Le passage de la “brigade Z” variait selon les périodes. Les équipes, composées de trois à huit policiers munis de masses ou d’arrache-clous parcouraient toute la journée les ruelles en quête d’une construction à détruire. Face à ces abus de pouvoir, les habitants ne pouvaient rien opposer. Les sanctions étaient d’une sévérité graduelle : menaces ou démolition, vieilles planches, vieux volets, tôles confisqués, sacs de ciments éventrés, embryons de jardin saccagés.
En
1965, l’université de Nanterre fut construite sur un
terrain jouxtant les bidonvilles. La proximité de ces deux éléments
constituait un mélange explosif. Plusieurs étudiants n’hésitèrent
pas à tenter de faire entrer les enfants ou adolescents du
bidonville au restaurant universitaire, obligeant la police à
intervenir pour chasser ces jeunes venus manger gratuitement.
Yvan GASTAUT
Les
bidonvilles, lieux d’exclusion et de marginalité en France durant
les trente glorieuses
Cahiers
de la Méditerranée, 69 | 2004
Nota Bene : hors illustrations
La
marginalité dans les villes méditerranéennes au vingtième siècle
s’est développée dans des lieux spécifiques : en matière de
logement, les bidonvilles en ont été la forme la plus répandue.
Fléau constaté dans le Maghreb colonial autant qu’en métropole,
ce phénomène a mis en scène une exclusion sociale et parfois
ethnique qui offre à l’historien un bon terrain d’étude des
processus de discrimination. Les déséquilibres engendrés par une
urbanisation mal contrôlée ont provoqué ces excroissances,
véritables poches de marginalité que les pouvoirs publics ont bien
mal maîtrisé.
Ce problème s’est posé dans la France de l’après Seconde Guerre mondiale avec une acuité toute particulière mêlant sur fond de prospérité économique, la question de la reconstruction de la France et celle de la présence de travailleurs migrants. Recrutés en masse et à la hâte à partir des années cinquante, ceux-ci n’ont bien souvent pas eu d’autre alternative que de s’installer dans des baraques à la périphérie des grandes villes. Si la démarche ne se fondait pas à la base sur une exclusion ethnique, les populations logées en bidonvilles étaient en majorité des étrangers subissant une double marginalité, ethnique et spatiale.
La « question des bidonvilles », placée au carrefour des politiques du logement et de l’immigration, a représenté un souci majeur pour les pouvoirs publics et plus largement l’opinion publique.
Il
n’est peu de vague migratoire qui n’ait, à ses débuts, connu le
stade du taudis 1 : non seulement insalubre et dangereux pour la
santé de ceux qui habitent, il est aussi avilissant sur le plan
social et marque négativement ceux qui sont contraints d’y vivre.
Le bidonville est resté le mode d’habitat le plus répandu chez
les migrants jusqu’aux années soixante-dix. En dépit de
l’importance des flux d’Italiens, de Polonais et de Maghrébins,
l’Etat français s’était toujours refusé à intervenir dans le
domaine de l’habitat afin d’éviter d’officialiser sur le sol
des concentrations de populations de différentes origines. Il a
fallu attendre les années cinquante, à la
suite de la création de l’Office National d’Immigration (ONI),
pour que les pouvoirs publics commencent à s’atteler au dossier du
logement des immigrés et des pauvres en général, non sans
errements dans la mesure où la question des bidonvilles était un
objet de rivalités entre les différentes autorités concernées :
ministères, préfectures et municipalités.
A
l’évidence après 1945, les opportunités de logement offertes par
l’Etat étaient largement insuffisantes. Aussi les bidonvilles
représentaient une solution de fortune, informelle et illégale pour
faire face aux manquements des pouvoirs publics 2.
Une
marginalité constatée
L’existence
des bidonvilles, longtemps niée, ne fut reconnue officiellement
qu’au début des années cinquante et sa réelle prise en compte
date du milieu des années soixante.
Conséquence de la politique d’appel à la main d’oeuvre,
un migrant clandestin sur quatre en 1962 et un sur deux en 1965
échouait dans un bidonville : à présence illégale, logement
illégal 3. Peu de rapports ou documents officiels, peu de données
existaient jusqu’alors sur la structure de ces îlots urbains et
leur population : l’Etat, indifférent, avait délaissé
dangereusement ces espaces sur lesquels il ne possédait guère
d’informations. Il éprouvera les pires difficultés pour reprendre
en main la situation quelques années plus tard, conscient de
l’importance de l’enjeu.
La
presse devança les pouvoirs publics, plusieurs enquêtes
soulignèrent l’importance quantitative
des bidonvilles en France : France-Soir par exemple, proposa
en 1957 une carte des bidonvilles de la région parisienne 4 et une
série de reportages en 1964 et 1965 5 à l’instar de La Croix
6, Le Monde 7, Le Figaro 8 ou L’Humanité 9.
Si quelques rapports partiels furent commandés, notamment en 1964
par la préfecture de la Seine au sujet des Portugais 10, ce n’est
qu’en 1966 qu’une enquête officielle nationale, effectuée entre
juin et septembre, tentait d’évaluer l’importance des
bidonvilles dans un cadre national 11.
Les
résultats permettent de dresser un tableau de la France des taudis
au milieu des années soixante. Trois régions accueillaient alors 90
% des habitants des 255 bidonvilles repérés : Paris et sa banlieue
(62 %) où 119 bidonvilles étaient recensés regroupant environ
4.100 familles et 47.000 personnes ; la Provence (19 %) et le Nord (8
%). Plus particulièrement, huit communes hébergeaient à elles
seules les deux tiers de la population des bidonvilles :
Champigny-sur-Marne (15.000)12 ; Nanterre (10.000) ; Saint-Denis
(5.000) ; La Courneuve (2.500) ; Gennevilliers (2.500) ; Massy
(1.000)13 pour la région parisienne ainsi que Marseille (8.000), Lille
(4.000) et Toulon (2.000). L’enquête démontre également que tous
les bidonvilles rassemblent environ 75.000 personnes majoritairement
mais non exclusivement de nationalité étrangère : 42 % de
Maghrébins14, 21 % de Portugais, 6 % d’Espagnols et 20 % de
Français parmi lesquels beaucoup habitent l’îlot de
Noisy-le-grand (composé à 80 % de Français).
Les
bidonvilles ne regroupant qu’une seule nationalité n’existaient
pas, chacun était plutôt structuré en un assemblage de
nationalités diverses même s’il existait une dominante ethnique :
par exemple aux Francs-Moisins (2.000 habitants) à Saint-Denis, un
recensement effectué par les services municipaux en 1965 mettait en
évidence l’importance des Portugais (1.500) mais les Espagnols
(250), Algériens (100), Tunisiens (30) Marocains (40), Italiens (20)
et Français (30) étaient également représentés15. Au bidonville
de la Campa, situé à Saint-Denis puis transféré à La Courneuve
en août 1961, une enquête permettait de constater le même
phénomène : sur 205 familles recensées, 47 étaient de nationalité
espagnole, 21 portugaise, 22 algérienne, 16 mixte, 17 française, 82
familles de voyageurs et 230 célibataires (dont 220 algériens). Le
nombre de familles concernées quelques mois plus tard a
considérablement décliné : il n’y avait plus que 80 familles
logées à la Campa en 1965, dont 44 de nationalité espagnole, 2
portugaise, 3 algérienne, 9 mixtes franco-algérien, 15 française,
8 familles de voyageurs et 30 célibataires (dont 21 algériens) 16.
Les
diverses tentatives de recensement des bidonvilles et de leur
population restèrent cependant bien imparfaites. En raison de
l’absence de moyens de contrôle, fluctuations incessantes du
nombre d’habitants : à l’évidence, il était impossible
d’avancer une estimation exacte.
Parmi
tous les bidonvilles, celui de Nanterre était le plus célèbre 17,
développé dans un quartier de baraques sommaires occupées par
plusieurs centaines de familles de chiffonniers parisiens depuis le
début du siècle. Les premiers travailleurs immigrés célibataires,
pour la plupart Algériens, étaient arrivés en 1946-1947. Il faudra
attendre 1964 avec la construction de l’université et surtout 1965
pour que la mairie de Nanterre et le préfet de Paris décident
d’entreprendre une action de surveillance et de contrôle du
bidonville. Moins de vingt ans après leur création, ces bidonvilles
ont disparu, les dernières familles étant parties en 1971-1972.
Particulièrement
réputé, l’îlot de “La Folie” situé a l’est de
Nanterre depuis 1953, non loin de Courbevoie sur un terrain vague (21
hectares), structuré par des zones à dominante ethniques ou
sociales - familles maghrébines à l’Ouest, portugaises à l’Est,
célibataires de toutes origines au centre - a fait l’objet d’une
enquête approfondie de la part des sociologues Monique Hervo et
Marie-Ange Charras entre 1967 et 1968 18.
Les
premiers bidonvilles de Marseille sont apparus après la Seconde
Guerre mondiale avec l’arrivée massive des travailleurs
maghrébins. Les premières tentatives de résorption des bidonvilles
remontent à 1959 puis 1962 par la SONACOTRA-Logirem 19. Puis dès
1966, le nombre de bidonvilles était décroissant : on ne dénombrait
plus que 31 bidonvilles en 1969 contre 45 en 1962.
La
tendance était générale : de moins en moins de bidonvilles en
France à partir de 1965-1966. Pourtant, paradoxalement, la
population recensée dans ce type d’habitat était en progression
en 1970, le nombre de familles notamment avait augmenté de 20 %
entre 1966 et 1970 20. En 1970, 45.000 personnes habitaient encore
les bidonvilles en France parmi lesquels environ 75 % étaient
étrangers 21. Moins nombreux, les bidonvilles étaient de plus en
plus surpeuplés. Manifestement les conditions de vie s’étaient
aggravées.
Deux
explications sont possibles, autour de l’idée de l’absence de
lien de cause à effet entre éradication des bidonvilles et
relogement en habitat ordinaire : l’exclusion larvée des migrants
de ce type d’habitat réservé aux Français en priorité malgré
les discours bienveillants et le refus des migrants de quitter le
bidonville, trop habitués à leur mode de vie ou inquiets d’avoir
à changer de quartier, à quitter leur lieux de sociabilité. En
conséquence, les pouvoirs publics décidèrent d’intensifier la
politique d’éradication pour la mener à terme : plus un seul
bidonville sur le territoire français.
L’éradication,
seule alternative
Pour
les différents gouvernements des IVème et Vème Républiques,
mettre en oeuvre une politique cohérente du logement des migrants
consistait d’abord à résorber les baraquements, “l’arithmétique
des bidonvilles” étant selon Eugène Claudius-Petit la
comparaison entre la courbe d’évolution du nombre d’habitants en
bidonville et celle du nombre de personnes relogées en HLM 22.
L’intérêt suscité par ce type d’habitat s’inscrivait dans
une réflexion plus globale sur le logement dans les années d’après
guerre. Les actions ont été nombreuses : création du Fonds
national d’amélioration de l’habitat (FNAH) en 1948 ; première
véritable mobilisation de l’opinion en 1954 ; création des Zones
d’Urbanisation Protégée (ZUP) en 1958.
A
partir de 1960, les déclarations gouvernementales sur la disparition
des bidonvilles se succédèrent régulièrement. A l’Assemblée
nationale en 1964, on évoqua pour la première fois la notion de
“grands ensembles” comme palliatif à l’habitat précaire lors
d’une séance de travail destinée à préparer une future loi sur
“l’expropriation de terrain dans les bidonvilles”. Il
fallait supprimer ces zones de marginalité pour des raisons avant
tout morales, afin d’éviter l’exclusion. Les propos d’André
Fanton, rapporteur reflètent l’esprit général :
“L’existence
aux portes de très nombreuses villes de ce que l’on appelle dans
le langage courant “bidonville” est particulièrement scandaleuse
au XXème siècle Les conditions dans lesquelles vivaient des êtres
humains sur ces terrains depuis très longtemps abandonnés ont pu
paraître peu choquantes à l’origine parce qu’ils y logeaient
dans des baraquements provisoires. Mais ces conditions se sont
rapidement aggravées, d’autres familles s’y étant installées
dans des abris de fortune, consolidés tant bien que mal. Et c’est
cet ensemble qui a formé les bidonvilles qui peuvent être
considérés comme la honte de nos cités” 23.
Ces
travaux aboutirent à la loi Debré du 14 décembre 1964 dont le
principal objet était l’éradication des bidonvilles. Le Premier
ministre du général De Gaulle en personne s’exprimait à ce sujet
le 12 novembre de la même année à la tribune de l’Assemblée :
“En cinq ou six ans une action concertée devrait permettre de
réaliser cette oeuvre nécessaire”.
En
1966, le vote de la loi Nungesser secrétaire d’Etat au logement,
un colloque sur la migration
algérienne 24 et la mise en place d’une Commission permanente
interministérielle pour supprimer l’habitat précaire 25,
s’inscrivaient dans le cadre du Plan national de résorption des
bidonvilles en cinq ans, programmé par le ministère de l’Equipement
et réajusté par la loi Vivien, secrétaire d’Etat au logement du
10 juillet 1970 26.
Il
a fallu attendre encore une décennie voire plus 27, pour assister à
l’éradication des derniers bidonvilles. Il n’existait souvent
guère d’alternative au rasage, après la destruction d’un
bidonville, certaines familles n’avaient pas d’autre ressource
que d’aller s’installer dans d’autres baraquements. D’ailleurs,
par facilité, les autorités chargeaient le plus souvent des
organismes privés de reloger les migrants, suggérant même aux
associations de construire pour les familles un taudis dans un autre
bidonville.
Au
début des années soixante-dix, cette question se posait avec de
plus en plus d’insistance dans une opinion échaudée par le
mouvement de mai 1968 qui avait présenté les bidonvilles comme le
revers de la médaille de la société capitaliste. Après le drame
survenu dans un foyer d’Aubervilliers en janvier 1970 - la mort par
asphyxie de quatre travailleurs immigrés - l’émotion et les
critiques redoublèrent au point d’obliger le gouvernement à
donner des signes concrets d’une action imminente. Le 12 février,
le Premier ministre Jacques Chaban-Delmas entrepris une visite
impromptue de trois heures dans un bidonville d’Aubervilliers.
Après avoir constaté les difficiles conditions de vie, rencontré
les habitants, il improvisa une conférence de presse :
“J’ai
pu constater des conditions d’existence insupportables et pourtant
elles sont supportées par ceux qui les subissent (...), j’ai vu
une cave où s’entassent des dizaines d’Africains dans des
conditions inénarrables (...). J’ai vu un bidonville le long d’un
canal, à un endroit appelé “le chemin de halage”: dans la boue,
avec les bruits incessants des pelles mécaniques qui creusent, des
camions qui vont et viennent, en bref, un genre “Quai des brumes”
mais sans Michèle Morgan... Il y avait là des centaines de familles
: les hommes étaient au travail, il restait les femmes avec une
multitude d’enfants (...). Il y avait longtemps que je n’avais
pas vu un pareil spectacle”.
Selon
Jacques Chaban-Delmas, il fallait parvenir à résorber entièrement
les bidonvilles de la région parisienne pour 1972. Le projet
gouvernemental de “Nouvelle société” ne pouvait être
compatible avec l’existence de l’habitat précaire, symbole de
l’anti-modernité 28. En 1971, Jacques Chaban-Delmas se rendit à
nouveau dans un bidonville à Nanterre-La Garenne accompagné de son
secrétaire d’Etat au logement, du maire communiste de Nanterre et
du préfet des Hauts-de-Seine pour y observer la destruction de
baraques qu’il commenta par la suite :
“J’ai
assisté à la destruction d’un bidonville à coup de bulldozer et
à quelques mètres de là au départ des autocars emportant femmes
et enfants vers une cité de relogement. C’est un spectacle
émouvant que de voir en un quart d’heure s’opérer le changement
d’existence de ces familles” 29.
Les
mesures prises furent davantage suivies d’effets à partir de
1972-73 et les bidonvilles disparurent peu à peu même si en 1975,
le président Giscard D’Estaing visitait encore l’un d’entre
eux à Marseille. Le 16 mars 1976, l’un des derniers grands
bidonvilles du pays, celui du quartier de La Digue des Français
surnommé “Nice-village” était détruit à Nice 30.
Surveillance
et discrimination
Au
début des années soixante, pour faire face à la croissance des
bidonvilles, les pouvoirs publics, inquiets et démunis, ont accentué
surveillance et répression. Les migrants furent les principales
victimes de pratiques souvent brutales. Malentendus,
incompréhensions, tensions, situations d’affrontement culturel :
les premiers contacts entre ces marginaux et l’Administration
furent rudes. En 1955, les propos du ministère de la Reconstruction
et du Logement exposant ses directives en matière d’habitat pour
les immigrés, illustraient l’état d’esprit des pouvoirs publics
mêlant bienveillance et condescendance :
“Dans
les bidonvilles, il faut veiller à limiter le nombre de lits par
foyer de manière à éviter la constitution de véritables villages
indigènes aux portes des agglomérations. Il faut recourir à la
forme architecturale habituelle à la localité et non pas à celle
du camp de baraquement dont l’aspect, insolite dans le paysage
urbain, accentue le caractère de paria du migrant. La formule de la
casbah avec patio et minaret, sans parler de la décoration
intérieure “à l’orientale” est aussi insolite dans notre
paysage occidental” 31.
Les
bidonvilles échappant à toute réglementation, les pouvoirs publics
allaient envisager à la hâte un contrôle de ces îlots
d’habitation peuplés d’exclus. Les fonctionnaires de différents
services effectuaient des déplacements plus ou moins réguliers vers
les bidonvilles pour obtenir des informations ou pour faire appliquer
une décision. La relation fonctionnaires marginaux était fondée
sur l’ambiguïté. Comment interpréter la visite des représentants
de l’Etat ? Promesse de relogement dans de meilleures conditions ou
acte de répression ? Chaque bidonville a assisté à un défilé de
fonctionnaires chargés d’effectuer des recensements et des
statistiques. Les différents îlots sont inventoriés, répertoriés,
les baraques numérotées, les habitants recensés.
Des
conseillers sociaux de la préfecture de police de Paris en poste au
Service d’Assistance Technique (SAT) créé en 1964, enquêtaient
dans les bidonvilles toujours escortés par des policiers en
uniforme. Chaque famille recevait un formulaire “fiche de
renseignement du bidonville de...” assorti d’un numéro de
baraque et comportant l’état civil des intéressés. Méfiance et
incertitude étaient de mise chez les migrants : fallait-il se cacher
pour éviter la surveillance policière ou aller au devant des agents
recenseurs pour espérer être relogé rapidement ? La seconde
solution était la plus souvent adoptée.
Les
familles interpellaient les fonctionnaires afin de s’assurer
qu’elles figuraient bien sur les listes de recensement 32. Autre
forme d’incursion du monde extérieur, un poste de gardien était
quelquefois créé par les municipalités ou les entreprises privées
pour veiller à empêcher l’extension du bidonville : une série de
relations fondées surtout sur la méfiance et la sanction
s’instauraient par la force des choses. Davantage favorable aux
immigrés, c’est un service de main d’oeuvre qui était installé
à l’intérieur ou à proximité de certains bidonvilles par les
pouvoirs publics.
La
visite des fonctionnaires représentait un véritable événement
dans le bidonville : leurs propos se répandaient de baraque en
baraque comme une rumeur. Chaque enquête était interprétée comme
un signe positif par les familles immigrées à l’affût du moindre
espoir de relogement. En outre, les bruits de résorption étaient
alimentés par toutes sortes de personnes, soit de bonne foi pour
redonner courage à ces mal-logés, soit de mauvaise foi pour s’en
débarrasser. Les promesses de relogement très nombreuses étaient
rarement réalisées.
Cette
tension continuelle créait une atmosphère d’incertitude
permanente psychologiquement difficile à supporter. L’action des
pouvoirs publics avait également pour objectif de diffuser des
messages importants aux marginaux : système d’affichage, ronde de
voitures autour des baraques avec des annonces par haut-parleurs.
Vivre
au bidonville représentait un réel handicap pour la vie
quotidienne. Le rapport à l’Administration était par conséquent
conflictuel, chargé de malentendus et de rapports de force. Moyen
efficace de pression, ne pas reconnaître les baraques comme un lieu
d’habitation : l’adresse en bidonville, même si elle est
reconnue valable pour l’établissement de certains documents et
l’obtention de certains droits, ne l’est plus pour d’autres.
Plusieurs mairies refusaient d’inscrire l’adresse d’un
bidonville sur les cartes d’identité, les livrets de famille. Sur
la carte de séjour et de travail, les préfectures indiquaient
“absence de domiciliation”, précisaient vaguement “vit
en bidonville” ou encore jugeaient plus gravement “présence
sans intérêt en France”. Parfois la délivrance de la carte
de séjour s’accompagnait de menaces pour la fois suivante dans le
cas où le migrant n’aurait toujours pas trouvé un logement
décent.
Autre
désagrément, jusqu’à la mise en circulation d’un certificat
obligatoire de résidence pour les Algériens, les autorités ne
délivraient pas de certificat de domicile aux habitants des
bidonvilles, pourtant indispensable pour que les familles puissent se
rendre en Algérie et être sûres de pouvoir rentrer en France
ensuite. De nombreuses familles algériennes restaient plusieurs
années en bidonville sans revoir leur pays de peur de ne pouvoir
revenir en France. Cartes de séjour et papiers officiels n’étaient
parfois pas renouvelés pour cause de logement en bidonville.
Cette
attitude des pouvoirs publics engendrait de nombreuses tracasseries à
l’image des services postaux : le bidonville n’étant pas
considéré comme un lieu d’habitation, le courrier s’égarait,
provoquant de fâcheuses complications. Pour les mêmes raisons, les
municipalités ne procédaient pas à l’enlèvement des ordures
ménagères. Autre conséquence, le développement d’un système
d’exploitation : les migrants dont l’adresse n’était pas
reconnue devaient utiliser celle d’une autre personne afin de
pouvoir obtenir carte de séjour et de travail par le biais de
certificats de complaisance rapidement devenu un moyen de gagner de
l’argent 33. Il n’existait aucun statut d’occupation du sol :
tout était fondé sur l’illégalité. La perception des loyers,
l’achat éventuel d’une baraque n’avait aucun fondement
juridique, reposant simplement sur des pratiques d’intimidation, de
manipulation de la part de pseudo-propriétaires français ou
habitants du baraquement à l’encontre de nouveaux venus. Un trafic
de baraques était organisé selon des règles propres à chaque
bidonville fixées par des hommes d’influence.
Les
relations étaient tendues à l’intérieur des bidonvilles. A
Saint-Denis en 1964, les frictions entre habitants du quartier et
Portugais des Francs-moisins furent évitées de peu. A la fin de
1963, puis en 1965-66 à La Courneuve à Saint-Denis, une partie des
habitants de la cité Floréal jouxtant le bidonville se plaignirent
au commissariat de police et signèrent de nombreuses pétitions pour
le faire déplacer. Les propriétaires des terrains se montraient
tout aussi hostiles au développement de baraquements sur leurs
parcelles : à Aubervilliers, l’empiétement des Portugais sur les
berges d’un canal appartenant à une société privée motiva
plusieurs notes de service
à la préfecture de la Seine en 1963-64.
La
police ne venait pas seulement dans les bidonvilles pour seconder les
agents recenseurs, elle y effectuait aussi des visites dans un but
précis : éviter toute extension du bidonville. L’équipe de
policiers investie de cette tâche, parfois appelée selon les lieux
“brigade Z”, brigade des démolisseurs ou brigade des
casseurs 34, était composée de punis de la police vêtus d’un
treillis bleu leur servant d’uniformes avec les insignes apparents
de leur fonction et d’énormes bottes. Ces brigadiers
représentaient la face répressive du pays d’accueil pour les
familles d’immigrés. Ses
premières interventions datent du début des années soixante, par
exemple août 1961 à “La Folie” à Nanterre.
Photo | Loïk Prat | 1966
Pour
faciliter leur surveillance, les policiers établissaient
régulièrement un relevé du plan d’emplacement et procédaient au
numérotage des baraques - un numéro peint en gros sur la porte -
pour l’ensemble du bidonville comme à Nanterre.
Principale
caractéristique de ces policiers : la brutalité. Les membres de la
“brigade Z” entraient sans prévenir à l’intérieur des
habitations en enfonçant la porte, se servaient du café, jetaient
les étals en l’air, piétinaient puis déchiraient les affaires,
les jetaient dans la boue. Parfois, avec un pétard à la main, ils
s’amusaient à apeurer et disperser les familles. Les brimades
étaient fréquentes : fontaine dont on coupait l’eau pendant
plusieurs jours, amoncellement de tas de terre devant les
habitations, interdiction de commerces à l’intérieur du
bidonville, pose d’un grillage entourant grossièrement les
baraquements.
Le
passage de la “brigade Z” variait selon les périodes. Les
équipes, composées de trois à huit policiers munis de masses ou
d’arrache-clous parcouraient toute la journée les ruelles en quête
d’une construction à détruire. Face à ces abus de pouvoir, les
habitants ne pouvaient rien opposer. Les sanctions étaient d’une
sévérité graduelle : menaces ou démolition, vieilles planches,
vieux volets, tôles confisqués, sacs de ciments éventrés,
embryons de jardin saccagés. De plus, la discrétion officielle des
municipalités était la règle au sujet de l’action des policiers
: mairies et services sociaux toléraient ces pratiques sans les
dénoncer à un point tel, que ce mutisme, proche du racisme,
touchait la grande majorité des personnes amenées à travailler au
bidonville.
Les
mesures de démolition s’avérèrent inefficaces : bus, camions
désaffectés, roulottes ou caravanes remplaçaient les taudis et si
la superficie d’occupation était limitée, il en allait autrement
pour la densité : il existait des possibilités d’agrandir
discrètement la superficie des habitations sans que cela
n’apparaisse de l’extérieur 35. Malgré tout, dans les deux cas,
les populations étaient obligées de vivre de façon encore plus
misérable.
La
marginalité, enjeu politique
A
côté de la répression sanitaire, une répression politique se
produisait dans les bidonvilles. La période de la guerre d’Algérie
le met en relief, notamment à Nanterre : le contrôle de la
population algérienne était un enjeu de lutte interne au mouvement
nationaliste algérien entre MNA et FLN mais aussi l’objet d’une
surveillance particulière des autorités françaises. En 1958, le
préfet de police de la Seine, Maurice Papon, avait détaché dans la
police parisienne les “Képis bleus”, corps composé de
supplétifs musulmans algériens spécialisés dans « l’action
psychologique » au sein de la population des bidonvilles. Il
fallait rechercher les cellules du FLN : pour cela, la répression
redoubla par des descentes dans les bidonvilles de la région
parisienne.
Entre
1958 et 1962, une véritable terreur s’était installée dans les
baraquements. En 1961 par exemple, à la suite d’agressions,
d’incendies suspects, la peur d’être la cible d’actes
criminels encore plus violents poussa les habitants à organiser des
tours de garde pour chaque homme valide dans le bidonville.
La
majorité des victimes de la manifestation du 17 octobre 1961 était
des habitants des bidonvilles de la banlieue parisienne. Victimes de
ratonnades dans Paris, les immigrés subissaient des violences jusque
dans le bidonville : outre les irruptions brutales du FLN, qui les
obligea à participer à la manifestation, les descentes de police
étaient particulièrement nombreuses en 1961. Journaliste au Monde,
Michel Legris décrivit la lourdeur de l’ambiance à Nanterre et
l’inquiétude des habitants à l’image du patron d’un commerce
à l’intérieur du bidonville qui raconte : “La semaine
dernière les policiers ont fait entrer dans mon magasin des
Algériens, ils les ont alignés face au mur les mains en l’air.
Ils les ont tabassés”.
D’autres
expliquent comment leurs papiers d’identité, leurs feuilles
d’allocations familiales ont été déchirés ou foulés au pied et
comment ils ont été frappés. Trois corps d’Algériens mitraillés
par la police ont été rapportés sur un terrain vague devant le
bidonville et on entendait les Algériens hurler dans les cars de la
police stationnés à proximité des baraques 36. Depuis le début de
la guerre, la police considérait les habitants du bidonville comme
une population ennemie.
Autre
forme de répression touchant les familles portugaises : la police
salazariste, la PIDE, effectuait, notamment entre 1964 et 1967, une
sérieuse surveillance des bidonvilles. L’entourage de Salazar,
persuadé que la propagande communiste se diffusait dans les
baraquements 37, engageait une sévère répression contre les
travailleurs immigrés opposants au régime, ce qui ne manqua pas de
poser des problèmes diplomatiques entre la France et Portugal.
Une
incontestable violence s’est exprimée dans les bidonvilles.
Parfois méchants, Souvent inutiles, teintés de racisme, les actes
répressifs de la “brigade Z” ont empoisonné la vie des
familles immigrées déjà mal à l’aise dans leur rapport aux
pouvoirs publics. L’attitude des représentants de la police
marquée par des relents de colonialisme était emblématique de
l’attitude de la société française à l’égard des migrants
pendant cette période.
La
solidarité pour atténuer l’exclusion
Les
marginaux des bidonvilles suscitaient l’intérêt de militants
antiracistes sensibilisés aux questions de la pauvreté et de
l’immigration. Les bidonvilles exerçaient une sorte de fascination
: c’était le moyen pour des groupuscules, associations, mouvements
divers de mettre en actes leur philosophie. Une action militante
s’est portée sur les taudis souvent à la grande surprise des
habitants.
Les
bidonvilles ont suscité l’intérêt des syndicats et surtout de
l’extrême gauche : démarchage, rencontres, implantation
d’antennes se sont multipliés au cours des années soixante. En
1964, par exemple, la CGT ouvrit des permanences hebdomadaires dans
plusieurs bidonvilles en langue portugaise et arabe.
En
1965, l’université de Nanterre fut construite sur un terrain
jouxtant les bidonvilles. La proximité de ces deux éléments
constituait un mélange explosif. Plusieurs étudiants n’hésitèrent
pas à tenter de faire entrer les enfants ou adolescents du
bidonville au restaurant universitaire, obligeant la police à
intervenir pour chasser ces jeunes venus manger gratuitement 38. Au
moment des événements de mai 1968, un mouvement spontané des
étudiants
s’engagea
en faveur des populations des bidonvilles d’une manière théorique
sous la forme de tracts, affiches, réunions publiques et d’une
manière pratique en se rendant physiquement au bidonville de “La
Folie” tout proche. Les étudiants envahirent les taudis,
voulant convaincre les travailleurs étrangers à manifester.
Photo | Gérard Aimé | Nanterre La Folie
Après
le 10 mai, lorsque les manifestations du quartier latin
s’amplifièrent, la visite aux bidonvilles des groupes d’étudiants
parisiens se généralisa, notamment aux Francs-moisins,
Noisy-le-grand, Stains, pour exposer devant les habitants les
exigences égalitaires et libertaires de leur mouvement et essayer de
secouer l’apathie naturelle de marginaux.
La
réaction des habitants, peu avertis du sens du mouvement social,
était proche de la panique. Les migrants ayant cru que des
événements graves se préparaient ont craint de faire les frais de
cette situation : plusieurs milliers d’entre eux firent leurs
valises 39. La crainte fut rapidement exploitée par plusieurs
compagnies de transport privé qui, attirées par la perspective de
gains juteux mirent en place des services d’autobus des bidonvilles
vers l’Italie, l’Espagne et surtout le Portugal : en deux
semaines 10.000 Portugais rentrèrent au pays. La relation un peu
artificielle entre immigrés du bidonville et étudiants de mai ne se
fit pas sans heurts et incompréhensions, mais les effets furent
positifs de part et d’autre.
La
solidarité en faveur des habitants des bidonvilles se développait
aussi dans un registre plus humanitaire, relayé par différentes
associations notamment chrétiennes.
L’expérience
de François Lefort, qui sera par la suite prêtre proche des jeunes
issus de l’immigration, est à ce titre très significative : à 15
ans, lycéen de Neuilly, il découvre le bidonville de Nanterre en
1961. Le constat de la misère, la marginalité, des conditions de
vie aussi humiliantes à quelques kilomètres de l’Arc de triomphe
représente un vrai choc dont il ne peut parler à sa famille, trop
éloignée de ces réalités : “Quand je revenais des bidonvilles
je ne voulais pas que ma famille le sache, je m’essuyais les
chaussures sur le tapis rouge des escaliers, évitant l’ascenseur.
Mon but n’était pas de faire quelque chose mais de me faire des
amis, je n’avais aucun projet pour les migrants. Peu de gens
entraient dans le bidonville (...) J’ai été bien reçu partout,
ils étaient dignes, un peu étonnés de voir un gamin de 15 ans se
balader dans ces lieux, j’ai été invité partout” 40.
François Lefort se lie d’amitié avec Mustapha, l’un des
jeunes du bidonville. Entre 1963 et 1966, il organise des colonies de
vacances pour les enfants du bidonville.
Parmi
les associations de soutien les plus efficaces se trouvaient Emmaüs
de l’Abbé Pierre et surtout Aide à toute détresse (ATD-Quart
Monde) et son journal Igloo (du nom des tentes offertes aux
plus démunis) qui s’était donné pour objectif la “disparition
des bidonvilles par des solutions humaines et favorables à la
population qui les constitue”.
Fondée en 1957 à partir du camp de Noisy-le-grand par le père Joseph Wresinsky 41, elle tentait de préparer les gens des baraques à s’intégrer à la société. Son action s’amplifia à partir de 1961. ATD ne voulait pas remplacer les services sociaux déjà existant mais apprendre aux familles à en bénéficier, les encourager à multiplier les contacts en dehors du bidonville. L’association partait du principe que les services officiels, lorsqu’ils ne sont pas inexistants, n’étaient généralement pas adaptés aux besoins des habitants du bidonville : toute une préparation, une adaptation préalable était nécessaire.
Fondée en 1957 à partir du camp de Noisy-le-grand par le père Joseph Wresinsky 41, elle tentait de préparer les gens des baraques à s’intégrer à la société. Son action s’amplifia à partir de 1961. ATD ne voulait pas remplacer les services sociaux déjà existant mais apprendre aux familles à en bénéficier, les encourager à multiplier les contacts en dehors du bidonville. L’association partait du principe que les services officiels, lorsqu’ils ne sont pas inexistants, n’étaient généralement pas adaptés aux besoins des habitants du bidonville : toute une préparation, une adaptation préalable était nécessaire.
A
cet effet furent créés des jardins d’enfants, des clubs
d’adolescents, des cours de rattrapage scolaire, d’alphabétisation,
d’apprentissage administratif, de catéchisme, des bibliothèques,
des centres de prévention médicale. Au bout de quelques années,
les possibilités d’échanges avec l’extérieur se multiplièrent
en même temps que la possibilité de s’initier à la langue, aux
lois et aux modes de vie de la France. L’un des principaux
objectifs fixés, intégrer les enfants dans le système scolaire,
était en partie réalisé en 1967.
A
la suite d’une série de rencontres entre l’abbé Longuet qui
s’occupe du bidonville des Francs-Moisins et de l’équipe d’ATD
à la Campa, un club Science et Service est créé en 1965
dans le but de se faire connaître des habitants des baraques (se
renseigner sur la situation scolaire des enfants, vérifier leur
inscription à l’école, l’état des vaccinations) et de
mobiliser l’opinion sur la question des bidonvilles (campagnes
d’affichage, pétitions, rencontres d’élus, convocations de
journalistes) 42. ATD-Quart-Monde a gagné la confiance des
bidonvilles à l’image de la figure très populaire du père
Joseph, connus de tous dans les baraques. Conséquence de son succès,
ce mouvement fut choisi et subventionné par le Gouvernement pour
humaniser les bidonvilles à partir de 1966.
D’autres
associations intervenaient également sur ce terrain telles le
Cimade, le comité Lyautey et son président Jacques Augarde ou le
Secours catholique qui organisait des cours du soir donnés aux
bidonvilles par des lycéens dans un vieux bus récupéré pour
l’occasion. D’abord concurrentes et peu portées vers la
concertation, ces associations vont rassembler leurs énergies et
fonder les ASTI (Associations de soutien aux travailleurs immigrés)
dont le succès sera manifeste quelques années plus tard dans la
lutte antiraciste avec la FASTI (Fédération des associations de
soutien aux travailleurs immigrés).
Les
actions spectaculaires étaient mises en place ponctuellement : par
exemple en juin 1965, une grande opération de nettoyage fut
organisée par les habitants des bidonvilles de Saint-Denis avec le
concours des cités voisines : des tonnes de détritus sont
regroupées puis sortis du terrain avec des moyens de fortune avec la
coopération de la mairie qui par la suite assurera de manière
régulière l’enlèvement des ordures. A l’occasion des vacances
de Noël 1965 et 1966, le maire de La Courneuve fit placer trois
sapins décorés au milieu des baraques.
“Années
de boue”, “temps des baraques”, la période des
Trente Glorieuses correspond au développement des bidonvilles dans
une France d’après guerre marquée par la crise du logement, le
boom démographique et l’afflux d’un nombre important de
travailleurs étrangers. Ces primo-arrivants, véritables marginaux
étaient cantonnés dans des zones excentrées à la périphérie des
grandes agglomérations. Ils n’avaient pas d’autre alternative
que de travailler et s’isoler. La relation à la société
d’accueil était faible voire inexistante dans la mesure où elle
n’a
pas été pensée ni organisée à l’image du rapport colonial : le
migrant était en France pour participer à l’effort de production,
mais sa présence dans l’espace public n’était pas reconnue.
Cependant,
peu à peu, le bidonville suscita des intérêts divers : pouvoirs
publics forcés de prendre en compte ces îlots d’habitation pour
les résorber ; agents économiques attirés par la perspective de
profits ; opinion publique sensibilisée à la question de la
pauvreté. En conséquence, le bidonville est devenu un lieu de
rencontre interculturelle mettant en lumière la question de
l’exclusion. Un contact s’est établi à travers des relations
furtives, maladroites et imparfaites : les interventions de
fonctionnaires, de policiers ou même de militants étaient souvent
chargées de malentendus, de défiances de peurs réciproques, de
paternalisme, de racisme
mais aussi de bienveillance et de solidarité.
La
marginalité des bidonvilles était la conséquence d’un contexte
économique social et culturel propre à la France de l’après
Seconde guerre mondiale. Plus qu’un territoire, le bidonville était
partie prenante d’une culture de l’exclusion déclinée alors sur
un mode spatial.
Notes
1
- Voir par exemple l’analyse Le monde des villes panorama urbain
de la planète, Bruxelles, Complexe, 1996.
2
- Voir les définitions données dans l’ouvrage du MRAP, Le
logement des migrants, Editions Droit et Libertés, 1973 ;
le mémoire de stage de Pierre Daste, Le bidonville de Chamipny
sur Marne, Paris, ENA : le terme “bidonville” est
vraisemblablement apparu au Maroc, à Casablanca, à la suite de la
crise de 1929 pour désigner l’habitat précaire, fait de bric et
de broc avec des bidons d’huile d’olive qui, dépliés et
assemblés permettaient de construire un habitat plus ou moins
étanche aux intempéries sur un terrain occupé illégalement.
3
- Le Monde, 7 juin 1966, enquête de Pierre Trey, Bidonvilles
et sous-prolétariat urbain (série d’articles publiés du 1er
au 8 juin 1966).
4
- France-Soir, 29 octobre 1957.
5
- France-Soir, 22-24 juin 1964 et 12 articles entre le 22
octobre et le 11 novembre 1965.
6
- La Croix, 10-12 juin 1964 ; 22-28 décembre 1965.
7
- Le Monde, 26-27 mai 1963 ; 25 avril et 23-25 juin 1964.
8
- Le Figaro, 25 décembre 1962, 31 décembre 1964, 15 octobre
1965.
9
- L’Humanité, 24-27 mars, 17 juin, 24-25 novembre 1964.
10
- Voir enquête du service d’étude et de recherche de la
préfecture de la Seine, « La main d’oeuvre portugaise dans le
département de la Seine », in Hommes et Migrations, n°105,
1965.
11
- Ministère de l’Equipement et du Logement, Etudes sur la
résorption des bidonvilles, rapport 771142C3569, 1966.
12
- Marie-Christine Volovitch-Tavarès, Portugais à Champigny, le
temps des baraques, Autrement, 1995 et « Du village au
bidonville : les immigrés portugais dans les bidonvilles de la
région parisienne (1956-74) » in Jean-Paul Brunet (dir),
Immigration, vie politique et populisme, Paris L’Harmattan,
1995.
13
- Brigitte de Graça sur Les bidonvilles des Portugais à Massy
(1964-77), Mémoire de DEA, IEP Paris, 1996.
14
- Le Monde, 19 avril 1960, enquête d’Eugène Mannoni sur
les difficultés d’adaptation des travailleurs d’Afrique du Nord
dans les bidonvilles parisiens, Du Maghreb à la Seine.
15
- Archives municipales de Saint-Denis, Recensement de la population
au Francs-Moisins, septembre 1965.
16
- Francette Vidal, « Le bidonville de la Campa », in Esprit,
avril 1966, pp.651-661.
17
- Abdelmalek Sayad, Un Nanterre algérien, terre de bidonvilles,
Autrement-hors série n °85, 1995.
18
- Monique Hervo, Marie-Ange Charras, Bidonvilles, Paris,
Maspero, 1971.
19
- Alain Hayot in Techniques, Territoires et Société, «
1960-75, résorption de l’habitat insalubre et carrières
résidentielles à Marseille » in IRESCO, op.cit..
20
- Ministère de l’Equipement et du Logement, Analyse du
recensement des bidonvilles (1966-70), rapport 790097C4450, 1971.
21
- Le Monde, 21 janvier 1971. Dans la région parisienne une
centaine de bidonvilles furent supprimés entre 1965 et 69 ; en 1970,
en Seine Saint-Denis, 6.000 personnes vivent en bidonville dont 1.200
familles ; dans les Yvelines, 4.200 personnes vivent en bidonville
dont 950 familles ; dans le Val de Marne, 3.000 personnes vivent en
bidonville dont 650 familles ; dans l’Essonne, 2.500 personnes
vivent en bidonville dont 400 familles ; en Seine et Marne, 1.200
personnes vivent en bidonville dont 250 familles.
22
Propos d’Eugène Claudius-Petit, Journal Officiel, débats
parlementaires, 11 juin 1970.
23
- Journal Officiel, débats parlementaires, séance du 26 juin
1964.
24
- Cf. Association France-Algérie, Colloque sur la
migration algérienne en France, 13-15 octobre 1966. Le problème
des bidonvilles fut soulevé par le président de l’association
Edmond Michelet en présence de Michel Massenet (DPM), Eugène
Claudius Petit (SONACOTRA) et Roland Nungesser secrétaire d’Etat
au Logement.
25
- Ministère de l’Equipement et du Logement, ministère des
Affaires sociales, Pour une politique concertée du relogement et
de l’action socio-éducative appliquée à la résorption des
bidonvilles, mai 1967.
26
- Voir le commentaire d’Allel Sadoun dans Le Monde, 16
janvier 1970, « Des bidonvilles aux foyers clapiers ».
27
- Le petit bidonville de Lorette à Marseille n’a disparu qu’en
1995, cf. le documentaire de Bruno Victor Pujebert, «
Lorette, dernier bidonville », réalisé en 1997.
28
- Le Monde, L’Humanité, 13 février 1970.
29
- Le Monde, 30 juin 1971.
30
- Droit et Liberté, avril 1976 et les analyses d’Isabelle
Massin qui a travaillé sur le terrain à la résorption du
bidonville entre 1974 et 1976 in Techniques, Territoires et
Société, IRESCO, « Mémoire des lieux, une histoire des taudis
», décembre 1988.
31
- Etudes et Documents, revue du ministère du Logement et de
la reconstruction, n°56, octobre 1955.
32
- Monique Hervo, Marie-Ange Charras, Bidonvilles, op.cit..
33
- Antonio Saraiva, Les Portugais dans les bidonvilles du Nord-est
de la banlieue parisienne (1961-73), mémoire de maîtrise Paris
VIII, 1994-95 et voir L’Express, 18 janvier 1970 et 24 mai
1971.
34
- Cette brigade dépendait administrativement du SAT (Service
d’assistance technique) de la préfecture de police de Paris.
35
- Voir les mémoires de François Lefort, La vie passionnément,
Paris, Desclée de Brouwer, 1985.
36
- Le Monde, 27 octobre 1961, article de Michel Legris ; voir
également France Observateur,
26
octobre 1961 et L’Humanité, 28 octobre 1961.
37
- Il est vrai que le Parti communiste français dénonçait assez
souvent auprès des Portugais des bidonvilles la dictature
salazariste et sa guerre coloniale par des affiches dans les
bidonvilles, notamment les 1er mai.
38
- Témoignage de Bruno Ehrmann in Mémoire des lieux, une histoire
des taudis, Techniques, Territoires et Société, IRESCO,
op.cit.
39
- Le Monde, 15 juin 1968.
40
- François Lefort, La vie passionnément, op.cit..
41
- Joseph Wresinsky, Les pauvres sont l’Eglise, Paris, Le
Centurion, 1985.
42
- Antonio Saraiva, Les portugais dans les bidonvilles de la
banlieue du nord-est de la banlieue parisienne (1961-73), op.cit..
Pour
citer cet article
Référence
électronique
Yvan
Gastaut, « Les bidonvilles, lieux d’exclusion et de marginalité
en France durant les trente glorieuses », Cahiers de la
Méditerranée, 69 | 2004
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Tous droits réservés
DOCUMENTS ANNEXES
ARTICLE LE MONDE
Michel LEGRIS
17 octobre 1961
ARTICLE LE MONDE
Michel LEGRIS
17 octobre 1961
C'est
une avenue, large comme une autoroute, bordée parfois de grands
immeubles modernes, qui conduit à ce bidonville. De la grande artère
une bretelle se détache, qui monte vers le terre-plein où
s'agglutinent confusément la tôle, les planches, les murs de
parpaings, les carcasses de camions ou de wagons.
C'est
une agglomération de plus d'un millier d'hommes, de femmes et
d'enfants d'origine nord-africaine. Les clapiers où ils s'entassent
ont été souvent décrits. La cité n'en reste pas moins
mystérieuse. Hormis quelques journalistes, quelques commerçants du
voisinage et des policiers, rares sont les métropolitains qui s'y
aventurent. Aujourd'hui le bidonville est plus isolé que jamais. Le
mur — invisible — que les Européens ne franchissaient pas
pour entrer,
les musulmans n'osent plus le traverser pour sortir.
Ainsi naissent d'eux-mêmes les "ghettos".
Retranchés
du monde, fût-ce dans un ghetto, des hommes pourraient du
moins espérer y vivre en
paix. Mais dans ce coin de Maghreb du bord de la Seine ce n'est même
pas le cas. Le monde extérieur, ou, si l'on veut, la France,
fait irruption de temps à autre ici. Il se présente au nom de la
loi, il est représenté par la police,
et l'irruption est souvent brutale. A l'intérieur de la communauté
une autre présence se manifeste non moins durement : celle du FLN.
Le
drame qui se joue là est sans doute connu — ou plutôt su — de
façon trop abstraite. Ce que l'on imagine moins bien, c'est la vie
de ces "Misérables", version 1961, dans de semblables
conditions matérielles, morales et politiques.
Il n'est pas aisé de délier les langues au bidonville. "Je ne sais pas. Je n'étais pas là", c'est a peu près tout ce que l'on répond au journaliste qui cherche à s'informer sur les derniers événements. Les femmes se montreront encore plus effarouchées : elles se hâteront, à son approche, de rentrer dans leur masure et de refermer leur porte. Paradoxalement, lorsque ce même journaliste, au long des sentiers boueux où stagnent des mares vertes, croisera un Algérien qui regagne son domicile, il se verra gratifier d'un "Bonjour, monsieur" prononcé d'une voix humble et basse. On l'a pris pour un inspecteur de police...
Pour vaincre ce climat de
méfiance, de prudence, en un mot de peur, il faut être connu.
C'est le cas de quelques jeunes gens ou jeunes filles qui viennent
ici chaque jour pour distribuer le
courrier, rédiger les
feuilles de la Sécurité sociale,apporter aussi
une aide matérielle
dans les ménages.
"PERSONNE
N'OSERAIT APPELER UNE
AMBULANCE LA NUIT"
Ces
Européens nous ont fait part de leur indignation après les
violences qui ont accompagné les descentes de police opérées au
bidonville ces temps derniers. Et aussi de leurs inquiétudes.
La population européenne
de la ville de banlieue voisine — une banlieue "rouge"
pourtant — est gagnée par le racisme : "Si
l'on serre la main à un Algérien dans la rue, si on l'aide à la
poste à remplir le
libellé d'un mandat, les gens vous regardent 'de
travers', se livrent même à des réflexions désobligeantes." Et
ces Européens ajoutent : "Nous
craignons de voir la
localité devenir Bab
El-Oued."
L'état
d'esprit du bidonville n'est pas moins lamentable : "Les
familles sont réduites au désespoir. Beaucoup estiment que
désormais elles n'ont plus rien à perdre.
Les Nord-Africains n'osent plus sortir des
bidonvilles de peur d'être arrêtés
et malmenés. Ceux qui ont été blessés au cours de la
manifestation, ou après, redoutent de faire le
trajet jusqu'à l'hôpital ou au dispensaire où ils recevraient des
soins. Lorsqu'une femme enceinte est près d'accoucher,
il faut l'envoyer un
certain temps d'avance à la maternité : si les douleurs la
prenaient la nuit personne ne voudrait aller appeler
l'ambulance !"
Pénétrons
maintenant au bidonville. Il est à peu près 10 heures du matin. Un
homme porte sur l'épaule un mouton écorché. Il se dirige vers une
baraque de ciment. Sur le mur une inscription à la craie, en lettres
majuscules romaines : "Boucherie". A côté de
l'inscription une ouverture rectangulaire : le comptoir. Car la
boutique est trop étroite pour que les clients y pénètrent.
Dans
un chemin un camion s'engage en cahotant. C'est celui d'un livreur
qui vient apporter des
bouteilles dans une des épiceries-buvettes-marchands de primeurs
installées ici et là. Ailleurs des hommes s'affairent à réparer le
toit de leur masure en prévision de l'hiver. D'autres déambulent de
leur maison à une buvette. Ici et là encore, une petite fille aux
yeux noirs marche, un sac à provisions à la main... Aujourd'hui
c'est un jour de vie "normale"...
Quelques
signes cependant trahissent l'atmosphère lourde de ces lieux. Un
Algérien, voyant que j'ai un journal à la main, me demande si je
peux le lui vendre.
Apparemment il préfère se le procurer par
mon intermédiaire plutôt que d'aller jusqu'à
la "ville".
L'incertitude
apparaît sur les visages lorsque nous pénétrons dans un
café-épicerie. Le patron est un jeune Marocain. Nous sommes
d'ailleurs dans le "quartier" marocain. Imaginerait-on que
dans ces amas confus de cabanes il pût exister une
division en "quartiers" ? C'est pourtant une réalité.
DES
PIÈCES D'IDENTITÉ DÉCHIRÉES
Dans
le café où l'on me parle, les regards inquiets se dirigent de temps
à autre vers la porte, restée ouverte. On redoute les représailles
que la police pourrait exercer sur
ceux qui viendraient à se plaindre de
son attitude, au cours des journées de manifestations.
Le
commerçant parle le premier : "Jeudi
dernier les policiers ont fait entrer dans
mon magasin des Algériens, les ont alignés face au mur, mains en
l'air. Ils ont ensuite pris les oignons, les fruits, les poids de la
balance et les ont jetés sur les étagères et sur moi. L'un d'eux
m'a également frappé d'un coup de crosse au menton." D'autres
racontent comment leurs papiers d'identité, ou des feuilles
d'allocations familiales ont été ou déchirés ou foulés aux
pieds, et comment ils ont été frappés avant d'avoir pu
s'expliquer.
Quant
au couvre-feu... Notre interlocuteur, n'étant pas algérien, n'y
était en principe pas astreint. Donc, il n'avait pas droit à un
laissez-passer. Le chef d'entreprise de l'usine où il est employé
lui a cependant délivré une attestation selon laquelle son travail
se termine à 23 heures. Mais posséder ce
papier ne suffit pas à le rassurer. "J'ai
peur, dit-il, d'être emmené
et frappé avant d'avoir pu
m'expliquer.
Je me suis fait mettre en
congé de maladie." Et
de citer quelques
compatriotes emmenés à Vincennes ou à Versailles mardi et mercredi
soir...
Les
vexations, les brimades, ont précédé les manifestations de la
semaine dernière. Un homme montre le reçu d'une contravention de 3
NF datée du mois de septembre. "Ce
jour-là, raconte-t-il, un
agent qui se trouvait de l'autre côté de la rue où je marchais m'a
interpellé. Comme il le demandait je suis allé directement vers
lui. Il a contrôlé mes papiers, a constaté que j'étais en règle,
mais m'a dressé une contravention pour être passé
en dehors des clous."
LE
PASSAGE DES HARKIS
Mais,
à côté de mesquins coups d'épingle, il y a eu des faits plus
graves. Ce sont des femmes marocaines, au front et aux mains marqués
de tatouages, qui parlent maintenant :
"Il
y a une quinzaine de jours des harkis ont brisé à coups de crosse
la vitre de notre fenêtre. Ils ont frappé notre oncle, ont regardé
dans son portefeuille. Lorsqu'ils lui ont rendu ce portefeuille, 300
000 francs manquaient. Notre oncle est allé se plaindre au
commissariat. Il a été rossé.
–
Les
harkis ont également crevé les pneus de la voiture de notre voisin.
–
Notre
père a également été frappé par trois inspecteurs l'autre matin.
– Et
si l'on se plaint, ajoute-t-on, on s'entend répondre :
si vous n'êtes pas contents, retournez chez Hassan."
Aux
récits personnels succèdent les drames vécus par d'autres. Ce sont
parfois des rumeurs terribles. On parle d'un jeune Marocain jeté à
la Seine avec un camarade. Il a réussi à nager et
à sauver son
compagnon. Depuis il aurait regagné l'empire chérifien.
Mes
interlocuteurs, qui paraissent sincères, montrent un certain souci
d'objectivité : "Non,
ce n'est pas toujours ainsi. Parfois les policiers qui nous
contrôlent se retirent en s'excusant lorsqu'ils ont constaté que
nous sommes marocains et non pas algériens."
Cependant
ils sont maintenant assez près du désespoir. Certains songent
à repartir dans
leur pays. Mais comment ? "Nous
sommes dix. Nous sommes venus petit à petit. Où trouver l'argent
pour rentrer tous
ensemble ?",
soupirent la mère et la fille, qui sont l'une et l'autre
enceintes...
Les
occasions de recevoir des
coups, d'être emmenés
au poste, sont en effet plus nombreuses pour les Algériens. Ils
semblent plus sombres, plus fermés encore que leurs coreligionnaires
marocains. Eux n'ont pas le recours de songer à
un départ éventuel. "Ici,
c'est comme là-bas",
disent-ils en faisant un geste qui veut désigner la
direction de la Méditerranée. Il ne leur reste qu'à chercher à
s'accommoder tant
bien que mal des conditions de vie que le sort leur impose.
Le
couvre-feu ? Ils cherchent à l'observer.
L'un ne rentre plus et couche dans son usine. L'autre a obtenu de son
employeur la permission de prendre le
travail à 7 heures au lieu de 6. Quelques-uns, à la nuit tombée,
clouent leur porte, éteignent les lampes à pétrole,
pour faire croire à
leur absence, à leur départ.
Ils
ont peur parce qu'ils se souviennent des blessures reçues au moment
des manifestations, et dont certains portent encore la trace au
visage sous un pansement. La peur est encore alimentée par les
rumeurs : on cite des cas de disparition, le repêchage de corps au
fil de l'eau. Untel, qui le jour de la manifestation est
parti acheter du
sel ou chercher de
l'eau (la borne-fontaine est à 5 mètres), n'est pas revenu.
Cette
peur n'est pas la seule. Pour comprendre le
sens de cette phrase : "Ici,
c'est comme là-bas",
il faut deviner que
ces hommes sont pris dans une double terreur : la terreur que leur
inspire la police, qui les malmène aveuglément parce qu'elle voit
en eux les représentants d'une race qu'elle considère comme
ennemie, et la terreur provoquée par le FLN qui, lui, les connaît
individuellement. S'il ne frappe pas aveuglément, le FLN frappe
encore plus sûrement ceux qu'il juge traîtres à la cause.
Réticents
pour parler des
exactions de la police, les Algériens le sont encore bien plus dès
qu'on les interroge sur le FLN et les manifestations de la semaine
dernière.
Si
l'on demande à un groupe : "Avez-vous
participé à cette manifestation ? Vous y êtes-vous rendus sans
contrainte ?",
la réponse sera : "Oui,
nous y sommes allés. Il fallait que le bidonville y soit ce
soir-là." Sur
la libre détermination de chacun une femme aura un mot significatif
: "Ceux
qui voulaient y aller y
sont allés. Ceux qui ne voulaient pas y sont allés aussi." Comme
on lui demande dans quelle catégorie elle se range : "J'y
suis allée pour mon pays." C'est
débité comme une réponse de catéchisme...
Seul
en face de vous, un Algérien vous confiera parfois qu'il s'est caché
chez lui. Quelques-uns l'ont imité avec la complicité de leurs
épouses, qui, le lendemain, sont allées se lamenter dans
les rues du bidonville que leurs maris n'étaient pas rentrés.
Pourtant
les abstentionnistes de sexe masculin étaient menacés de mort. Pour
les femmes, la sanction semblait plutôt être une
amende (fixée, parait-il, à 30 000 francs). Mais il aurait
également été question de menaces d'égorgement.
Ceux
qui révèlent les cruautés du FLN ne sont pas moins sévères pour
les violences exercées par la police. "J'ai
entendu, dit
une femme, les
hommes hurler dans
des cars de police où ils étaient enfermés a proximité du
bidonville." Elle
ajoute que trois corps d'Algériens mitraillés par la police ont été
rapportés sur un terrain vague, également du voisinage. Elle évoque
les noyades en Seine : "On
nous a convoqués un soir dans une maison pour écouter le
récit d'un Algérien qui avait été jeté en Seine avec vingt-cinq
camarades."
Elle
apporte enfin son témoignage sur la manière dont ont été traités
les femmes et les enfants qui ont participé, comme elle, à la
manifestation du jeudi : "On
nous a apporté un seau d'eau et un seau de lait pour nos enfants.
C'est le soir seulement que l'on nous a donné un peu de nourriture,
dans la salle du commissariat où nous avons été d'abord enfermées,
les murs et le plancher étaient
tachés de sang. Lorsqu'on nous a relâchées le soir, j'ai
voulu prendre un
taxi. Les chauffeurs ne voulaient pas s'arrêter."
LES
DEUX TERREURS
Une
anecdote macabre illustre la double terreur dans laquelle vivent
hommes et femmes au bidonville : le jour où était organisée la
manifestation des femmes et des enfants, le FLN avait ordonné la
grève des commerçants. Les policiers, de leur côté,
entendaient faire échec
à ces consignes. Ils avaient fait savoir qu'ils
enfonceraient la porte de toute boutique qui serait close.
Le
jour de la grève arrive. Dans le bidonville ils s'arrêtent devant
un magasin fermé. Comme ils en avaient fait la menace, ils défoncent
la porte. Ils trouvent, derrière le comptoir, le corps d'un
vieillard tué à coups de revolver : le commerçant avait fait —
déjà — l'objet de représailles du FLN pour n'avoir pas
participé, l'avant-veille, au défilé dans les rues de Paris.
On
conçoit que cette ambiance soit favorable à la naissance de toutes
les psychoses. "L'autre
soir, dit
une femme, le
bruit a couru que les policiers allaient incendier le
bidonville. On a vu des gens préparer leur
baluchon et s'apprêter à
s'enfuir." A
dix minutes d'automobile des
Champs-Elysées...
Michel
Legris
http://www.lemonde.fr/societe/article/2011/10/17/archives-du-monde-27-octobre-1961-a-dix-minutes-des-champs-elysees-des-hommes-vivent-dans-la-grand-peur-les-habitants-des-bidonvilles_1588165_3224.html
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