Photo | Claude DITYVON
Abdelmalek
SAYAD
Le
foyer des sans-famille*
Actes
de la recherche en sciences sociales.
1980
S'il
est vrai que la raison essentielle de l'émigration réside dans la
recherche du travail et que c'est aussi le travail qui peut, seul,
justifier la présence de l'immigré, ce dernier se trouve dans une
situation différente de celle de l'ouvrier indigène. Alors que
celui qui est né dans le pays, est censé y avoir une résidence,
l'immigré, venu d'un autre pays, demande à être logé
immédiatement, dès son arrivée ou tout du moins dès son embauche.
Travail
et logement, liés dans une relation de mutuelle dépendance,
constituent, pourrait-on dire, les deux éléments qui définissent
le statut de l'immigré : l'immigré n'a d'«existence» (officielle)
que dans la mesure où il a un logement et un employeur ; pour
pouvoir se loger et, plus largement, séjourner en France, il faut
travailler et pour pouvoir travailler, il faut être logé
(c'est-à-dire autorisé à séjourner en France) (1).
Ce n'est donc
pas seulement la politique patronale qui lie le logement de l'ouvrier
immigré à son travail, c'est, d'une certaine manière, la condition
même de l'immigré qui est tout entière déterminée par la
relation étroite entre le travail (la raison du séjour de
l'immigré) et le logement (ou le séjour qui est subordonné au
travail) ; mais, la situation qui caractérise de la sorte l'immigré
ne peut qu'encourager le patronat à intégrer dans sa politique
globale l'obligation d'avoir à loger des travailleurs venus
spécialement de l'étranger, donc par définition sans logement.
Cela suffit, sans doute, à marquer les limites de l'autonomie qu'on
est porté à accorder, en raison des caractéristiques qu'il a en
propre, au logement des travailleurs immigrés, cas particulier, qui
a lui aussi son histoire, de la politique du logement ouvrier.
Ce
qui fait, sans doute, la spécificité du logement des travailleurs
immigrés, c'est qu'il trahit la représentation qu'on se fait de la
condition d'immigré. A la manière d'un test projectif, le logement
de l'immigré, véritable projection des catégories par lesquelles
on définit l'immigré et par lesquelles on délimite son espace
social, révèle l'idée que l'on se fait de l'immigré et qui
contribue à faire l'immigré. Le logement de l'immigré ne peut être
que ce qu'est l'immigré : un logement exceptionnel comme est
«exceptionnelle» la présence de l'immigré ; un logement d'urgence
pour situation d'urgence ; un logement provisoire — doublement
provisoire, parce que les occupants n'y logent que provisoirement et
parce qu'il est lui-même une réponse à une situation tenue pour
être provisoire — pour un résident provisoire, car c'est ainsi
qu'on imagine toujours l'immigré ; un logement économique, sobre
(pour ne pas dire sommaire) pour un occupant qui ne dispose pas de
grands revenus et qui, de plus, s'astreint de lui-même à des
économies ; un logement pauvre et un logement de pauvre pour un
occupant réputé pauvre (2) ; un logement «éducatif» pour un
occupant étranger qui, compte tenu de ses origines (l'immigré est
toujours originaire d'un pays pauvre, sous-développé, «sauvage»,
du Tiers-Monde, etc.) et de ses caractéristiques sociales (l'immigré
est souvent un homme de la campagne, un ancien paysan, un homme d'une
économie et d'une société qu'on dit traditionnelles ; il est
généralement analphabète, etc.), est justiciable d'une action
«éducative».
Toutes
ces caractéristiques, liées entre elles, ont fini en s'accumulant
par déterminer la spécificité du «logement pour immigrés».
Produit, pour une part, de la perception qu'on a de l'immigré, la
condition de l'immigré (ses conditions de travail, ses conditions de
vie, ses conditions de logement, etc.) détermine, à son tour, la
représentation qu'on se fait de tout son environnement, de tout ce
qui le concerne, c'est-à-dire de tout ce qui peut lui convenir.
Un
exemple de cette opération «circulaire» qui réconforte ses
promoteurs en leur permettant de «découvrir» dans la réalité ce
qu'ils y avaient introduit sans le savoir : se proposant de créer à
Trith-Saint -Léger un «centre d'hébergement» pour ses
travailleurs nord -africains, l'entreprise métallurgique
Usinor-Valenciennes, réputée pour le paternalisme de ses dirigeants
et qui puisait son inspiration dans l'enseignement social de l'AMANA
(Secrétariat social de Valenciennes et Études sociales
nord-africaines, ancêtres de Hommes et migrations), entreprit en
1950 une enquête préalable sur l'«aspect particulier de la
situation des Nord -Africains en France» ; cette enquête, qui
devait présider à la conception de l'habitat adopté pour ces
ouvriers, concluait par cette série de caractéristiques qu'on
allait toutes retrouver projetées dans la construction,
l'organisation et le fonctionnement du centre d'hébergement :
1°)
«les Nord -Africains en France sont, en général, célibataires ou
vivant comme tels» ;
2°)
«ils sont souvent manoeuvres ordinaires : ils touchent donc de bons
salaires» (sous-entendu, des salaires de bons ouvriers stables) ;
3°)
«ils désirent envoyer le plus d'argent possible en Afrique du Nord,
il leur est alors difficile de consacrer des sommes importantes au
logement et à la nourriture».
Cf.
ESNA, Etudes sur le logement des ouvriers nord-africains dans une
entreprise importante du Nord de la France, Cahiers nord-africains,
11-12, janv-fév. 1951, pp. 37-40 (cité par Jacques Eloy, Pratique
et discours social, ronéo, p. 282).
Ce
n'est donc pas sans raison que le logement des immigrés et plus
particulièrement le logement qu'on leur destine en propre, comme les
«foyers pour travailleurs immigrés», espace souvent spécialement
conçu et réalisé à leur intention, doit nombre de ses
caractéristiques tant sociales que physiques à la représentation
qu'on se fait des" immigrés et, implicitement, à la
philosophie sociale qui inspire cette représentation ou qui en est
solidaire. Par lui-même, par son implantation, par son architecture,
par la disposition interne de son espace, le foyer se trahit comme
une résidence particulière, ayant une fonction particulière qui
n'est pas seulement de loger, et destinée à des résidents
particuliers.
Logement
provisoire
pour travailleurs «provisoires»
L'immigré
ne peut être logé qu'en urgence. C'est certainement en raison de
cette «urgence», plus qu'en raison de quelque autre contrainte
technique (prix, absence de législation en la matière, normes et
conditions imposées par les règles de financement du logement
social, etc.), que les seules formes de logement mises à la
disposition des ouvriers immigrés, d'ailleurs presque toujours
contre le paiement d'un loyer, par les patrons et souvent aussi par
les associations propriétaires des foyers, furent — et restent
encore dans bien des cas — des locaux de fortune : hangars,
entrepôts, bâtiments d'usine, voire des usines entières,
désaffectés et sommairement aménagés (cuisine, dortoirs, douches,
etc.), baraquements de chantier.
Il
aura fallu que surviennent de nombreux accidents mortels (incendies,
asphyxies dues à des systèmes de chauffage défectueux) pour qu'on
en vienne
à remédier au scandale que constituent ces «foyers» qualifiés
souvent de «foyers-taudis». C'est la formule des logements
familiaux de type HLM (3) qui fut adoptée, en raison, semble-t-il,
des modalités de financement qui lui sont propres, et peut-être
aussi avec l'arrière-pensée que la situation familiale des immigrés
pourrait un jour ou l'autre se normaliser et leur famille les
rejoindre. Ces appartements furent réaménagés de manière à
pouvoir y faire vivre «en une famille(artificielle), 6, 9 ou 10
hommes sans famille» : on se contenta de diviser les pièces des «F
6 familiaux» au moyen des fameuses cloisons devenues un objet de
litige, puisque «fragiles et minces, elles laissent passer le bruit,
la lumière, les odeurs», et que, constituées souvent -de matière
inflammable «elles ne sont pas conformes aux règles de sécurité
en raison des grands risques d'inflammation qu'elles comportent».
Ainsi, pour les promoteurs des foyers, les «chambres individuelles
de 4,5 m² » résultant des transformations apportées aux pièces
et aux normes des HLM ont, elles-mêmes, une histoire : après les
«resserrements», vinrent les «desserrements», puis de nouveaux
«resserrements», si bien qu'il est admis aujourd'hui que la seule
solution de rechange aux «chambres individuelles de 4,5 m2 » est
celle qui conduit, «compte-tenu (bien sûr) des ressources (minimes)
des résidents», aux «chambres collectives plus spacieuses» (4).
Résident
provisoire par définition (5), l'immigré n'a à être logé que
provisoirement ; travailleur pauvre, il n'a à être logé que
pauvrement. Cependant, lors même que le caractère de l'immigré et
de son immigration n'est qu'une illusion collectivement entretenue,
il permet à tous de s'accommoder du logement précaire, dégradé et
dégradant, qu'on assigne à l'immigré. C'est dire à quel point la
dissimulation (i.e. l'illusion du provisoire) qui est au principe
même de la perpétuation de l'immigration est, ici, nécessaire. Et
quand l'immigration cesse, de fait, d'être provisoire alors que le
logement le demeure, c'est encore l'illusion du provisoire qui permet
de masquer le scandale d'un logement à jamais provisoire.
S'il
est un logement qui répond bien à cette définition, logement à
titre provisoire pour des hommes eux-mêmes «provisoires» et
surtout «sans famille», c'est par excellence l'hôtel. Mais le
«foyer pour travailleurs immigrés» n'est pas un hôtel comme les
autres. «Hôtel-foyer», il s'identifie avec l'hôtel par certaines
de ses caractéristiques, mais il échappe par certaines autres à la
logique stricte de l'hôtel et parfois enfreint même cette logique
(6). «Hôtel», le foyer peut aussi, en regard de certains de ses
aspects, recevoir d'autres dénominations : «meublé», «centre
d'hébergement», «foyer-dortoir», «foyer-hôtel»,
«foyer-appartement», «foyet-logement» ou, mieux «logement-
foyer» (7), autant de définitions qui privilégiant chacune un
aspect ou une fonction particulière, s'accordent toutes pour refuser
au foyer la qualité d'un vrai logement de caractère locatif et au
résident la qualité d'un vrai locataire.
Si
le foyer se présente comme un logement sans définition juridique
précise, comme un logement «spécifique» n'entrant dans aucune des
catégories habituelles (8), c'est sans doute parce qu'il est
conforme au statut ambigu de l'immigré actuel qui n'est ni un
résident vraiment permanent, ni un résident vraiment passager dont
le temps de séjour est compté (qu'il lui soit compté ou qu'il le
compte lui-même) ; ni un homme marié, chef de famille et vivant
avec sa famille, ni un homme réellement sans famille. D'infinies
précautions sont prises pour que rien dans le vocabulaire utilisé
pour désigner le foyer, le résident, la nature juridique du lien
qui unit ce dernier à l'organisme qui le loge, n'incline à
identifier le «foyer» avec un vrai logement, le résident avec un
vrai locataire et le contrat sur lequel se fonde implicitement
l'occupation de la chambre avec un bail ou un contrat de location. Le
terme de «résident» s'est substitué à celui de «locataire» ;
le «loyer» est qualifié, tantôt de «redevance» (même s'il est
reconnu, comme l'affirme la Sonacotra qu'une part de cette redevance
correspond à l' «équivalent du loyer», une autre aux «charges
communes», la troisième aux «prestations de type individuel»),
tantôt de «prestations» (ADATARELLI), de «participation aux frais
de gestion» (Sonacotra, Maison du travailleur étranger) ou tout
simplement «aux frais d'hébergement» (AFTAM), etc. ; le contrat
est assimilé à un engagement «d'adhésion à un règlement
intérieur» ou, au mieux, à un «contrat de résidence», à «un
titre d'occupation écrit et signé». On accorde à l'immigré l'
«équivalent d'un contrat de location» mais jamais un contrat de
location, des «droits équivalents à ceux d'un locataire» mais
jamais le statut de locataire : «si le statut de locataire, dit la
Sonacotra, paraît impossible pour les résidents des foyers-hôtels,
des garanties équivalentes leur sont apportées par le nouveau
règlement intérieur» (Sonacotra, Dossier 4 : le point sur les
foyers, p. 19).
L'ambiguïté
dans laquelle on maintient à dessein le statut du
«travailleur-immigré-résident-de-foyer», l'incertitude juridique
dont on entoure le mode d'occupation de la chambre que le résident
habite dans le foyer, autorisent toute une série d'interprétations,
tournant toutes et toujours à l'avantage de l'organisme gestionnaire
du foyer. Les manipulations auxquelles se prêtent les définitions
juridiques du foyer comme logement sui generis finissent par imposer
aux résidents, sans contrepartie aucune puisque la qualité de
locataires ne leur est pas reconnue, les obligations cumulées
communes, d'une part, à presque tous les locataires, les locataires
d'appartements (par exemple, l'obligation d'un loyer généralement
mensuel et payé d'avance, parfois d'un dépôt servant de caution,
le respect de toutes les clauses figurant dans un règlement de
location, etc.), les locataires de meublés et garnis (sauvegarde de
l'équipement et du mobilier), les locataires de chambres d'hôtel
(interdiction de modifier l'agencement des lieux et la disposition du
mobilier, interdiction de préparer les repas dans les chambres, de
brancher des appareils électriques, etc.) et, d'autre part, aux
membres des collectivités hébergées ou «internées» (respect des
clauses plutôt disciplinaires figurant dans le règlement
intérieur). Inversement, ces mêmes manipulations permettent aux
responsables des foyers (organismes constructeurs ou propriétaires
des foyers, associations qui assurent la gestion des foyers,
responsables des foyers chargés de cette gestion, etc.) de
s'octroyer unilatéralement d'une part, tous les droits de tout
propriétaire ou administrateur qui donnerait un logement quel qu'il
soit en location, à savoir les droits, très étendus, des gérants
d'hôtels, les droits des loueurs de meublés dispensés de
l'obligation de maintenir leurs locataires dans les lieux jusqu'à
décision de justice, etc., d'autre part, les droits reconnus aussi à
toute institution hébergeant, souvent à d'autres fins que le simple
logement, une collectivité.
A
l'indétermination juridique de la nature des «foyers pour
travailleurs immigrés», qui deviennent ainsi des «logements
(juridiquement) à part» auxquels il n'est décidément pas facile
de donner un nom, correspond en fait la situation, elle aussi
indéterminée et sans statut précis, des immigrés, «sujets à
part» (ce ne sont pas des citoyens). Le statut (ou l'absence de
statut) du logement pour immigrés, le statut des résidents dans ces
logements, ne sont-ils pas déterminés, en dernière analyse, par la
qualité d'étrangers de ces résidents ? Il n'aurait pas été
nécessaire de prévoir par exemple des dispositions spéciales
(elles font l'objet d'un projet de loi) pour assurer «la
reconnaissance institutionnelle et organisée de l'expression
collective (des résidents» et pour «organiser cette représentation
collective au moyen de comités de résidents ou de conseils de mai
son» (9), si, en raison de leur qualité d'étrangers (i.e. de
non-Français), il n'était pas interdit aux résidents des foyers de
se constituer en association de défense, à l'instar de tous les
autres co-locataires ou co-propriétaires (de nationalité française)
d'un immeuble collectif. Faut-il instituer maintenant pour l'immigré,
après l'avoir privé d'un «droit
ordinaire», un droit presque «extraordinaire» qui ne manquera pas
d'apparaître comme un «sur-droit» ?
Les
immigrés et à leur suite, plus largement, tous les résidents de
tous les foyers (foyers de jeunes travailleurs, foyers de personnes
handicapées, d'étudiants, foyers de personnes âgées, etc.)
deviendraient ainsi, de tous les locataires de leur logement, les
seuls à détenir le droit de se faire représenter par des comités
élus. Si la revendication, tenue pour essentielle par les résidents
des foyers, de la reconnaissance de leur statut de locataire se
heurte à une vive opposition et est déclarée irrecevable, c'est
sans doute parce que l'enjeu réel est, ici, non pas la simple
question de la nature juridique de la relation au logement en foyer,
mais la condition même de l'immigré.
Un
hôtel pas comme les autres
En
tant qu'il est un hôtel - cela dans le meilleur des cas, car il est
encore des foyers qui ne sont que des dortoirs -, le foyer est
«légitimement» amputé d'une partie des fonctions sociales
qu'assure ordinairement le logement, même s'il faut, par la suite,
les réintroduire après coup et de manière
artificielle. Réduit à n'avoir de fonction que celle de gîte, il
se désigne ainsi comme le logement adapté à des hommes eux-mêmes
réduits à leur seule fonction de travailleurs (10). Parce qu'elle
n'est rien d'autre (et n'a à être rien d'autre) qu'un lieu de
sommeil, la chambre de foyer n'a pas à recevoir autre chose qu'un
lit et n'a donc pas à être plus grande qu'elle n'est ; travailleur
acharné, occupé la journée entière, parfois la nuit aussi, sur
les chantiers et dans les usines, l'immigré n'a, à la limite,
besoin de sa chambre que pour y dormir et rien d'autre. Que lui
importe, par conséquent, que sa chambre soit spacieuse puisque,
éternel voyageur sans bagage, il n'a rien à y déposer - si ce
n'est sa fatigue de travailleur -, n'a rien pour la meubler — si ce
n'est son inséparable valise (son seul compagnon des allers-retours
cycliques qui font de lui un perpétuel résident provisoire) - ?
Nomade nouvelle manière, un «immigré avec des meubles» reste
difficilement pensable. Ni son statut (il vit seul et, en théorie,
il n'est là que provisoirement et seulement pour travailler), ni ses
revenus (faibles et, en théorie, destinés à être économisés
plus que dépensés) ne lui permettent de s'entourer de meubles dont
il n'a d'ailleurs que faire : «7 m² , c'est peu ; mais pour un
travailleur pour dormir, ça suffit» ; «il ne s'agit plus d'hommes,
mais seulement de travailleurs et ils ne sont là que pour dormir»
(11).
L'idée
que l'immigré n'a que sa «valise» pour seul bagage est tellement
forte que la mesure de «l'aide au retour», inventée et mise en
application par Stoleru pour réduire le nombre des immigrés, n'a
pas prévu, en même temps que le billet de retour de l'immigré, une
indemnité pour son déménagement, ni même pour un éventuel
excédent de bagages ; cette même idée semble tellement partagée
que, hormis les intéressés dont les réclamations et les
protestations comptent peu et sont peu entendues, il ne s'est pas
trouvé une voix pour s'indigner de cette carence particulièrement
significative : corps sans biens, l'immigré est renvoyé comme tel.
Cette représentation de l'immigré «disponible», que rien
n'enracine dans l'immigration, ni objet, ni projet est aussi celle
que l'immigré a de lui-même ; ne dit -il pas lui-même dans une de
ses chansons satiriques, ironisant sur sa propre condition :
«thabalis-th
(une «valisette»)
thakousthim-ts
(une «costumette»)
thagamil-ts
(une petite «gamelle»)
thafarchita-ts
(une fourchette)
thamousa-ts
(un couteau, mais un petit couteau ridicule et inoffensif),
Et
me voilà sur les routes !»
Le
«foyer-hôtel» demande à être occupé comme un hôtel. Telle la
chambre de l'hôtel dont la fonction est d'héberger seulement des
passagers, la chambre de foyer. d 'immigrés est garnie ; elle est
meublée, elle aussi, mais plus modeste menqtu e dans le plus modeste
des hôtels, du strict mobilier
nécessaire à une personne vivant seule et presque tout le temps
dehors : un lit d'une place, bas et souvent rabattable, une penderie
-vestiaire, une chaise, plus rarement
une
table.
En
raison de l'ambiguïté de ses fonctions et de son statut, le foyer
s'aligne sur l'hôtel, toutes les fois que cela peut répondre à
certaines de ses exigences: ainsi, à la manière de la chambre
d'hôtel dont l'occupation se passe de tout contrat de location,
puisqu'il est patent que l'hôtel n'héberge que des clients de
passage, c'est-à-dire pour un séjour limité, susceptible, certes,
d'être prolongé ou renouvelé, mais dont l'unité de compte reste
toujours la journée (ou la nuit), le foyer met à la disposition des
résidents (on s'interdit de parler de locataires) des chambres ou
des lits, sans qu'aucunc ontrat ne soit passé entre le preneur et le
bailleur. C'est précisément l'absence de bail ou de contrat
explicite de location définissant les droits et les obligations de
chacune des parties, qui rapproche le plus le foyer de l'hôtel et la
situation du résident dans le foyer de la relation que le client
entretient avec l'hôtel et avec l'hôtelier. Même s'il paie par un
véritable loyer l'hébergement et les
services que lui assure le foyer — qu'il use ou non de ces services
—, le résident n'est, à proprement parler, ni un locataire, ni
même un sous-locataire (en supposant que l'association gestionnaire
du foyer puisse être considérée comme le locataire principal).
Locataire, en fait, mais sans contrat de location, locataire de sa
chambre (ou de son lit) au mois, mais sur la base d'un prix qu'on
s'évertue à calculer ou à rapporter à la journée (12), le
résident d'un foyer pas plus que le client d'un hôtel ne peuvent,
par exemple, jouir du droit au maintien dans les lieux dans les mêmes
conditions que le locataire d'un logement ordinaire. Placé dans la
position de l'hôtelier, le responsable du foyer s'autorise souvent
de ce fait pour user à l'égard des résidents des droits du gérant
de l'hôtel : l'hébergement n'étant acquis que pour la période
d'occupation de la chambre déjà réglée à l'avance, le directeur
du foyer peut toujours refuser de prolonger cet hébergement, comme
il peut prononcer l'expulsion d'un résident.
En
contrepartie de la faculté donnée ainsi au logeur, le résident
peut, à son tour, quitter le foyer sans être astreint à un long
préavis (quelques jours seulement), presque de la même manière
qu'un voyageur quitte l'hôtel ; il peut surtout abandonner
provisoirement sa chambre, pendant les congés annuels par exemple,
et la retrouver plus tard (mais dans la mesure seulement où il y a
toujours des places disponibles) sans avoir à payer un loyer pour la
réserver durant la période d'absence.
Se
prévalant de la dénomination d'«hôtels» quand cette appellation
les arrange, les foyers-hôtels se distinguent des hôtels par un
grand nombre de caractéristiques. Ils font exception, déjà, en
offrant certains services inhabituels de la part d'un hôtel et en se
dispensant, par contre, de certains autres pourtant élémentaires et
essentiels ; mais ils se distinguent de manière encore plus
significative par leur répartition géographique et par leur lieux
d'implantation : installés le plus souvent dans les régions à
forte concentration industrielle qui sont aussi les régions aux plus
fortes concentrations de populations d'immigrés, ils sont localisés
presque toujours dans la péri phérie des zones urbaines (13).
Le
foyer, une communauté impossible
Différent
de l'hôtel et de tout autre logement, le «logement-foyer» se
présente sous les apparences d'une communauté. Certes, le fait de
partager un même espace et, à l'intérieur de cet espace, les mêmes
conditions de logement comme les mêmes conditions de vie (mêmes
revenus et mêmes budgets, mêmes repas préparés souvent dans le
même temps et le même lieu), la même discipline (celle qu'imposent
le même règlement et la même autorité de contrôle), les mêmes
activités (tâches domestiques ou activités de loisir) et souvent
suivant le même rythme, etc., tout cela ne peut que renforcer le
sentiment que les immigrés éprouvent de leur proximité sociale, de
leur solidarité, voire de leur communauté de destin. Cependant,
même s'ils sont soumis aux mêmes règles — celles qui ordonnent
la vie dans les foyers et, plus largement, celles qui distinguent en
propre les immigrés —, même s'ils font l'objet du même
traitement social, celui qui est réservé, en gros, à tous les
immigrés et plus particulièrement à la fraction qui est rassemblée
dans les logements collectifs, les résidents des foyers restent des
individus épars et distincts. La «communauté» qu'on veut ainsi
fonder à l'occasion ou sur la base de l'unité de résidence est en
réalité indépendante de cette unité. Simple abstraction ou donnée
a priori, la communauté postulée entre les résidents d'un même
foyer existe plus, semble-t-il, dans la représentation qu'on se fait
des immigrés que dans la réalité sociale qu'ils constituent : elle
procède de la perception confuse du monde de l'immigration comme
doté d'une cohésion interne, simplement parce qu'il est un monde
distinct. C'est, sans aucun doute, la tendance à percevoir les
immigrés comme une catégorie homogène qui incite le plus à
vouloir, en les regroupant dans le même habitat, les constituer en
une communauté intégrée, alors qu'ils ne forment, somme toute,
qu'un amalgame d'individus ou de groupes d'individus que sépare, en
dépit du statut et de la condition sociale qu'ils partagent, toute
une série de différences dans les itinéraires particuliers, dans
l'histoire sociale de chaque mouvement national d'émigration, dans
leur position au sein de cette histoire, etc.
Au
fond, ne s'autorise-t-on pas du préjugé identifiant les uns aux
autres tous les immigrés d'une même nationalité, d'une même
ethnie ou d'un groupe de nationalités (les Maghrébins, les
Africains noirs, etc.), pour faire passer dans la réalité et pour
mettre en oeuvre dans la pratique, en toute légitimité et en toute
liberté, l'illusion communautaire ? Ainsi, la perception naïve et
très ethnocentrique qu'on a des immigrés comme étant tous
semblables, se trouve au principe de cette communauté illusoire. Il
s'y ajoute, dans le cas des immigrés algériens et plus largement
marocains et tunisiens, la représentation de la «nature»
psychologique «arabe», telle qu'elle est vulgarisée par les
«spécialistes» de «la mentalité primitive», de «l'âme et de
la psychologie nord-africaines, musulmanes» (anciens officiers des
affaires indigènes ou musulmanes, anciens militaires ayant eu sous
leur commandement des soldats nord -africains, anciens missionnaires,
anciens administrateurs et anciens juges dans les colonies, médecins,
psychologues, etc.). Cette «nature» est présentée comme
éminemment contradictoire afin, sans doute, de justifier les propos
contradictoires qu'on tient sur ces immigrés-là, les réalisations
contradictoires qu'on leur propose : «nature» grégaire, qui ne
peut supporter l'isolement individualiste, qui ne peut être
satisfaite que par la vie en groupe, «patriarcale»,«tribale»,
etc. — ce qui équivaut, en réalité, à stigmatiser l'absence des
qualités «individuelles» ou du sens de l'individu, vertu cardinale
du système social dans lequel est engagé l'immigré — mais, en
même temps, «nature» individualiste, au mauvais sens du terme,
bien sûr, c'est-à-dire «égoïste», dans la mesure où elle n'est
capable d'aucun «sacrifice» ni d'aucun détachement par rapport à
l'instant et à l'intérêt immédiats (14).
Cette
«nature», intrinsèquement contradictoire va, déterminer la forme
de l'habitat considérée comme capable de concilier les tendances
antagonistes qui portent cette population simultanément vers le
«regroupement» et vers l'individualisme» ; elle servira tantôt à
justifier les «dortoirs» et les lits accumulés dans la même
petite pièce («après tout, ils ont l'habitude de tout partager
entre eux, de vivre ensemble, de s'entraider») (15), tout en louant
les effets d'individuation dus aux nouvelles conditions de logement,
tantôt à dénoncer les quelques manifestations communautaires,
parce qu'elles sont contraires à l'esprit et à la lettre du
règlement intérieur (mesures de solidarité, hébergement
clandestin, etc.) ou, à l'inverse, les comportements revendicatifs
jugés trop «individualistes», voire «égoïstes» et «mesquins»,
uniquement parce qu'on les trouve de peu d'intérêt et parce qu'on
les estime disproportionnés par rapport au but visé. La «natuxe»
incertaine, irrémédiablement vouée aux contradictions, qu'on prête
aux immigrés, jointe à la perception globale qu'on a d'eux comme
formant une catégorie homogène, est certainement à l'origine de
l'indignation qu'on éprouve quand, par exemple, un désaccord et à
plus forte raison une dispute surgissent entre les résidents (très
fréquemment de nationalités différentes) ou, plus ordinairement,
devant les réactions des immigrés qu'on trouve «trop durs les uns
pour les autres» : «ils ne se pardonnent rien» ; « ils ne peuvent
même pas s'entendre entre eux (sous-entendu : eux qui sont,
pourtant, compatriotes ou de la même condition), il faut que chacun
paie pour soi et au centime près ce qu'ils ont consommé en eau et
en électricité» (16) ; «ils ne peuvent pas se mettre d'accord,
vivre en paix et ne pas se disputer» - la «paix» et l'ordre au
sein de la population immigrée sont aussi une des fonctions des
foyers, une fonction qui n'est pas toujours facile à réaliser.
Comme
si elle était, elle-même, ignorante de ses propres effets et comme
si elle n'hésitait pas, au besoin, à les contredire, c'est toute
l'institution du logement en foyer qui, prenant prétexte des
«traditions communautaires» attribuées aux immigrés, est amenée
à faire, quand cela l'arrange, une surenchère sur la solidarité
«traditionnelle», au point de vouloir la réimposer. La
contradiction est-elle, comme on le postule, dans l'objet luimême,
c'est-à-dire dans la nature même de l'immigré ? Ou, au contraire,
est -elle une simple projection des conditions sociales qui ont
présidé à la constitution de l'objet, c'est-à-dire à la
constitution de l'immigré et, plus particulièrement, à la manière
dont on en assure la gestion ?
Regroupement
d'individus occupant le même espace et participant plus ou moins aux
activités que cet espace leur propose (cuisine, salle de télévision,
cercle de réunions, cercle-bar, office de prière, terrain ou salle
de sports, etc.), le foyer est à l'habitat en hôtels, meublés et
garnis, dans lesquels les immigrés se retrouvent et reconstituent
des communautés relativement mieux intégrées, ce que, dans un
autre champ spatial, le logement de type HLM, lieu de résidence
collectif, est au bidonville et même dans certains cas à la cité
de transit ou d'urgence — milieux de vie communautaire. De la même
manière, les résidents des foyers sont aux immigrés habitant les
meublés des quartiers d'immigrés ce que, dans une certaine mesure,
les locataires des HLM sont aux occupants des bidonvilles : alors que
le foyer (comme la cité des HLM) se peuple selon un processus
administratif, ne prenant en compte que les individus (chaque
résident est une unité), c'est-à-dire leur situation
administrative pour ne pas dire leur seule solvabilité ainsi que les
garanties qu'ils peuvent offrir (17), le meublé accueille, selon des
mécanismes d'agrégation d'une autre nature, des immigrés se
connaissant déjà, originaires d'une même région, appartenant aux
mêmes unités sociales et, souvent, unis par des liens de proche
parenté. Dans un cas, la communauté entre les résidents du foyer
est à créer à partir de l'espace commun et des conditions de vie
qu'il impose et elle est appelée à disparaître sitôt que cesse la
cohabitation ; dans l'autre cas, la communauté entre les
co-locataires occupant un même hôtel ou une série de chambres dans
un même meublé préexistait à la cohabitation et, certainement,
lui survivra. On peut même dire que c'est cette communauté qui
permet la cohabitation, qui la justifie en tout cas au point
d'autoriser, par exemple, un père et un fils ou deux frères à
partager la même pièce : parce qu'elle est légitimée de la sorte,
la promiscuité objective due à l'exiguïté de l'habitat est, ici,
niée comme promiscuité pour n'être qu'une proximité rendue licite
et, de ce fait, acceptée. A l'inverse, parce qu'elles sont le
résultat d'une proximité imposée et parce qu'elles n'ont pas —
ou si elles l'avaient eue, elles l'ont perdue — cette intensité
des relations fraternelles qui soudaient dans leur quartier ancien,
les communautés des immigrés, les relations entre les résidents
d'un même foyer sont condamnées, sauf exceptions, à rester
superficielles et occasionnelles. Elles font l'objet d'une double
dénonciation, en apparence contradictoire : en même temps qu'on se
plaint d'être «isolé», c'est-à-dire éloigné de l'atmosphère
vivante de l'habitat des vieux quartiers (qu'on continue d'ailleurs à
fréquenter), des relations qu'on y a laissées (et qu'on continue à
entretenir) ou qu'on peut y faire, on se plaint également, et
paradoxalement, de la promiscuité à laquelle oblige le foyer et
qui, au fond, n'est, ici, que de la simple proximité vécue comme
imposée et comme illégitime parce qu'elle échappe aux règles
habituelles d'agrégation (18 ). Aussi n'est-il pas surprenant que
pour éviter que le champ de leurs relations ne se rétrécisse et se
limite à celui que leur impose le foyer (la collectivité des
résidents, circonscrite à l'intérieur du foyer), les résidents
retournent dans leur ancien quartier ou aillent dans le quartier des
immigrés pour faire leurs achats selon leurs goûts et selon les
habitudes qu'ils y ont prises mais, plus sûrement encore, en raison
des prix plus avantageux (viande et autres produits alimentaires,
vêtements, tissus, etc.), pour y retrouver leurs amis et parents,
leurs anciennes activités de loisir, leurs distractions,
celles-là mêmes que l'équipement du foyer pourrait pourtant leur
offrir.
Le
logement en foyer, dans ces conditions, isole les résidents, les uns
des autres, à l'intérieur même du foyer, et les isole des autres
immigrés, plus qu'il ne contribue à les rapprocher et à les unir.
En cela, il s'oppose fortement aux meublés et garnis, le logement
traditionnel des immigrés, où tout porte à perpétuer les
anciennes solidarités ; alors que les exigences de la vie urbaine,
la logique même du travail salarié et de l'économie monétaire
tendent à affaiblir ces solidarités, les contraintes qui pèsent
sur les immigrés les obligent, au contraire à resserrer les liens
de mutuelle assistance qu'ils croient devoir se porter. A la limite,
c'est toute une forme originale d'adaptation aux conditions de vie
dans l'immigration qui est ainsi rendue possible par la cohabitation
qui impose une forme particulière d'indivision : un même toit
appelle à la longue une même cuisine et celle-ci, en partie, un
même budget.
«
Je m'entends bien avec tout le monde (tous les résidents du foyer) ;
mais j'arrive, je monte dans ma chambre et je ne sors plus. Si je
quitte ma chambre, c'est pour regarder un peu la télévision, juste
la télévision et je remonte chez moi (...). Oh non ! Tu ne peux
pas regarder la télévision tout le temps, durant toute une heure,
pendant toute la soirée. Elle est dans le «café» (l'interviewé
continue à désigner du terme elqahwa, café maure, la salle en
sous-sol que tous les autres résidents appellent communément «bar»
selon la terminologie officielle) il, y a trop de bruits, de chahut ;
on y joue aux cartes, aux dominos, on boit, tu ne peux pas être
tranquille pour «te faire spectateur». Alors, je passe, je jette un
coup d'oeil un petit moment, c'est tout (...). Et puis, il faut
boire, je n'aime pas cela (...). Pourquoi ? Cela n'a pas de sens. Un
café, je le prends avec toi, avec un ami, avec des amis que j'ai
plaisir à retrouver, avec qui j'ai plaisir à bavarder. Là, très
bien ; là, d'accord. Nous nous retrouvons dehors, je t'invite, tu
m'invites, très bien ; cela fait plaisir. Ici, tu rentres (dans la
salle du bar), tu demandes ton café ou ton thé, tu le bois seul
comme un «sauvage» (elwahchi. un solitaire), debout, au comptoir ou
tu le transportes sur une table dans un coin. Ce café-là, je le
bois dans ma chambre ou alors dans la cuisine. Mais tu as vu la
cuisine ? Tu as vu comme elle est sale ? Si je pouvais, je n'y
mettrais jamais les pieds. Combien de fois, je leur ai dit
(expression qui signifie en réalité : «combien de fois, je me suis
dit» ou «me suis imaginé leur dire, si je le pouvais») (...). Tu
prépares ton repas, ça va ; il vaut mieux encore le faire dans la
cuisine que dans la chambre - la chambre restera toujours propre-,
mais après cela, il aurait fallu qu'on puisse monter tout dans la
chambre
pour manger tranquillement (...). Seul ou avec ses compagnons (de
chambre), comme on veut ; je suis seul dans ma chambre, il n'y a
qu'un lit. Il est interdit de manger dans la chambre (...). Je
voudrais bien t'inviter dans ma chambre, te préparer un café, un
«pot» de thé ; nous le prendrions ensemble, mais cela est
interdit. Tu viens me voir ici, chez moi -je t'ai donné mon adresse,
je t'ai dit que j'habite à tel endroit-, tu es venu, mais je ne suis
pas chez moi. Ce n'est pas chez toi, quand quelqu'un arrive à ta
porte et tu lui dis : «Viens, nous sortons pour bavarder, pour
prendre un café, pour manger». C'est une chose que je ne comprends
pas ; cela fait cinq ans que je suis ici (dans le foyer),
je
n'ai pas encore compris. Avant ce n'était pas beau, ce n'était pas
«luxe», là où j'habitais, mais j'étais chez moi (...). Ici, tu
habites mais tu n'es pas chez toi ; personne n'est chez lui, ici ;
nous ne sommes pas chez nous («chez toi», «chez lui», «chez
nous» : cela désigne, bien sûr, le foyer mais, peut-être, aussi
toute la France) (...). Je connais tout le monde, mais avec tout le
monde : «Bonjour, ça va, ça va, tant mieux...». Il y en a que je
connais depuis très longtemps... Oui, bien avant que nous nous
retrouvions ici (dans le foyer), il y en a même du «pays». J'ai eu
deux parents qui ont habité ici, ils sont partis maintenant, mais
ici, dans le foyer, c'est comme tout le monde. Nous sommes amis, nous
sommes du même pays, des frères dehors, quand nous sommes entre
nous ; mais ici, quand nous sommes là entre nous, quand nous
rentrons, chacun reprend sa place (...). Ah oui, j'ai vu cela :
dehors, ce sont des amis, mais ici, ils sont comme tout le monde
(...). Le gérant, je n'ai rien à en dire personnellement. Il fai t
son travail, je suppose. Je n'ai jamais eu affaire à lui ; ce que je
dois, je le paie tout de suite. Nous avons arrêté de payer (les
loyers), mais pour moi c'est comme par le passé : l'argent (du
loyer) est là (mis de côté). Tu ne vas pas habiter sans payer : un
jour ou l'autre, il faudra tout payer : tout se paie, il n'y a que
Dieu qui est Eternel ! (...). En vérité, depuis que je suis ici,
jamais quelqu'un (de l'administration) n'est entré dans ma chambre
en mon absence. Je dis «ma chambre», mais non. Ce n'est pas ma
chambre ; ils sont chez eux, ils peuvent entrer autant qu'ils
voudront et quand ils voudront. Je paie mais je suis chez eux, le
foyer est à eux (...). Ce qu'il y a ici : tu n'es pas chez toi, ni
dans le foyer, ni dans ta chambre. Il n'y a rien, même la chose la
plus insignifiante, il n'y a rien que tu dises ou que tu fasses sans
que le gérant le sache : tu te disputes, tu te mets en colère ou tu
t'entends bien avec tel ou tel autre, le gérant est informé ; pour
le moindre petit incident, il vient voir, alors cela devient une
grande chose. C'est la raison pour laquelle, mieux vaut régler tes
affaires dehors. Rentré ici, ta chambre, ton lit et rien de plus !
».
Un
résident du foyer Sonacotra de Romainville : immigré comptant plus
de 28 années de travail en France et approchant aujourd'hui de la
retraite. Il avait habité, jusqu'à la démolition de l'immeuble,
«le café de quelqu'un du pays» comme il dit, probablement une
chambre d'un petit hôtel attenant au café que tenait un autre
immigré originaire du même village que lui. Il avait rejoint au
foyer de Romainville son fils qui y logeait déjà depuis quelque
temps (son fils semble être rentré définitivement en Algérie).
Mal à l'aise dans l'espace du foyer qu'il «ne peut comprendre» et
encore moins maîtriser, il se résigne à en faire un usage minimum,
continuant à vivre pour tout le reste hors du foyer.
La
cohabitation dans une pièce commune impose un certain nombre de
dépenses communes, non seulement celles qui sont liées au logement
(le loyer, bien sûr, la consommation d'électricité, de gaz, d'eau,
les frais d'entretien de la pièce, etc.), mais aussi celles qui
concernent la nourriture. Ainsi, ce ne sont pas seulement les repas
préparés en commun, souvent par une même personne (la plus
experte, la plus disponible en raison de son emploi du temps, ou à
tour de rôle), et les
dépenses
entraînées par ces repas, qui sont partagés, c'est souvent
l'ensemble du budget qui est commun. Acte premier de la solidarité
qui s'impose aux différents groupes d'immigrés — ne dit-on pas du
nouvel immigré qu'on accueille qu'«il a fallu l'ajouter à la
communauté parce qu'on ne peut le laisser dehors» ? —, la
cohabitation impose d'autres solidarités à commencer par
l'obligation d'offrir le couvert à la personne à qui on offre le
gîte ; c'est souvent aussi que le groupe qui partage la même
chambre prend en charge et se partage, en cas de nécessité, le
loyer du compagnon défaillant ainsi que tout un ensemble d'aides
(prêts d'argent, crédit, services, etc.).
«On
ne peut pas manger et laisser (l'autre) regarder (manger)» : cet
impératif qui, en temps ordinaire, valait déjà pour les simples
relations de voisinage, s'impose avec plus de force lorsqu'il s'agit
des relations de cohabitation ; la cohabitation contraint chacun à
se soumettre aux mêmes règles de vie et, ici, aux mêmes règles de
dépenses. Partager le même espace, le même habitat et, par suite,
plus largement, les mêmes conditions de vie, revient à perpétuer,
en dépit des transformations qui peuvent se produire dans les autres
domaines de l'existence des immigrés, une manière d'être (immigré)
caractéristique d'un certain état de l'immigration, c'est-à-dire
une certaine représentation que les immigrés ont solidairement
d'eux-mêmes, de leurs relations avec leur pays d'origine et avec la
société française qu'ils côtoient. De tous les facteurs qui
contribuent à assurer l'intégration des groupes d'immigrés,
l'habitat est sans doute celui qui agit le plus efficacement, et cela
d'autant plus qu'il est plus déficient, plus misérable, plus
discriminatoire. La cohabitation dans le même type de logement ou le
même quartier, quand ce n'est pas dans la même chambre, ainsi que
l'indivision qui lui est liée, constituent la défense majeure
contre la dissolution des communautés d'immigrés, contre leur
éparpillement, contre l'individuation que favorisent les nouvelles
conditions de vie et, corrélativement, contre le relâchement des
liens avec le groupe d'origine et, plus largement, avec le pays. Si
de nombreux immigrés répugnent toujours, sauf cas de nécessité, à
délaisser l'habitat qu'ils partagent avec d'autres compagnons — de
même qu'ils s'opposent à ce que d'autres immigrés, notamment les
jeunes, quittent cet habitat —, c'est sans doute parce qu'ils ont
confusément conscience que la communauté d'habitat est le fondement
de la vie communautaire qu'ils parviennent à reconstituer tant bien
que mal. En même temps qu'il témoigne de la bonne intégration à
cette vie communautaire, ce refus tend, par un effet en retour, à
renforcer et à perpétuer, hors du contexte d'origine, l'intégration
de ces petites formations en lesquelles les immigrés aiment se
retrouver, à la fois par nécessité et par obligation. On comprend
de la sorte que se «désolidariser» de l'habitat des immigrés, ne
serait-ce qu'en allant résider dans un «foyer pour travailleurs
immigrés», c'est, d'une certaine manière, se désolidariser de
toute la communauté des immigrés à laquelle on continue
d'appartenir.
Aussi,
les immigrés résidant dans les foyers, surtout quand ils font de
cette résidence l'occasion de prendre des distances avec les autres
immigrés du même groupe d'origine, se distinguent -ils (sauf cas
contraires à analyser) de ceux qui continuent à vivre dans les
garnis ou meublés et les collectivités qu'ils sont amenés à
constituer ou, plus exactement, dans lesquelles ils se trouvent pris,
se distinguent elles aussi des petites commun autés, infiniment plus
soudées et plus intégrées, qui se sont forgées surgía base d'un
habitat plus «traditionnel». A cet égard, ce n'est pas sans raison
que la représentation des différentes catégories de la population
immigrée (établies principalement selon la nationalité et la
période d'arrivée en France) parmi l'effectif total des résidents
des foyers n'est pas proportionnelle à leur importance globale. A
titre d'exemple particulièrement illustratif, on peut comparer sous
ce rapport les immigrés algériens et les immigrés originaires
d'Afrique noire. Alors qu'ils constituent (après les Portugais) la
communauté la plus nombreuse et, surtout, la plus ancienne et alors
qu'ils devraient être encouragés à préférer le mode de logement
en foyer, puisque l'organisme le plus important de l'institution des
«foyers pour travailleurs immigrés» (la Sonacotra) ainsi que le
fonds qui sert à financer la construction et la gestion des foyers
(le FAS) (19) étaient, à l'origine, destinés exclusivement aux
«travailleurs musulmans d'Algérie en France», les immigrés
algériens, même s'ils sont majoritaires dans certains foyers (ils
fournissaient, en 1979, près de 47% de l'effectif des résidents des
foyers de la Sonacotra), y sont relativement peu représentés dans
l'ensemble. Sans doute, leurs réticences à l'égard de ce type de
logement s'expliquent-elles, en partie, par les possibilités qu'ils
peuvent trouver ailleurs, c'est-à-dire auprès des leurs, comptant
sur la somme des solidarités qu'ils savent pouvoir mobiliser. A
l'inverse, arrivés plus récemment en France, à une époque où il
devenait extrêmement difficile, sinon impossible, aux nouveaux venus
de «s'approprier» un espace disponible même dans les périmètres
concédés aux immigrés, les immigrés d'Afrique noire n'avaient
d'autre ressource pour se loger que le foyer : c'est ainsi qu'ils ont
pu, dans les cas au moins où ils étaient majoritaires, investir
cette structure à la manière d'un espace communautaire,
c'est-à-dire avec les dispositions sociales que requiert la vie en
communauté (à la manière dont certains autres immigrés, notamment
les immigrés algériens, ont investi le logement en hôtels, meublés
et garnis).
Fait
notable des années 1960, l'immigration en provenance d'Afrique noire
(le nombre des immigrés d'Afrique noire est passé de 17 800 en 1962
à 33 000 en 1968 et à 81 850 en 1975) a suscité, dès ses débuts,
un certain nombre d'initiatives qui, par la médiation d'associations
«philantropiques» constituées
à cet effet, telles que l'AFTAM (Association pour la formation
technique de base des travailleurs africains et malgaches, fondée en
1962, avant de devenir en 1966, l'Association pour l'accueil et la
formation des travailleurs migrants), l'ASSOTRAF (Association pour
l'aide aux travailleurs africains), la Soundiata, etc., se sont
efforcées de régler le problème immédiat de leur accueil et de
leur hébergement en créant et en prenant en gestion des foyers
réservés presque exclusivement à leur intention. Ainsi, en raison,
d'une part,des différences sociales et culturelles (âge,
scolarisation, qualification professionnelle, revenus, origine rurale
ou ruraux déjà urbanisés, origine paysanne ou ruraux
«dépaysannés», etc.) qui distinguent les immigrés (ou groupes
d'immigrés) et déterminent des attitudes différentes à l'égard
des différentes formes d'habitat et, d'autre part, des différences
dans les processus qui ont conduit ces différentes catégories
d'immigrés à résider ensemble dans les mêmes foyers, le mode de
logement en foyer opère une distinction en deux groupes. D'un côté
ceux qui, parce qu'ils réunissent les conditions économiques et
culturelles d'une transformation globale des dispositions économiques
(esprit de calcul, émergence de l'individualisme en tous les
domaines, autant de dispositions en corrélation avec les exigences
inscrites dans le type de logement qu'est le foyer), s'avèrent aptes
à faire de l'accès au foyer l'occasion d'une restructuration du
système des pratiques qu'on observe, par exemple, dans leur gestion
du budget, dans leurs activités de loisir ou encore dans leurs
relations avec leurs compatriotes, dans leur attitude à l'égard de
leur communauté d'origine et à l'égard de la société française,
etc. De l'autre côté, ceux qui, parce qu'ils n'ont ni les moyens
culturels ni les dispositions que requiert le logement en foyer, ont
le sentiment qu'en emménageant dans le foyer ils ont tout perdu,
d'un côté, sans gagner grandchose, de l'autre. Ils ont tout perdu
dans la mesure où il leur est interdit de reconstituer sur place
l'équilibre économique et social qu'ils avaient réalisé dans leur
ancien habitat ; ils n'ont rien gagné, parce qu'ils ne peuvent
substituer à l'équilibre perdu un autre équilibre construit sur de
nouvelles bases.
Dans
le logement traditionnel, dans les meublés et garnis, le système de
relations en vigueur entre les différents occupants, voire entre ces
derniers et le propriétaire quand il est lui-même immigré (celui
qu'on appelle, souvent un peu trop à la légère, un «marchand de
sommeil»), constitue, à coup sûr, grâce à la solidarité qu'il
met en oeuvre, une garantie de sécurité pour celui des occupants
qui ne peut momentanément payer son loyer : la pire et extrême
sanction, ici, étant d'être
renvoyé, mais renvoyé sans procédure judiciaire, sans poursuite ni
sommation d'huissier et souvent sans frais et sans dette — car on
ne réclame rien à celui dont l'insolvabilité est connue de tous.
Dans le cas du logement en foyer, la règle administrative et
comptable, avec l'anonymat et la rationalité abstraite qu'elle
postule, ne manque pas de déchaîner, quand elle se met en branle,
l'énorme et froide mécanique du procès en non-paiement avec toutes
les conséquences morales, sociales et pécuniaires ; ce n'est que
maintenant, après un conflit extrêmement long et dur avec les
résidents de ses foyers,
que la Sonacotra, par exemple, découvre combien est excessive, dans
le cas d'ouvriers peu payés et mal assurés de la stabilité de leur
emploi, la rigueur que le règlement administratif affiche dans la
perception à échéance fixe des redevances mensuelles, et qu'elle
songe à atténuer cette rigueur.
De
la même manière, contrairement à ce qui est de règle dans
l'habitat — exigu jusqu'à la promiscuité— en meublés et
garnis, disposer dans le foyer d'une pièce commune à l'étage
destinée à servir de cuisine et de salle où prendre les repas (on
n'oserait dire «salle à manger»), disposer dans cette pièce de
feux individuels (en nombre insuffisant), ne suffit pas à amener les
résidents à partager la même cuisine, à la préparer en commun
(ensemble ou à tour de rôle) et surtout à partager la partie de
leur budget consacrée à la nourriture. Toute l'organisation du
foyer (son organisation spatiale et la répartition des activités
dans des lieux prédéterminés chacun par un usage particulier)
s'oppose à la reconstitution spontanée d'activités véritablement
communautaires. C'est pourquoi le foyer se présente pour un grand
nombre de ses résidents comme un espace contradictoire : d'un côté,
bien qu'il soit commun à tous ses occupants, il ne tolère cependant
ni partage ni participation communautaires ; de l'autre côté, lieu
géométrique d'activités que les nouvelles conditions de vie et de
logement ont '«individualisées» (entre autres exemples, chaque
résident a sa cuisine propre et, corrélativement, son budget
propre, son temps de cuisson et son heure de repas propres, en
attendant de disposer d'un «casier réfrigéré» particulier dans
la salle de cuisine collective, etc.), il ne peut cependant être
traité comme une somme d'espaces «individualisés», ce qui
exigerait que l'espace privé de chacun soit rigoureusement délimité,
défini et investi d'une fonction univoque.
La
commensalité impossible
II
n'est que d'observer les résidents dans leur «cuisine-salle à
manger» au moment des repas, autour de la grande table disponible,
les uns en train de manger, les autres en train de préparer les
denrées à faire cuire, pour se rendre compte à quel point
l'espace, tel qu'il est conçu et aménagé, peut imposer
l'«intention» qui l'habite ; dans quel désarroi il peut jeter ceux
qui ont à l'occuper sans être en mesure de se conformer à cette
intention. A l'ancienne solidarité qui imposait à tous ceux qui
cohabitaient dans la même chambre de s'aligner sur le niveau de
dépenses et de consommation le plus bas (niveau compatible avec les
moyens du plus démuni ou de celui qui a les plus grands besoins), se
sont substituées dans le foyer des habitudes de méfiance,
d'imitation, donc de rivalité, qui incitent à une surenchère dans
la consommation, la règle s'étant instituée de consommer comme le
voisin, voire plus que le voisin, sinon de «déménager» (i.e. de
ne plus habiter près de lui, à plus forte raison avec lui).
Contraints, en préparant leurs repas dans une pièce (appelée
«salle-cuisine», «salle commune», «tisanerie», etc.) ouverte à
tous et perçue, pour cette raison, comme une sorte de «lieu
public», d'étaler ce qu'ils mangent et ce dont ils vivent — c'est
toujours trop ou trop peu -, ce n'est pas sans une certaine gêne, un
sentiment de honte, voire de culpabilité, que les résidents
s'acquittent furtivement, «à la sauvette», de leur corvée
(sociale) de cuisine ; ni sans malaise qu'ils prennent ces repas
préparés devant témoins mais appelés à être consommés
individuellement devant ces mêmes témoins qui ne peuvent être ni
totalement ignorés, ni traités comme de vrais commensaux. N'osant
pas s'associer aux «voisins de repas», à la fois, trop proches et
trop distants, ne fût-ce que symboliquement, c'est-à-dire en
sacrifiant, par exemple, aux formules de civilité habituelles («bon
appétit !» ou selon une autre forme d'expression : «Hommes
assemblés, approchez ! Venez m 'assister ! Venez communier avec moi,
au nom de Dieu !» — «Que Dieu te rassasie !») ; n'osant pas
manger dans un isolement délibéré, c'est-à-dire en prenant le
parti d'ignorer l'assistance, il ne reste plus aux résidents placés
dans cette situation contradictoire qu'à manger «honteusement»,
tête basse, parmi les autres mais pour eux-mêmes, faisant ainsi
l'apprentissage de la fonction purement organique et individualiste
de la prise de nourriture, au préjudice de la fonction sociale du
repas comme acte de communication. On comprend de la sorte, à la
fois, la hâte avec laquelle les résidents absorbent souvent leurs
repas et aussi l'application qu'ils mettent à accomplir cet acte
privé qu'ils sont contraints d'effectuer en public. Faute de pouvoir
s'isoler dans leur chambre pour manger tout seuls — ce que le
règlement intérieur des foyers interdit —, ils «s'isolent» en
eux-mêmes et se réfugient dans le mutisme : debout en quelque coin
obscur de la «salle à manger», tournant le dos aux compagnons, ou
bien assis maladroitement et timidement au bout de la table, de côté,
sur le bord de la chaise (jamais de la manière assurée de ceux qui
s'assoient face à leur assiette), ils prennent l'air faussement
appliqué de celui qui est tout entier absorbé par sa tâche —
c'est sérieux de manger, cela dispense de se rendre compte de ce qui
se passe autour de soi.
Pour
échapper à cette situation à laquelle on ne s'habitue que
difficilement, il n'est que deux comportements possibles : ou bien,
mais ce ne peut être qu'exceptionnel, s'efforcer de redonner, le
temps d'un repas convenu longtemps à l'avance, préparé ensemble et
en abondance, sa valeur de commensalité et sa fonction de fête au
partage de la nourriture ; ou bien, le plus souvent, s'épargner la
corvée morale du repas public en lui substituant un «casse-croûte»
ou un «café» (en réalité, l'équivalent d'un petit-déjeuner)
qui peuvent être pris dans la chambre, au risque d'aller à
rencontre du règlement. Plus généralement, le foyer comme mode de
logement fait partie de tout un système social et culturel ; à ce
titre, il impose l'adoption d'un style de vie qui n'est pas à la
portée de tous les résidents. Habitant un univers avec lequel ils
n'arrivent pas à se familiariser vraiment, ils s'y sentent, de leur
aveu, «comme noyés et comme désorientés» et vont à travers les
espaces collectifs (le hall d'entrée, les couloirs), généralement
d'un endroit précis à un autre et toujours à des fins bien
déterminées, «en se tenant sur les bords» (i.e. en rasant les
murs). Ce sont, d'ailleurs, toujours les mêmes résidents, en nombre
restreint, qu'on retrouve un peu partout dans le foyer, occupant les
lieux intensément et largement, et avec le plus de naturel ; et ce
sont aussi les mêmes qui s'isolent dans leur chambre où ils passent
la presque totalité de leur temps libre (72% des résidents des
foyers de la Sonacotra, selon une enquête réalisée en 1973).
Indifférents au confort relatif (objectivement plus grand que dans
le logement en meublés et garnis), aux équipements et à
l'animation, dans lesquels ils ne sont portés à voir qu'un
supplément de charges, d'entraves et de servitudes ou, du moins,
surtout dans le cas des activités d'animation, l'expression de
préoccupations qui leur sont étrangères, ils retournent contre le
logement toutes les raisons d'insatisfaction, se plaignant en
particulier de la cherté du loyer (20).
Le
foyer comme lieu de travail social
A
sa fonction initiale le «foyer pour travailleurs immigrés» ajoute
une «action socio-éducative» et devient ainsi le lieu d'un intense
travail pour la «bonne adaptation», d'abord au logement, plus
largement, à toute la vie sociale. Héritière d'une longue
tradition de «travail social» qui semble avoir trouvé, à travers
ces «nouveaux pauvres», un nouveau public et un nouveau champ
d'application, l'oeuvre pour le logement des travailleurs immigrés
est, d'abord, une affaire de «philanthropie» : en effet, parce que
les foyers sont, en règle générale, la propriété d'organismes de
type HLM (à l'exception de la Sonacotra qui est propriétaire et
gestionnaire de la plupart de ses foyers), leur gestion ne peut être
confiée qu'aux associations, d'origine professionnelle ou
caritative, qui ne poursuivent aucun but lucratif, car elles sont les
seules habilitées, au regard de la loi, à les «louer ou sous-louer
en meublés» (21). Cette action «philanthropique» -au demeurant
financée par les fonds publics (par les subventions du FAS
notamment)- dont on ignore si elle ne fait que couvrir une entreprise
d'une autre nature (et délibérément «policière») ou si, au
contraire, elle souffre d'être «pervertie» et détournée de ses
intentions premières, n'est possible qu'à condition qu'elle
s'accompagne de la croyance dans les fins (philanthropiques) qu'elle
poursuit. Cette croyance se nourrit d'une certaine image de l'immigré
: c'est parce que le travailleur immigré est isolé, démuni, c'est
parce qu'il est, en sa qualité d'étranger et étranger de basse
condition sociale, peu familier, «mal adapté» ou «inadapté» aux
conditions de vie et de travail, aux mécanismes administratifs,
économiques et sociaux caractéristiques de la société
industrialisée, qu'il relève d'une action d'aide et d'assistance,
de défense et de protection (au besoin, contre lui-même),
d'éducation et de formation : le «foyer» loge, bien sûr, mais
aussi il divertit, il instruit et forme, il supplée aux carences
sociales et culturelles des résidents (le personnel du foyer peut,
le cas échéant, faire office d'«écrivain public») ; il aide à
effectuer les démarches administratives les plus difficiles, souvent
il facilite la recherche du travail ; il peut apporter les premiers
soins médicaux (quelques foyers se sont adjoint une infirmerie); il
peut dégager un espace particulier réservé au culte (22). C'est
parce que l'immigré est considéré, au fond, comme un enfant qu'il
est justiciable de l'action éducative du foyer.
Tout
immigré qui ne répond pas à cette définition se désigne par
avance comme un «mauvais résident» (donc à expulser du foyer) en
attendant qu'il se désigne aussi -l'un entraînant l'autre- comme un
«mauvais immigré» (à expulser de France). Lieu de résidence,
mais aussi espace de vie presque autonome en ce sens qu'il assure
l'essentiel des fonctions sociales élémentaires et satisfait la
plupart des besoins primaires, le foyer, à la manière d'une
caserne, d'un pensionnat ou d'un asile, constitue un «univers
totalitaire» au sens de Goffman. C'est ainsi que, à la différence
de celui qui s'applique, en droit ordinaire, à un ensemble de
locataires ou de copropriétaires par exemple, le règlement
intérieur vise non pas seulement à assurer le bon usage collectif
des lieux -«en bon père de famille»- mais à instaurer une
discipline. C'est au nom de cette discipline intérieure que
l'autorité qui gère le foyer se réserve le droit de «renvoyer»
tout résident qui enfreint le règlement : l'expulsion d'un résident
est conçue comme une sanction pour «indiscipline» et non comme
l'expulsion d'un locataire. C'est ainsi que tous les foyers
considèrent le fait d'héberger une tierce personne comme une
«faute» grave devant être sanctionnée par le renvoi du
contrevenant ; même les visites sont étroitement réglementées.
Les règlements intérieurs des foyers spécifient tous les
conditions dans lesquelles peut intervenir l'expulsion d'un résident
; il n'y est question que de «renvoi..., exclusion..., mise à la
porte... immédiats, sans préavis, sans délai» : «Toute
infraction au présent règlement sera passible d'une mise à la
porte des foyers, sans préavis, du contre venant» (ADEF, article 20
du règlement) ; «expulsion sans préavis (en cas de) faute grave»
(ADATARELLI) ; «expulsion immédiate (en cas) d'activité politique
(...), d'introduction de livres, images, tracts ou affiches
anti-français ou obscènes» (AMTE) ; «renvoi immédiat pour tout
résident qui se sera fait remarquer par sa mauvaise tenue» (AFTAM)
; cela sans compter -règle générale de tous les foyers- les cas
d'expulsion à la suite de l'hébergement clandestin d'une personne
étrangère au foyer : «Le foyer n'étant pas un lieu public,
l'accès des locaux aux personnes non munies de la carte d'occupant
est soumis à l'autorisation expresse du gérant. Il est strictement
interdit à toute personne non munie de la carte d'occupant de passer
la nuit dans une chambre» (Sonacotra, article 6) ; «Les visites
dans les chambres sont, pour des raisons de moralité, strictement
interdites aux femmes. Les visites d'hommes sont admises en semaine,
de 18 h 30 à 21 heures, et les jours fériés, de 9 heures à 21
heures, sur autorisation du surveillant du bâtiment» (ADEF, article
11). De plus, comme les employeurs, parce qu'ils ont contribué à
leur finan cement, ont souvent tendance à considérer les foyers
comme leur «propriété», réservée à leurs ouvriers (ou aux
ouvriers de leur industrie), héberger clandestinement une personne
de l'extérieur devient un «vol», un acte délictueux, une
«injustice» commise à l'encontre des résidents et à l'encontre
de tous les salariés de l'employeur ou de l'industrie en question ;
on parle, en pareil cas, de «recel» et de «receleurs» («la
découverte d'occupants clandestins dans un appartement sera
sanctionnée par le renvoi immédiat du ou des receleurs», ADEP,
article 19 du règlement intérieur). L'intérêt ne perdant jamais
ses droits, quand on vint à atténuer l'extrême rigueur d'un
règlement interdisant de recevoir dans les chambres, on dégagea des
places supplémentaires (chambres ou lits) pour les «offrir», en
cas de besoin, à titre payant (parfois à un prix supérieur au prix
pratiqué pour les résidents ordinaires), aux parents et amis (23).
La
fonction d'«internat» et aussi la fonction d'«éducation»
assignées au foyer se reflètent dans un certain nombre de clauses
réglementaires qu'on peut dire «morales». Ces clauses prescrivent
l'ordre,
la
propreté,
l'hygiène
: «Les ouvriers hébergés sont astreints au respect de toutes les
règles courantes d'hygiène et d'ordre nécessaires à la vie
communautaire : (ainsi) ils doivent tenir leurs chambres en ordre,
ranger leurs affaires dans les emplacements réservés à cet effet»
; «avant l'arrivée des femmes de ménage, les ordures doivent être
vidées dans les poubelles d'immeubles, les tables, éviers, réchauds
débarrassés de tous ustensiles et objets divers» ; «les W.C.
doivent être constamment propres» (articles 7 et 8 du règlement
intérieur des foyers de l'ADEF) ; «les occupants sont tenus de se
conformer aux recommandations du gérant (...) concernantl a propreté
(...), le maintien du bon ordre» (article 4, règlement de la
Sonacotra) ; «le résident s'engage (...) à signaler au gérant
tout cas de maladie infectieuse ou contagieuse» (Association des
foyers de travailleurs des Ardennes, article 5) (24). Les règlements
veillent aussi sur la bonne tenue, les moeurs, bref la moralité des
résidents : «les jeux d'argent sont rigoureusement interdits dans
tous les locaux des foyers» ; «renvoi immédiat (de) tout résident
qui se sera fait remarquer par sa mauvaise tenue, qui sera réputé
par ses mauvaises moeurs» (AFTAM) et, par-dessus tout, contrôlent
les activités internes au foyer de peur que les résidents finissent
par se concerter et s'organiser et tentent d'échapper au contrôle
qu'on exerce sur eux : «expulsion immédiate (en cas) d'activité
politique (ou) d'introduction de livres, images, tracts, affiches,
anti français ou obscènes» (AMTE) ; «toute vente d'objets,
insignes, journaux, publications ou périodiques est interdite dans
le centre (...) ; toute propagande à caractère politique,
distribution de tracts, collecte de toute nature est interdite dans
le centre» (articles 12 et 13, ADEF) ; «le résident s'engage (...)
à n'exercer dans l'établissement aucune action politique, syndicale
ou confessionnelle par des réunions, apposition d'affiches,
diffusion de tracts» (article 5, AFTA).
Conséquence directe de ce
travail d'imposition d'une discipline, l'application du règlement
demande une surveillance de tous les instants ; en conséquence
l'administration des foyers se réserve le droit de pénétrer, en
permanence, de jour comme de nuit, dans les chambres des résidents :
«pour permettre l'application des articles 4, 5 et 6 (soit
respectivement l'obligation de se conformer aux recommandations du
gérant concernant la propreté, le bon usage des lieux, le bon
ordre, etc. ; l'obligation de ne pas cuisiner dans les chambres ;
l'obligation de n'héberger quiconque) du présent règlement, le
gérant aura la faculté de pénétrer, à tout moment, dans les
chambres de l'établissement» (Sonacotra, article 8) ; «les
surveillants de bâtiment, les chefs de centre et le personnel de
direction sont chargés, chacun en ce qui le concerne, de faire
respecter le présent règlement. A cet effet, il leur est loisible
de pénétrer à toute heure du jour et de la nuit dans les dortoirs
et de vérifier l'identité des gens qui s'y trouvent» (ADEF,
article 18) ; «(le gérant fera de) fréquentes visites inopinées
dans les chambres aux heures d'occupation, notamment la nuit» (CALD)
; «le résident s'engage (...) à permettre l'accès des locaux à
lui attribués pour les contrôles de la propreté, de l'application
des mesures d' hygiène» (AFTA). C'est sans doute la possibilité
permanente donnée à l'administration du foyer de violer le
«domicile» des résidents qui achève d'ôter au foyer l'apparence
d'un logement.
Les
clauses comminatoires que comportent tous les règlements intérieurs
des foyers sont destinées, semble-t-il, à intimider les résidents,
à prévenir et à réprimer les infractions, à punir plus qu'à
réparer les préjudices occasionnés. Parce qu'on tient qu'il est
dans la nature des résidents d'être portés à enfreindre le
règlement, un climat de suspicion généralisée finit par
s'instaurer. Elle porte évidemment en priorité sur ceux que l'on
considère comme les plus étrangers, les plus «éloignés» des
manières d'être et des manières de vivre en France, les moins
préparés aux règles de la vie en collectivité, soupçonnés
d'être, plus que les autres, enclins à pécher, soit par ignorance,
soit par mauvaise volonté, ils se désignent d'eux-mêmes à une
application plus rigoureuse des dispositions du règlement intérieur,
instrument privilégié d'une action d'éducation : «On conçoit
que, s'agissant de collectivités nombreuses et hétérogènes, le
directeur puisse moduler intuitu
personae
l'application d'un règlement assez général» (25). Le personnel du
foyer, lui-même, notamment le personnel d'administration de gestion
et d'encadrement, sembre être recruté spécialement pour
reconvertir dans le «travail social» les dispositions associées à
une expérience de «meneurs d'hommes». Si pendant très longtemps
presque tous les foyers pour travail leurs immigrés, qu'ils fussent
intégrés aux usines, gérés par des organisations sociales ou
philanthropique ou cosnstruits sur les fonds publics, ont employé de
préférence d'anciens militaires -choisis en particulier parmi ceux
qui avaient fait leur carrière dans les colonies-, ce n'est pas
seulement pour des raisons «techniques», comme on aime à le dire,
mais aussi et et principalement en raison des «qualités humaines»
et des compétences qu'on prête à ces hommes, à ces «chefs»
comme les appellent «leurs résidents».
«En
1972, une statistique interne de la Sonacotra établissait que, sur
151 directeurs de foyers, 144 avaient effectué une carrière
militaire, 93 ayant au moins fait campagne en Indochine et en Afrique
du nord, 45 en Afrique du nord, 5 en Indochine. Parmi les 7 civils, 3
avaient eu une expérience
professionnelle en Afrique du nord (deux y étaient nés). 141
directeurs avaient donc vécu, à un titre ou à un autre, dans un
pays du Maghreb, 14 seulement connaissaient l'arabe» (26). La
priorité accordée au recrutement d'anciens militaires comme
directeurs de foyers est souvent justifiée par le fait que, compte
tenu de leur expérience et de leurs capacités (sens du
commandement, connaissance des «moeurs», de la «psychologie» des
résidents, connaissance de l'arabe) et de leur âge, ils sont les
seuls à accepter les salaires relativement bas qu'on leur offre
(même si le logement de fonction est un avantage non négligeable),
car ils bénéficient d'une retraite militaire d'autant plus précoce
qu'ils ont plus servi sur des terrains d'opérations ; on attend
d'eux qu'ils puissent prolonger dans leur nouvel emploi, dans le
«civil», ce qu'ils ont été dans le «militaire».
La
reconversion à laquelle les invite leur nouvelle profession semble
d'autant plus aisée que les résidents des foyers proviennent
eux-mêmes des anciennes colonies : «C'est vrai, un certain nombre
de directeurs de foyers, ces 'gérants maudits' sont d'anciens
militaires ayant longuement servi en Afrique, surtout du nord. Ils
sont restés fidèles, ceux-là, aux hommes qu'ils ont parfois
commandés (...). Il les comprennent parfois, souvent, mieux que
nous. Ils se comprennent beaucoup plus qu'on ne le pense» (E.
Claudius-Petit, président d'honneur de la Sonacotra, dans une
lettre-plaidoyer pour la défense des foyers et de leurs directeurs).
Ainsi
tout inclinait à faire des foyers, si ce n'est des casernes, au
moins des maisons d'anciens combattants sur le modèle des «Maisons
du soldat» (dar-el-askri). A quoi s'ajoute le poids des
circonstances historiques dans lesquelles fut créée notamment la
Sonacotra et se développèrent les foyers : la guerre d'Algérie qui
justifia, un temps, le souci de «protéger» les résidents contre
les influences subversives du nationalisme et de la révolution.
L'analyse de ce cas particulier de la politique sociale appliquée
aux immigrés qu' est le foyer pour travailleurs permet de saisir les
contradictions de la représentation sociale et de l'usage social de
l'immigré. Chargée de résoudre les problèmes qu'on dit sociaux,
c'est-à-dire susceptibles d'être résolus par une
action sociale appropriée, la politique sociale concernant les
immigrés forme un tout : dans leur logement comme dans leur chômage
ou leurs maladies ou leur retraite, circonstances où les immigrés
perdent leur seule propriété intéressante, celle de travailleurs,
dans leur formation professionnelle ou dans leur éducation, comme
dans tous les cas où il faudrait les traiter en hommes «complets»,
se révèle ce que l'on attend de ces travailleurs à l'état pur,
leur force de travail, toutes leurs autres propriétés n'étant
jamais que impedimenta qu'il faut traiter au moindre coût.
Abdelmalek
SAYAD
Le
foyer des sans-famille
Actes
de la recherche en sciences sociales.
Vol.
32-33, avril/juin 1980. Paternalisme et maternage. pp. 89-103.
NOTES
*
II peut paraître surprenant qu'un article consacré aux «'foyers
pour travailleurs immigrés» semble ignorer la grève des loyers,
longue de 1 500 jours, déclenchée notamment par les résidents des
foyers de la Sonacotra. Mais, plutôt que de traiter
superficiellement d'un fait dont la signification dépasse le cadre
strict des conditions de logement, car c'est le statut même de
l'immigré qui est en cause, il a paru préférable de s'en tenir à
l'analyse des fonctions sociales assignées, non sans contradictions,
aux foyers, en espérant éclairer par là l'enjeu réel du conflit,
c'est-à-dire le fond même des revendications des résidents, ainsi
que les limites de ce qui peut leur être «concédé» sans que soit
remise en cause la définition qu'on
se donne de l'immigré.
1—
«Logement» et «travail» sont, ici, une autre manière de nommer
les autorisations de séjour et de travail qui font dépendre
l'existence de l'immigré de deux pouvoirs, celui qui réglemente son
séjour en France (le Ministère de l'in
térieur),
mais à condition qu'il soit au préalable en règle avec l'exigence
de travailler, et celui qui réglemente son travail (le Ministère du
travail), mais à condition qu'il soit au
préalable quitte à l'égard de la réglementation du séjour.
2—
Outre la justification qu'elle apporte aux pires conditions de
logement — «on ne peut faire mieux compte tenu du prix qu'ils
peuvent payer», «la compatibilité avec leurs ressources» étant
l'un des arguments les plus fréquemment invoqués pour servir
d'alibi à toutes les médiocrités —, la représentation sommaire
qu'on se fait du travailleur immigré soucieux avant tout
d'économiser le plus possible dans les délais les plus courts
(travailler le maximum et dépenser le minimum) est tellement forte
que, le vouant une fois pour toutes à sa condition de misère, elle
interdit de le considérer comme un consommateur, voire comme un
consommateur privilégié dans certains cas.
3—
C'est ainsi, par exemple, que la Sonacotra écrit : «On verra que
les contraintes surtout de prix, n'ont permis d'offrir que des
chambres doubles, séparées en deux par une cloison légère.
Jusqu'en 1966, aucun texte, même réglementaire, ne définissait les
logements-foyers. C'est pour quoi, la Sonacotra, créée en 1956, a
d'abord construit des immeubles d'appartements familiaux F5 ou F6 aux
normes du Crédit Foncier de France». Sonacotra, Dossier 4 : le
point sur les foyers, septembre 1977, p. 5.
4
—«Afin d'assurer aux résidents une relative intimité
(c'est-à-dire au moins une isolation visuelle), en maintenant un
prix de journée compatible avec les ressources des immigrés, la
Sonacotra a obtenu l'autorisation de couper en deux les chambres de
ces logements familiaux (...). Ainsi, 9 ou 10 personnes ont été
logées dans chaque appartement (...) La Sonacotra s'est ensuite
attachée à aménager des chambres
de 9 m2 (...). Les prix de ces foyers se révélant trop élevés
pour la plupart des travailleurs immigrés, la Sonacotra a de nouveau
obtenu l'autorisation de couper en deux les pièces de 14 et 15 m2
(normes HLM 1972 pour 2 personnes). A partir de 1974, elle n'a plus
mis en chantier des foyers de ce type (...). Actuellement la
Sonacotra envisage (...) de porter la surface de quelques chambres de
F6 à 9 et 10 m2 en supprimant les cloisons. Ce projet se heurte au
fait que ces foyers sont très fréquentés, si bien que le
«desserrement» ne concerne jusqu'à présent que de rares
établissements (...). En ce qui concerne la taille des chambres,
compte -tenu des ressources des résidents et des possibilités de
financement, il y avait deux solutions : construire soit de petites
chambres individuelles, soit des chambres collectives spacieuses. Les
dirigeants de la Sonacotra ont adopté la première solution (...)».
En conséquence, le patrimoine de la Sonacotra se distribue ainsi :
28 917 F6, soit 37% sous la forme de chambres de la plus petite
superficie (4,5 m²), 40 401 F 1/2, soit 5 1,7% sous la forme de
chambres de 7 ou 7,5 m², et seulement 5 973 F 1 , soit 7,7% sous la
forme de chambres plus spacieuses parce que n'ayant pas été
divisées (cf. Sonacotra, op. cit. , p. 5).
5—
Aussi prolongé et aussi continu que soit le séjour de l'immigré,
il reste défini par tout le monde et vécu par l'immigré lui-même
comme provisoire ; pour l'analyse de la genèse et des fonctions de
la fiction ainsi entretenue, voir : Les trois «âges» de
l'immigration algérienne en France, Actes de la recherche en
sciences sociales, 15, juin 1977, pp. 59-79.
6—
Comme par exemple, la possibilité qui est donnée aux résidents de
préparer leurs repas non pas, bien sûr, dans leur chambre, mais
dans la grande cuisine-salle à manger collective prévue à cet
effet ; le fait de pouvoir faire sa propre lessive ; le fait d'avoir,
à défaut de personnel affecté à l'entretien des chambres, à
faire son ménage, balayer soi-même sa pièce, faire son lit, etc.,
toutes choses qu'on a peine à accepter dans le cas de l'hôtel, les
unes étant interdites, les autres assurées par l'hôtel.
7—
«Logement -foyer» semble être la dernière dénomination adoptée
; elle a tendance à se substituer, dans le langage officiel (projet
de loi portant création d'un contrat de résidence, rapport de la
Commission d'étude pour les foyers de travailleurs migrants, textes
de la Sonacotra, etc.), à l'expression «foyer-hôtel», parce
qu'elle semble moins dépréciative, moins stigmatisante et peut-être
aussi incline-t-elle à réhabiliter la fonction propre de logement
quelque peu oubliée dans les foyers.
8—
«Le logement -foyer apparaît comme spécifique. Son fonctionnement
s'apparente à celui de certains autres types de logements, mais
jamais complètement. Ainsi, le logement-foyer n'est pas un logement
nu puisque précisément il est meublé (...)». Il ne peut être non
plus un «logement meublé, ne serait-ce qu'en raison du caractère
partiellement collectif indéniable de la vie en foyer (...)», ni
même un hôtel, puisque celui-ci, en plus ou malgré «le caractère
hôtelier de son exploitation..., offre des prestations
supplémentaires, de même qu'un mode de vie finalement différent...,
des garanties (moins) insuffisantes..., une résidence principale
(...). Un logement-foyer est en définitive un mode de logement
spécifique» (Commission d'étude pour les foyers de travailleurs
migrants, Présentation du rapport de la Commission Foyers pour
travailleurs migrants, Paris, avril 1979, p. 7. Cette commission est
souvent désignée sous le nom de Commission Delmon ; Pierre Delmon,
membre du Conseil économique et social en était le président).
9—
Commission d'étude pour les foyers de travailleurs migrants, op.
cit. , p. 10.
10—
C'est souvent explicitement que la résidence dans lé foyer est
subordonnée au travail, de manière générale (c'est le cas des
foyers de la Sonacotra), et au travail dans une branche d'activité
ou un type d'industrie particuliers, dans le cas où la construction
du foyer a été financée en partie par les employeurs de ces
secteurs : «pour être admis au foyer-hôtel de ..., il convient de
justifier d'un emploi régulier ou de la qualité de travailleur
bénéficiant des prestations des institutions de la Sécurité
sociale» (art. 1, règlement intérieur de la Sonacotra) ; «les
foyers du bâtiment hébergent les ouvriers du bâtiment appartenant
à la fédération parisienne du bâtiment, célibataires ou ayant
accepté d'être logés comme tels... Les ouvriers sont admis dans
les centres d'hébergement à la requête de leur employeur... Les
chefs d'entreprises délivrent sur les chantiers des tickets
d'hébergement...» (art. 1, 2 et 3, du règlement des «Foyers du
bâtiment»).
11—
GISTI, Les foyers pour travailleurs migrants, Paris, CIEMM,
1979, p. 18.
12—
La Sonacotra, par exemple, affirme s'être donné comme objectif d
'«obtenir un prix de journée compatible avec les ressources des
immigrés, le coût journalier du logement représentant environ une
heure de travail par jour» (Sonacotra, op. cit. , p. 4).
13—
«Cela tient à un ensemble de raisons, mais surtout à la cherté
des terrains «bien situés» et à l'hostilité fréquente des
populations et de leurs élus» (Sonacotra, Dossier 4, septembre
1977, p. 7). Certes, une explication technique peut toujours être
avancée pour rendre compte de la répartition des foyers à travers
les communes et au sein de celles-ci à travers les quartiers :
répartition des activités industrielles occupant une grande masse
de main-d'oeuvre immigrée, souci de rapprocher lieux de résidence
des lieux de travail, localisation des terrains disponibles, prix du
terrain en fonction de sa localisation, etc. Sans être totalement
fausse, cette explication prend la forme d'une justification a
posteriori ; au mieux elle expliquerait la discrimination dans
l'espace, mais elle ne saurait être complète dans la mesure où
elle occulte la fonction sociale dont est investi l'espace ou, ce qui
revient au même, la discrimination qui s'opère par l'espace.
L'inégale répartition des foyers et par suite des populations
immigrées à l'intérieur d'une même région a fini par devenir
l'objet d'une polémique rendue publique entre les municipalités qui
se renvoient la charge qui n'est pas seulement financière (ou ne
l'est que secondairement) d'héberger un foyer pour travailleurs
immigrés : les unes, estimant supporter la totalité du «coût»
(politique, social, culturel) de la présence des immigrés sur leur
territoire sans en avoir, en compensation, la totalité des
bénéfices, puisque ces derniers profitent à la nation entière
(certaines diront qu'elles n'en tirent que des préjudices et aucun
avantage), réclament une répartition plus équilibrée des foyers ;
les autres, communes généralement non ouvrières ou très peu
ouvrières, se montrent soucieuses de sauvegarder l'intégrité de
leur paysage social et architectural et refusent par conséquent
toute forme d'habitat qui leur amènerait une nouvelle forme de
«pollution» (sociale).
14—
«II y a en eux (les Nord -Africains en France) des contraires à
concilier. D'un côté, ils désirent se regrouper parce qu'isolés
(influence de VUmma) ; d'un autre côté, ils sont individualistes
par nature (avec des réactions collectives d'ailleurs, par suite de
l'influence du régime patriarcal)». ESN A, art. cit.
15—
On a trop souvent affirmé que les Arabes, habitués à vivre
toujours ensemble, sont incapables de loger individuellement dans des
logements individuels - ils ne peuvent même pas ou ils ne savent
pas, car ils en ont peur, dormir chacun dans sa chambre personnelle
—, pour ne pas présenter comme un progrès acquis (dû, en partie,
aux nouvelles conditions de vie dans l'immigration) le fait que les
travailleurs immigrés préfèrent le logement en chambres
individuelles, même petites, plutôt qu'en dortoirs ou en chambres
collectives. Et il aura fallu les résultats d'une enquête pour que
la Sonacotra, par exemple, se convainquît de cette évidence :
«d'après une enquête réalisée par la Cofremca en 1973, 92% des
travailleurs interrogés (87,7% d'entre eux sont originaires du
Maghreb) estimaient qu'il était très important d'avoir une chambre
individuelle». (Sonacotra, op. cit. p. 4).
16—
C'est le sort qui a été fait, notamment, à l'une des
revendications, certes mineure, du «Comité de coordination des
foyers en grève des loyers» et qui portait sur la répartition des
dépenses collectives : si les résidents réclamaient
l'individualisation de la tarification des consommations d'eau , de
gaz, d'électricité (ce que l'organisation même du foyer interdit
pour des raisons techniques, pareille éventualité ayant été
exclue d'emblée) et la séparation entre le loyer et le coût des
services communs, inégalement utilisés (puisque certains services
ne concernent qu'une minorité de résidents), ce n'était là,
assurément, que l'expression d'un «individualisme» excessif et de
mauvais aloi, une revendication méprisable de «gagne-petit» dont
les effets négatifs — elle lèse chacun individuellement et elle
porte préjudice à la communauté — l'emportent sur les effets
positifs, la petite économie de dépenses réalisées par
quelques-uns.
17
— Ces conditions sont généralement mentionnées dans presque tous
les règlements intérieurs des foyers. Ainsi le contrat de résidence
proposé par la Sonacotra stipule : «Pour garantir la bonne
exécution de ses obligations, le résident verse, à titre de
cautionnement et contre reçu, la somme de ...» (article 4, dépôt
de garantie).
18
— C'est d'ailleurs là un thème plus général qu'on retrouve
dans un grand nombre de situations analogues, toutes les fois que le
changement d'espace ne s'est pas accompagné d'un changement de
dispositions à l'égard de cet espace et plus radicalement d'une
réorganisation totale du système des pratiques et des
représentations sociales ; c'est le cas de certains immigrés passés
du meublé au foyer comme c'est le cas des familles des bidonvilles
relogées en cités d'urgence ou de transit et a fortiori dans les
HLM (cf. P. Bourdieu, Algérie 60, Paris, Éd. de Minuit, 1977, p.
110- 112).
19—
Sonacotra : Société nationale de construction de logements pour les
travailleurs ; FAS : Fonds d'action sociale pour les travailleurs
migrants .
20—
La revendication, apparemment obstinée, de loyers moins élevés et
surtout le refus, accompagné d'un sentiment de malaise, de se rendre
aux raisons comptables qu'avancent les gestionnaires pour justifier
les prix pratiqués, ne se comprendraient pas si on ne se souvenait
que la protestation porte, non pas sur la valeur absolue du loyer,
mais sur sa valeur relative : le loyer n'est pas tellement cher pour
lui-même, il est trop cher pour ce qu'est le logement en foyer ou
trop cher en raison de ce qu'impose ce logement.
21—
Même si cela doit autoriser certaines associations de ce type à ne
pas considérer les résidents comme des locataires mais seulement
comme des «hébergés» (contre paiement d'un loyer, bien sûr) :
«les cités et les foyers d'hébergement étant construits dans un
but social et non lucratif, tout travailleur qui y est admis acquiert
la qualité d'hôte hébergé dans un hôtel-immeuble et ceci à
titre précaire et temporaire et non comme locataire» (ADATARELLI,
association de la région lilloise gérant 4 000 lits).
22—
Sur les 240 foyers que la Sonacotra présente au public, tous
disposent d'au moins un poste de télévision, tous -à l'exception
d'un seul- d'un bar, 183 d'un lieu de rencontre pour les résidents ;
180, 83 et 35 foyers comportent des activités respectivement de
loiáirs, sportives et culturelles ; 202 foyers sont signalés pour
les leçons d'alphabétisation qu'ils donnent à leurs résidents ou
pour la salle de cours prévue à cet effet, dix pour la formation
complémentaire et dix autres pour l'apprentissage en ateliers qu'ils
peuvent dispenser ; 239 foyers sont dits en mesure d'assister les
résidents dans leurs relations avec l'administration ou pour leur
embauche ; 42 foyers comportent une mosquée. Les gérants des foyers
ne se contentent pas de «gérer le sommeil» des résidents : ils
«maintiennent des relations continues, non seulement avec
l'environnement immédiat et plus spécialement le quartier, mais
aussi avec toutes les instances publiques ou privées susceptibles de
les y aider» ; «ils facilitent de façon constante le contact des
résidents avec les entreprises de la région, les centres de
formation professionnelle, les services sociaux, les organisations et
groupes utiles à leur promotion» (Sonacotra, Dossier 4, les foyers
et les services).
23—
Les aménagements de ce type sont souvent présentés comme la marque
de la tolérance ou du fair play des associations gestionnaires des
foyers : «le samedi et le dimanche, le nombre de convives dans les
salles à manger est très supérieur au nombre des résidents.
Malgré les dépenses supplémentaires en eau, gaz, électricité
(dépenses supportées pourtant solidairement par les résidents) qui
résultent de cette solidarité, les directeurs ferment les yeux»
(Maison du travailleur étranger, ronéo, de l'association, juin
1975,P. H).
24—
On ne peut que se réjouir, après cela, des résultats obtenus : «Le
personnel logé par nous s'est dépouillé de l'aspect sale et
déguenillé qu'affichent malheureusement beaucoup de Nord-africains
(...). L'ouvrier propre et bien habillé se sent digne, nous est
attaché et nous sait gré de l'avoir soustrait au gargotier
exploitant qui demande 6 000 francs (anciens) par mois pour une
chambre sordide et exige autant pour une maigre pitance» (UIMM, La
main-d'oeuvre nord-africaine et son emploi dans les industries des
métaux, n°2, 1952, p. 35).
25—
Sonacotra, Les résidents des foyers-hôtels de la Sonacotra, enquête
de la Cofremca, 3 vol., août 1973 et avril 1974 vol. l,p. 73.
26—
M. Gimsy-Galano, Le non-droit des immigrés : la
Sonacotra,
Politiques aujourd'hui, 5-6, 1979, pp. 19-30.
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