COURT METRAGE DE MAURICE PIALAT par mijosorbier
« La
grande banlieue est la terre élue du p’tit pavillon. C’est la
folie des p’titesses : ma p’tite maison, mon p’tit jardin,
un bon p’tit boulot, une bonne p’tite vie bien tranquille »
L’amour existe,
Documentaire de Maurice Pialat
1960
Durée : 20
minutes.
Lien DailyMotion
Textes
du documentaire, [extraits...].
« Longtemps
j’ai habité la banlieue. Mon premier souvenir est un souvenir de
banlieue. Aux confins de ma mémoire, un train de banlieue passe,
comme dans un film. La mémoire et les films se remplissent d’objets
qu’on ne pourra plus jamais appréhender.
Longuement j’ai habité ce quartier de Courbevoie. Les bombes démolirent les vieilles maisons, mais l’église épargnée fut ainsi dégagée. Je troque une victime contre ces pierres consacrées ; c’était un camarade d’école ; nous chantions dans la classe proche : « Mourir pour la patrie », « Un jour de gloire vaut cent ans de vie ».
Longuement j’ai habité ce quartier de Courbevoie. Les bombes démolirent les vieilles maisons, mais l’église épargnée fut ainsi dégagée. Je troque une victime contre ces pierres consacrées ; c’était un camarade d’école ; nous chantions dans la classe proche : « Mourir pour la patrie », « Un jour de gloire vaut cent ans de vie ».
Les
cartes de géographie Vidal de Lablache éveillaient le désir des
voyages lointains, mais entretenaient surtout leur illusion au sein
même de nos paysages pauvres.
Un regard encore pur peut lire sans amertume ici où le mâchefer la poussière et la rouille sont comme un affleurement des couches géologiques profondes.
Palais, Palace, Eden, Magic, Lux, Kursaal… La plus belle nuit de la semaine naissait le jeudi après-midi. Entassés au premier rang, les meilleures places, les garçons et les filles acquittent pour quelques sous un règne de deux heures.
Parce que les donjons des Grands Moulins de Pantin sont un « Burg » dessiné par Hugo, le verre commun entassé au bord du canal de l’Ourcq scintille mieux que les pierreries.
A quinze ans, ce n’est rien de dépasser à vélo un trotteur à l’entraînement. Le vent d’hiver coupait le polygone du Bois de Vincennes ; moins sévère que le vent de l’hiver à venir qui verrait les Panzers répéter sur le terrain.
Promenades, premiers flirts au bord de la Marne, ombres sombres et bals muets, pas de danse pour les filles, les guinguettes fermeraient leurs volets. Les baignades de la Marne, Eldorado d’hier, vieillies, muettes et rares dorment devant la boue.
Soudain les rues sont lentes et silencieuses. Où seront les guinguettes, les fritures de Suresnes ? Paris ne s’accordera plus aux airs d’accordéon.
La banlieue entière s’est figée dans le décor préféré du film français. A Montreuil, le studio de Méliès est démoli. Ainsi merveilles et plaisirs s’en vont, sans bruit
« La banlieue triste qui s’ennuie, défile grise sous la pluie » chantait Piaf. La banlieue triste qui s’ennuie, défile grise sous la pluie. L’ennui est le principal agent d’érosion des paysages pauvres.
Les châteaux de l’enfance s’éloignent, des adultes reviennent dans la cour de leur école, comme à la récréation, puis des trains les emportent.
La banlieue grandit pour se morceler en petits terrains. La grande banlieue est la terre élue du P’tit pavillon. C’est la folie des p’titesses. Ma p’tite maison, mon p’tit jardin, mon p’tit boulot, une bonne p’tite vie bien tranquille.
Vie passée à attendre la paye. Vie pesée en heures de travail. Vie riche en heures supplémentaires. Vie pensée en termes d’assistance, de sécurité, de retraite, d’assurance. Vivants qui achètent tout au prix de détail et qui se vendent, eux, au prix de gros.
On vit dans la cuisine, c’est la plus petite pièce. En dehors des festivités, la salle à manger n’ouvre ses portes qu’aux heures du ménage. C’est la plus grande pièce : on y garde précieusement les choses précieuses.
Vies dont le futur a déjà un passé et le présent un éternel goût d’attente.
Le pavillon de banlieue peut être une expression mineure du manque d’hospitalité et de générosité du Français. Menacé il disparaîtra.
Pour être sourde la lutte n’en est pas pour autant silencieuse. Les téméraires construisent jusqu’aux avants-postes.
L’agglomération parisienne est la plus pauvre du mon-de en espaces verts. Cependant la destruction systémati-que des parcs an-ciens n’est pas achevée. Massacre au gré des spéculations qui sert la mode de la ré-sidence de faux luxe, cautionnée par des arbres centenaires.
Voici venu le temps des casernes civiles. Univers concentrationnaire payable à tempérament. Urbanisme pensé en termes de voirie. Matériaux pauvres dégradés avant la fin des travaux.
Le paysage étant généralement ingrat. On va jusqu’à supprimer les fenêtres puisqu’il n’y a rien à voir.
Les entrepreneurs entretiennent la nostalgie des travaux effectués pour le compte de l’organisation Todt.
Parachèvement de la ségrégation des classes. Introduc-tion de la ségrégation des âges : parents de même âge ayant le même nombre d’enfants du même âge. On ne choisit pas, on est choisi.
Enfants sages comme des images que les éducateurs désirent. Jeux troubles dans les caves démesurées. Contraintes des jeux préfabriqués ou évasion ? Quels seront leurs souvenirs ?
Le bonheur sera décidé dans les bureaux d’études. La ceinture rouge sera peinte en rose. Qui répète aujourd’hui du peuple français qu’il est indiscipliné. Toute une classe conditionnée de copropriétaires est prête à la relève. Classe qui fait les bonnes élections. Culture en toc dans construction en toc. De plus en plus la publicité prévaut contre la réalité.
Ils existent à trois kilomètres des Champs-Élysées. Constructions légères de planches et de cartons goudronnés qui s’enflamment très facilement. Des ustensiles à pétrole servent à la cuisine et à l’éclairage.
Nombre de microbes respirés dans un mètre cube d’air par une vendeuse de grands magasins : 4 millions
Nombre de frappes tapées dans une année par une dactylo : 15 millions
Déficit en terrain de jeux, en terrain de sport :75%
Déficit en jardin d’enfant : 99%
Nombre de lycées dans les communes de la Seine : 9. Dans Paris : 29
Fils d’ouvriers à l’Université : 3%. A l’Université de Paris : 1,5%
Fils d’ouvriers à l’école de médecine : 0,9%.
A la Faculté de lettres : 0,2%
Théâtre en-dehors de Paris : 0. Salle de concert : 0
La moitié de l’année, les heures de liberté sont dans la nuit. Mais tous les matins, c’est la hantise du retard.
Départ à la nuit noire. Course jusqu’à la station. Trajet aveugle et chaotique au sein d’une foule serrée et moite. Plongée dans le métro tiède. Interminable couloir de correspondance. Portillon automatique. Entassement dans les wagons surchargés. Second trajet en autobus. Le travail est une délivrance. Le soir, on remet ça : deux heures, trois heures, quatre heures de trajet chaque jour.
Cette eau grise ne remue que les matins et les soirs. Le gros de la troupe au front du travail, l’arrière tient. Le pays à ses heures de marée basse.
L’autobus, millionnaire en kilomètres, et le travailleur, millionnaire en geste de travail, se sont séparés une dernière fois, un soir, si discrètement qu’ils n’y ont pas pris garde.
D’un côté les vieux autobus à plate-forme n’ont pas le droit à la retraite, l’administration les revend, ils doivent recommencer une carrière.
De l’autre, les vieux travailleurs. Vieillesse qui doit, dans l’esprit de chaque salarié, indubitablement survenir. Vieillesse comme récompense, comme marché que chacun considère avoir passé. Ils ont payé pour ça. Payé pour être vieux. Le seul âge où l’on vous fout la paix. Mais quelle paix ? Le repos à neuf mille francs par mois. L’isolement dans les vieux quartiers. L’asile. Ils attendent l’heure lointaine qui revient du pays de leur enfance, l’heure où les bêtes rentrent. Collines gagnées par l’ombre. Aboiement des chiens. Odeur du bétail. Une voix connue très lointaine… Non. Ils pourraient tendre la main et palper la page du livre, le livre de leur première lecture.
Les squares n’ont pas remplacé les paysages de L’Ile de France qui venaient, hier encore, jusqu’à Paris, à la rencontre des peintres.
Le voyageur pressé ignore les banlieues. Ces rues plus offertes aux barricades qu’aux défilés gardent au plus secret des beautés impénétrables. Seul celui qui eût pu les dire se tait. Personne ne lui a appris à les lire. Enfant doué que l’adolescence trouve cloué et morne, définitivement. Il n’a pas fait bon de rester là, emprisonné, après y être né. Quelques kilomètres de trop à l’écart.
Des années et des années d’hôtels, de « garnis ». Des entassements à dix dans la même chambre. Des coups donnés, des coups reçus. Des oreilles fermées aux cris. Et la fin du travail à l’heure où ferment les musées. Aucune promotion, aucun plan, aucune dépense ne permettra la cautérisation. Il ne doit rien rester pour perpétrer la misère. La leçon des ténèbres n’est jamais inscrite au flanc des monuments.
La main de la gloire qui ordonne et dirige, elle aussi peut implorer. Un simple changement d’angle y suffit.
Un regard encore pur peut lire sans amertume ici où le mâchefer la poussière et la rouille sont comme un affleurement des couches géologiques profondes.
Palais, Palace, Eden, Magic, Lux, Kursaal… La plus belle nuit de la semaine naissait le jeudi après-midi. Entassés au premier rang, les meilleures places, les garçons et les filles acquittent pour quelques sous un règne de deux heures.
Parce que les donjons des Grands Moulins de Pantin sont un « Burg » dessiné par Hugo, le verre commun entassé au bord du canal de l’Ourcq scintille mieux que les pierreries.
A quinze ans, ce n’est rien de dépasser à vélo un trotteur à l’entraînement. Le vent d’hiver coupait le polygone du Bois de Vincennes ; moins sévère que le vent de l’hiver à venir qui verrait les Panzers répéter sur le terrain.
Promenades, premiers flirts au bord de la Marne, ombres sombres et bals muets, pas de danse pour les filles, les guinguettes fermeraient leurs volets. Les baignades de la Marne, Eldorado d’hier, vieillies, muettes et rares dorment devant la boue.
Soudain les rues sont lentes et silencieuses. Où seront les guinguettes, les fritures de Suresnes ? Paris ne s’accordera plus aux airs d’accordéon.
La banlieue entière s’est figée dans le décor préféré du film français. A Montreuil, le studio de Méliès est démoli. Ainsi merveilles et plaisirs s’en vont, sans bruit
« La banlieue triste qui s’ennuie, défile grise sous la pluie » chantait Piaf. La banlieue triste qui s’ennuie, défile grise sous la pluie. L’ennui est le principal agent d’érosion des paysages pauvres.
Les châteaux de l’enfance s’éloignent, des adultes reviennent dans la cour de leur école, comme à la récréation, puis des trains les emportent.
La banlieue grandit pour se morceler en petits terrains. La grande banlieue est la terre élue du P’tit pavillon. C’est la folie des p’titesses. Ma p’tite maison, mon p’tit jardin, mon p’tit boulot, une bonne p’tite vie bien tranquille.
Vie passée à attendre la paye. Vie pesée en heures de travail. Vie riche en heures supplémentaires. Vie pensée en termes d’assistance, de sécurité, de retraite, d’assurance. Vivants qui achètent tout au prix de détail et qui se vendent, eux, au prix de gros.
On vit dans la cuisine, c’est la plus petite pièce. En dehors des festivités, la salle à manger n’ouvre ses portes qu’aux heures du ménage. C’est la plus grande pièce : on y garde précieusement les choses précieuses.
Vies dont le futur a déjà un passé et le présent un éternel goût d’attente.
Le pavillon de banlieue peut être une expression mineure du manque d’hospitalité et de générosité du Français. Menacé il disparaîtra.
Pour être sourde la lutte n’en est pas pour autant silencieuse. Les téméraires construisent jusqu’aux avants-postes.
L’agglomération parisienne est la plus pauvre du mon-de en espaces verts. Cependant la destruction systémati-que des parcs an-ciens n’est pas achevée. Massacre au gré des spéculations qui sert la mode de la ré-sidence de faux luxe, cautionnée par des arbres centenaires.
Voici venu le temps des casernes civiles. Univers concentrationnaire payable à tempérament. Urbanisme pensé en termes de voirie. Matériaux pauvres dégradés avant la fin des travaux.
Le paysage étant généralement ingrat. On va jusqu’à supprimer les fenêtres puisqu’il n’y a rien à voir.
Les entrepreneurs entretiennent la nostalgie des travaux effectués pour le compte de l’organisation Todt.
Parachèvement de la ségrégation des classes. Introduc-tion de la ségrégation des âges : parents de même âge ayant le même nombre d’enfants du même âge. On ne choisit pas, on est choisi.
Enfants sages comme des images que les éducateurs désirent. Jeux troubles dans les caves démesurées. Contraintes des jeux préfabriqués ou évasion ? Quels seront leurs souvenirs ?
Le bonheur sera décidé dans les bureaux d’études. La ceinture rouge sera peinte en rose. Qui répète aujourd’hui du peuple français qu’il est indiscipliné. Toute une classe conditionnée de copropriétaires est prête à la relève. Classe qui fait les bonnes élections. Culture en toc dans construction en toc. De plus en plus la publicité prévaut contre la réalité.
Ils existent à trois kilomètres des Champs-Élysées. Constructions légères de planches et de cartons goudronnés qui s’enflamment très facilement. Des ustensiles à pétrole servent à la cuisine et à l’éclairage.
Nombre de microbes respirés dans un mètre cube d’air par une vendeuse de grands magasins : 4 millions
Nombre de frappes tapées dans une année par une dactylo : 15 millions
Déficit en terrain de jeux, en terrain de sport :75%
Déficit en jardin d’enfant : 99%
Nombre de lycées dans les communes de la Seine : 9. Dans Paris : 29
Fils d’ouvriers à l’Université : 3%. A l’Université de Paris : 1,5%
Fils d’ouvriers à l’école de médecine : 0,9%.
A la Faculté de lettres : 0,2%
Théâtre en-dehors de Paris : 0. Salle de concert : 0
La moitié de l’année, les heures de liberté sont dans la nuit. Mais tous les matins, c’est la hantise du retard.
Départ à la nuit noire. Course jusqu’à la station. Trajet aveugle et chaotique au sein d’une foule serrée et moite. Plongée dans le métro tiède. Interminable couloir de correspondance. Portillon automatique. Entassement dans les wagons surchargés. Second trajet en autobus. Le travail est une délivrance. Le soir, on remet ça : deux heures, trois heures, quatre heures de trajet chaque jour.
Cette eau grise ne remue que les matins et les soirs. Le gros de la troupe au front du travail, l’arrière tient. Le pays à ses heures de marée basse.
L’autobus, millionnaire en kilomètres, et le travailleur, millionnaire en geste de travail, se sont séparés une dernière fois, un soir, si discrètement qu’ils n’y ont pas pris garde.
D’un côté les vieux autobus à plate-forme n’ont pas le droit à la retraite, l’administration les revend, ils doivent recommencer une carrière.
De l’autre, les vieux travailleurs. Vieillesse qui doit, dans l’esprit de chaque salarié, indubitablement survenir. Vieillesse comme récompense, comme marché que chacun considère avoir passé. Ils ont payé pour ça. Payé pour être vieux. Le seul âge où l’on vous fout la paix. Mais quelle paix ? Le repos à neuf mille francs par mois. L’isolement dans les vieux quartiers. L’asile. Ils attendent l’heure lointaine qui revient du pays de leur enfance, l’heure où les bêtes rentrent. Collines gagnées par l’ombre. Aboiement des chiens. Odeur du bétail. Une voix connue très lointaine… Non. Ils pourraient tendre la main et palper la page du livre, le livre de leur première lecture.
Les squares n’ont pas remplacé les paysages de L’Ile de France qui venaient, hier encore, jusqu’à Paris, à la rencontre des peintres.
Le voyageur pressé ignore les banlieues. Ces rues plus offertes aux barricades qu’aux défilés gardent au plus secret des beautés impénétrables. Seul celui qui eût pu les dire se tait. Personne ne lui a appris à les lire. Enfant doué que l’adolescence trouve cloué et morne, définitivement. Il n’a pas fait bon de rester là, emprisonné, après y être né. Quelques kilomètres de trop à l’écart.
Des années et des années d’hôtels, de « garnis ». Des entassements à dix dans la même chambre. Des coups donnés, des coups reçus. Des oreilles fermées aux cris. Et la fin du travail à l’heure où ferment les musées. Aucune promotion, aucun plan, aucune dépense ne permettra la cautérisation. Il ne doit rien rester pour perpétrer la misère. La leçon des ténèbres n’est jamais inscrite au flanc des monuments.
La main de la gloire qui ordonne et dirige, elle aussi peut implorer. Un simple changement d’angle y suffit.
« Le
personnage principal du film
est
donc la banlieue elle-même »
« Un
film périphérique »
Critique de
Stéphane Le Roux
(extraits)
L’amour
existe,
le premier film professionnel de Maurice Pialat, réalisé en 1960, a
pu être redécouvert en 2001 lors d’une rétrospective intitulée
« Courts métrages Nouvelle Vague », autour des
productions Braunberger. Or, sa présence dans la programmation
semblait tenir uniquement à sa date de sortie, tant il annonce les
préoccupations ou le style de son auteur davantage qu’il ne
participe aux bouleversements qui secouent le cinéma français à la
lisière des années 60. Terriblement désespéré quoique
cyniquement sobre, ce documentaire sur la banlieue est une œuvre de
et sur la marge, à la périphérie du genre documentaire par le
traitement de son sujet, sans que sa mise en scène ne se calque pour
autant sur ce jeune cinéma qui tente à l’époque de bouleverser
le langage filmique.
Un documentaire inclassable par défaut
Au
milieu de la production documentaire des années 50-60, L’amour
existe est
sans doute un film un peu à part, non par son originalité, qualité
alors répandue dans le court métrage, mais dans un certain
entre-deux : ni tout à fait un film sur la banlieue suivant les
lois ou habitudes du genre documentaire, ni tout à fait un essai
cinématographique, inventif et personnel, cherchant à s’exprimer
pour lui-même. Un film sans repère, à étudier peut-être
davantage pour ce qu’on n’y trouve pas que pour ce qu’on y
trouve.
En
première analyse, c’est probablement les imprécisions
structurelles qui déroutent. Au niveau spatial, on baigne dans un
flou géographique, sans zone délimitée. Il n’y a pas, comme dans
un documentaire traditionnel, de présentation ordonnée d’un ou
plusieurs lieux, avec ses endroits clés, un quartier type, une
usine, une école, clairement identifiés, qui permettent une
certaine proximité du spectateur. Si le commentaire nous indique
quelques noms, Courbevoie, les moulins de Pantin, le bois de
Vincennes, les fritures de Suresnes, les studios Méliès de
Montreuil, ils permettent à peine à un non-Parisien de se situer.
Surtout, on passe d’un endroit à un autre sans être prévenu,
sans justification, et le plus souvent sans que soient indiqués les
importants sauts d’un plan à l’autre, de la banlieue
pavillonnaire (près d’un aéroport ?) au HLM de
Goussainville, ou de Sarcelles aux bidon-villes de Nanterre. Cette
absence de structure spatiale, construite davantage pour égarer que
pour guider à travers la banlieue, laisse une impression de monde
vaste, aux contours imprécis, et sans identité, car tout se
ressemble, froid et inhospitalier.
Le
flottement narratif, ensuite, sans cohérence ni linéarité
précises, empêche l’émergence d’une structure temporelle, par
exemple le récit d’une journée ou d’une semaine ordinaire de
banlieue. Certes, l’alternance entre le jour et la nuit, mimée ou
non par une fermeture et une ouverture au noir, paraît autoriser
quelques ponctuations franches et habiles, notamment entre la
séquence des souvenirs d’enfance de Pialat et la présentation de
la banlieue pavillonnaire, ou encore entre la soirée des jeunes
délinquants et le matin du départ au travail. Mais cette dernière
transition, par exemple, n’ouvre pas vraiment une séquence
cohérente, décrivant le monde du travail comme on peut d’abord
l’imaginer, puisqu’on enchaîne sans démarcation avec les scènes
de la retraite et du crépuscule qui achèvent le film. On retrouve
une alternance jour/nuit pendant la séquence des cités HLM, après
celle des banlieues pavillonnaires, puis des bidonvilles, mais pas au
moment précis des transitions de l’une à l’autre. D’ailleurs
l’ouverture même du film est une succession de plans de piétons
et d’embouteillages, de jour, puis de nuit, puis encore de jour,
sans donc qu’on puisse savoir s’il s’agit du lever ou du
coucher du soleil, du commencement ou de la fin d’une journée de
travail, ce qui aurait permis de poser explicitement un rythme
narratif. On ne peut alors évoquer un refus de repères à
proprement parler, car les transitions peuvent être très
classiques, mais affirmer le rejet de système, quadrillant la
continuité du film, en séparant des séquences équilibrées et
cohérentes.
L’imprécision
énonciative est encore plus flagrante. On ne sait jamais vraiment
qui nous parle et sur quel ton. Après des plans de gare et de
circulation automobile uniquement bruités au début du film, un
récitant nous parle de son enfance, sur une musique lancinante de
Georges Delerue. Le commentaire écrit par Pialat et dit par
Jean-Loup Reinhold nous entraîne alors sur un registre résolument
intime et nostalgique (« Longtemps, j’ai habité la banlieue.
Mon premier souvenir est un souvenir de banlieue… »), grâce
à quelques événements et lieux précis, une école, un cinéma, la
perte d’un ami. Ensuite, ce commentaire change brutalement, en
adoptant le ton explicatif d’un observateur extérieur et
omniscient, quasi statistique (« Déficit en terrains de jeu,
déficit en terrains de sport : 75 %. Déficit en jardins
d’enfants : 99 % », etc.), où perce aussi
suffisamment de cynisme pour ne pas rester neutre (« La grande
banlieue est la terre élue du p’tit pavillon. C’est la folie des
p’titesses : ma p’tite maison, mon p’tit jardin, un bon
p’tit boulot, une bonne p’tite vie bien tranquille »). Et
l’on revient finalement à un ton plus nostalgique, puis quasi
existentiel à la toute fin. On oscille donc entre les souvenirs
d’enfance, la démonstration sociopolitique et le constat acerbe.
Quant
à l’objectif du documentaire et son développement, difficile d’en
exposer les grandes lignes. Il est délicat par exemple d’identifier
avec certitude un ou des thèmes précis avec un fil conducteur, qui
reviendraient comme des points de repère, et surtout un morcellement
par étapes, les pièces d’un puzzle, que celui-ci soit
pédagogique, dramatique, autobiographique, politique, purement
artistique ou descriptif. Pas non plus de progression dans le choix
des lieux et des conditions de vie, que celle-ci soit historique ou
sociologique. En cela, il aurait pu paraître évident, comme le
faisaient certaines mairies, communistes notamment, pour vanter la
construction de leurs cités ouvrières qui sortaient les gens de la
misère, de montrer d’abord les bidonvilles, puis les HLM, et enfin
les banlieues pavillonnaires. Pialat semble étranger à cet utopisme
ambiant de l’époque qui tendait à considérer ces cités en dur
comme remède, mais ne cherche pas non plus à glorifier un passé
désormais enfoui sous les couches de ciment, en comparant la
banlieue moderne avec des photos ou des images idylliques de ce qui
est définitivement perdu. Plus clairement, la nostalgie, même très
prononcée, ne prend jamais un tour conservateur ou réactionnaire.
Il ne s’agit donc pas d’un argumentaire, d’un réquisitoire
contre un système où l’on accuse des bourreaux, où l’on défend
des thèses, ni non plus d’une entreprise de pure forme, où
l’essai artistique primerait sur le contenu. Sans doute pourrait-on
parler alors d’une tentative de captation à l’état brut de ce
qu’est la banlieue, à travers la sensibilité propre du cinéaste
mais aussi avec distance et sans illusions.
Enfin,
l’absence de repères majeure de L’amour
existe est
celle de personnages, de relais humains guidant notre parcours et à
qui nous identifier. Ils n’existent pas en tant que caractères.
Aucun habitant n’est nommé, aucun ne prend la parole ; on ne
retrouve personne au long du film, comme une tête familière que
l’on recroise, tels l’ouvrier avec qui l’on découvre une
usine, l’écolier, l’utilisateur de transports en commun, qui
peuplent habituellement les documentaires. Tout au plus voyons-nous
une ménagère dans sa salle à manger ou sa cuisine, et, même si
elle époussette ses meubles et ouvre les placards spécialement pour
la caméra, elle n’est pas présentée comme une hôtesse qui nous
introduirait dans sa demeure. Son intervention est mise en scène
simplement, et non pas lourdement fictionnalisée. Toute épaisseur
émotionnelle y est également gommée. Certes, la scène de bagarre
dans le terrain vague mime le cadrage et le montage d’un vrai
reportage, mais le bruit des avions, préféré à ceux des coups et
des chutes, des cris ou des pleurs, empêche toute compassion ou tout
effet spectaculaire. Pas de dimension psychologique non plus, ou
seulement celle du narrateur qui tire des conclusions résignées sur
l’enfance en banlieue (« Jeux troubles dans les caves.
Contraintes de jeux préfabriqués, ou évasion. Quels seront leurs
souvenirs ? […] Qu’il n’a pas fait bon de rester là
emprisonné après y être né »).
Désincarnés,
les êtres n’existent pas en tant que personnes. Le commentaire les
réduit à des groupes socioprofessionnels, avec la syntaxe et le ton
statisticiens des bureaux d’études de l’urbanisme ou de la
médecine du travail (« Nombre de microbes respirés dans un
mètre cube d’air par une vendeuse de grand magasin : 4
millions. Nombre de frappes tapées dans une année par une dactylo :
15 millions. […] Fils d’ouvriers à l’université : 3 %.
À l’université de Paris : 1,5 %. Fils d’ouvriers à
l’école de médecine : 0,9 %. À la faculté des
lettres : 0,2 % »). Seul Pialat narrateur semble
s’exprimer, même si le commentaire n’est pas entièrement à la
première personne, et le passé qu’il évoque n’a pas l’air
plus vivant que le présent. Le seul protagoniste non pas nommé mais
individualisé est justement un absent de marque puisqu’il s’agit
de l’ami perdu à la guerre. Ailleurs, des enfants hantent comme
des fantômes la salle de cinéma vide, les bords de la Marne ont
perdu toute trace des guinguettes, tandis que des retraités, eux
pourtant bien réels, ne sont que leur propre reflet dans les vitres,
comme s’ils n’appartenaient déjà plus au monde. Figés dans
leurs maisons, leurs jardins, ou déambulant dans les rues, les êtres
ne dépassent jamais le statut de simple figurant, brillant par leur
transparence. Le cinéaste préfère d’ailleurs s’éterniser sur
les paysages vierges d’animation humaine, pendant que la population
est enfermée au travail derrière les grilles.
Le
personnage principal du film est donc la banlieue elle-même, abordée
sous tous ses angles, pour en brosser un portrait hétéroclite, et
la partie nostalgique du commentaire exprimerait une sorte de mémoire
omnisciente de cette banlieue, à laquelle Pialat ne fait que prêter
ses souvenirs personnels, et d’autres plus généraux.
Un portrait de la banlieue
En
fait, cette difficulté à déceler des structures représente
pertinemment le projet thématique et esthétique de Pialat, celui
d’un film sur la banlieue, ou plutôt d’un film-banlieue. La
composition de L’amour
existe tourne
bel et bien autour de cette impossibilité de trouver un centre, un
endroit où se poser, comme un univers en éternel transit.
15Pialat
nous décrit un monde de l’entre-deux, uniquement constitué de
lieux de passage, semble-t-il, des seuils. La gare évidemment, avec
ses sonneries de départ et ses panneaux indicateurs des voies, mais
aussi les couloirs, les escaliers automatiques, les trottoirs, sont
les principaux « centres acentrés » de cet espace, et
toujours pris entre la nuit et le jour, le domicile et le travail.
Les voitures également, même vantées par la pub, les vélos,
mobylettes, avions, mais surtout trains de banlieue, métro,
transports en commun où l’on passe de deux à trois heures par
jour pendant quarante ans, représentent ces véhicules de nulle
part, sans terminus, condamnés à l’aller et retour perpétuel.
Tout y est lieu transitoire, hall de HLM, caves, cages d’escaliers,
seuil entre la cuisine et la salle à manger, où l’on se doit de
chausser les patins, allées de jardin, portes ouvertes ou ouvertures
sans porte des bidonvilles, porche de l’église de Courbevoie,
pont, viaduc, arches de vieilles pierres à travers lesquelles on
découvre les cités HLM modernes, etc. Encore, les zones
périphériques, les endroits limites sont récurrents, à l’image
des berges, naturelles ou en chantier, terrains vagues ou quartiers
pavillonnaires en bordure d’aéroport, fenêtres de salle de
classe, de pavillons, grillages, barreaux, et minuscules fenêtres
des HLM que le montage fait proliférer. Un monde du transit
caractérise cette banlieue, un entre-deux sans endroit où se fixer,
où l’on ne fait jamais que passer, où l’on n’a pas eu la
chance de naître « quelques kilomètres de trop à l’écart ».
16Si
quelques courts métrages documentaires de cette époque présentaient
alors les mêmes réserves sur les ghettos modernes, tels La
Crise du logement (1955)
de Jean Dewever et Les
Enfants des courants d’air (1959)
d’Édouard Luntz, ils restaient malgré tout plutôt descriptifs et
sociologiques. En fait, cette thématique de la transition éternelle
appartient proprement à Pialat, et ce personnage-banlieue contient
en germe les futures préoccupations de ses films. L’auteur sera
toujours directement ou indirectement obsédé par l’entre-deux,
les lieux acentrés, et est en cela un cinéaste de la banlieue. Au
niveau géographique, d’abord, ses intrigues se développent
souvent au cœur de ces zones périphériques où habitent les
classes moyennes ou modestes, qu’elles soient parisiennes
dans Loulou(1980)
ou provinciales dans L’Enfance
nue ou Passe
ton bac d’abord…(1979).
On pourrait élargir cet espace de Pialat à la province même, à la
France profonde, contemporaine ou d’antan, proche de la
capitale, La
Maison des bois (1970-1971), Van
Gogh (1991),
ou plus lointaine, La
Gueule ouverte (1974), Sous
le soleil de Satan (1987).
La province chez lui représente une sorte de gigantesque banlieue de
Paris, imprégnée de ce sentiment d’être isolé de l’endroit où
les choses importantes se passent, que ce soit Van Gogh et le monde
de la peinture, la guerre 14-18 de La
Maison des bois ou
la paroisse de l’abbé Donissan de Sous
le soleil de Satan.
En cela, les villages ou quartiers de ses films, et donc les
personnages qui les peuplent, diffèrent radicalement de la petite ou
moyenne bourgeoisie qui occupe la majorité du paysage de la Nouvelle
Vague.
-
2 Maurice Pialat, L’Étoile/Cahiers du cinéma, 1992, p. 48.
17On
pourrait avancer également que les exceptions confirment la règle,
car ce thème de la périphérie est beaucoup plus profond que le
simple choix des lieux où prennent place les intrigues. En effet,
même les films parisiens s’y attachent d’une certaine manière,
à travers une communauté marginale comme la petite mafia maghrébine
et le monde de la nuit de Police (1985),
ou les êtres en rupture de leur cellule familiale tels l’adolescente
d’À
nos amours. et
le père divorcé du Garçu (1995).
L’Homo
pialatus,
selon l’expression de Joël Magny 2,
est par définition un personnage de passage. Enfants perdus, couples
fragiles, débuts dans la vie active ou aux frontières de la mort et
de l’au-delà. Tous sont pris entre deux mondes, deux âges, et
patinent dans cet entre-deux sans pouvoir s’en extraire, comme
s’ils n’étaient finalement qu’à la banlieue d’eux-mêmes.
Ainsi les héros ne sont pas souvent clairement identifiables, mais
sont fortement concurrencés par une pléiade de comparses. Ce
portrait de la banlieue n’est alors pas vraiment éloigné du
déracinement, de la perpétuelle recherche d’eux-mêmes des
personnages des longs métrages de Pialat, qui n’arrivent pas à
trouver leur place dans l’espace familial, social, et même
artistique et religieux. De là découle probablement cette obsession
du cinéaste pour les lieux de passage, les arrêts de bus, couloirs
d’entrée, porches de maison, chambres d’hôtel ou appartements
provisoires, qui accueillent les personnages de ses films pour
aussitôt les éjecter.
18Finalement, L’amour
existe s’apparente
tout à la fois à une course sur place et à un éternel transit, où
l’on oscille sans cesse entre inertie et mouvement. Entre la
première séquence de gare et celle du commentaire nostalgique, par
exemple, la transition s’effectue par un travelling latéral d’un
train d’où l’on voit les bâtisses, puis de l’intérieur d’une
maison qui laisse penser à un terminus, une arrivée reposante chez
soi après la journée de travail. Mais aussitôt, on y voit passer
un train par la fenêtre et un travelling avant se déclenche vers
celle-ci comme un appel irrésistible de l’extérieur. Ce monde
semble fonctionner comme si tout déplacement tendait vers un retour
à l’inertie, et si, à l’inverse, toute inertie était tentée
par le mouvement. N’est-ce pas là la profonde aporie existentielle
entre l’éternel voyageur qui regrette de ne pouvoir rester sur le
quai, au chaud dans son foyer, et celui qui justement reste toujours
sur le quai, enviant l’autre qui va voir du pays, ailleurs où
l’herbe est plus verte ? Seulement, ce travelling amorcé vers
la fenêtre est immédiatement contré par un travelling arrière,
comme une résignation. Peu après, cette frustration du départ
impossible s’exprime encore plus clairement. Quand le commentaire
évoque les cartes Vidal de La Blache des salles de classe, qui
entretenaient les rêves d’évasion, cet ailleurs à peine entrevu
est aussitôt détruit dans le raccord par la morne réalité d’un
paysage en chantier, que seul « un regard encore pur peut lire
sans amertume ». Même la salle de cinéma déserte, par un
lent travelling le long des rangées de chaises, comme plus tard les
boîtes aux lettres impersonnelles, anéantit toute possibilité de
fuite, ne serait-ce que par l’imagination.
19Ici,
on retrouve les références chères à Pialat, autour du cinéma
français d’avant guerre. Pensons par exemple au malaise des héros
de Carné se soignant par un rêve d’exotisme, le Gabin déserteur
du Quai
des brumesattendant
un départ dans le port du Havre, la fuite ratée de M. Edmond
d’Hôtel
du Nord qui
n’échappe pas à son passé, mais aussi Pépé
le Mokode
Duvivier, etc. Ce fantasme d’un mieux qui nous attend ailleurs et
auquel on s’accroche pour continuer à supporter le quotidien
semble symptomatique d’une mentalité « banlieue » qui
tend à considérer la situation comme provisoire, pour préparer de
meilleurs lendemains, à l’image des immigrés venus travailler en
rêvant de retour dans leur pays d’origine, mais finissant par ne
jamais repartir. L’amour
existereprésenterait
en quelque sorte cette douloureuse prise de conscience que la vie
tout entière est un « provisoire qui dure », d’autant
que Pialat ne semble pas avoir besoin de voyage, à la manière du
Marius de Pagnol ou du Bardamu de Céline, pour constater en
définitive que « là-bas c’est pas mieux qu’ici ».
-
3 Cahiers du cinéma n° 304, octobre 1979, p. 5.
20En
fait, la seule structure du film plus ou moins repérable serait une
sorte de parabole sur le cycle de la vie. Sous-jacent à ces
déambulations en banlieue, il s’agit bien d’un voyage à travers
les âges que nous propose Pialat. À ses propres souvenirs
d’enfance, dont la séquence de la banlieue pavillonnaire fait
partie, succèdent les jeux d’enfants dans les caves, qui
aboutissent naturellement, semble nous dire le commentaire, aux jeux
plus dangereux d’une adolescence sans repères. À l’âge adulte,
les perspectives ne sont guère plus réjouissantes, entre un travail
précaire et les heures dans les transports en commun (« Vies
passées à attendre la paye »). Enfin, la vieillesse est tout
juste présentée comme un soulagement amer après une vie de labeur
(« Vieillesse comme récompense, comme marché que chacun
considère d’avoir passé. Ils ont payé pour ça, payé pour être
vieux »), précédant le retour aux lointains souvenirs
d’enfance, quand toutes les images du passé défilent avant la
mort. Se retrouve ici en germe le triptyque des premiers longs
métrages du réalisateur, L’Enfance
nue, Nous ne vieillirons pas ensemble et La
Gueule ouverte, où
domine ce terrible sentiment qu’aucun âge de la vie ne vaut mieux
qu’un autre. L’amour existe révèle
déjà le profond immobilisme qui parcourt la filmographie du
cinéaste. Aucune tentative dans ce court métrage de démontrer, de
comprendre, de décortiquer la cause du mal-être qui gangrène cette
banlieue, de même qu’il en sera pour les personnages des longs ;
ces sujets ne sont jamais prétexte à une expertise sociale ou
psychologique. « Le mal est fait », écrivait Jean
Narboni en titre d’un article sur Pialat3,
inutile alors d’essayer vainement de le soigner. S’il y a comme
dans les longs une blessure d’origine, douloureuse, le cinéaste
s’attache davantage à décrire les conséquences présentes que
les causes passées. Ici, cette blessure est probablement la guerre,
qui hante les souvenirs du commentateur, mais sans qu’une image ne
la représente, sans vraiment s’y attarder. Le film se focalise sur
une prise à vif de l’existence en banlieue, la description d’un
certain malaise enfoui, mais que l’on ne cherche surtout pas à
faire resurgir, comme une thérapie. Chez Pialat, on ne panse pas une
plaie en remontant aux causes du mal.
21L’amour
existe mêle
donc les impressions contradictoires d’un éternel surplace et
d’une irrémédiable fuite en avant, d’une vie qui nous échappe,
d’une somme de moments à jamais perdus. Ainsi « la mémoire
et les films se remplissent d’objets que l’on ne pourra plus
jamais appréhender ». Si l’existence est incessamment à la
recherche de ses propres repères, de buts, et de moyens d’évasion,
elle est condamnée à une profonde stagnation dans l’errance, et
telle semble « la leçon des ténèbres [qui] n’est jamais
inscrite au flanc des monuments », la loi officieuse de la vie
dont la découverte est le seul savoir de l’existence. En guise de
métaphore de toute l’œuvre de Pialat, et pour tenter d’achever
ce développement sur une note plus joyeuse, rappelons la scène
d’ouverture de Têtes
de pioche (1938)
de Laurel et Hardy. Laurel, ne sachant pas que la Grande Guerre est
finie depuis longtemps, continue à garder la tranchée en faisant
les cent pas, et a creusé en vingt ans le sol sous ses pieds :
piétiner, semble-t-on nous dire, s’agiter sur place, c’est
s’enfoncer irrésistiblement en creusant sa propre tombe.
Le reflux ou l’écume ?
22Revenons
à la question première de cette étude, en tentant, par
l’intermédiaire de ce court métrage, de situer son réalisateur
par rapport à la Nouvelle Vague. En s’attachant moins aux
contingences historiques de sa non-appartenance au mouvement, ni à
l’esprit général du film, mais à la mise en scène dans son
détail, ne peut-on pas entrer dans le débat qui oppose Pialat à la
Nouvelle Vague, tenter de discerner s’il représente un retour à
un cinéma plus traditionnel ou s’il participe déjà d’une sorte
d’après-vague ?
23D’une
manière générale, la mise en scène de L’amour
existe semble
continuellement à la recherche de son sujet. Les cadrages, d’abord,
cherchent en vain leur propre organisation. À une ou deux exceptions
près, le cadre évite de se soumettre aux personnages et de
s’adapter à leurs déplacements, il est simplement traversé par
des corps, ni vraiment centrés ni violemment décentrés. Si la
caméra peine à trouver un sujet sur quoi se focaliser, elle ne vise
pas non plus l’alchimie visuelle pure, par des compositions
plastiques travaillées, que l’on aurait d’ailleurs pu attendre
de la part d’un peintre de formation. Il eût été facile de
profiter de la géométrie « naturelle » des paysages
urbains, tours, cages d’escaliers, etc., pour fabriquer un
enfermement métaphorique, à l’image d’un Antonioni par exemple.
Le montage brouille la continuité logique et harmonieuse entre les
plans, en refusant les raccords dans le mouvement ou, comme nous
l’avons vu, le respect jour/nuit et intérieur/extérieur. Les
plans de foule au début, notamment, ne s’articulent pas selon la
direction des piétons, comme pour indiquer une marche à suivre. Au
troisième plan, des piétons marchent latéralement vers la gauche
dans la rue, et au quatrième, la foule se dirige vers le fond de la
rame de métro. Il en est de même pour la série des plans de trains
et de voitures. Les mouvements sont diffus, s’enchaînent souvent
sur le principe de l’aller et retour entre les plans, mais sans
pour autant chercher, comme il pouvait être de coutume chez les
cinéastes montagistes de la période, à créer le faux raccord
coûte que coûte, le choc de montage pour lui-même.
24Alors,
l’errance est le moteur même de la mise en scène. Une absence de
construction rigide de la direction du regard semble présider à
celle-ci, et renvoie directement à la thématique du film. Le
deuxième plan par exemple, celui de l’escalier en plongée
radicale, est sans doute intéressant pour l’effet de grouillement,
de fourmilière ainsi créé. Surtout, il met sur un pied
d’équivalence ceux qui vont dans un sens et dans un autre, ceux
qui montent et ceux qui descendent cet escalier, comme si le
mouvement en lui-même importait seul, et non la direction, l’endroit
où l’on se dirige. « Le chemin vers le haut et vers le bas
est un et le même », dit le fragment 60 des pensées
d’Héraclite, s’appliquant étrangement à ce plan qui lance le
film. D’ailleurs, Pialat expliquait que le profond défaitisme de
L’amourexiste provenait
des dix années déprimantes qu’il venait de vivre : « Mon
cheminement, dit-il, c’est cette dégringolade. »
Probablement, la séquence des souvenirs est très révélatrice de
cette errance de la caméra, et du film dans son ensemble. Elle
comporte autant de plans fixes que de mouvements d’appareil, et
ceux-ci sont très particuliers. En dehors du fait qu’ils se
contredisent parfois dans le raccord, ces panoramiques sont souvent
sans but, sans sujet et sans parcours, n’ont aucune autre raison
d’être qu’eux-mêmes. Ils vont de nulle part à nulle part en
passant par nulle part, et, même s’ils suivent parfois vaguement
le commentaire, ils n’accompagnent souvent rien dans l’image,
n’effectuent pas de trajet précis d’un point à un autre, d’un
objet à un autre. Il est d’ailleurs significatif que ces plans
commencent presque tous déjà en mouvement, puis qu’ils soient
coupés juste avant que la caméra ne se fixe, comme si l’arrêt
était impossible, qu’il fallait aussitôt repartir.
25Évidemment,
le cinéma à la recherche de son sujet, à l’échelle du cadre ou
de la narration, et tous ces systèmes de flottements ou d’accrocs
aux règles de montage sont les symptômes d’un cinéma moderne, où
la représentation ne va plus de soi, et la Nouvelle Vague y est
pleinement intégrée. Cependant, on peut percevoir une différence
de mise en forme et d’objectifs par rapport aux œuvres des
animateurs de cette Nouvelle Vague.
26Chez
Pialat, le cinéma est non revendiqué. On n’y retrouve pas ce
dévoilement militant du moyen d’expression, et implicitement du
cinéaste, qui est le but recherché quand la Nouvelle Vague enraye
la machine huilée du cinéma classique. Concernant les mouvements
d’appareil par exemple, aussi différents soient-ils dans leur
rendu plastique que dans leur réalisation technique, un long et
solide travelling de Resnais dans une bibliothèque qui développe
une symétrie implacable, ou une caméra tremblante en pleine rue
chez Godard, assument chacun à leur manière la réalité d’une
caméra qui enregistre, et une décision d’artiste qui assume des
choix. Il s’agit pour ces cinéastes de refuser de s’effacer
derrière leur sujet, et c’est au contraire leur manière propre de
saisir, de mettre en images, de reconstruire le réel qui s’affirme.
Dans un cas, le travelling vaut pour sa propre symétrie, en
traduisant l’immensité et le labyrinthisme du lieu ; dans
l’autre, l’instabilité de l’image dévoile les contraintes
techniques de son enregistrement à l’épaule. Dans L’amour
existe ces
longs mouvements de caméra ne fabriquent pas en eux leur propre
équilibre, ni leur déséquilibre, il ne disent jamais « je
suis l’auteur qui crée ma vision du monde, et cherche ma propre
logique pour les exprimer » ; il sont tout au plus, et
même pas systématiquement, la vague illustration du commentaire.
27Au
sujet du montage, il n’y a pas non plus, avons-nous dit, volonté
de créer le choc, la saute d’image à la Godard. Les faux raccords
n’enrayent pas la continuité de la vision. Et même si l’on peut
penser que Pialat a, comme pour d’autres raisons l’auteur d’À
bout de souffle,
coupé le début et la fin de ses plans pour obtenir cette continuité
de l’errance dans leur succession, on ne le ressent pas comme un
acte « militant » de monteur. Le montage n’est pas non
plus un outil de reconstruction du réel, comme chez beaucoup de
court-métragistes qui s’en servent pour fabriquer leur propre
parcours transversal parmi les vastes questions qu’ils abordent.
C’est le cas entre autres chez Agnès Varda, quand
dans L’Opéra-Mouffe les
appréhensions d’une femme enceinte sont révélées par
l’éventrage d’une pastèque, mais aussi chez Chris Marker, ou
chez Resnais qui cherche à reconstruire une totalité gigantesque,
une charpente invisible et sous-jacente que le montage va suggérer,
selon l’hypothèse qu’ouvrir ou créer un nouveau chemin, c’est
donner la possibilité de tous les défricher. Car en retraçant le
trajet d’un petit livre de la Bibliothèque nationale, c’est Toute
la mémoire du monde, l’intégralité
du savoir universel que Resnais fantasme de restituer. Chez Pialat,
et dès ce film, on ne perçoit pas alors cette volonté plus ou
moins commune à la jeune génération de chercher d’autres
logiques, originales, choquantes, personnelles, à travers la forme
qu’on triture ou qu’on torture, pour provoquer ou pour
reconstituer, mais qui s’assume en tout cas comme exercice de
forme. L’amour
existe n’est
pas un jeu, gratuit ou non, avec les codes du cinéma.
28Cependant,
on ressent une certaine préoccupation formelle dans l’image ou le
montage, quelques moments habiles où l’auteur manifeste un désir
de créer la surprise, et qui disparaîtront pratiquement ensuite
avec la fiction et le passage au long métrage. Pialat peut entre
autres chercher le raccord ludique, comme cette succession de deux
plans où des enfants descendent un toboggan dans l’un puis
glissent sur le talus d’un terrain vague dans l’autre. Mais cet
« enthousiasme formel » en germe est systématiquement
éclipsé par le profond pessimisme du commentaire (« contrainte
des jeux préfabriqués »). Il joue aussi parfois avec les
attentes du spectateur grâce à la profondeur de champ. On voit
ainsi un train à l’arrièreplan, puis la tête d’une
nageuse surgit du hors-champ pour venir occuper le premier plan,
déplaçant violemment le sujet de l’image et le regard du
spectateur. Le plongeon qu’elle effectue ensuite dans une piscine,
au cœur des paysages pauvres, aurait sans doute pu offrir une petite
note d’évasion plutôt joyeuse, s’il n’était aussitôt suivi
par des grilles d’usine derrière lesquelles tout le monde est
enfermé, soulignant que personne ne peut profiter de ces loisirs. Si
Pialat s’amuse ici avec le spectateur, qui ne s’attend pas à
l’irruption au premier plan, c’est pour anéantir aussitôt cette
petite fantaisie par des images et commentaires encore plus
déprimants.
29Il
ne s’agit donc jamais de tenter d’insérer une part de magie,
d’insolite, dans un univers hostile ou morne, à la manière de
Franju par exemple. Pialat ne cherche jamais l’irradiation
fantasmatique d’une ou plusieurs images. Témoin cette maison de
fortune très originale, car prolongée d’une locomotive
désaffectée et probablement immobilisée depuis des années. Si
cette « maison-train » est digne d’une vision
keatonienne, elle n’exprime pas une fantaisie inhérente au réel
mais l’éternelle course sur place de la vie en banlieue (« vie
dont le futur a déjà un passé, et le présent un éternel goût
d’attente »). On pourrait dire que le potentiel poétique des
images est systématiquement annulé par la dureté du commentaire.
Et quand Pialat utilise l’humour, c’est pour souligner
l’inhumanité du design moderne, en expliquant par exemple qu’il
n’y a pas de fenêtre parce qu’il n’y a rien à voir. Il a
aussi recours à l’absurde, mais pour fustiger l’incohérence des
habitudes petites-bourgeoises de la banlieue pavillonnaire, où l’on
vit dans la plus petite pièce, en entretenant la salle principale
comme un temple uniquement destiné aux grandes occasions. Le finale
du film est un jeu sur les changements d’angle, mais définitivement
désespéré. À la contreplongée d’une imposante statue succède
un plan où, vue de côté derrière un mur, seule la main de
celle-ci est visible, minuscule et suppliante.
30Le
ludisme de la mise en scène, ou le potentiel insolite de certains
lieux ou situations, décuplent donc le cynisme et la noirceur du
commentaire, mais aussi du film dans son ensemble. Les rires
provoqués sont tous jaunes, tels des surprises avortées, des
sursauts ou des tentatives d’échappatoire à la routine, mais
aussitôt frustrés comme autant de matraquages par l’étouffement,
le mal-être et la mort. Pialat semble déjà, alors qu’il réalise
son premier film, vivre dans ce « cachot humide » qu’est
le spleen de Baudelaire :
Où
l’espérance, comme une chauve-souris,
S’en va battant les murs de son aile timide
Et se cognant la tête à des plafonds pourris.
S’en va battant les murs de son aile timide
Et se cognant la tête à des plafonds pourris.
Au-delà
de l’annonce d’un authentique cinéaste, avec des thèmes, idées
et angoisses qu’il développera tout au long de son œuvre, L’amour
existe(même
le titre est une horrible boutade) ne peut sans doute pas à
proprement parler être taxé de retour à l’académisme. On
ressent précisément une volonté d’effacer les traces d’une
jubilation pour la forme à outrance, pour la forme elle-même,
d’effacer en les minimisant les procédés de ce qui représente
peut-être déjà les stigmates d’une mode Nouvelle Vague. Pas
question de chercher à révolutionner le cinéma plutôt qu’à
parler de ces terribles choses de la vie qui hanteront quarante
années durant le réalisateur de La
Gueule ouverte.
Pialat fait figure, au moment des premières sorties de longs
métrages de ses jeunes prédécesseurs, d’un cinéaste d’après
la bataille, de la résignation,
où
le combat est vain, où, en deçà de l’horreur du monde, il ne
reste même pas le cinéma pour changer ce monde, ni même le cinéma
pour changer le cinéma.
Conception
et réalisation : Maurice
Pialat. Commentaire : Maurice
Pialat, dit par JeanLoup Reynold. Images : Gilbert
Sarthre, assisté de Jean Bordes-Pages. Assistant : Maurice
Cohen. Montage : Kenout
Peltier, assistée de Liliane Korb. Musique
originale : Georges
Delerue. Directeur
de production :Roger
Fleytoux. Société
de production : Les
Films de la Pléiade (Pierre Braunberger).
L’amour existe, un film périphérique de Maurice Pialat
Stéphane Le Roux
LE
COURT MÉTRAGE FRANÇAIS DE 1945 À 1968
Dominique
Bluher
François
Thomas
©
Presses universitaires de Rennes, 2005
Conditions
d’utilisation : http://www.openedition.org/6540
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