Mai
67 à Pointe-à-Pitre : des gendarmes mobiles ouvrent le feu
sur un rassemblement d'ouvriers du bâtiment en grève, puis,
pendant trois jours la ville connaît une guérilla urbaine faisant
entre 10 et 100 victimes civiles, incroyablement leur nombre reste
inconnu, ou détenu dans les archives de la police. Pour évoquer
cette tragédie, nous publions un très beau texte romancé du poète
Ernest Pépin, Manman lagrev baré mwen
Mai 67 raconté aux jeunes,
suivi d'un entretien de Jean-Pierre
Sainton, jeune témoin alors des événements.
Manman
lagrev baré mwen
Mai
67 raconté aux jeunes
Ernest
Pépin | 2007
via
Potomitan
Jeune
homme! Viens m’aider à mettre de l’ordre dans mes papiers!
La
voix de mon grand-père sonna comme un coup de clairon. Je ne pus
m’empêcher de réprimer un mouvement de mauvaise humeur. J’avais
mes affaires à faire et je sentais que cette voix là n’aurait
toléré aucune discussion ni aucune dérobade. Il me fallait
m’exécuter. Depuis qu’il est à la retraite, grand-père
n’arrête pas de remuer de vieux papiers, des souvenirs, comme si,
pour lui, l’heure était venue de passer en revue les grands
moments de sa vie. Rien d’extraordinaire à mes yeux. C’était un
Guadeloupéen comme les autres. Il portait bien ses 70 ans avec le
corps de quelqu’un qui n’avait jamais couru devant le travail et
qui savait ce qu’il voulait sur cette terre où nous ne faisons que
passer. On pouvait lire sur son visage une certaine fierté d’avoir
honoré son contrat avec sa famille, son pays et lui-même.
N’avait-il pas, né au plus bas de la misère, réussi à élever
dignement ses deux enfants, à construire une belle villa entourée
d’un superbe verger, à aimer sa femme Anadine d’un amour solide
qui se passait de grandes démonstrations mais qui coulait en eux
comme l’eau d’une rivière. Parfois, je le voyais s’envoler
dans de longues méditations ponctuées de gros soupirs. Je devinais
alors qu’il revivait un mauvais moment, une passe difficile dans
laquelle certains hommes se perdent.
Il
m’emmena dans son bureau. Une petite pièce construite en dehors de
la villa où il pouvait s’isoler sans entendre les taquineries
d’Anadine, sans affronter ses colères, sans endurer le flot de
paroles qui sortait de sa bouche du matin au soir. Peut-être
voulait-il simplement se retrouver avec lui-même pour savourer un
brin de solitude. C’est vrai que c’était le royaume du désordre.
Des livres traînaient par terre. Des journaux entassés dans des
coins conservaient la mémoire du temps. Des dossiers, mal ficelés,
reposaient là où ils pouvaient, des photos congelaient l’instant.
L’une d’elle attira mon attention.
Elle
montrait un homme jeune aux yeux fixes et brillants, les lèvres
entourées d’une forte moustache qui rejoignait la barbe du menton
pour dessiner un cercle. Les sourcils bien dessinés soulignaient
l’expression volontaire du regard. Les cheveux coiffaient un large
front concentré sur un rêve que je ne pouvais connaître.
-
C’est qui, ce monsieur là?
Grand-père,
fit semblant de ne pas entendre ma question.
-
C’est qui, ce monsieur là?
Il
s’appelait Nestor?
-
Et pourquoi as-tu sa photo? C’est un parent ? Tu ne m’en as
jamais parlé?
C’était
un ami!
-
C’était?
Oui,
c’était? Il est mort depuis longtemps?
-
Quand?
Le
26 mai 1967!
Houlala !
Ca fait un paquet de temps ça!
Comment
un paquet de temps? C’est hier!
Grand-père
et moi, nous n’avons jamais eu la même lecture du temps. Les mots,
hier, avant, temps-longtemps, ne sonnaient pas de la même façon
dans nos oreilles. Pour moi, tout ça représentait une autre époque,
une autre Guadeloupe que j’avais du mal à imaginer et, souvent, je
demeurais incrédule, en écoutant les récits qu’il me faisait sur
tel ou tel évènement. Comment le temps pouvait-il s’étirer de
cette manière et parfois se casser d’une génération à l’autre?
C’était un mystère pour moi.
-
Hier? Tu me charries grand-père!
Si
je te dis hier, c’est que c’est hier! Tu vis le nez collé sur
l’instant! Tu as déjà oublié ce que tu as fait en sortant de ton
lit ce matin! C’est pourquoi, vous autres, vous êtes flots comme
une bouteille vide. Vous ne connaissez rien…Le temps vous traverse
comme la farine traverse le tamis.
Et
voilà! Grand-père était reparti dans ses grands discours! Je
n’aimais pas ça. J’avais l’impression qu’il cherchait à me
culpabiliser pour une faute que je n’avais pas commise. Ce n’était
de ma faute si j’étais né après lui!
-
Chacun vit avec son temps! il n’y avait pas Internet avant! Et
ce Nestor,
comment il est mort?
Là,
j’ai vu les yeux de grand-père se mouiller d’un seul coup. Ils
sont devenus rouges. Il a ouvert la bouche comme un poisson qui
manque d’air. Sa voix s’est cassée. Il a plongé dans un silence
et lorsqu’il a pu, il a sorti:
Comment?
Personne ne t’a jamais parlé de Mai 67?
-
Mais non!
-Tu
ne connais rien alors!
-
Rien de rien!
Je
sentais qu’une vive émotion bousculait son cœur. Il me regarda
comme s’il ne me voyait plus. Puis d’une voix basse de personne à
confesse, il m’a dit:
Je
vais te raconter…
-
Raconter quoi!
Ecoute-moi
bien! Je vais te raconter mai 67 en Guadeloupe.
La
Guadeloupe de 1967, n’était pas la Guadeloupe d’aujourd’hui.
Elle n’avait pas encore pris le virage de la «modernité» comme
vous dites. Tu ne peux pas imaginer comment les choses ont changer en
si peu de temps! Le pays sauçait dans la misère. Les champs de
cannes couvraient une bonne partie du territoire. Ils bouffaient la
sueur des nègres et des indiens, fatiguaient le soleil lui-même,
procuraient une toute petite monnaie à celles et ceux qui
travaillaient raidement. Souvent le peu d’argent mettait du pleurer
sur les joues des mères de famille. Elles avaient beau porter toute
sorte de manœuvre pour nourrir leurs enfants, elles ne voyaient
aucune espérance devant elles. Moi-même, j’étais manœuvre
maçon. Cela veut dire que les brouettes durcissaient mes mains, que
les sacs de ciment cassaient mon dos, que j’avais les tempes
maigres.
-
Grand-père. C’est ce que je n’aime pas avec toi! Tu es toujours
en train d’exagérer ! Alors tu veux me faire croire que
c’était l’esclavage ?
Si
tu n’écoutes pas, tu ne vas rien comprendre! Les usines
s’éteignaient les unes après les autres. En 1963, Roujol à
Petit-Bourg! En 1964, Pirogue à Marie-Galante! En 1966 Courcelles à
Sainte-Rose! En 1966, Marquisat à Capesterre! 4 ans! 4 usines!
-
Et pourquoi fermait-on les usines?
Ce
n’est pas «on» qui fermait les usines! Ce sont les usiniers, les
sociétés anonymes, les gros messieurs de la Martinique et de la
Guadeloupe! Ils voulaient opérer une concentration industrielle et
mécaniser la coupe de la canne. Résultat 4'000 malheureux avaient
perdu leur emploi et le chômage commençait à les désespérer. Les
petits planteurs prenaient du fer tout bonnement! Alors beaucoup
d’entre eux ont quitté les communes pour descendre à
Pointe-à-Pitre persuadés que la vie aurait une autre couleur en
ville.
La
Pointe, ne pouvait même pas porter sa charge de débrouillards. Ils
se démenaient comme ils pouvaient sur les chantiers, dans les
commerces, etc. Elle se donnait de grands airs avec sa rénovation,
mais son derrière était rapiécé. L’eau sale montait dès les
premières gouttes de pluie. Deux ou trois seulement voyaient couler
l’eau d’un robinet. Waters, lavabos, douches étaient rares comme
un nègre riche. On vendait des barres de glace, des pistaches
grillés, des topinambours, des limonades Ripmil, des sandwichs au
maquereau, des doucelettes et, bien souvent, la viande restait
l’affaire du dimanche. Je dis bien pour les malheureux ! Ceux
qui djobaient à droite et à gauche ! Ceux dont la femme
traînait un gros pied. Ceux dont les enfants devenaient des
apprentis. Ceux qui jonglaient avec un carnet de crédit dans les
lolos. Ceux qui…Enfin, tu comprends ! Vieux nègres,
marchandes de poisson, crieurs de journaux, ferreurs de chaussures
devant Bata, aides de transports en commun, conducteurs de
triporteurs, propriétaires de mobylettes…
La
ville se grattait la tête en se demandant ce qu’elle allait faire
de nous. Nous n’avons pas attendu sa réponse! Nous n’avions
pas le temps! Nous avons pris les faubourgs, les cours Untel, les
délaissés, les trous à rats, à crabes, les bas de la source…Tout
ce qui pouvait s’habiter, se louer, s’occuper et nous avons
déposé notre vie dedans. Autour de nous, une odeur d’huile, de
rhum, d’urine, d’excréments, de tuff. L’odeur de la misère
quoi ! La misère vivait avec nous et nous vivions avec la
misère. C’était comme ça ! Des camions charroyaient nos
cases! Dans tout ce va-et-vient nous essayions de coudre les
deux bords de la vie. Moi, j’avais jeté mon corps à Lauricisque…
-
C’est bien Lauricisque!
Tu
te moques de moi! Je te parle de Lauricisque en 1967! Enfin
l’essentiel n’est pas là. Je trimais dans le bâtiment. J’étais
un parmi les 10.000! Je travaillais 10 heures par jour sans paiement
des heures supplémentaires, sans aucune mesure de sécurité et
lorsque je jetais mon corps le soir sur mon vieux matelas en coton,
je me sentais comme un esclave. Je réfléchissais…Je
réfléchissais…
-
Tu réfléchissais! A quoi pensais-tu?
On
sentait depuis longtemps monter une vieille odeur de colère. Une
odeur de Soufrière mal lunée. Une odeur de mains vides, de têtes
chargées, de fifine d’argent pour les uns et de jarre pleine pour
les autres. Le monde bougeait, trébuchait sur ses jambes. Il était
las de porter des injustices quotidiennes. Las même! Et, à sa
manière, il hélait de toutes ses forces. Les Africains hissaient
des drapeaux tout neufs. Les nègres américains mettaient le feu.
Cassius Clay, Luther King, Malcom X mettaient la pression contre le
racisme. Fidel Castro défiait les USA ! La guerre d’Algérie
avait secoué bien des calebasses en Guadeloupe. La Guerre du Vietnam
aussi. De Gaulle, lui-même, avait crié: «Vive le Québec
libre!»
-
Qu’est-ce que tu veux dire?
Je
veux dire que, petit comme nous sommes, nous faisons partie du monde.
Un vent se levait contre l’injustice, contre le racisme, contre le
colonialisme. Un jour, nous avons entendu une voix qui disait:
Bonjour Monsieur l’Etat! Je suis Monsieur le G.O.N.G.! Je vais
réveiller le peuple! Je vais secouer les cocotiers. Je vais semer
des tracts. Je vais lutter pour l’indépendance nationale!
-
C’est quoi le G.O.N.G?
Le
Groupe d’Organisation Nationale de la Guadeloupe est une
organisation clandestine, fondée à Paris le 23 juin 1963 par des
étudiants, des travailleurs immigrés, des soldats démobilisés de
la Guerre d’Algérie. Elle a pour objectif l’édification d’un
état souverain. Elle s’enracine en Guadeloupe en 1964 malgré son
petit nombre de militants.
-
Pourquoi tu m’en parles?
Parce
que beaucoup de gens vont croire que c’est le G.O.N.G. qui est
responsable des évènements de mai 1967!
-
Enfin on y vient à ton fameux mai 1967!
Ouais
on y vient! Je t’ai dit qu’un vent de colère soufflait sur la
Guadeloupe. Tu vas t’en rendre compte avec l’affaire SNRSKY.
- L’affaire
SRNSKY! Mais grand-père, tu prends combien de détours comme ça! Tu
dis mai 67, après tu parles de SNRSKY!
J’ai
voulu que tu comprennes le contexte dans lequel s’inscrit mai 67.
Je veux que tu comprennes que rien ne sort de rien. Donc l’affaire
SRNSKY aide aussi à analyser mai 67.
- Ah,
bon!
Eh
oui, mon cher! Le matin du lundi 20 mars 1967, un nommé
SRNSKY, propriétaire du «Sans Pareil» à Basse-Terre a lâché son
chien contre un ferreur de chaussures qui venait s’installer devant
son magasin de chaussures. Un pauvre bougre, infirme de surcroît,
qui s’appelait BALZINC. Le plus grave c’est que SRNSKY aurait
dit à son berger allemand: «dis bonjour au nègre!».
Un
attroupement indigné se forme devant le Sans Pareil. A son retour du
commissariat où il a été porter plainte, BALZINC, trouve une
véritable foule. SRNSKY, invité par la police à fermer son
magasin, monte à l’étage et invective les policiers et injurie
les Guadeloupéens. Autant jeter de l’huile sur le feu! Vers 12
heures, fous de rage, les gens chargent la devanture et saccagent
tout ce qu’ils trouvent à l’intérieur. Il est des bobos qu’il
ne faut pas gratter! Le chien est tué. La Mercedes de SNRSKY est
jeté à la mer. Le Préfet, M. Bolotte appelle au calme mais
jusqu’au soir les rues de Basse-Terre demeurent chaudes. Le 23
mars, dans la nuit de jeudi à vendredi, une charge de dynamite
explose, à Pointe-à-Pitre devant un magasin de chaussures
appartenant au frère de SRNSKY. Lui-même avait déjà quitté la
Guadeloupe en cachette.
-
Donc les gens se sentaient méprisés par les blancs?
Dans
nos pays, ces histoires de couleur de peau sont compliquées. Tu
avais d’un côté des blancs riches ou supposés tels. De l’autre
des Guadeloupéens qui luttaient pour gagner difficilement leur pain.
Entre les deux des fonctionnaires qui semblaient à l’aise et puis
quelques blancs fraîchement débarqués d’Algérie ou des
anciennes colonies. Tout cela créait un mélange détonnant à cause
d’un état d’esprit qui tendait à mépriser le nègre et les
petits. Il y avait beaucoup de frustrations liées à cette
«ambiance» assez coloniale.
C’est
dans ce contexte qu’éclatèrent les évènements des 26 et 27 mai
1967.
-
Enfin on y est!
Ouais!
On y est!
Grand-père
alla chercher des vieux journaux de 1967. Jaunis, à demi déchirés,
pleins de poussière, ils n’avaient pas grande allure. A partir de
ce moment, il me racontait en me montrant, de temps à autre, une
photo, un titre, un article. Et, je dois reconnaître que sa parole,
ainsi illustrée, me bouleversait de plus en plus.
23
mars 1967, les ouvriers des entreprises Ghizoni et Zanella débrayent
durant 2 jours pour réclamer une augmentation de salaire et près de
450 personnes défilent dans les rues.
Le
05 mai la Commission Paritaire se réunit sans arriver à une
conclusion positive.
Les
24 et 25 mai des groupes se forment, on se prépare sur les chantiers
à une large mobilisation.
Le
vendredi 26 mai la direction syndicale de la C.G.T.G du bâtiment
doit rencontrer le patronat dont le représentant est M; BRIZZARD, à
la Chambre de Commerce de Pointe-à-Pitre. A cette réunion participe
également l’Inspecteur du travail.
Depuis
6 heures de temps, les paroles se parlaient à la Chambre de
Commerce. Comme la sœur Anne du conte, nous ne voyions rien venir.
Aux
alentours de 13 heures, nous apprenons que les négociations sont
suspendues. Monsieur Brizzard ne veut rien entendre! Ni 2%
d’augmentation, ni parité en matière d’avantages sociaux.
Rien ! En plus, une parole circule. Il aurait dit:«Lorsque les
nègres auront faim, ils reprendront le travai »
Je
me levais-couchais pour le patron. Je suais des prunes vertes pour le
patron. Je me brûlais la gueule avec du rhum pour le patron. Sans
compter les accidents du travail! Alors quand j’ai entendu cela,
comme le millier d’autres, mon sang n’a fait qu’un tour.
Qui
était ce Brizzard? Nous voulons le voir! Qu’il sorte s’il est un
homme!
-
Pourquoi vouliez-vous le voir?
Parce
que nous ne pouvions pas admettre qu’il refuse une petite
augmentation de 2%. Parce que nos huit heures de travail ne nous
rapportaient que 15, 96 Francs par jour ou tout au plus 21, 88 francs
selon les catégories. Environ le prix de 5 litres de rhum! Parce
qu’il nous méprisait. Parce que nous en avions marre de tant
d’injustice!
-
Les forces de l’ordre étaient là ?
Bien
sûr, le commissaire CANALES était là avec son haut-parleur. Ses
hommes en uniforme bleu avec leur matraque étaient là devant la
Chambre de Commerce. Ce qui a tout changé c’est que nous avons vu
arriver une compagnie de C.R.S équipés de boucliers, armés de
fusils. Une partie s’installe sur la Place de la Victoire devant la
Sous-Préfecture, l’autre avance vers la Chambre de Commerce pour
faciliter la sortie de Brizzard. Brusquement, ils chargent. Nous
entendons les explosions des gaz lacrymogènes, nous recevons des
coups de crosses de fusil, les matraques montent et descendent.
Alors, nous ripostons avec rage. La Darse, le Quai Layrle, la rue
Léonard, la Place de la Victoire s’embrasent.
-
Mais avec quoi ripostiez vous?
Avec
presque rien! Des roches, des bouteilles, des conques de lambi. Nous
lançons même les grenades lacrymogènes qui n’ont pas explosées.
Pot de terre contre pot de fer…C’est alors que face au monument
aux morts, des fusils se mettent à parler français. Jacques Nestor
est touché grièvement. Il meurt à l’hôpital. Un autre à côté
de lui était tombé raide mort.
-
Tu veux dire qu’on tuait les manifestants?
Ils
nous tuaient!
La
ville péta une colère. Elle éventra les magasins de deux armuriers
(Petreluzzi-Questel et Boyer). Elle emporta des armes et des
munitions et…elle partit au combat. C’était l’émeute.
L’émeute c’est la guerre des malheureux! Sifflements de balles,
détonations des fusils de chasse. Groupes pourchassés. Du feu! Du
sang! C.R.S partout! Des gens se réfugiaient dans les couloirs des
maisons. Ils sont tabassés. Des jeunes entrent dans la danse. Ils
sont blessés.
A
17 heures 30, le maire de Pointe-à-Pitre, revêtu de son écharpe
tricolore lance un appel au calme du côté du canal. Nous n’avions
pas d’oreilles pour ça! Nous ne voulions rien entendre. Nous
l’avons envoyé s’occuper de ses affaires. Nous l’avons conspué
sans ménagement.
A
18 heures, il y avait déjà 29 blessés civils hospitalisés, 12
C.R.S et 4 gendarmes blessés.
Nous
avons pris d’assaut UNIMAG et PRISUNIC et nous avons écrasé tout
ce que nous pouvions. Les autres tiraient…tiraient… Alors nous
nous sommes dit que c’était nègres contre blancs.
-
Pourquoi nègres contre blancs? C’est raciste ça!
Ecoute
moi bien! La plupart des patrons étaient blancs. Les C.R.S étaient
blancs. Les propriétaires des grands magasins étaient blancs. Le
Préfet et le Sous-préfet étaient blancs. Canales était blanc.
L’Inspecteur du travail était blanc. Nous ressentions une telle
colère! A certains nous demandions de parler en créole. S’ils ne
pouvaient pas, gare à eux! Des voitures brûlaient…Certaines rues
étaient barrées avec des tuyaux de canalisation. Rafales. Tirs.
Patrouilles. Mitrailleuses. Parachutistes. Képis rouges.
A
20 heures, le sieur Titéca-Beauport se réfugie à la gendarmerie de
Miquel.
Le
juge Combescur et deux guadeloupéens sont blessés.
Des
renforts arrivent de la Martinique.
Le
Préfet Bolotte revient à Pointe-à-Pitre pour diriger les
opérations.
A
0heure 20, un couple de métropolitains circulant en voiture est la
cible d’armes automatiques.
Pointe-à-Pitre
a chaviré dans la violence, dans la peur, dans la révolte…
Là,
Grand-père s’arrête et doucement, il pleure. Moi-même, je suis
tout étourdi par ce que je viens d’apprendre. Pour me donner une
contenance je feuillette les journaux. Des photos qui manquent de
netteté, prises à la hâte dans le tourbillon des évènements. On
y voir courir des C.R.S. On perçoit leur nervosité. Je trouve leur
short un peu comique. Les matraques, les fusils, les boucliers sont
là pour rappeler qu’il s’agit bien d’une répression. Il faut
dompter la ville! Des voitures brûlées, sur l’une ‘elles on lit
nettement l’inscription «Air France». Sur d’autres, des conques
de lambis jonchent la rue…Personne n’est immobile. Malgré les
années, les corps sont en mouvement. Vieilles photos qui projettent
dans mon visage le souffle d’une rage…J’avoue qu’elles
m’émeuvent. Je comprends maintenant que le temps n’est pas une
coquille vide et que chaque arbre pourrait raconter une histoire.
Notre histoire!
Comme
s’il devinait mes pensées, grand-père poursuit…
Tu
ne peux pas voir sur ces photos ce qui se passe à l’intérieur des
gens, au fond de leurs entrailles.
Ces enfants qui, dans les cases, entendent le bruit des armes déchiquetant des chairs humaines, criblant les façades, lapidant l’idée même de l’homme. Ces enfants que leur mer tente de mettre à l’abri sous les «je vous salue Marie pleine de grâces…». Le mari n’est pas encore rentré et l’attente est teintée d’angoisse. Le voisin a disparu. Mon Dieu Seigneur, je demande miséricorde! Et dans la nuit, plus lourde que toutes les croix, l’éclair du malheur qui hache la vie.
Ces enfants qui, dans les cases, entendent le bruit des armes déchiquetant des chairs humaines, criblant les façades, lapidant l’idée même de l’homme. Ces enfants que leur mer tente de mettre à l’abri sous les «je vous salue Marie pleine de grâces…». Le mari n’est pas encore rentré et l’attente est teintée d’angoisse. Le voisin a disparu. Mon Dieu Seigneur, je demande miséricorde! Et dans la nuit, plus lourde que toutes les croix, l’éclair du malheur qui hache la vie.
Ces
familles barricadées tandis que les trottoirs de Pointe-à-Pitre
boivent le sang des émeutiers. Les forces de l’ordre, en ce 26
mai, ressemblent à des tigres aux abois. Ces pères humiliés de ne
pas pouvoir porter secours à la nuit et dont la tête éclate
d’impuissance. Ces vieux corps qui ont versé leur sang aux
Dardanelles, à Verdun, en Alsace pour sauver la France. Ah, malgré
ça!
Il
y a l’odeur des dalots grouillant de golomines et de balles
perdues. L’odeur de la ferraille brûlée et des caisses en
flammes. L’odeur de ce mois de mai, mois des flamboyants en fleurs,
qui entre déjà à reculons dans les mémoires. Longtemps une
douleur intime la bâillonnera. L’odeur de la Darse remuée
d’indignation devant ce cyclone en uniforme. L’odeur des vieilles
histoires de nègres-marrons que l’on croyait enterrés et qui
remontent comme des morts-vivants. Histoire de colonisés et de
colonisateurs, de patrons et d’ouvriers comme si les chantiers
n’étaient rien d’autre que des habitations. Ville et campagne
entremêlent leurs souvenirs et Pointe-à-Pitre se souvient de la
guillotine de Victor Hugues dressée sur la Place de la Victoire.
L’odeur moite et tragique de La Pointe dont les tôles, rouillées
d’effroi, ne savent plus si le ciel existe encore.
J’ai
vu, moi ton grand-père, des lancer de pierre dignes des jeux
olympiques. J’ai vu basculer dans la mort un jeune homme armé d’un
fusil tellement vieux qu’il ressemblait à un jouet. J’ai vu des
portes qui, furtivement, avalaient des blessés. J’ai vu flotter
des voitures sur les bras de l’exaspération. J’ai vu d’autres
voitures suspendues au bord du sacrifice et que l’on épargnait
parce qu’elles appartenaient à tel ou tel commerçant bien connu.
Même en pleine furie, la solidarité reconnaît les siens. J’ai vu
un métropolitain que des guadeloupéens cachaient au fond d’une
voiture, sous une couverture, afin qu’il puisse traverser les
lignes de la rage. Beaucoup pensaient que c’était la fin…
La
fin des doudous couleur de foulards et de madras…
La fin des bonnes à tout faire…
La fin du soleil à bon marché…
La fin des privilèges…
La fin des cocotiers…
La fin du Paradis…
La fin des yeux qui éteignent d’un regard de maître, de patron, de grand Blanc l’étincelle de la dignité.
La fin des bonnes à tout faire…
La fin du soleil à bon marché…
La fin des privilèges…
La fin des cocotiers…
La fin du Paradis…
La fin des yeux qui éteignent d’un regard de maître, de patron, de grand Blanc l’étincelle de la dignité.
Il
y avait pourtant parmi eux de pauvres V.A.T avec des chaussures en
plastique soucieux de comprendre cette société encayée dans les
vestiges de l’esclavage.Ils reniflaient une odeur de pourri, de
maldonne…Il faut toujours prendre garde au jour du malheur! Les
bons paient pour les mauvais. Parfois l’histoire est aveugle et son
bâton cogne sans demander passage.
-
Mais que voulaient vraiment les forces de l’ordre?
Dégager
les artères. Ramener le calme. Faire taire la meute!
On
dégage!
Des
ambulances peureuses, des voitures particulières, prennent le chemin
de l’hôpital…
On
dégage!
De
pauvres bougres y compris des riens à faire qui se trouvaient en
ville pour acheter un de quoi, rencontrer une chère et tendre,
acheter une paire de chaussures sont foudroyés. Bertin qui écoutait
une radio portable pour prendre des nouvelles du désastre est
cisaillé sur sa mobylette. Sans sommation! Les forces ont cru qu’il
transmettait des ordres à un quelconque groupe. Une petite radio
portable, lui a coûté la jambe. Un prof de gymnastique qui passait
par là est mitraillé. Adieu carrière! Monsieur jambe coupée!
Voilà ce qu’il est devenu! Aujourd’hui encore, il pleure mais
les larmes ne font pas repousser les jambes…
Et
puis, il y a la mort!
La
mort bête qui transforme un homme en cadavre. La mort raide qu’on
avale comme un rhum sec. La mort sadique qui prend son temps. La mort
injuste qui s’est trompée de proie. La mort sans papa ni maman! Un
lycéen? Un ouvrier! Un chômeur? Un passant? La mort ne se pose pas
de question. La mort n’a pas d’ami. Elle fait ses courses
vitement, pressée…
-
Quelle tristesse!
Tu
peux le dire! Dans les cours (lakous), dans les cases des faubourgs,
dans les dédales, les carénages, les mornes, les fonds, les
sanglots font chorus. Les lamentations, même étouffées,
chiffonnent les visages. Des mères incrédules refusent cette
vérité. Des pères cassés savent que désormais la mort a un poids
et qu’il faudra trébucher avec ça sur le dos comme une bosse. Des
enfants qui ne comprennent rien à ses yeux que l’on ferme en
soupirant. Des voisins éplorés, empesés dans leur compassion. Des
veillées mortuaires, parfois à la sauvette, remplies d’inquiétude
et de gravité lugubre.
Ce
corps là, au milieu du lit! Il se demande ce qu’il fait là.
Pleurer! On a beau caresser les cheveux, les paupières ne
s’ouvriront plus. Chaussettes cousues. Un chapelet qui rappelle que
ce n’est pas un chien… Courage Man Sonson! Prends courage! La
nuit aboie encore après la mort.
-
Mais pourquoi tant de violences?
Tu
sais, la violence accompagne certaine situation. Luther King, Malcom
X aux U.S.A, Lumumba en Afrique…Ils s’imaginaient que c’était
une affaire de G.O.N.G, d’indépendance, de déstabilisation, de
C.I.A, de petite guerre d’Algérie, d’atteinte à la sûreté de
l’Etat… Quelques travailleurs qui demandent quelques sous… Un
ras le bol… Monsieur Michel ne veut pas bailler deux sous… Maman
la grève m’a barré… Maman la grève m’a barré… Maman les
zombis m’ont barré… Le vent s’est levé et il appelle les
répondeurs… Aïe! Bourreau derrière moi! Chien
varé mwen!
Mandé Bondié
kitan sa ké changé!
Baimbridge chaud!
On
dégage !
On arrête !
On accuse !
On soupçonne !
C’est un complot !
Flagrant délit !
Prison ferme !
On arrête !
On accuse !
On soupçonne !
C’est un complot !
Flagrant délit !
Prison ferme !
Les
partis politiques sont dans leurs petits souliers. Le Préfet a mis
ses gros sabots. Et si tout ça balayait tout le monde? Et si tout ça
changeait réellement quelque
chose?
Par
exemple, la fraude électorale, le Préfet Tout-Puissant, le racisme…
Les
vénérables hommes politiques ne savent pas si c’est bouillon ou
poison. Ils se mettent en veilleuse. Appel au calme et blablabla…
Pendant ce temps, la mort passe son chemin…
-
C’était donc si grave?
Je
me souviens des corps que l’on porte comme une jeune mariée à
bout de bras, à bout d’amour, à bout de tout ce qui saigne. Je me
souviens de la chair mutilée et gâchée… pour deux sous. Je me
souviens des corps dont nul ne sait à qui ils appartiennent. Je me
souviens que le soleil avait froid pour ces corps baignés par le
bleu de la mort. Personne ne les a identifiés, comptés et parfois
restitués. Je me souviens d’une rumeur bizarre. On chuchotait,
croix sur bouche, que certains avaient été jetés par-dessus le
pont de la Gabarre, que d’autres avaient été enfouis à la
Traversée. Comme nous ne savions pas, nous inventions la vérité.
87 corps… ou peut-être le double… Peut-être… On ne peut pas
salir la France comme ça! Tout ce deuil sans sépulture… Cette
fumée aux lèvres de la ville… Sans chroniqueur…
Faut
dire que depuis quelques temps le B.U.M.I.D.O.M envoyait
à Paris un frère, une sœur, un papa, une maman. Filles de salle
dans les hôpitaux… Facteurs… Bonnes à tout faire… Manœuvres…
Chambre de bonne… Hôtel de passe… Banlieues… Nous avons emmené
avec nous le piment et le gwoka, le rhum et le citron vert, les
accras et le boudin. Petit à petit, Paris nous a avalés, a digéré
nos enfants, a blanchi nos nostalgies. Certaines ont tourné putes
sur les trottoirs. Certains ont viré délinquants. Les grains de dés
roulaient dans le métro. Il faisait froid comme dans un frigidaire.
Il faisait frette!
Et
dans le même temps, planning familial sur nous. Réduction des
naissances! Il fallait des familles ajustées aux H.L.M. Un, deux
enfants. Juste ce qu’il faut! Trois, c’est famille nombreuse.
Et
dans le même temps on incitait les métros, les anciens d’Algérie,
de la coloniale, à venir vivre leurs rêves sous le soleil.
-
Mais grand-père, le soleil est à tout le monde!
C’était
enlever boyaux pour mettre paille. Monsieur Aimé Césaire en
Martinique a dit «génocide par substitution». La Guadeloupe avait
mal à ça aussi. C’est cela aussi qui nous révoltait: cette
impression de mourir sur pied. Nous mourions pour de bon. Tout ça
pour ça!
-
Et le lendemain? Qu’est-ce qui s’est passé?
Le
samedi 27 mai, le soleil s’est levé comme d’habitude sur La
Pointe. La vie dégourdissait ses membres meurtris. Des petits
groupes chauffaient une parole amère. Bien souvent, nous n’avons
que les mots. Poème, tract, roman, proverbe, chanson, palabre,
discussion. Les mots amenaient les mots. Les mots qui amenaient les
mots ont amené les lycéens, les collégiens, les jeunes, à se
diriger vers la Sous-Préfecture. Près d’un millier! Ils voulaient
protester. Ils donnaient la voix contre les C.R.S et contre les
colonialistes. Vocal de révoltés. Ils baillaient la voix. Les
matraques ont répondu. Les coups de crosse ont répondu. Ils sont
dispersés violemment. Ils sont arrêtés en flagrant délit.
De
temps en temps, des coups de feu secouaient la ville. On brûlait ici
ou là des voitures. Quelques incendies démarraient sans aller bien
loin. Des blancs étaient agressés. Un pilote d’Air France. Un
lieutenant. Deux touristes qui se rendaient à l’aérodrome du
Raizet. Petit à petit, Pointe-à-Pitre retrouve son calme de ville
pauvre. Les commerçants respirent. Enfin, les forces de l’ordre
maîtrisent la situation. Le général Quilichini, venu de la
Martinique, peut débarquer en paix. Il est 16 heures 30.
A
17 heures, les obsèques ont lieu. La paix des cimetières enveloppe
les morts. Les parents, les amis, les militants, escortent ce qui
reste de la tragédie. La pièce est jouée… Il ne reste plus qu’à
arrêter certains manifestants.
Ces
militaires, jetés là pour réprimer les grévistes, sortis de tant
de défaites coloniales, irrités devant des nègres indociles,
persuadés d’éteindre les braises d’une révolution, ont tiré.
Nous
autres, une fois de plus, nous avons payé trop cher le prix de notre
travail.
La
Guadeloupe n’avait que ses yeux pour pleurer. Plus tard, plus
triste! disait-elle au fond de son cœur. Plus tard… Un an après
de jeunes Français de Paris, de jeunes américains embrasaient les
campus pour exiger une autre société. Le monde tournait sur ses
gonds.
-
Les gens ne sont pas morts pour rien!
Un
homme en colère ne meurt jamais pour rien. A toi de raconter cela,
un jour, à tes enfants et petits-enfants. Si nous oublions, ils
seront morts pour rien.
Le
bureau me semblait rempli d’ombres, de fantômes. Grand-père se
mit à fredonner d’une voix triste Maman
la grev baré mwen.
Ma petite voix entra dans la sienne avec complicité.
Ernest
Pépin
Faugas
Le 10 mai 2007
Faugas
Le 10 mai 2007
Mé 67 en Guadeloupe : Une Répression Coloniale de plus ?
Entretien avec Jean-Pierre Sainton
Via :
Dormira
Jamais
En
1848, l’esclavage est définitivement aboli en France. Dans Choses
vues, Victor Hugo en évoque l’application en Guadeloupe, colonie
française depuis 1635: « Au moment où le gouverneur
proclamait l’égalité de la race blanche, de la race mulâtre et
de la race noire, il n’y avait sur l’estrade que trois hommes,
représentant pour ainsi dire les trois races: un blanc, le
gouverneur; un mulâtre, qui lui tenait le parasol, et un nègre qui
lui portait son chapeau. » On ne saurait mieux dire l’écart
entre la loi de la jeune République et la réalité d’un archipel
situé à quelques 6700 kilomètres de la métropole mais à 500
seulement des côtes américaines.
Près d’un siècle plus tard, en 1946, la Guyane et les Antilles françaises deviennent des départements français. La situation n’en est pas moins tendue lorsque, peu après, l’Union française conduit un peu partout à des indépendances. En 1959, des émeutes éclatent à Fort-de-France en Martinique. En 1962, le leader autonomiste guadeloupéen Albert Béville(1) -alias Paul Niger- et le député guyanais Justin Catayée disparaissent dans un curieux accident d’avion à Basse-Terre. Le GONG -Groupe d’organisation nationale de la Guadeloupe- apparaît en 1963. Il prend radicalement ses distances avec le parti communiste guadeloupéen en 1965, quand ce dernier appelle à voter pour François Mitterrand au second tour. Mais c’est un incident sordide, ajouté au cynisme de l’agresseur qui nargue la foule depuis son balcon à Basse-Terre, qui déclenche la colère populaire le 20 mars 1967: Vladimir Snrsky, un commerçant blanc par ailleurs militant à l’UNR, vient de lâcher son chien sur un vieil homme noir, handicapé. Dans la nuit du 23 au 24 mars, une bombe explose à Pointe-à-Pitre. La DST lance une enquête en direction du GONG et des milieux autonomistes radicaux. Le climat se dégrade jusqu’au 26 mai. Ce jour-là, à 15h30, un militant indépendantiste est atteint d’une balle dans le ventre. Jacques Nestor est le premier mort d’une répression qui en fera sans doute plus d’une dizaine en trois jours, un an avant un autre mois de mai qui n’en comptera aucun.
Il faut les grèves de 2009 pour que, en métropole, mé 67 soit simplement évoqué, avec un important dossier de l’émission de France 2, Compléments d’enquête. Le quarantième anniversaire, en 2007, avait été l’occasion, en Guadeloupe, de publier un livre pour enfants d’Ernest Pépin et de diffuser sur RFO un documentaire en dix épisodes de Danik I. Zandwonis, Sonjé mé 67. Avant cette date, cette répression avait fait l’objet d’une seule monographie en 1985. À cette époque, les auteurs Jean-Pierre Sainton et Raymond Gama constataient que pour 90% des jeunes de moins de vingt ans ces événements étaient totalement inconnus. Le livre est devenu depuis longtemps introuvable.
Olivier
Favier: La
violence coloniale accompagne la longue présence française en
Guadeloupe. En 1952 déjà, il y avait eu le massacre de la
Saint-Valentin, en réponse à des manifestations. Sur quelles forces
s’est appuyée la domination de la métropole jusqu’à
l’après-guerre?
Jean-Pierre
Sainton: Ce
qu’on a appelé « les événements du Moule » de 1952,
au cours de laquelle les mitraillages en enfilade de la gendarmerie,
en pleine rue principale du bourg du Moule, ont causé la mort de 4
personnes est en effet un événement assez symptomatique du type de
violence auquel on a pu assister depuis la départementalisation aux
Antilles, c’est-à-dire après l’abolition officielle de l’ère
coloniale. C’est surtout au cours des années cinquante-soixante
qu’il y a eu, en Guadeloupe et en Martinique des répressions
meurtrières délibérées. Ceci dit, la dernière fusillade de masse
qui a eu lieu aux Antilles date de février 1974. Cela s’est passé
en Martinique lors d’une grève très dure des ouvriers de la
banane, au cours de laquelle la gendarmerie a mitraillé d’un
hélicoptère un groupe de grévistes. Mais l’événement qui coûta
le plus en vies humaines et qui fut le plus terrible par son
caractère systématique, son ampleur et sa durée (2 à 3 jours) fut
incontestablement ceux de Pointe-à-Pitre, en Mai 1967, où on peut
estimer raisonnablement qu’il y a eu plus d’une dizaine de tués
dans les fusillades, celles de la Place de la Victoire et celles des
véritables « ratonnades » qui ont suivi la répression
des échauffourées du vendredi 26 mai après-midi. Mai 1967 à
Pointe-à-Pitre fut, on peut le dire un Sétif à l’échelle de la
Guadeloupe.
Comment s’explique ces répressions ? Si je voulais être expéditif, je vous aurais dit que c’est le résultat de la nature du colonialisme et que fondamentalement, celle-ci n’a pas changé de l’époque coloniale à nos jours ; mais ce serait un peu grossier. C’est plus compliqué que cela. Disons que nous avions grosso modo depuis la fin du XIXe siècle, deux types de répression militaire. L’une était quasiment cyclique, en période de grèves sucrières, c’est-à-dire entre février et mars, la troupe, appelée par le patronat des usines, à l’occasion d’un heurt avec les grévistes, faisait usage de « la force des armes » (c’est le terme consacré tant de fois rencontré dans les rapports d’archives) et abattait plusieurs personnes. L’autre intervenait surtout en période électorale qui correspondait toujours à des moments de tension extrême : le gouverneur colonial se mettait à la disposition du candidat officiel du moment, généralement au service des intérêts du patronat local et du gouvernement, pour terroriser les partisans de l’autre camp. Il est aussi arrivé qu’une forte tension sociale corresponde à un affrontement politique majeur. Ç’a été le cas par exemple en 1910 et en 1952 ; en 1952 à Moule, la gendarmerie a tiré à l’occasion d’une grève, mais elle n’a pas tiré que sur les grévistes de la canne. Elle a ouvert le feu, en pleine ville indistinctement contre une population alors largement acquise au député maire communiste de l’époque, Rosan Girard. C’était une répression sociale et politique punitive en quelque sorte.
Après 1959, l’année de la première grande émeute urbaine de Fort-de-France (Martinique) qui fit 3 morts et plusieurs blessés, on assiste à un autre type de répressions, plus politiques. L’armée intervient pour garantir le statut politique départemental et « anticiper » une situation d’insurrection nationaliste. La culture politique héritée de l’Algérie, aussi bien du coté de l’État central que des exécutants de la politique gouvernementale (hauts-fonctionnaires, cadres militaires) a joué à fond. Mai 1967 est l’exemple le plus clair de ce type de répression parfaitement réfléchie et exécutée.
Olivier
Favier: En
1964, le général de Gaulle balaie de son dédain les désirs
d’indépendance des Antilles françaises: «Vous n’êtes que
poussières…, on ne construit pas des nations sur des poussières
d’îles.» L’attachement de la métropole à ses possessions
américaines s’est traduit par une départementalisation des deux
archipels et de la Guyane, en même temps qu’est créée l’Union
française pour les autres colonies. Cette départementalisation qui
n’a pas suffi en Algérie, réussit aux Antilles, avec, il est
vrai, des différences notables. Pourquoi?
Jean-Pierre
Sainton: Pour
répondre à cette question, il faut comprendre la complexité du cas
antillais et remonter à toute l’histoire de la colonisation et de
l’esclavage, au moins depuis la fin du XVIIIe siècle et il faut
également comprendre tout le contexte politique qui va de
l’immédiate après-guerre à l’avènement de la Ve république.
C’est précisément ce phénomène que j’analyse dans mon dernier
travail (qui sortira à la rentrée 2011) qui s’intitule « Cultures
politiques et conjonctures (1943-1967) : la décolonisation
improbable ».
Disons pour résumer, qu’à la différence des territoires coloniaux d’Afrique et d’Asie, la colonisation des Antilles ne subjugue pas des populations existantes mais crée des formations sociales nouvelles qui sont complètement nées de l’entreprise coloniale. Aucun sentiment national ne préexiste. Les peuples antillais n’ont connu que la colonisation et le système totalitaire de l’esclavage. Historiquement, cette situation a généré deux directions : l’adaptation et la résistance. Les complots, rébellions, et insurrections ont émaillé l’histoire antillaise. Certains moments ont été particulièrement intenses comme entre 1794 et 1802, où la Guadeloupe tout particulièrement, a connu un processus similaire à celui qui conduisit Saint-Domingue à l’indépendance d’Haïti en 1804. Cet épisode, dont l’épilogue a été pour la Guadeloupe le rétablissement de l’esclavage (1802) a cristallisé un sentiment identitaire et un esprit de résistance mais n’a pas pour autant généré une conscience nationale. Au contraire, sortir du colonialisme et accéder au droit, à la reconnaissance d’une personnalité humaine est un objectif politique qui s’est largement élaboré au sein d’une identification aux idées les plus progressistes, égalitaires de la nation colonisatrice. L’idéal républicain intégrationniste a été largement dominant dans l’histoire des représentations politiques des Antilles françaises. Cet idéal a été porté surtout par la classe intermédiaire des hommes de couleur. Cela, c’est la tendance historique qui n’excluait pas cependant un sentiment identitaire particulariste articulé sur la race, sans pour autant parvenir à un concept ou une idéologie de type nationaliste. En Guadeloupe, à partir de la dernière décennie du XIXe siècle est née, d’un mouvement associatif populaire, une forme de négrisme (à partir de l’action de Légitimus), c’est-à-dire de volonté de reconnaissance du nègre, descendant d’esclave, comme égal et comme acteur politique. Ce négrisme revendicatif va véritablement structurer durablement le camp politique guadeloupéen, alors qu’en Martinique, c’est la bourgeoisie « éduquée » et métisse (mulâtre) qui va capitaliser la représentation et l’idéal politique. Dans les deux cas, précisons-le, les revendications se situent à l’intérieur du champ conceptuel et des institutions de la République française. La sortie de la deuxième Guerre mondiale va accentuer ces tendances à l’intégration, d’autant plus que les Antilles venaient de vivre un retour à la discrimination et à la négation du droit sous le régime de Vichy, et que la fin de la guerre autorisait la pensée du triomphe mondiale des idéaux fraternalistes. Cette aspiration, qui s’est exprimée unanimement en Martinique et en Guyane, (les Guadeloupéens qui connaissaient un sentiment particulariste étaient plus réservés) l’a emporté d’autant plus facilement lors de la reconstitution des institutions en 1945 que cela correspondait à la volonté de l’État en pleine reconstruction et de l’image de « plus grande France » débarrassée de l’opprobre de la collaboration avec le régime raciste d’Hitler.
La départementalisation a donc été votée dans un grand consensus, à la fois comme un aboutissement logique et la seule possibilité de survie d’iles, qui, faut-il le rappeler, connaissait une crise profonde de leurs économies de production coloniale depuis le début du XXe siècle. Cette départementalisation dès le départ, était en réalité une inadéquation économique et une illusion idéologique complète. Mais cette distorsion n’a été perçue qu’au cours des années cinquante.
La perpétuation des situations d’injustice sociale, de discrimination, vont être d’autant plus ressenties à la fin des années cinquante que les Antilles vont connaître une mutation sociologique qui les font passer de la société d’habitation héritée de la période post-esclavagiste coloniale à une situation hybride, post-coloniale, sans l’être tout-à-fait. Les contradictions entre un droit et une égalité proclamés et institués et les réalités vécues vont paraître plus évidentes d’autant plus que les échos des évolutions politiques de la décolonisation vont arriver sur les terres antillaises. Bandoung aura ainsi un retentissement fort sur les élites intellectuelles et va être l’amorce d’une véritable révolution idéologique chez les intellectuels. Césaire qui opère lui-même cette mutation « nationalitaire » sera le grand agent de cette inversion de tendance. Mais il faut après Bandoung, prendre en compte, les effets de la guerre d’Algérie sur les Antillais. On peut véritablement dire que le nationalisme antillais est né des événements d’Algérie. À la fin des années cinquante, on peut affirmer, que la tendance à l’autonomie était en passe de devenir majoritaire, mais 1958, le retour de De Gaulle au pouvoir et l’avènement de la Ve République vont complètement briser ce processus. L’autorité de l’État est réaffirmée. Sous la conduite de De Gaulle, la France veut rentrer dans une période post-coloniale, mais on considérera parallèlement la question antillaise comme réglée par le statut de 1946. Les émeutes de décembre 1959 à la Martinique vont mettre en évidence pour le pouvoir, la non résorption de la situation coloniale aux Antilles. C’est alors que l’État va engager une politique ultra-volontariste de transferts publics massifs qu’autorise la croissance des Trente Glorieuses. Le corollaire du progrès social antillais sera un renoncement à toute velléité identitaire. L’État va s’engager dans une contre-propagande autonomiste acharnée (l’image de De Gaulle, les subsides de l’État, l’intégration des Antilles dans la France, la réalisation des promesses de la départementalisation seront opposés à la revendication autonomiste), avec, à la clé, une répression judiciaire et une surveillance politique des opposants qui n’avait été pas connu avec cette intensité jusqu’alors.
Dans cette politique jouant de la carotte et du bâton pour retourner l’opinion antillaise, l’État autoritaire gaulliste à son apogée entre 1961 et 1967, ne fera pas de détails.
La répression militaire de Mai 1967, frappe préventive d’une hypothétique insurrection nationaliste s’explique ainsi, comme l’épilogue de cette histoire.
Olivier
Favier: En
1985, vous écrivez les événements de mé 67 sont souvent perçus,
quand ils le sont, comme « une répression coloniale de plus,
somme toute moins grave que les autres ». Pour autant, le
nombre des morts s’élèvent à plusieurs dizaines et la violence
coloniale cinq ans après les accords d’Évian semble à distance
un tragique anachronisme. Comment expliquez cette résurgence?
Jean-Pierre
Sainton: Oui,
on pourrait parler de « tragique anachronisme » comme
vous dites, mais qui n’est pas sans explications. Comme je le
disais, 67 est l’épilogue tragique de contradictions qui se nouent
bien en amont. En 1985, Raymond Gama et moi, avions déjà rendu
compte des événements tels que la confrontation des sources et de
la mémoire recueillie pouvait les reconstituer. La synthèse à
laquelle nous étions parvenus, quoique partisane, était honnête et
véridique, au point que nous avons décidé d’un commun accord de
le rééditer sans grandes modifications (l’ouvrage devrait être
disponible en librairie autour de juin 2011).
Mais depuis 1985, j’ai pu bénéficier de sources nouvelles et d’une prise de distance par rapport au caractère inacceptable du fait lui-même (dont enfant, j’ai été le témoin) pour comprendre ce qui s’est passé et affiner l’analyse en insérant l’événement sur la durée. Tout indique deux phénomènes forts : Tout d’abord, la politique initiée par l’État aux Antilles depuis 1960-61 a non seulement cassé la dynamique consensuelle qui s’amorçait aux Antilles sur le changement politique, mais encore va renforcer dans le tissu politique interne antillais la présence de l’État tutélaire comme seul agent capable d’offrir un avenir aux Antilles. Elle va donc approfondir la désarticulation politique antillaise. En Martinique, le fait est patent dès 1963 : lorsque les jeunes de l’OJAM sont arrêtés et déférés devant la Cour de Sureté de l’État pour propagande autonomiste, ils sont ultra-périphérisés, littéralement vomis de tous, par les mêmes personnes, qui quelques années auparavant réclamaient un réaménagement des rapports politiques avec la France. En Guadeloupe, ce sera plus tragique puisque la volonté répressive de l’État d’éradiquer le mouvement nationaliste va trouver des complicités conscientes jusqu’au sein du parti communiste de l’époque.
Quant à l’ampleur des événements eux-mêmes, qui n’ont, je le rappelle donné jusqu’à aujourd’hui lieu à aucun bilan officiel du nombre de tués, elle s’explique par un affolement des autorités qui croyaient avoir à faire à un début d’insurrection armée préparée par le GONG, l’organisation indépendantiste la plus active de l’époque. Mais cette surestimation des forces indépendantistes n’est pas le fait du policier et du troufion de base. Ce n’est pas un dérapage. Les documents prouvent que de mars (émeutes de Basse-Terre) à mai (tueries de Pointe-à-Pitre) le préfet Bolotte, qui avait été un ancien secrétaire général à la préfecture d’Alger durant « la bataille d’Alger », s’était préparé à exercer une répression judiciaire et militaire « sans faiblesse » préventive contre le GONG, considérée comme l’organisation responsable de la montée de revendication contre l’État. C’est pourquoi, dès les premières échauffourées de l’après-midi le préfet donne l’ordre de tirer et rappelle l’escadron des forces spéciales de la gendarmerie mobile, en attente depuis le 22 mars et en cours d’embarquement à l’aéroport du Raizet. La même logique de la culture de répression coloniale fortifiée en Algérie, lui fera obtenir sans discussion la permission de Jacques Foccart, secrétaire de l’Elysée et de Pierre Messmer, ministre des armées pour l’engagement de l’armée. Les opérations militaires de tirs à vue, de mitraillage des rues, de ratonnades opérées dans la nuit du 26 au 27 mai et dans la journée du 27 ont été exécutées sous le commandement du général Quilichini, chef des forces armées Antilles-Guyane. En clair, c’est bien sous l’angle d’une situation de guerre que les autorités locales et centrales ont considéré les faits.
Après, lors des premières enquêtes de la DST, qui ont suivi les événements, le pouvoir s’est bien rendu compte que le GONG n’était pas à l’origine des émeutes (celles-ci étaient spontanées et avaient une cause directe, sociale) et par ailleurs qu’il n’avait pas les moyens de susciter dans l’immédiat une révolution, même si son intention « séparatiste et révolutionnaire » était attestée. Il a alors changé de stratégie et tenté de faire du procès de février –mars 1968 non le procès des émeutiers mais un procès du discours politique indépendantiste (illégal et irrecevable) ou discours politique autonomiste (qui pouvait être, à la rigueur, entendu). Du coup, les tueries et les morts de 67 sont passés à la trappe. D’autant que les réquisitoires et les peines, relativement légères, au regard de l’intention sécessionniste des inculpés, pouvaient paraitre laver le sang des morts. Les inculpés et le mouvement indépendantiste ont considéré le procès et ses acquittements comme un succès de propagande pour l’idée nationale guadeloupéenne, ce qui est vrai dans une certaine mesure si l’on se place dans le contexte de 1968, après le traumatisme des tueries ; mais en même temps, on n’a pas perçu à quel point cela liquidait du même coup la question du nombre des morts, de la chaine de décision, etc. autant de questions non résolues qui paraissent évidentes aujourd’hui mais qui ne l’étaient pas à l’époque. Si bien que l’État s’en est sorti à bon compte, jusqu’au retour de ces questions sur la scène publique à partir de 2005.
Olivier
Favier: Le
18 février 2009, le syndicaliste LKP Jacques Bino est tué par balle
à quelques mètres de la maison où vivaient les parents de Jacques
Nestor. Le même soir, Jimmy Lautric est grièvement blessé à la
jambe. Dans le premier cas, l’enquête conclue à la culpabilité
d’un père de famille de 35 ans, Ruddy Alexis. Pour autant, une
enquête de Mediapart, menée par Eric Inciyan et publiée le 30 mars
2010 fait état de nombreuses irrégularités. Doit-on conclure à
une répétition?
Jean-Pierre
Sainton: Je
n’ai pas d’analyse sur la mort de Jacques Binot et les événements
de cette nuit du 18 février à Pointe-à-Pitre. Je les ai vécus en
direct comme des dizaines de milliers de Guadeloupéens, mais je ne
les ai pas étudiés.
A priori, je dirais que les événements sont très dissemblables. Par contre, il est incontestable que le souvenir des événements de mai 1967 a été très présent tout au long de ce mouvement social de janvier-mars 2009, aussi bien du coté des manifestants que dans la tête du préfet de 2009. Heureusement, je dirais, parce que sinon, compte-tenu du niveau de la mobilisation atteint, des événements bien plus graves auraient pu survenir.
A priori, je dirais que les événements sont très dissemblables. Par contre, il est incontestable que le souvenir des événements de mai 1967 a été très présent tout au long de ce mouvement social de janvier-mars 2009, aussi bien du coté des manifestants que dans la tête du préfet de 2009. Heureusement, je dirais, parce que sinon, compte-tenu du niveau de la mobilisation atteint, des événements bien plus graves auraient pu survenir.
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