence d’une gouvernance qui tienne compte de la
situation des plus démunis n’est rien d’autre qu’une
exigence de respect. « Nous vivons tous, répètent-ils, dans un
pays qui n’est pas un pays pauvre. » Ainsi se mêlent les
sources de légitimité concernant les droits de l’individu.
Aux droits des travailleurs, on ajoute déjà depuis longtemps le
fait d’être Argentin, assurant aussi une forme de dignité,
une base pour l’action et aidant à définir une limite morale
à l’action des gouvernants. Ce sera sur cette base que
la conception de la citoyenneté se déclinera lors de son
entrée dans l’univers populaire.
Le
peuple représenté par les piqueteros est un peuple composé de «
désaffiliés », en ce sens que le concept forgé par Robert
Castel tire toute sa force heuristique du préfixe « dés- ».
Celui-ci vient nous dire que le sujet désaffilié porte en lui la
mémoire, sinon l’expérience, d’une forme plus ou moins
accomplie d’intégration sociale. Il se trouve peut-être
soumis, dans une situation déterminée par le non-emploi et la
pauvreté, mais il sait qu’un autre mode de vie est possible,
et qu’il le mérite. Les hommes et les femmes que nous voyons
mobilisés dans le mouvement piquetero sont fondamentalement des
jeunes, des familles jeunes ayant grandi dans une maison digne,
ayant écouté leurs pères dire je vis de mon travail et pas du vol
et s’étant fait raconter que, comme a dit le Général
[Perón], le travail « dignifie » (« el trabajo dignifica »).
La
sociologie nous a appris depuis longtemps que la trajectoire d’un
individu est aussi importante que sa position dans la structure
sociale. Nous devons maintenant tirer toutes les conséquences
de cet acquis théorique sur le plan politique. Si elle a une
histoire politico-sociale singulière, l’Argentine fait partie des
pays connaissant la grande pauvreté et la fracture sociale
après l’intégration. Sa situation présente doit se lire
comme rupture, comme bifurcation. Sa conjoncture se différencie
ainsi de celle des sociétés où la pauvreté renvoie à une
situation stable, où les choses ont toujours été comme ça.
Ces dernières doivent lire leur conjoncture dans la régularité,
dans la continuité. Il paraît évident que les piqueteros
tirent une partie de leur force morale de cette mémoire d’une
intégration rompue, à partir de laquelle ils luttent pour
la reconnaissance de leurs droits sociaux. Car effectivement,
comme l’a souligné Axel Honneth, les motifs moraux de
l’action collective se trouvent souvent au sein d’une expérience
commune du mépris [18].
Or,
dans le rapport entre les piqueteros et l’Etat se nourrit la
mémoire d’un autre
passé.
Les pauvres, les travailleurs, les nécessiteux doivent être
représentés par leurs organisations populaires, seuls garants
du respect de leurs intérêts. De la même façon que les
syndicats représentent les travailleurs, dans les années
quatre-vingt émerge une nouvelle catégorie d’association.
Les organisations territoriales représentent au niveau du
quartier tous ceux qui sortent de l’orbite de l’action syndicale,
soit par la force du chômage, soit parce que leurs luttes
concernaient d’autres thèmes comme le logement, le cadre de
vie ou les équipements et les services urbains.
Cette
forme d’organisation populaire des années 1980 constitue le
maillon qui fait le passage entre la tradition populaire
incarnée par les syndicats et l’émergence des piqueteros.
Elle hérite de la mémoire syndicale la conviction que les
organisations populaires sont des « entités intermédiaires »,
ce qui veut dire que tout transfert de ressources de la part de
l’Etat doit d’abord se faire vers les associations, et que
dans un second temps seulement celles-ci les transfèrent aux
individus. Le point est d’une importance majeure, car il donne
sa complexité au système politique, et nous devons le lire à la
manière dont Antonio Gramsci étudiait la construction d’une «
hégémonie » en prêtant une attention particulière au rôle
de l’Etat et à la formation des personnels politiques.
Pendant
les années quatre-vingt, un groupe de militants et de dirigeants a
pu bâtir un certain pouvoir grâce à l’administration de ces
ressources. Vers 1986, celui qui est aujourd’hui l’un des
principaux leaders des piqueteros, était un jeune dirigeant
des quartiers issus d’occupations illégales de terrains
urbains [19]. Le mouvement se battait face au tout récent
gouvernement démocratique pour obtenir la propriété des terres
envahies. Mais il refusait que le gouvernement vende les terres
directement aux occupants. Ce dirigeant nous a dit : « Il faut
que l’Etat vende d’abord aux entités intermédiaires (une
association représentant chaque quartier), ensuite ce sera
à l’association de vendre à chaque habitant. C’est la
seule façon de construire du pouvoir populaire. Si l’Etat
vend directement aux habitants, nous n’existons plus. » Il
mesurait
le pouvoir qu’il gagnerait si son organisation devenait
intermédiaire de la vente. Il y voyait non seulement un gain de
légitimité immense, il s’assurait, de surcroît, d’un
rapport avec les habitants pendant les vingt ou trente années
pendant lesquelles ces derniers auraient à payer des
mensualités à l’association (qui ensuite les transférerait
aux caisses de l’Etat). Le gouvernement de l’époque n’a pas
voulu donner raison aux occupants. C’était trop demander pour
la jeune démocratie récemment installée. Non seulement il
cautionnerait un mouvement fondé sur des actes illégaux
(l’occupation de terres), mais il créerait un interlocuteur qu’il
allait institutionnaliser et un pouvoir intermédiaire qui,
raisonnait-il, s’opposait à l’idée d’un citoyen
autonome. En 1987, le péronisme gagna les élections régionales
pour revenir au gouvernement national en 1989 : ce fut chose
faite. Il concéda tout, aux occupants la propriété des terres
et aux organisations le droit d’administrer le transfert. Les
associations de quartier étaient ainsi reconnues comme un
acteur légitime, même lorsque leurs quartiers résultaient
d’une occupation illégale de terrains.
Plus
profondément, cette forme d’action collective correspond à ce que
nous avons développé sur le thème de « l’inscription
territoriale » des classes populaires [20]. Dans ce registre,
l’action des piqueteros n’est plus orientée par la recréation
d’une tradition sociale, sur le plan des formes d’intégration
et de solidarité, non plus que d’une tradition politique,
dans la façon dont les organisations populaires s’intègrent
au système politique.
L’inscription
territoriale des classes populaires
Le
mouvement des piqueteros ne se comprend pas si nous ne tenons pas
compte de la nature du quartier populaire en Argentine, tel
qu’il se présente dans l’immense banlieue de Buenos Aires
(12 millions d’habitants, dont 3 pour la capitale et 9 pour
sa banlieue) et dans les principales villes du pays (Rosario,
Córdoba, Tucumán, Mendoza, Santiago del Estero, Neuquén, Salta,
etc.). Bien qu’il trouve un second versant dans quelques
petites villes minières de province où il s’est enraciné, ce
n’est pas là que le mouvement trouve ses bases principales.
Comme nous l’avons vu, le mouvement prend de l’ampleur quand
il migre vers les villes et que la méthode du barrage est
utilisée par les centaines d’organisations de quartier qui
préexistaient à la naissance du mouvement et qui étaient déjà
fortement mobilisées avant d’être connues comme des «
organisations piqueteras ».
L’Argentine
possède une forte tradition d’organisations de quartier.
Celles-ci prennent la plupart du temps la forme d’associations
et s’occupent de la promotion du cadre de vie local. Le coeur
de cette tradition se trouve dans deux types différents de
quartier. D’une part, dans les quartiers pavillonnaires, où est né
ce qu’on nomme le « fomentismo », des sociétés locales de
promotion de la vie du quartier (les « sociedades de fomento
»), implantées dans beaucoup de quartiers dès l’expansion de
la ville vers 1910 suite à la première grande vague migratoire
d’origine européenne. D’autre part dans les bidonvilles,
sous la forme d’organisations de quartier multiformes
consolidées vers les années soixante : associations mais aussi
soupes populaires, églises, locaux politiques, groupes de
carnaval, de bailanta ou de rock. Ce double mouvement renaît au
début des années quatre-vingt en reprenant une nouvelle force,
une plus vaste extension et une richesse donnée par la
diversité d’acteurs que connaît cette vie locale.
C’est
le mouvement de quartiers issus d’occupations illégales de terres
connus sous le nom d’asentamientos qui donne le nouvel élan.
Face à la crise sociale qui est aussi une crise du logement, un
secteur de l’Eglise catholique se lance dans les invasions de
terrains avec le double objectif de bâtir des quartiers pour les
dizaines de milliers de jeunes familles sans logement, et de
donner une nouvelle impulsion au mouvement populaire anéanti
par la dictature [21]. Un véritable mouvement d’« organisations
territoriales », comme les appellent ses militants, se développe
dans tous les quartiers populaires de la banlieue de Buenos
Aires, au-delà des seuls asentamientos, avec le soutien de
plusieurs partis, d’ONG, et notamment du péronisme qui y voit
la possibilité d’établir un lien avec un secteur social qui
montre une forte potentialité politique et une grande capacité
d’innovation.
Ce
mouvement populaire résulte d’un processus profond d’inscription
territoriale des classes populaires — en même temps qu’il
l’alimente. Cette forme d’inscription sociale contraint le
mouvement par deux exigences résultant de la nature de
l’action collective qui l’anime. La première exigence est
donnée par un besoin de coopérer. Les familles habitant ces
quartiers dépendent de manière croissante d’une
solidarité localement structurée. Plusieurs moments ont
ponctué une conjoncture dans laquelle la collaboration entre
habitants d’un même quartier s’est avérée cruciale. En 1978,
en pleine dictature, plusieurs milliers d’habitants des bidonvilles
de la capitale furent expulsés à la veille du Championnat
mondial de football, leurs maisons rasées par des bulldozers,
et les familles jetées loin dans la banlieue. Déposés par les
militaires aux lisières de la ville, ils ont dû organiser
collectivement des lieux d’habitation là où tout manquait.
Abris, sanitaires, accès à l’eau potable et à l’électricité…
tout dépendait de l’entraide et de la coopération. Puis la crise
sociale aggrave la dépendance mutuelle des pauvres [22]. En
1989, avec une hyper-inflation
qui
a fait fondre la monnaie et littéralement laissé sans ressources
une bonne partie de la population, on assiste à une véritable
crise allant jusqu’à provoquer à grande échelle la famine
et ce pour la première fois dans l’histoire de l’Argentine [23].
Encore une fois, fabrication de pain, soupes populaires, prise
en charge des enfants et des plus démunis nécessitent des
liens de solidarité solidement structurés. Le pays connaît
alors aussi pour la première fois de véritables « émeutes de la
faim », des foules parties de ces quartiers saccageant
commerces et supermarchés [24]. Puis, la récession de
1998-2002 reproduira un scénario identique du point de vue des
classes populaires, bien que provoqué par des causes
économiques diverses. On compte maintenant les pauvres par
millions. Au plus dur de la crise, pour la seule banlieue de
Buenos Aires, on estime le nombre de pauvres à plus de 4 millions,
dont 2,5 millions sont dans l’impossibilité de subvenir à
leurs besoins nutritionnels, et considérés comme « indigents
» selon le classement de l’institut national des statistiques
[25].
La
déstructuration du monde du travail et la désagrégation des formes
de protection sociale ont soumis beaucoup de gens à la
dépendance et à la pauvreté. Mais cette transformation s’est
accompagnée, non de la disparition du rôle social de l’Etat,
mais de son évolution. Il a certes cessé d’être un Etat
social fondant son action sur le principe de la protection
contre les risques, mais il a accru son rôle
d’assistance. Décentralisation et ciblage des politiques
sociales ont été les concepts à travers lesquels le secteur
public a réorienté son action dans une nouvelle conception de
la question sociale ne visant plus à protéger le travail, mais
à « lutter contre la pauvreté [26] ». Cette réorientation
de l’action de l’Etat va mettre des ressources à la disposition
des organisations populaires, et constituer l’une des clefs de la
nouvelle politicité. La deuxième exigence de l’inscription
territoriale est de « sortir » du quartier pour aller chercher
des ressources dans le système institutionnel. En effet, si les
associations de quartier doivent d’une part répondre aux exigences
de la structure de solidarités locales dont elles sont issues,
elles doivent d’autre part se projeter vers le système
politique afin d’y trouver les ressources dont on a nécessairement
besoin dans le quartier.
La
terre et les étoiles, agir au sein du système politique
Comprendre
le mode d’action des mouvements sociaux, dont les piqueteros sont
un versant important dans le cas argentin, c’est comprendre la
façon dont les classes populaires font du politique. C’est ce
que nous appelons la « politicité » populaire, concept visant
à éclairer la nature du lien politique constitutif des classes
populaires. Nous proposons d’employer le mot politicité dans
le même sens qu’on utilise en sociologie les notions de «
sociabilité » ou de « culture » populaire. Il devrait
nous permettre de sortir de la situation d’extériorité dans
laquelle on met les classes populaires lorsque nous parlons du «
rapport au politique », comme si le politique était une
substance ou un univers extérieur, à la fois à leur identité et à
leurs pratiques, avec lequel les individus entreraient en
rapport « après ». Après quoi ?
Après
avoir été socialement déterminés ? Pour sortir de l’impasse, je
suis tenté de dire que « pour sortir du sens commun
sociologique », il faut penser le rapport au politique de
classes populaires à travers la façon dont elles pratiquent le
politique (ce qui implique de donner une lecture politique de ce
qu’habituellement nous appelons leurs pratiques sociales), à
partir du mode dont ses individus et ses groupes conçoivent la
citoyenneté et la mettent en acte. L’action politique des
classes populaires ne se comprend pas si nous la pensons de manière
classique à partir de son seul rapport à l’Etat. Afin de
restituer la complexité de sa conjoncture, nous devons placer
l’Etat au sein d’un système politique qui l’excède. En
effet, les institutions publiques et les autorités nationales et
locales se trouvent, du point de vue des classes populaires, au
sein d’un système d’acteurs où agissent les partis
politiques, les ONG, les églises, les entreprises de services
publics privatisés, les syndicats et toute une panoplie
d’organisations territoriales. Le point de vue des classes
populaires définit ainsi ses opposants et ses partenaires, car
bien que l’Etat joue dans le cas de l’Argentine un rôle
prépondérant et que sa présence soit incontournable dans le
contexte des quartiers, l’accès aux ressources indispensables à
la survie ne peut pas se faire par une action visant uniquement
l’Etat. Celui-ci est perçu comme étant incapable de garantir
à lui seul la distribution des biens et des services
essentiels. L’Etat a perdu le monopole de l’assistance sociale
qui se fait aujourd’hui aussi par le biais d’entreprises
privées qui contrôlent l’accès à l’eau potable ou à
l’électricité, d’ONG ou d’églises qui organisent des soupes
populaires ou la distribution d’aliments, de partis ou de
réseaux politiques qui contrôlent les systèmes d’accès à
l’aide sociale. Les classes populaires connaissent la marge
réduite dont disposent les autorités dans la régulation
sociale. Cet éclatement de l’interlocuteur classique face aux
mouvements sociaux est l’un des éléments essentiels de la
nouvelle politicité populaire.
A
cet éclatement des acteurs intervenant sur le social s’ajoute la
nature de cette action. Dans une logique de garantie de droits à
prétention universelle, le
mouvement
social a pour but de faire reconnaître « ses droits » — ou ceux
auxquels il croit pouvoir légitimement prétendre — et, a
fortiori, de réclamer la garantie de l’accès à ses
bénéfices, leur mise en oeuvre, etc. Dans le cadre, en revanche,
d’une action sociale définie par la « lutte contre la
pauvreté », l’« aide » ou l’« assistance » sociales,
l’action échappe à la logique de droits qu’on aurait pu, un
jour, considérer comme « acquis ». Dans le système actuel il
s’agit au contraire toujours d’une aide ponctuelle, ciblée
sur un territoire ou pointée sur un besoin, mais qui sera
toujours limitée dans le temps. Ce qui guide l’agir des
institutions publiques tout comme celui des ONG de tous genres, c’est
une logique de « projets » financés pour une durée
déterminée. Une fois le financement terminé, il faut passer à
autre chose ou recommencer.
Du
point de vue du quartier, cela provoque une situation
d’indétermination rendant très difficile la construction
d’une logique de « progrès », ou tout au moins de stabilisation
de l’action publique. A l’opposé, les classes populaires sont
condamnées à perpétuité à la mobilisation. Il faut toujours
bouger pour trouver une allocation, un subside, une
intervention, une aide, et il faut le faire vite avant que l’aide
n’aille à l’organisation des autres ou au quartier d’à
côté. C’est ce que les politiques « incitatives »
provoquent la plupart du temps quand elles poussent à la «
participation ». Et comme l’accès aux ressources s’est
décentralisé, cette mobilisation est devenue d’ancrage
territorial. On lutte aujourd’hui pour obtenir un soutien pour la
cantine populaire, on protestera demain parce que le dispensaire
n’a plus de médecin, parce que l’école n’a plus d’eau
potable ou parce que le ramassage d’ordures s’est interrompu.
Lorsqu’une ONG propose de l’argent pour lutter contre le sida, on
le prend, car on sait que ce sera fini quelques mois plus tard
et qu’il faudra prendre alors ce qu’on proposera pour le
quartier, que cela convienne ou pas, car tout est bon à prendre
quand on manque de tout ou presque. Quelle possibilité y a-t-il pour
un
quartier
de la périphérie de Buenos Aires d’agir sur les lignes de
financement qui
seront
déterminées l’année suivante à Bruxelles ou à Washington ?
PNUD, Banque mondiale, Unesco, Unicef, BID, Union européenne
sont les nouveaux acteurs des démocraties locales, agissant par
le biais des ONG qui mettent en place leurs objectifs, mais,
notons-le au passage, ce sont là des acteurs échappant tous à
une quelconque possibilité d’action politique sur eux. Le
système politique déborde amplement l’Etat, même lorsque
celui-ci est fort et sa présence étendue, et rend le jeu
politique local extrêmement complexe.
A
cette présence institutionnelle correspond une myriade
d’organisations de quartier vivant chacune d’un lien
politique particulier. Le groupe de la cantine est financé par
l’église pentecôtiste, le groupe de femmes qui distribue le lait
à travers le « Plan vida » est financé par la Province [27],
les coopératives faisant les canalisations pour l’accès à
l’eau potable vivent des subsides de la mairie, l’église
catholique a acheté les équipements pour la radio FM des
jeunes et leur prête ses locaux où le dimanche un groupe lié
au SERPAJ (une ONG de défense des droits de l’homme) distribue
des repas et des aliments… Ainsi apparaissent et disparaissent,
se réunissent et se divisent les groupements au sein de chaque
quartier, s’affiliant aux différentes fédérations de
piqueteros, qui leur fournissent le gros des ressources arrachées
à l’Etat grâce aux barrages de routes.
En
février 2004, quelques mois après avoir pris le pouvoir et quelques
mois avant les élections législatives de novembre 2005, le
président Kirchner se déplace à La Matanza où il se réunit
avec les leaders des deux principales fédérations de piqueteros,
la CCC et la FTV. Le gouvernement demande du soutien. Les piqueteros
exigent un plan d’eau potable. En effet, l’entreprise Aguas
Argentinas [28] n’a prévu l’arrivée de l’eau qu’en
2023 alors que 500 000 habitants de La Matanza n’y ont pas encore
accès. La décision est prise et le plan Agua + trabajo (« Eau +
travail ») est lancé. Une centaine de coopératives
réaliseront les travaux nécessaires à la mise en place du
réseau pendant un an dans 200 quartiers défavorisés, tandis que
l’Etat et l’entreprise cofinancent et codirigent la mise en
place du réseau. L’eau arrivera juste avant novembre 2005.
C’est-à-dire juste avant l’été où la diarrhée tue des
dizaines d’enfants et où l’hépatite se répand, et juste
avant les élections qui font craindre au gouvernement l’arrivée
d’autres catastrophes. Ce sera aussi juste avant que
gouvernement
national et entreprise multinationale aient à décider du
renouvellement
ou pas du contrat concernant la plus grande concession d’eau
potable
du monde. Dans ce contexte, un détail de la mise en oeuvre du plan
est
décisif.
Puisque le plan n’est pas prévu pour couvrir tout le territoire,
comment
décider
dans quels quartiers l’eau arrivera et lesquels seront laissés à
leur soif ? Et comment va-t-on décider qui composera les
coopératives ? Le partage est simple. Il y a vingt-cinq
quartiers où domine la CCC, vingt-cinq où c’est plutôt la FTV
qui est implantée, et cinquante pour la municipalité. Même
partage pour les coopératives : 25 pour la CCC, 25 pour la FTV
et 50 pour la municipalité de La Matanza. Chaque coopérative
de travail étant composée de 16 membres, leur contrôle permet à
chaque groupe de piqueteros de « donner » du travail à 400
personnes pendant 18 mois.
L’enjeu
est de taille. Ceux qui militent avec d’autres groupes politiques
n’auront rien, ni l’eau ni le travail, et les autres
districts de la banlieue non plus. C’est inscrit dans la logique
de l’action telle qu’elle se voit structurée. C’est ce qui est
à l’origine d’une concurrence qui se multiplie à l’infini
entre associations de quartiers, églises, partis politiques,
provinces, municipalités et groupes de piqueteros — au-delà des
deux puissantes fédérations citées, il y a des dizaines
d’autres groupes de piqueteros, chacun implanté dans un
territoire : Barrios de pie, Movimiento Teresa Rodriguez, Movimiento
de trabajadores desocupados, Polo obrero, Movimiento Independiente de
Jubilados y Desocupados, etc., pour n’en citer que
quelques-uns [29].
Nous
pouvons maintenant tenter une synthèse en disant que le mouvement
des
piqueteros
doit répondre dans son action à une série d’exigences, les unes
individuelles,
les autres collectives, qui tirent son évolution dans des sens
divers et provoquent des tensions en son sein. Mais bien
qu’elles agissent sur l’action
collective
dans des sens fréquemment divergents, c’est parce qu’il arrive à
articuler ces exigences que le mouvement se maintient comme une
forme valable de mobilisation et de représentation du monde
populaire.
La
conjoncture libérale dans laquelle se constitue la politicité des
classes populaires en Argentine impose la démocratie comme
horizon de toute mobilisation collective. Les piqueteros se
mobilisent ainsi au nom du Droit, et l’action collective doit
être comprise sur ce plan comme une lutte pour la
reconnaissance, au sens donné par Axel Honneth à cette
expression. Le mouvement social vise ici une reconnaissance des
droits sociaux tout comme une reconnaissance de l’estime sociale
des individus, ce qui se présente sous le thème de la « dignité »
ou des conditions de vie « dignes ».
Or,
nous avons vu que le thème de la « citoyenneté » ne vint en
Argentine pleinement à la conscience collective qu’à partir
des années quatre-vingt avec le thème des droits de l’homme,
et qu’il se présente avant tout comme associé à des libertés
politiques (liberté d’expression et d’association, non à
la répression, etc.). Cela semble constituer un acquis
s’imposant même au sein des mouvements sociaux qui ont
une organisation interne basée sur des normes démocratiques
(assemblées, vote, liberté d’expression, etc.). Dans un
schéma classique, c’est ce contexte de liberté politique qui
a rouvert pour les classes populaires la légitimité d’une action
en vue de la reconnaissance de « droits sociaux ».
Mais
cette lutte pour la citoyenneté sociale peut être longue et
hasardeux le chemin à parcourir pour assurer
l’institutionnalisation effective des droits. Et les
classes populaires en sont conscientes. Le principal problème
est moins de faire inscrire de nouveaux droits dans la loi que
de rendre « réels » ceux qui sont déjà inscrits dans les textes.
Il faut entre-temps assurer la survie et mener à bras-le-corps une
lutte pour la subsistance. Cet autre combat obéit aux exigences
de l’inscription territoriale. Le mouvement social agit ici
entre les exigences imposées par la structure de
solidarités locales, au niveau du quartier, et les exigences du
système politique et institutionnel où il doit trouver les
ressources pour ramener au quartier la subvention pour la cantine,
quelques allocations pour les sans-emploi, une possibilité
d’améliorer le ramassage des ordures ménagères ou encore
l’éclairage pour ce secteur resté obscur et éloigné de
l’avenue...
La
mobilisation sociale se structure ainsi comme une bataille sans fin.
Les pauvres sont condamnés à la participation, ce qui explique
le caractère endémique des piqueteros. Le travail ne donnant
plus accès à une quelconque sécurité sociale, les individus
et les foyers sont contraints de s’organiser sur une base
territoriale pour agir sur le système politique afin d’en
obtenir tout le reste, tout ce qu’on peut en récupérer. Mais
ce complexe institutionnel ne donne accès qu’à des bénéfices
la plupart du temps limités dans le temps et dans l’espace.
Le résultat des luttes sociales n’a que très rarement
vocation à l’universalité, il ne peut s’inscrire dans le droit
et il est à « durée déterminée ».
Cette
mobilisation contrainte, à perpétuité, où s’inscrit la
politicité populaire,
s’appuie
sur trois types d’action. Les actions de force, comme les coupures
de routes ou les invasions de terrains, l’organisation locale
— essentiellement au niveau du quartier — et le vote comme
monnaie d’échange avec les partis politiques. En effet, en
Argentine (comme dans beaucoup d’autres pays d’Amérique latine),
le vote reste obligatoire, ce qui constitue une force
considérable pour les classes populaires. Les partis se
disputent donc cette force électorale, ce qui permet aux mouvements
de quartier de négocier leurs voix en échange de bénéfices
plus ou moins importants pour leur secteur, selon la conjoncture
politique. C’est ce que beaucoup n’hésiteraient pas à
qualifier de « clientélisme », un clientélisme qui serait, tel
qu’on l’a vu pour le cas argentin, à deux étages : depuis les
partis, l’Etat ou les ONG vers les quartiers, puis depuis les
organisations locales vers les habitants. Cependant, les choses
semblent plus complexes que ce mot ne le donne à voir. En effet, la
charge péjorative de la notion de « clientélisme » est
tellement importante que le qualificatif risque d’aplatir
totalement les plis et les reliefs de la mobilisation populaire.
Sans cette capacité de négociation, la mobilisation sociale
serait réduite à la protestation face à un Etat aux pouvoirs
dramatiquement limités. C’est ce que nous disent les dirigeants
de quartier, dans les mots de l’un des leaders du mouvement
piquetero : « Pour nous c’est du pouvoir populaire, sinon, on
serait morts ! » Ainsi vont les choses dans une démocratie
socialement fracturée. La survie quotidienne devient essentiellement
politique, mais la politique est loin de se faire exclusivement
sur l’agora ou sous la forme d’une communauté de dialogue
libre.
Notes
1.
Ouverture de l’économie, orientation de la base productive à
l’exportation,
réduction
du déficit fiscal, contrôle de l’inflation, « flexibilisation »
et diminution
du
coût de la main-d’oeuvre, « ajustement structurel » de la taille
de l’Etat et
réduction
de la fiscalité…, telles sont les mesures principales de ce «
consensus » réunissant l’opinion du gouvernement des
Etats-Unis et des dirigeants des
principaux
organismes financiers internationaux. L’expression « consensus de
Washington
» fait partie du langage commun journalistique, politique et des
sciences
sociales depuis les années 1990 en Amérique latine. Cf. J.
Williamson : « The Washington Consensus revisited », in
Development Thinking and Practice
Conference,
IDP, Washington DC, Sept. 3-5 , 1996.
2. La
patience du lecteur est ici sollicitée car ce n’est qu’en
parcourant la totalité du texte qu’il pourra approcher d’une
« définition » du néologisme que je ne pourrais résumer en
quelques lignes.
3. Pour
une vision détaillée de l’évolution de la structure sociale, cf.
: Gino Germani, Estructura social de la Argentina. Análisis
estadístico, Buenos Aires, Editorial Raigal, 1955 ; Susana
Torrado, La estructura social de la Argentina 1945-1983, Buenos
Aires, Ediciones de la Flor, 1994, 2da. Edición.
4. Avec
un déclin de 2,5% vers les années 1970, cette proportion entrera en
déclin à partir des années 1980 alors qu’elle est déjà à
66%. Cf. S. Torrado, op. cit.
5.
De fait, le chômage ne dépasse jamais 7% de la population active
entre 1940 et 1980.
6.
Juan Domingo Perón gouverna trois fois l’Argentine : de 1946 à
1952, puis en 1955, où il fut réélu puis déchu par un coup
d’Etat militaire, enfin de 1973 à sa mort, en 1974. D’autres
gouvernements péronistes sont celui de sa deuxième femme,
Isabel Perón (1974-1976), celui de Carlos Menem (1989-1999),
celui de Eduardo Duhalde (2002-2003) et celui de Nestor Kirchner
(2003-). Le péronisme fut proscrit de 1955 à 1973 et de 1976 à
1983.
7.
Le syndicalisme péroniste est l’un des objets privilégiés de la
sociologie et de
l’historiographie
argentines. Citons seulement les travaux majeurs de Juan
Carlos Portantiero et Miguel Murmis : Estudio sobre los orígenes
del peronismo, Buenos Aires, Siglo XXI, 1971; de Juan Carlos
Torre : La formación del sindicalismo peronista, Buenos Aires,
Legasa, 1988, et Los sindicatos en el gobierno, 1973-1976, Buenos
Aires, CEAL, 1989.
8.
Perón n’a jamais perdu une élection. Il remporta la dernière en
1973 avec 64% des voix. En outre, toute élection libre fut
promise à une victoire péroniste jusqu’en 1983, date à
laquelle Raúl Alfonsín remporta l’élection présidentielle.
Cette défaite du péronisme intervint après la mort de Perón
et fait suite à la très dure dictature de 1976-1983 (sans
doute l’une des plus sanglantes qu’ait connues
l’Amérique latine), dont l’un des objectifs était d’en
finir avec l’Argentine péroniste. En outre, le péronisme a
gouverné pendant quinze des vingt-deux années écoulées depuis
la démocratisation de 1983.
9.
La récupération économique a permis de ramener cette proportion à
un peu plus d’un tiers de la population (34% en 2006). Quant
au chômage, il était de 13% en 2005.
10. Jamais
un président démocratiquement élu ne passa le pouvoir à un
président d’un autre parti avant 1983, et jamais un président
élu ou réélu n’a pu finir son mandat avant 1999.
11. Plusieurs
livres et des dizaines d’articles ont été publiés en Argentine
sur le
phénomène.
Le travail de référence est celui de Maristella Svampa et Sebastián
Pereyra
: Entre la ruta y el barrio. La experiencia de las organizaciones
piqueteras, Buenos Aires, Biblios, 2003.
12. En
espagnol d’Argentine, desempleado (« sans-emploi ») est le mot
couramment utilisé pour désigner le « chômeur », tout comme
desempleo (« non-emploi ») désigne la situation de « chômage
». Toutefois, il est important de préciser que les « chômeurs
» argentins ne bénéficient point d’allocation spécifique. Sans
travail et sans revenu, la position du sans-emploi se définit
ainsi entièrement par sa négativité. Nous revenons plus bas
sur cette question.
13.
Entre autres fleurons de l’industrie, Mercedes Benz, Volkswagen,
M.A.N., Borward et Chrysler étaient implantés à La Matanza,
pour ne citer que l’automobile, mais le parc industriel
concernait également le textile, la métallurgie et la chimie.
Seule l’usine de Mercedes Benz située au kilomètre 36 de la
route n° 3 reste en activité à la fin des années 1990.
14. Federación
Tierra y Vivienda.
15.
Ernesto Laclau montre comme une dimension constitutive de la
politique la
capacité
des acteurs à produire des « signifiants vides » capables
d’engendrer une « chaîne d’équivalences » entre des
demandes se présentant jusqu’alors comme singulières,
ponctuelles ou hétérogènes. C’est parce qu’il donne unité à
ce qui était jusqu’à ce moment perçu de façon différenciée
que le signifiant rend possible l’émergence de l’acteur
collectif. Ernesto Laclau, On populist reason, London–New York,
2005.
16. Nous
devons rappeler ici que l’Argentine prépare sa première loi
nationale du travail dès 1904 — sous le gouvernement de Julio
A. Roca. L’une des lois les plus symboliques sanctionnées par
le premier péronisme au début des années 1940 est celle dite
du « Statut des travailleurs ruraux » (Estatuto del peón rural)
qui mit fin à une exploitation de type féodal ou traditionnel
dans le milieu rural, permit de consolider l’agriculture
moderne et favorisa le dernier exode rural.
17. Comme
nous l’avons indiqué, l’histoire sociale argentine ne commence
pas avec l’oeuvre du Colonel (plus tard Général) Perón à
la tête du « Secrétariat au travail » de 1943 à 1945. Mais
le péronisme est parvenu à faire que la mémoire collective
attribue à sa seule initiative l’institutionnalisation des droits
sociaux dans le pays — et cela pendant cinquante ans,
jusqu’à ce que le péroniste Carlos Menem vienne démolir
l’oeuvre des années quarante et cinquante.
18.
Axel Honneth, La Lutte pour la reconnaissance, Paris, Cerf, 2000,
1ère édition allemande, Kampf um Anerkennung,
Frankfurt-am-Main, 1992.
19. Il
s’agit de Luis D’Elia, actuel dirigeant de la FTV, l’un des
principaux leaders des piqueteros nommé au Secrétariat à la
terre et au logement en 2006 par le
gouvernement
Kirchner.
20. Denis
Merklen, Inscription territoriale et action collective. Les
occupations illégales de terres urbaines depuis les années
1980 en Argentine, Lille, ANRT, 2006.
21. Le
premier asentamiento fut organisé par des curés de la zone Sud de
la banlieue de Buenos Aires en 1981, dans le district de
Quilmes. L’initiative est fortement réprimée par les
militaires. Puis le mouvement trouve un ancrage à La Matanza où il
réapparaît en 1986, déjà en démocratie, avant de se répandre
dans toute la banlieue avec des centaines de quartiers abritant
parfois plusieurs milliers de personnes. L’asentamiento « 22
de Enero » par exemple abrite plus de 10 000 habitants.
Malheureusement, il est impossible de fournir des chiffres sur
la population de ces quartiers car selon la manière dont on
produit les données en Argentine, il est impossible d’établir
leur population à partir des recensements.
22. Les
expulsions vers la périphérie de Buenos Aires continuèrent pendant
tout le régime militaire avec les grands travaux de rénovation,
notamment la démolition de milliers de logements pour la
construction d’autoroutes.
23. Avec
un taux d’augmentation des prix de 4 000 % par an au moment le plus
dur, la crise dura près de trois ans entre 1989 et 1991 avec
des effets dévastateurs sur le système social argentin dont le
pays ne se remettra plus.
24. Marie-France
Prévôt Schapira, « Pauvreté, crise urbaine et émeutes de la faim
dans le Grand Buenos Aires », Problèmes d’Amérique latine
95, Paris, 1er trimestre 1990.
25. Cf.
INDEC, plusieurs séries de l’« Encuesta permanente de hogares ».
26.
Denis Merklen, « Du travailleur au pauvre. La question sociale en
Amérique latine », Etudes rurales, n° 165-166, Paris,
Editions de l’EHESS, 2003, pp. 171-196.
27. L’Etat
argentin est un Etat fédéral structurant son administration sur
trois
niveaux
: national (ou fédéral), provincial (la Province représentant
chaque Etat
fédéré)
et municipal (chaque mairie dépendant d’une province). Souvent les
trois instances superposent leurs actions sur un même point du
territoire, ce qui est le cas dans les programmes d’action
sociale.
28. Consortium
dominé par Suez, avec une participation importante de Aguas
de Barcelona, et une fraction minoritaire de capitaux locaux.
29. Je
m’appuie ici, pour la description du Plan Agua + Trabajo, sur
l’enquête que j’ai menée en Argentine sur ce projet entre
mai 2004 et décembre 2005, conjointement avec Marie-France
Prévôt Schapira. Un rapport est en cours de rédaction.
Denis Merklen
Université Paris 7
TUMULTES, numéro 27, 2006
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire