Musée précaire Aubervilliers 2004 | Photo : Les laboratoires d'Aubervillers
« Je ne fais pas un
travail politique,
je travaille
politiquement.»
Thomas Hirschhorn
En
2004, l'artiste Thomas Hirschhorn inaugure avec les habitants de la
cité Albinet, dans le quartier du Landy, à Aubervilliers, à un jet
de pierre du Stade de France, le Musée Précaire Albinet. Un musée
provisoire (avril - juin 2004) présentant successivement des oeuvres originales
de huit artistes : Kasimir Malevitch, Salvador Dali, Le Corbusier,
Piet Mondrian, Fernand Léger, Marcel Duchamp, Joseph Beuys et Andy
Warhol. Des oeuvres prêtées par le Centre Georges Pompidou et le
Fonds National d'Art Contemporain : des oeuvres au pied d'une barre
HLM, dans un Algeco prolongé par des constructions de bric et de
broc, dont la vocation était de « faire exister l’art au-delà
des espaces qui lui sont consacrés » : L’important était
d’avoir arraché des tableaux originaux d’une valeur inestimable,
commente le provocateur *.
Les
inaugurations des huit expositions étaient l'occasion de
vernissages, de repas communs, de conférences et de débats,
d'ateliers de pratique artistique pour enfants, d’écriture pour
adultes, ainsi que de visites culturelles. Une bibliothèque et une buvette complétaient le musée. Ce projet a associé plus
d’une quarantaine d'habitants du quartier, rémunérés pour
participer à la construction et au fonctionnement du Musée, qu'il
s'agisse de la construction, du démontage du “pavillon”, des
expositions, du nettoyage, de l'animation, du gardiennage, etc.
Guillaume Désanges a longuement interrogé Thomas Hirschhorn [1] à
propos de cette “oeuvre” artistique – et politique - sans
doute unique en France, et des multiples difficultés pour y parvenir, dont le
financement (Agnès b. et la galériste Chantal Crousel aideront), la
réticence de Beaubourg, les critiques narquoises de certains
habitants, et les efforts de la “police” pour faire échouer
l'arrivée de cet OVNI culturel.
Guillaume
Désanges : Aujourd’hui, à la veille de démarrer concrètement
la seconde phase avec les habitants du quartier, je note que dans la
forme rien n’a changé par rapport au programme que tu avais rédigé
il y a un an et demi. Comme si ce projet pourtant complexe et
difficile n’avait pas eu à s’adapter, ni aux nécessités
extérieures ni à des changements de ta part qui seraient advenus au
cours de son élaboration.
Thomas
Hirschhorn : Effectivement, c’est ma manière de fonctionner :
écrire précisément mon projet avant de le réaliser. Pour moi,
formaliser sa pensée est déjà une affirmation, que l’on doit
ensuite mettre à l’épreuve par le travail. Ensuite, il n’y a
rien à améliorer ni enrichir. Soit mon idée, mon affirmation
tient, soit elle est mauvaise. Alors, on verra bien. Je veux bien
prendre le risque qu’elle soit mauvaise, mais ce n’est pas en
l’affinant, en l’enrichissant qu’elle devient meilleure. Il me
semble essentiel au contraire de ne pas adapter, ne pas transformer
un projet artistique en fonction des obstacles ou des problèmes.
Sinon, qui tracera les limites acceptables du contournement ? Mon
travail est justement de veiller à ne pas de ne pas laisser
interférer les opinions, les interventions extérieures, les
impossibilités, les refus, les conseils. Sinon, tu es foutu...
Surtout dans ce type de projets, où l’on te dit sans cesse que
c’est irréalisable, ou qu’il faudrait faire autrement, pour des
questions politiques, sociales, artistiques, financières ou autres.
C’est en amont de la rédaction que se fait le travail du
"pourquoi" et surtout du "comment". L’idée de
base de construire un musée en bas d’une cité m’est venue il y
a trois ou quatre ans, après le Deleuze Monument. Les artistes
choisis sont, pour la plupart, des artistes sur lesquels j’ai déjà
travaillé dans d’autres projets. Le programme des activités
(bibliothèque, buvette, ateliers pour enfants, ateliers d’écriture,
vernissages, sorties à l’extérieur, conférences, débat, repas
commun) est motivé par la volonté de montrer que les préoccupations
provoquées par la présence de l’oeuvre d’art sont multiples.
Tout cela est m ri déjà, au moment où je le rédige.
Dans
les premières réunions de travail, tu avais affirmé ne pas vouloir
réaliser à Aubervilliers un quatrième monument. Quelle est la
différence essentielle pour toi entre le projet de Musée Précaire
et un monument ?
Il
n’est prévu depuis le départ que quatre monuments, le 4ème sera
consacré à Antonio Gramsci [1] et réalisé en dehors de l’Europe.
Le Musée Précaire est simplement un autre travail dans l’espace
public qui utilise les expériences que j’ai pu faire avec des
habitants dans les deux précédents monuments. Je cherche à travers
chaque nouveau projet dans l’espace public à répondre également
aux erreurs, malentendus, insuffisances du projet précédent et à
mes propres insuffisances.
Le
Musée précaire n’est pas qu’un prétexte à une nouvelle
expérience humaine. Il y a un sens à montrer ces oeuvres originales
dans un quartier comme le Landy. Quel est le lien entre l’invitation
de faire un projet à Aubervilliers et le choix du Musée précaire ?
J’habite
et je travaille dans ce quartier depuis plusieurs années. A partir
du moment où j’avais décidé de réaliser cette nouvelle oeuvre à
côté de chez moi, le projet du Musée est devenu évident. L’idée
de base est de réaliser un projet avec des voisins, les impliquer
dans ce qui est important pour moi : c’est-à-dire l’art, et
particulièrement dans ce que je trouve beau dans l’art,
c’est-à-dire cette extraordinaire volonté et ce pouvoir de
changer le monde et la vision du monde. C’est une double
affirmation : une affirmation par rapport à l’art, mais aussi une
affirmation par rapport au lieu de travail et de vie que j’ai
choisi.
Musée précaire Aubervilliers 2004 | Photo : Les laboratoires d'Aubervillers
Avant
même la rédaction du projet, lors des premiers rendez-vous, tu
demandais aux acteurs locaux ce qui selon eux manquait au quartier.
Certains artistes travaillent dans l’espace public en collaboration
avec des politiques, des architectes ou des urbanistes dans une
démarche d’offre services, répondant à des manques identifiés.
Pourtant, je n’ai pas l’impression que tu travailles dans ce
sens.
Poser
la question du manque était moins par réel intérêt pour ce qu’il
manque que pour laisser la possibilité de la surprise : que
quelqu’un réponde : "il manque de l’art, de la poésie, de
la philosophie", voire "il manque un musée". Pourquoi
pas ? Les réponses ne m’ont pas déçue, mais elles ont montré
que ces gens ont d’autres besoins. Mais il y avait déjà toujours
une réponse sur ce qu’il manque, c’est déjà pas mal. Il y a
certainement des endroits où des gens n’auraient même pas pu
exprimer un manque.
Quand
tu présentes le projet de Musée Précaire, il y a toujours une
certaine incrédulité de la part des interlocuteurs. Ne serait-ce
qu’à cause des questions immédiates concernant les oeuvres : les
risques de vol, les assurances, les prêteurs, etc. As-tu eu toi-même
une certaine incrédulité au commencement ?
Non.
Si un projet comme celui-là peut se faire, c’est parce qu’il est
fait par instinct. Un instinct d’artiste, qui n’est pas celui
d’un chef d’entreprise ou d’un politicien. Je me souviens
parfaitement et précisément de ces réunions "de crise"
que nous avons eues dans les moments difficiles, lorsque le projet
semblait être en danger, mais moi j’y croyais toujours. Pourquoi ?
Je dirai que ce n’est pas une question de croyance mais de logique.
L’idée du Musée Précaire est simple, compréhensible, et pour
moi artistiquement juste et fondée : il n’y a donc pas de vraies
raisons qu’elle ne se réalise pas. C’est la simplicité du
projet et la clarté de la demande qui rend la chose possible. Il y a
eu des obstacles c’est évident, mais je déteste les projets qui
ne peuvent pas se réaliser, et je ne provoque pas cela.
La
question d’avoir des oeuvres originales était la base du projet
mais aussi de ses difficultés.
D’emblée,
la beauté évident du projet est de présenter des originaux. Pas
par amour du risque ou de l’exploit, mais pour montrer que l’art
n’est pas seulement patrimoine, qu’il peut agir encore activement
aujourd’hui. A partir du moment où l’on est d’accord sur ce
principe, que personne n’a jamais vraiment rediscuté, la question
est simplement de savoir comment cela est possible. Bien entendu, si
nous n’avions pas trouvé un prêteur pour les oeuvres, on n’aurait
pas pu le réaliser. D ’ailleurs c’est pour cela que le projet a
eu un contretemps et qu’on a du le repousser de 6 mois. Mais en
même temps ce contretemps m’a encouragé, car il m’a montré
comment les habitants du quartier avaient compris l’importance
d’avoir des originaux en préférant attendre plutôt que de faire
un autre projet, comme je m’y étais engagé.
Donc,
tu n’es étonné de là où nous en sommes aujourd’hui ?
Non.
Parce qu’on ne nous a jamais opposé formellement un refus. Par
contre, on sentait bien que chacun pensait que ça ne serait pas à
lui de dire non mais à un quelqu’un d’autre, ou bien que
nous-même abandonnerions devant les difficultés. Mais parce que
personne ne voulait prendre la responsabilité du refus, nous avons
fait avancer le projet jusqu’à mettre les interlocuteurs devant le
fait accompli, quand il n’y avait même plus à dire oui devant
l’évidence qui s’imposait. C’est un procédé, que je n’ai
pas adopté consciemment, mais qui est assez efficace : une stratégie
de l’évitement du non, qui amène à ne pas souhaiter un oui clair
dès le début.
L’avancée
du travail dans le quartier en parallèle de la mise en oeuvre du
projet a été essentielle.
Oui,
c’est d’ailleurs pourquoi je n’évalue pas si haut le risque
que tu évoques. Je pense que nous avons fait un travail de fonds ces
mois derniers. Aujourd’hui, je parle aux habitants et eux me
parlent comme s’ils adhéraient déjà au projet. Ils le
comprennent donc déjà un peu je pense. Ils attendent les oeuvres et
ils ne veulent pas qu’on les vole, tout simplement. Par ailleurs,
je reste tout à fait conscient que le risque demeure et que cela
fera partie du projet, de l’expérience. Et ce n’est que l’art
qui peut permettre cela. Ce projet est une nouvelle manière de
clarifier ma position en tant qu’artiste qui était de n’exclure
personne en disant, par exemple, "c’est trop risqué chez
toi". Non, j’ai dit "c’est aussi pour vous, ici".
Si jamais cela ne devrait pas se passer comme je le souhaite, je ne
serai pas anéanti, il faudra que j’en porte les conséquences. Je
ferai face en tant qu’artiste.
Le
risque fait partie de ton oeuvre à toi.
Je
voudrais être clair : moi, je ne pense pas qu’une oeuvre d’art
vaut une vie humaine. Je ne crois pas que quand une oeuvre de
Mondrian est détruite, le patrimoine de l’humanité est atteint.
La vraie gravité est dans les morts violentes par injustice tous les
jours, pas dans la destruction ou le vol d’une oeuvre d’art,
qu’elle quelle soit. C’est peut-être parce que je suis un
artiste que je pense comme cela. Parce que je sais que quand Mondrian
peignait, il ne pensait pas au patrimoine de l’humanité, à la
valeur inestimable de ses toiles. Il pensait à son travail. Au fait
qu’il voulait changer le monde avec ses toiles. Je ne veux pas
mettre mon travail sur la même échelle, mais je veux le placer sur
le même niveau d’intention : moi-même je prends tous les jours un
risque comme Mondrian ou Duchamp l’ont pris. C’est ce risque là
qui m’intéresse : celui de l’art. Aujourd’hui, les historiens
et les critiques l’oublient, les financiers l’occultent avec
leurs prix d’assurance. Il ne faut pas se laisser intimider par
cela.
La
phase qui arrive va être certainement être la plus intense et la
plus difficile. Tu affirmes toujours que les projets artistiques dans
l’espace public ne sont ni un succès ni un échec, mais concernant
le Musée Précaire, y a-t-il des choses que tu redoutes
particulièrement ?
Je
redoute effectivement, comme dans tout projet dans l’espace public,
les moments de malentendu profond avec les habitants. Par exemple,
dès maintenant, quand certains jeunes avec lesquels on travaille
pensent : "c’est juste un moyen de gagner de l’argent".
Or, c’est un projet qui entend évidemment aller au-delà du simple
profit à court terme. Mais en même temps, je suis le premier
gardien de mon idée, c’est à moi d’insister et d’expliquer
pourquoi il ne faut pas se méprendre sur cet aspect financier. Je
redoute le malentendu qui viendrait du fait qu’on fait ce projet
avec les habitants et par eux mais pas seulement pour eux.
Il
me semblait pourtant que tu acceptais que certains travaillent juste
pour l’argent.
Je
sais qu’à partir du moment où je travaille avec des gens en les
rémunérant, il y a ce malentendu qui naît directement d’une
confrontation à la réalité de la force de l’argent, à la
réalité du quartier. Et c’est ce qui m’intéresse. C’est
quelque chose qui reste non résolu, et dont je n’ai pas trouvé la
solution. Une solution simple serait bien sûr de ne rien faire :
mais cela je ne l’envisage pas. Donc je vais mettre tout en oeuvre
évacuer et combattre ce malentendu : par le travail, le dialogue, le
temps passé ensemble...
Tu
redoutes un malentendu vis-à-vis des gens du quartier, mais pas
vis-à-vis du milieu de l’art.
Le
milieu de l’art est souvent dans une sorte de malentendu par
rapport à mon travail, mais que j’accepte et qui ne me pose pas de
problèmes. A l’inverse, le malentendu qui peut exister dans le
quartier n’est pas artistique, léger, c’est un malentendu
profond. Je dois y répondre par mon travail, expliquer ce que je
veux exprimer en tant qu’artiste et pourquoi je fais cela.
C’est
tout le problème d’un tel projet qui touche à des aspects
sociaux, mais qui reste un projet artistique. Il faut sans cesse
revenir à l’essentiel, c’est-à-dire à l’art. Car au bout
d’un moment, cela semble fonctionner très bien, mais dans un sens
qui n’est plus le bon.
Oui,
par exemple, il y a une présence forte des travailleurs sociaux du
quartier sur le projet. Leur soutien, que nous avons sollicité, est
indispensable. Mais ce qui m’inquiète un peu c’est que les
travailleurs sociaux s’impliquent d’emblée trop en tant que
travailleur social. Or, moi, ce que je dois faire passer, c’est que
c’est un projet artistique, et donc que ça suit les règles de
l’art et pas leurs règles à eux.
Le
risque est alors de créer des attentes particulières. Comme par
exemple avec la formation des jeunes aux métiers de l’art, qui
s’est montée pour le projet mais qui n ’assure pas un débouché
professionnel pour tous.
Comme
tu le sais, je n’ai jamais été extrêmement favorable à cette
question de la formation. Je l’ai accepté parce que nos
partenaires le demandaient et que c’était relativement positif
pour les jeunes. Mais je ne m’y suis pas impliqué, parce que je
savais que c’était loin de la réalité de mon projet et de celle
du quartier. Pour faire fonctionner le Musée Précaire dans un cadre
comme celui du quartier, la formation à la surveillance ou à
l’histoire de l’art n’est pas nécessaire.
Pour
changer de sujet, je voulais évoquer quelque chose que j ’observe
en général dans ton travail et également dans tes projets dans
l’espace public : un certain humour, lié au dérisoire, à
l’absurdité apparente d’un combat que tu entends mener seul mais
avec acharnement. N’y-a-t-il pas un tel humour à l’oeuvre dans
le projet de Musée précaire ?
Je
ne pense pas que l’humour fasse partie de mes outils de travail. Je
comprend qu’on puisse développer ce point de vue, qui semble lié
quelque part à l’impossibilité de faire ou de croire en quelque
chose, mais personnellement, je n’ai pas peur de croire à
l’impossible. Ma tâche en tant qu’artiste est de réaliser
l’impossible, ou au moins de donner forme à des choses que
d’autres penseront impossibles. Il y a ici quelque chose de
combatif et d’affirmatif plus qu’humoristique. Par ailleurs, il
est clair que ces projets ne se passent pas sans humour ni une
certaine joie dans la réalisation, sinon c’est impossible. Mais ça
n’est pas une base de mon travail. D’ailleurs, tout le discours
un peu à la mode et déjà "has-been" sur l’idiotie ne
m’a jamais concerné. Peut-être en essayant d’être fort et
d’affirmer des choses que d’autres ont peur d’exprimer, on
suscite des réactions de rire, mais ça, c’est le problème du
rieur.
Lorsque
tu établis un autel précaire pour Gilles Deleuze à l’image de
celui de Lady Di avec des bougies, des peluches et des petit
écriteaux du style "Gilles, on t’aime", "Gilles, tu
nous manques", n’il y a-t-il pas un changement d’échelle
qui tend vers l’humoristique ?
Il
ne fait pas confondre humour et amour : il n’y a que de l’amour
ici ! Quand j’observe des peluches pour Lady Di avec une petite
clochette (qui disent "we love you", "we never forget
you"), j’y vois une forme explosive de manifestation d’un
amour que je ne jugerai moralement pas différemment parce que c’est
Lady Di ou que c’est réalisé avec des objets vulgaires. Je le
prends telle quelle comme une forme donnée et je lui redonne vie
dans le Deleuze Monument. Il y a des gens à qui cela paraît
tellement dingue qu’ils ne peuvent pas le penser autrement que par
l’humour. Moi je n’ai rien contre l’humour mais je trouve qu’il
y une autre possibilité de répondre, qui n’est pas par le sérieux
mais par l’amour. Ce que le Musée Précaire propose c’est la
beauté d’une oeuvre d’art magnifique dans une réalité
inattendue pour cette oeuvre. Et qui suscite une rencontre, un élan,
une énergie. Concernant la question du changement d’échelle, pour
moi, le Musée précaire n’est pas une miniature ou une caricature.
C’est un musée à l’échelle de un à un. Une personne face à
une oeuvre. Je pense que cela suffit largement concernant des
chefs-d’ "uvre. J’ai imaginé il y a quelques années un
projet qui malheureusement n’a pas pu se faire : la construction
d’un tunnel ouvert à tous qui partait de la rue pour mener dans un
musée face à une seule oeuvre. C’est peut-être cela le vrai sens
d’un musée. Car ce que je déteste, c’est la déambulation,
c’est une attitude de non engagement. Avec le Musée Précaire, je
propose au spectateur de ne pas accepter cette culture de la
déambulation devant des milliers d’oeuvres.
Je
pense à certains de tes anciens travaux comme "Les monstres"
(une sculpture dans la rue qui est jetée par des éboueurs), ou "
les souvenirs du 20e siècle" (une vente à bas prix d’objets
sur un marché). Le Musée précaire fait-il aussi partie de cette
approche de l’art, une idée de dispersion qui s’oppose à l’idée
de conservation et de collection ?
Je
ne pense pas en termes de dispersion mais plutôt en termes de force
d’action d’un agent ou d’un virus opérant dans un autre
univers. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas la perdition mais la
lutte de corps à corps. De un à un. C’est une mission que l’art
doit remplir. J’ai l’impression que les toiles accrochées dans
les musées ne remplissent plus cette mission, elles ne doivent plus
lutter pour exister parce que les conservateurs ont trahi cet idéal.
Avec le Musée Précaire, j’aimerai réactiver cette mission de
conquête de l’espace, de confrontation volontariste. Ne pas rester
dans la passivité du patrimoine. Je veux que les ready-made de
Duchamp, par exemple, reconquièrent les esprits ou se reconfrontent
aux gens d’aujourd’hui avec évidemment les années qui ont
passé. C’est une réactivation, pas une dispersion.
Cela
va à l’encontre d’une certaine idée de la "mission"
des conservateurs telle qu’elle est revendiquée par l’institution.
Oui
évidemment. Mais pour moi, il n’y a pas de subversion là-dedans.
Je pense à la mission de l’oeuvre, à sa beauté. S’il y a une
force de résistance à l’intérieur de cet acte qui interroge le
musée et qui fait que l’institution s’intéresse au projet, tant
mieux, cela signifie que cette affirmation est juste. Mais je ne suis
pas intéressé par des questions inhérentes au Musée, je ne
travaille pas pour le musée.
Ni
contre.
Oui,
ni contre. Je ne m’intéresse pas au frisson procuré par la
pseudo-subversion du projet, qui est une subversion bourgeoise. Moi,
je suis pour les oeuvres.
J’ai
tout de même l’impression que la confrontation est pour toi une
méthode de travail. Eventuellement, tu vas créer les conditions
d’un affrontement solitaire "contre" des structures. A
cet égard, tu emploies souvent à propos de ton travail une
sémantique de guerre, de mission, de combat.
Oui,
c’est une vraie problématique pour moi, qui porte les germes d’un
automatisme dont je mesure aussi les facilités. C’est de l’ordre
de la stimulation. Mais par ailleurs, je dois aussi me battre contre
des esprits méconnaissent la réalité. Par exemple, je sais que
pour réaliser un projet comme celui-ci, oeuvrer à l’économie est
une grave erreur. Un exemple : je sais par expérience que les
habitants du quartier, qui ne sont pas charpentiers ni ouvriers
professionnels, aiment les visseuses électriques. Alors, tous les
jours, c’est la bataille pour la visseuse et personne ne veut être
celui qui cloue. Dans la cité, c’est clair : le mec qui a un
marteau à la main a l’air d’un plouc. Je le comprends très bien
et je trouve cela drôle. Donc il ne faut pas acheter des marteaux
mais des visseuses. Or, l’économie prescrit de faire autrement et
on m’apporte des marteaux. Alors, tu comprends : moi, je dois faire
la guerre et on m’amène des tous petits outils ! Alors, pour moi
c’est une bombe et je réagis avec une bombe. Je fais la guerre
contre cet esprit d’économie qui met en danger le projet.
Est-ce
que la création d’un certain chaos n’est pas aussi une façon de
travailler, voire une forme de ton travail ?
L’énergie
créée par la confrontation est une méthode, car ce type de projets
est d’emblée difficile et il faut tenir bon dès le début. C’est
grâce à une certaine combativité, à un certain esprit batailleur,
qu’on peut avoir la chance d’y arriver. Personne ne m’a
accueilli jusqu’à maintenant en me disant : "viens quand tu
veux, tout est en ordre, tout est prêt". J’ai toujours du me
battre pour mes projets et je ne me plains pas. Tout le monde doit se
battre pour ses idées et ses projets.
En
choisissant de présenter au Musée précaire des artistes
représentant un certain échec des projets et programmes utopistes
de l’avant-garde (comme Léger, Mondrian Malevitch), n’est-ce pas
de ta part une façon, non pas de résoudre, mais de reprendre cette
question là où elle en était ?
J’ai
choisi tous ces artistes précisément pour la force de leur travail,
leur volonté. En ce sens, ce sont des artistes -prétextes ou
"manifestes". Par rapport à cette idée d’utopie non
atteinte, ce que tu dis n’est pas faux : c’est le cas de Beuys
par exemple. Mais justement l’art peut assumer cela parce que l’art
n’est pas là pour fonctionner, ni pour avoir du succès. Et c’est
à partir de ces oeuvres que l’on va pouvoir rediscuter tout cela.
J’aime les travaux tardifs de Malevitch, parce que contrairement ce
que certains lui reprochent, il n’a jamais renoncé :il reste un
artiste grandiose, même lorsque sous Staline il se remet à
repeindre des figures. J’y perçois la grandeur de sa tâche : être
un artiste et en même temps un être humain qui se bat avec les
circonstances du moment, avec les questions formelles, les techniques
; les critiques. Résultat : il reste quelque chose d’immense
malgré le pragmatisme. C’est pour cela que j’ai choisi ces
artistes, car ils peuvent témoigner de cette tâche via leur
travail.
Dans
le choix de ces huit artistes, n’y aurait-il pas huit façons de
lire la manière dont tu te confrontes à l’art dans ta propre
pratique ? Duchamp : humour et distance. Warhol : utilisation et
connaissance du marché. Malevitch : désir de pureté, foi, et
insuffisance, Mondrian : simplification du monde pour la beauté,
Dali : mégalomanie et folie, Beuys : conscience politique et
responsabilité, Le Corbusier : création d’un discours
programmatique, Léger : réconciliation des contraires, art
populaire.
Il
serait totalement mégalomane de prétendre cela. Je trouve que les
qualificatifs que tu donnes à ces artistes sont justes mais si je
m’y retrouve, c’est uniquement dans l’amour que je leur porte.
La seule chose que je peux dire de ces artistes, c’est que j’aime
leur travail et que je les aime.
APRES
Guillaume
Désanges : Comme cela était prévu, le Musée précaire Albinet
a été démonté avec l’aide des habitants du quartier après
douze semaines d’activités (y compris la construction). D’abord,
y a-t-il une image ou une impression générale qui te reste de ce
projet particulièrement complexe ?
Thomas
Hirschhorn : La principale image qui me reste est celle de tous les
habitants du quartier que j’ai rencontré à travers cette
expérience. Quand je les croise, ils me reparlent du musée précaire
et me demandent : quand est-ce qu’on refait un projet ensemble ?
La
durée est essentielle pour ce type de projets. Dans le premier
entretien, tu exprimais la crainte d’un malentendu avec les
habitants. Est-ce que la dissipation du malentendu et la
compréhension du projet peuvent se faire sans cette expérience
étendue dans le temps ?
Les
malentendus sont naturels dans un projet artistique, mais il ne
fallait pas qu’il y en ait avec la cité. Ainsi, je savais que la
question du temps passé ensemble était primordiale parce qu’elle
est le signe d’un véritable engagement. La présence quotidienne
impose du temps passé ensemble, parfois conflictuel, mais aussi de
dialogue. Dans ce type de projets, chaque jour est unique et le temps
file très vite, c’est pourquoi l’urgence et la nécessité
d’être présent sur place se renforcent au fil de l’expérience.
Ce que je ne savais pas, c’était si j’allais pouvoir tenir
pendant les douze semaines.
Certains
habitants du quartier qui travaillaient sur place étaient assez vite
à même d’expliquer parfaitement le projet artistique dans ses
objectifs et même parfois de le défendre face à des remarques de
visiteurs extérieurs. Ils se l’étaient approprié.
Les
habitants comprenaient parfaitement notre projet simplement en nous
observant tous les jours, même s’ils avaient parfois une distance
critique. C’est une confirmation que les gens du quartier,
peut-être non instruits par rapport aux règles de l’art
contemporain, jugent avec leur coeur, en direct avec ce qui leur
arrive et ce qu’ils voient tous les jours.
Dès
le début, pendant le chantier de construction, tu n’as pas voulu
sélectionner une équipe en adéquation avec le travail à a faire,
tu as voulu travailler avec tous ceux qui étaient présents.
Monter
une équipe spécifique avec des gens que je ne connais pas n’a
aucun sens. Ce qui avait du sens, c’était de travailler avec des
gens qui habitent là. Ceci posé, ce n’est pas à moi de demander
des preuves de cette appartenance au quartier. Alors effectivement il
y avait beaucoup trop de monde à gérer et dès le premier jour une
sorte de démesure s’est installée. Elle ne m’a pas dérangée
car elle est drôle et fait partie du succès du projet. Je ne dois
pas résoudre ce genre de problèmes parce que je ne suis pas un
patron qui recrute mais un artiste avec un projet avec des habitants.
Par ailleurs, ce sureffectif a permis de mesurer le nombre
d’habitants qui n’ont pas de travail et ont besoin de gagner 8
euros de l’heure. C’est déjà un lien avec la réalité.
Le
projet a débuté dans une ambiance plutôt euphorique, puis très
vite plus tendue, et finalement le projet a trouvé une sorte de
rythme naturel qui alternait les moments de grâce et les moments
plus difficiles. Avais-tu anticipé une telle temporalité ?
Effectivement,
à mon grand étonnement, la phase de construction s’est déroulée
dans un grand enthousiasme collectif. Rien de tout ce qu’on nous
avait prédit n’arrivait : que le musée ne tiendrait pas une
heure, puis pas une nuit, puis pas une semaine, etc. La deuxième
très bonne surprise est que le premier vernissage a été un
événement massif qui a beaucoup mobilisé la cité. J’étais fier
de cela. Ensuite, la première semaine d’exposition, celle de
Marcel Duchamp, a été la plus difficile à tenir : il fallait
mobiliser chaque jour les habitants pour des activités nouvelles
dont on ne savait pas exactement comment elles allaient se dérouler.
Et puis il y avait ces problèmes qui rappelaient que le quartier
était difficile : notre angoisse n’était pas le vol des oeuvres,
mais le vol de voitures ou de téléphones portables. Il a fallu
gérer ces problèmes, avec par exemple la décision de l’ouverture
d’un parking pendant les vernissages.
Le
musée était ouvert sept jours sur sept de 10h à 21h, avec chaque
jour des événements et des activités différents. Il était donc
très difficile d’appréhender l’ensemble du projet en une seule
visite. Par exemple, un visiteur, voyant un jour les jeunes dormir
dans la bibliothèque, a dit : "la bibliothèque, ça ne marche
pas". Mais ce dont il ne se rendait pas compte, c’est que les
jeunes étaient là tous les jours. Cela pose la question le statut
étrange de cette "oeuvre à vivre au quotidien et toujours
partiellement invisible pour des visiteurs de passage.
Le
problème que tu poses est celui des gens qui pensent qu’il faut
que "ça fonctionne". Ce n’est pas mon problème. Au
Centre Pompidou aussi il y a des gens qui dorment dans la
bibliothèque, peut-être parce que c’est le meilleur endroit pour
dormir. Contrairement à toi, je pense qu’en venant une seule fois
mais avec un esprit ouvert et éveillé, prêt à bien regarder - qui
est d’ailleurs nécessaire à toute rencontre avec l’art - on
pouvait comprendre tout le projet.
Malgré
ce rythme très soutenu, il y avait une telle énergie dans le
quartier qu’on sentait qu’on aurait pu aller encore plus loin.
On
a toujours l’impression qu’on peut faire plus ou mieux. C’est
sain et beau et cela va dans un sens que j’aime : le surmenage. Il
est vrai par ailleurs que pour certains habitants du quartier, et
surtout les jeunes, il ne se passe souvent pas grand-chose dans la
journée, sauf les descentes de police, les altercations, et quelques
accélérations d’adrénaline par rapport à des événements
uniquement exceptionnels pour nous. Donc notre intervention
quotidienne ne posait pas de problème de suractivité. Mon grand
regret reste tout de même de n’avoir pas réussi à intéresser
plus de gens pour les conférences, les débats, les ateliers
d’écriture.
Tu
conclus ton texte de présentation sur le Musée Précaire par "Art
is out of control" ("l’art est hors de contrôle").
Je trouve cette expression très importante pour comprendre un projet
artistique comme le "Musée Précaire Albinet" : il est en
effet totalement incontrôlable.
Il
est normal que l’art reste en dehors du contrôle et même empêche
qu’il y ait contrôle. Au Musée précaire, il y avait tous les
jours quelqu’un ou quelque chose qui mettait en question le projet,
qui le plaçait en dehors du contrôle. Il fallait alors
s’encourager, se renforcer soi-même pour continuer à tenir
quotidiennement cette affirmation qu’était le projet. "Out of
control" signifie aussi que l’idée est de donner le contrôle
aux autres : à la cité, aux habitants. C’est eux qui décident
aussi si le projet peut continuer ou pas. Je trouve magnifique que
moi en tant qu’artiste et vous en tant que producteurs étions
finalement hors du contrôle.
Dès
que le projet a démarré, toutes les questions administratives et
logistiques qui avaient été anticipées (la sécurité, les
assurances, la température, les constats d’oeuvres etc. ) se sont
immédiatement retrouvées subalternes et on s’est mis à gérer
uniquement des questions plus fortes et essentielles qui sont
apparues : des problèmes humains.
Je
suis absolument d’accord. Avec le prêt des oeuvres originales par
le Centre Pompidou - auquel personne ne croyait vraiment d’ailleurs-
on est allé aux limites de l’institution, mais surtout aux limites
de leur engagement humain. Sur place, il était évident qu’il y
avait des choses bien plus importantes à régler que ce qui est
écrit dans un contrat de prêt. C’est d’ailleurs une magnifique
preuve de la force de l’art qu’il puisse aujourd’hui encore
être à la pointe de la confrontation. Qu’il affirme lui-même que
toutes ces questions techniques de lumière, d’hygrométrie, de lux
ou de documents administratifs ne sont pas importantes ; mais ce qui
est important, c’est la question du respect, de l’amour, de
l’acceptation d’un projet malgré les problèmes qu’il génère,
malgré les mauvaises humeurs, les jalousies, les malentendus, les
rancoeurs, les ressentiments.
Pour
accepter un tel projet, il faut savoir abandonner ses réflexes et
certaines idées parce qu’au quotidien, le fonctionnement n’était
pas raisonnable (en termes d’efficacité, ou de justice, par
exemple). Un des stagiaires sur le projet a dit qu’ayant compris
cela, il avait décidé d’agir aussi déraisonnablement, de
répondre à l’excès par l’excès.
C’est
vrai que le projet ne se faisait pas dans l’injustice, mais pas
dans la justice non plus. Pour contrer l’injustice il faut autre
chose de plus fort encore que la justice : l’amour, l’excès,
quelque chose de dingue.
La
complexité d’un projet comme le Musée précaire Albinet empêche
d’en avoir une vision d’ensemble. Beaucoup de choses ou
d’événements échappent, des appropriations, des histoires vécues
dont on a aucune idée ou conscience : une multitude d’échos
perdus et d’histoires parallèles qui nous reviennent parfois par
bribes.
Il
est important qu’une oeuvre d’art ne propose pas qu’une vision
mais un faisceau de visions. C’est l’ouverture, l’activation de
l’esprit et de la pensée qu’elle suscite. J’ai ma vision
d’artiste mais il y a de multiples autres visions possibles selon
les points de vue et les degrés d’implication. En général, dans
les musées, on se contente de compter le nombre des entrées, pas de
recueillir les échos perdus comme tu dis, pourtant c’est ce qui
est beau dans la confrontation avec l’art : chacun pourra te dire
quelque chose de différent, de ce qui l’a touché et ce qui va lui
rester . Avec le Musée Précaire Albinet, je dirais que les échos
sont même moins perdus qu’ailleurs, parce que j’habite là et
que j’ai travaillé avec mes voisins. Il y moins de perdition.
Le
Musée Précaire a intégré des événements pas directement liées
au projet. Cela fait aussi partie de sa réussite : à partir du
moment où il a aspiré d’autres activités du quartier, cela
signifiait son acceptation. La bibliothèque, par exemple, a très
vite été investie par les jeunes pour des activités plus ou moins
licites.
Dès
le départ, le musée s’appuyait déjà sur d’autres structures
du quartier : la maison de jeunes, la bibliothèque, la maison de
quartier. Alors, il était clair que les activités extérieures
s’intégraient parfaitement et prenaient même parfois leur essor
grâce au Musée précaire. C’est pour moi le rôle de l’art et
de l’artiste dans l’espace public et dans la vie. Les jeunes se
sont naturellement retrouvés dans la bibliothèque qui était le
lieu le plus ouvert et le plus libre, puisqu’il n’y avait pas
d’oeuvres ni d’activités proposées. La difficulté et la beauté
du projet, c’est que j’étais très content que les jeunes, et
même les plus durs, se retrouvent finalement dans la bibliothèque,
parce que c’était aussi "leur" maison mais dans le même
temps, ce n’était pas seulement leur maison. Il a fallu s’assurer,
par la négociation et l’explication, de ce qu’elle reste un lieu
ouvert à tous. Je crois que ces efforts ont été compris et
acceptés et il y a eu une sorte d’autocontrôle du lieu. La
bibliothèque, à part les rares fois où on a vu des gens lire ou
regarder une cassette, était plutôt un lieu de rencontre pour se
retrouver, un refuge peut-être, de petites magouilles ou
embrouilles. Cela était possible parce que notre bibliothèque ne
fonctionnait pas avec cette sorte d’autorité qu’ont les
structures existantes. Mais en même temps, que ces magouilles se
déroulent entourée des livres de huit artistes n’est pas si
mauvais signe.
Une
étape importante a été franchie quand certaines personnes du
quartier mais extérieures au projet, et franchement négatives
depuis le début, se sont mises le fréquenter tout de même parce
que c’était devenu un pôle.
Ce
résultat est une confirmation qu’il ne fallait pas constituer des
sous-équipes ou des sous-groupes dans les équipes de travail. Je
suis fier de cette stratégie et de son application quotidienne : ne
jamais exclure personne, même les plus marginaux, même les plus
négatifs. De la même façon que dans le quartier, les gens sont
obligés de composer avec tous, quand tu travailles avec eux, tu dois
considérer le quartier comme une entité et ne pas décider qui en
fait partie ou pas. D’avoir compris cela est primordial. Celui qui
tourne tout le temps autour et qui est négatif presque jusqu’à la
fin, fait partie du projet que tu le veuilles ou non et c’est à
toi de l’intégrer et de ne pas l’exclure. C’est la grande
expérience artistique à faire comprendre à tous ceux qui
considèrent le Musée précaire comme un projet démagogique ou
social : il n’y a pas à faire de cloisons entre les bons les moins
bons, les mauvais et les moins mauvais, pas par idéologie mais
simplement parce ce n’est pas possible.
Pourquoi
lies-tu cela à l’art ?
A
part l’art et la philosophie, aucune structure sociale, politique,
économique ne permet cela. C’est pour cela que les critiques d’art
qui pensent que le Musée précaire est un projet social n’ont rien
compris, pas seulement au projet, mais même à l’art. Ils n’ont
pas compris la dimension que peut apporter l’art par rapport aux
autres forces actives de la société : affirmer que qui que tu sois
et à n’importe quel titre, connaissance, frère, cousin, je
t’inclue, je suis d’accord avec toi. C’est cette chose belle et
nouvelle, qui amène une transformation : aller à l’encontre de
notre système basé sur l’exclusion ou la limitation. Ne pas
délimiter mais intégrer.
La
rythme quotidien du musée faisait passer très vite des moments de
grâce à des moments difficiles de violence ou de tension. Les
visiteurs de passage qui étaient enchantés et s’émerveillaient
de voir ces jeunes de la cité qui travaillaient dans un musée,
étaient également un peu dans l’erreur, décalés de la réalité.
L’expérience
de l’art n’est pas une expérience paisible ou apaisante. Le
Musée précaire n’a jamais voulu résoudre des problèmes, il n’a
pas voulu les exclure. C’est pourquoi quelquefois de la violence,
des insultes ou des vols. Bien s r, je ne suis pas naïf par rapport
à l’endroit où je faisais le projet, mais pas plus d’ailleurs
que je suis naïf quand je vais visiter des expositions dans des
fondations ou dans des musées. Je sais toujours où je suis.
L’important est que fondamentalement, j’étais d’accord avec
les gens du quartier, ce qui ne veut pas dire que j’approuvais
chacun de leur geste ou chaque événement. Mais sans cet accord, tu
ne peux pas faire le projet. C’est cela le problème de certains
personnes : elles ne sont pas d’accord, et donc n’arrivent à
rien changer.
Mais
cela ne signifie pas être solidaire des violences ou de certains
fonctionnement du quartier. Si je comprends bien, cet accord dont tu
parles signifie que quand un visiteur se fait casser sa voiture, ça
n’est pas bien ni même normal, mais ce n’est pas cela non plus
qui remet en cause le projet, ce qui démontre sa faiblesse. Ce ne
sont pas les limites du projet, c’est toujours le projet d’une
certaine manière.
Absolument.
Je ne suis pas d’accord en donnant la main à l’autre. Etre
d’accord c’est être capable de comprendre qu’il y a des choses
qui te dépassent et choisir d’être là où les choses te
dépassent. Mais en restant informé, lucide et éveillé. Je ne suis
pas d’accord avec le fait qu’on vole, mais je suis d’accord
avec le fait de faire un projet dans un quartier où il y a des
voleurs. Et parce que je suis dans un tel quartier, j’essaie de
faire en sorte que les vols n’arrivent pas. Et si cela arrive, je
ne ferais pas appel à d’autre force que la mienne pour les
résoudre. Je me suis engagé plusieurs fois physiquement pour que
des objets volés reviennent. Dans ce cas là, je ne fais rien
d’autre que ce qu’un artiste doit faire avec son oeuvre : se
mettre en condition de parler de un à un avec l’autre. Par
ailleurs, je dois dire aussi que ne suis pas plus d’accord avec ce
qui se passe parfois dans l’art contemporain, dans les expositions,
les vernissages, les fondations.
Ce
qui est frappant, c’est qu’aucune violence n’a jamais été
dirigée directement contre les "oeuvres.
Cela
montre que toutes les préoccupations, tous les scénarios
catastrophes esquissés en amont sur ce qui pourrait arriver aux
"oeuvres d’art n’étaient rien par rapport à ce qui peut
arriver aux êtres humains. Je dois dire qu’on m’a quand même
plusieurs fois menacé de br ler le musée, de voler les tableaux,
mais, je crois, plutôt comme le signe d’une sorte d’exécutoire.
Le fait de le dire était plus important que de le faire. C’est une
preuve qu’il y avait à la fois du respect et un problème
essentiel qui persiste, que je soulève sans le résoudre : cette
tension qui naît d’une confrontation à l’inconnu, du rapport à
l’art. Mais j’ai toujours décidé de prendre au sérieux ces
menaces démesurées et délirantes de destruction, et j’ai essayé
de défendre le projet par le dialogue. La question n’est pas de
savoir si j’ai ainsi évité le pire mais il était important de
remplir mon rôle d’artiste en allant vers l’autre, en tentant de
le convaincre, en n’oubliant jamais le sens de ma mission et
pourquoi je faisais ce projet.
On
n’a jamais tenté de cacher la valeur financière des "oeuvres.
Et cela n’a jamais posé de problèmes aux habitants, qui avaient
un rapport à la valeur des "oeuvres presque plus sain que
certains acteurs du milieu de l’art qui étaient obsédés par le
prix, par les risques, etc. S’il n’y a pas eu de violence contre
les oeuvres, parce que la plupart des habitants avait compris ce
qu’elles faisaient là.
Jamais
quelqu’un du quartier ne m’a demandé le prix d’une "oeuvre”.
Il était entendu que c’était des "oeuvres d’art” très
très chères, inestimables peut-être. Donc en dehors d’une
échelle de rentabilité possible. Alors, en effet, les habitants du
quartier avaient face aux oeuvres le même rapport respectueux que
n’importe quel citoyen face à un bien qui appartient à la
communauté.
Le
Musée précaire est irréductible à un projet social et parce qu’il
ne fonctionne pas comme selon une idéologie culturelle - qu’on
pourrait attendre - d’édification par l’art. Du coup, le fait
que les activités n’étaient pas toujours très fréquentées par
les habitants n’était pas un échec, car l’important était que
la proposition existe et le fait qu’une conférence de spécialiste
se déroule au milieu de toute cette vie de quartier laissait filtrer
un échange d’énergie. Ca rayonnait, d’une certaine manière
dans le quartier.
Le
Musée Précaire n’est pas un projet social simplement parce qu’il
ne répond pas à une demande sociale mais à une volonté d’artiste.
Il est exact qu’il fallait tous les jours aller chercher les gens
pour leur dire qu’il y avait un débat, une discussion, une
rencontre, une conférence. Mais tout cela est normal. Les jeunes de
la cité, particulièrement, étaient les plus difficiles à
convaincre, parce qu’ils sont quelque part en révolte et prennent
leur distance par rapport à ce que l’on veut leur apprendre. En
même temps, le fait que les ateliers aient lieu avec des
participants venant parfois de loin pour y assister a aussi un impact
qu’un artiste qui veut absolument que son travail "fonctionne"
pourra difficilement évaluer. Ce que j’ai aimé, c’est que les
habitants n’ont jamais répondu "non, ça ne nous intéresse
pas", mais toujours, "oui, oui nous allons venir plus
tard". Et je crois que cette réponse est vraie mais qu’il
faut bien la comprendre : ils ne vont pas venir un quart d’heure
plus tard mais peut-être trois ans, dix ans plus tard Qui sait ?
C’est pour ça qu’il faut rester plein à la fois lucide et plein
d’espoir.
Pendant
la construction, j’avais l’impression que l’aspect final du
projet n’était pas ta priorité. Tu laissais les assistants
recrutés sur place se débrouiller par eux-mêmes. Et pourtant on
retrouve formellement un style très "hirschhornien" dans
le Musée. Cela pose la question de l’objectivité des matériaux
que tu utilises pour des pures raisons pratiques.
J’utilise
ces matériaux là pour leur capacité d’adaptation, d’utilisation
et de compréhension par tous : du scotch, du carton, du bois, des
plexiglas. Et quand tu travailles avec ce genre de matériaux, le
résultat final a cet aspect-là. Mais j’aime aussi cet aspect et
évidemment, en tant qu’artiste, j’utilise des formes et je
réfléchis à leur dimension politique. C’est pourquoi je ne
comprends pas les artistes qui utilisent des matériaux que seul des
techniciens spécialisés du musée d’art contemporain peuvent
manipuler : contreplaqué pour partager les espaces, lumières
tamisées, etc. Cela relève d’une grave démission : et du coup
les expositions contemporaines se ressemblent toutes de plus en plus.
Parce qu’elle sont toutes réalisées par les même techniciens,
tandis que les artistes, eux, envoient des fax. Moi je fais que ce
que je peux faire moi même et je dis aux équipes de construction
faite ce que vous pouvez. Ils ne le feront pas moins bien ou mieux
que moi. De toutes façons, un projet comme le Musée Précaire
Albinet ne doit pas se faire avec trop de plans, il doit se faire sur
le moment avec les gens et les moyens qu’on a sur place.
Pareil
pour la scénographie des expositions.
L’important
était d’avoir arraché des tableaux originaux d’une valeur
inestimable. Alors après cela, il faut avoir le coeur bien petit
pour se préoccuper de scénographie. Une toile de Mondrian, tu la
mets où tu veux. Elle n’a pas besoin d’être sur un mur plus
blanc que les autres pour conserver sa force. C’est tellement beau,
tellement chargé, tellement dense, que ça n’a pas besoin d’être
encore mis en valeur. L’intimidation par la valorisation, c’est
fini. Par contre, je m’efforce de créer des liens avec une autre
ville, une autre continent, une histoire, une culture avec toutes les
documents que je mets à disposition, les photocopies, les extraits
de texte, les catalogues.
Tu
mets souvent en avant l’importance de ta présence physique pendant
le projet mais aussi pendant toute sa préparation.
Comme
tous les artistes, je crois, je dois être extrêmement présent pour
mon projet. Et il n’y a pas de hiérarchie dans les tâches. Moi
qui ne veux pas que quelqu’un ait un pouvoir sur moi ou sur mon
travail, je ne peux pas déléguer ce pouvoir par ailleurs. C’est
pour cela que je dois tout faire. Je le fais parce que c’est mon
oeuvre mais au delà, c’est aussi une affirmation : l’affirmation
d’un projet qui veut obliger les autres à s’impliquer à la même
hauteur, qui requière leur présence. Trop souvent, les gens ne sont
pas présents, ils ne travaillent pas ils ne sont pas là, ils ne
s’occupent pas, ils ne se confrontent pas. Moi je trouve que c’est
beau de se confronter, c’est dur aussi, car il faut sacrifier
beaucoup de son temps. Mais c’est la seule façon qu’un projet
devienne vivant, réel. Souvent, le soir, je me suis retrouvé à
nettoyer le terrain. Pas parce que je suis un nettoyeur, mais parce
que c’est une des rares choses que je sais très bien faire, et que
cette activité est utile et belle comme toutes les autres activités.
Elle a une fin. Au delà du signe que ça fait pour les autres,
concrètement je dis : "tout ce qui fait partie de mon projet je
peux le faire, je veux le faire." Ce n’est pas aux autres de
s’exécuter pour cela. Ca rejoint cette idée de dialogue,
d’installer un rapport non hiérarchique par rapport aux
propositions que je fais.
Tu
étais entouré d’une équipe pour l’organisation, mais à
certains moments tu souhaitais être seul face aux équipes du
quartier.
C’est
mon travail d’artiste de montrer que je peux fonctionner même en
minorité. Ce qui signifie ne pas s’appuyer sur une structure mais
seulement sur sa propre volonté. C’est un engagement personnel. Et
mes interlocuteurs peuvent comprendre cela parce que dans leur vie
ils se sont aussi trouvés en minorité et ils ont compris qu’on
pouvait quand même y réaliser des choses. Alors, un renversement
s’esquisse : seul, tu as des arguments, une force supplémentaire,
une volonté qui dépasse le fait d’être minoritaire. C’est ça
que tu dois mettre en jeu, en discutant avec les gens : retrouver un
rapport de un à un. De minorité à minorité. Ce n’est pas une
méthode ou une stratégie, mais une politique de vie, une
conviction. Par rapport à cela il n’y a rien de nouveau. C’est
normal. Ce n’est pas mon rôle d’artiste, c’est mon rôle
d’être humain.
Dans
tes rapports avec les habitants, tu parlais souvent d’art, sans
apparemment adapter ton discours en fonction de tes interlocuteurs.
En
tant qu’artiste, il est très important de ne pas avoir de
multiples discours, parce qu’on s’adresse à l’univers entier.
On n’exclue personne. Prendre en compte l’interlocuteur implique
immédiatement la question de la cible. Moi, je n’ai aucune cible,
je veux toucher le monde entier. C’est pourquoi avec les
conférences, les débats, les ateliers d’écriture, on s’est
toujours dit qu’on ne se mettrait pas "à niveau". On ne
fait pas différemment parce qu’on est en banlieue ou à
Aubervilliers. Sinon, on est perdant par rapport à l’universalité
de l’oeuvre d’art.
Il
y eu souvent des échanges violents entre toi et des éléments
intérieurs et extérieurs au projet. La colère est-elle aussi une
stratégie de résistance ?
Je
n’ai jamais décidé de "péter les plombs" mais je ne me
suis pas non plus retenu de le faire. Particulièrement envers des
forces qui voulaient détruire l’idée du projet, comme par exemple
quand les policiers ou les officiels arrivent et veulent fermer le
musée. Pas par stratégie, mais parce qu’il n’y a pas d’autres
moyens de survivre ou de s’en sortir.
Le
projet est achevé depuis presque deux mois maintenant, mais nous
continuons à suivre les suites du projet dans le quartier et
notamment les possibilités de formation des jeunes dans le secteur
artistique. Pour toi, où s’arrête le projet artistique ? Où
s’arrête ton implication ?
Le
projet artistique ne s’arrête jamais. Parce que ne sais pas où
l’art peut s’arrêter. Ce n’est pas à moi de le dire. Je crois
que l’art a une possibilité d’impact à long terme. A très long
terme. Pour les habitants du quartier qui ont travaillé avec moi et
qui ont envie de prolonger sur une formation ou sur un emploi
éventuel lié au projet, je ne peux pas apporter d’aide en tant
que travailleur social, mais je peux apporter ma propre connaissance
du terrain. En tant qu’artiste, j’ai une autre pratique qui est
une autre entrée à la réalité : je connais des transporteurs, des
gens de musée, des comptables. J’aide simplement avec des
contacts, des recommandations, comme je le ferai pour des amis ça
n’a rien de "social". Ca fait partie de ce que j’appelle
l’artiste dans l’espace public et dans la vie publique, dont le
Musée précaire Albinet était une des réalisations.
Tu
disais dans le premier entretien que tu voulais clarifier ta position
en tant qu’artiste avec le musée précaire. Dans quel sens
s’est-elle clarifiée ?
Ce
projet est plus radical que j’ai réalisé surtout parce qu’il
s’est fait que avec des voisins, en dehors d’un événement
national ou international, parce qu’il s’est fait avec les
Laboratoires d’Aubervilliers dans la ville d’Aubervillliers à
coté du lieu ou je vis et où je travaille. J’ai démontré la
possibilité de l’implication forte d’un quartier sur un projet
autonome et ambitieux et la capacité de rayonnement d’une action
extrêmement locale. C’est ma contribution à la vie publique en
tant qu’artiste. Il ne suffit pas de signer des pétitions, des
souscriptions ou de manifester, il faut, à travers son travail,
signifier sa position de citoyen par rapport à la cité et d’artiste
par rapport à l’art. J’espère que ce projet a aussi prouvé que
l’art a une place d’autant plus essentielle que l’oeuvre est
unique et inestimable. Que, donnée uniquement à l’estime de celui
qui la regarde, elle peut s’adresser à tous les publics. Que c’est
possible et que c’est à faire. Que l’art comme la philosophie
appartiennent à tout le monde. Il n’y a pas de limite à cela.
Guillaume
Désanges
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Travailler
politiquement en s'installant dans les quartiers populaires est une activité constante pour Hirschhorn : lors de la Documenta
de Kassel, en 2002 (Monument à Georges Bataille), le Monument
Gramsci, un des piliers de la pensée marxiste – dans une cité du
Bronx à New York [2], ou le monument au philosophe Gilles Deleuze dans un
quartier hors-les-murs d'Avignon, en 2000, qu'il évoque ainsi :
“Avec
ce monument, je veux aller vers l’habitant d’Avignon. Avignon est
grand et dans la mesure où ce monument se trouve dans l’espace
public il me semble juste de le situer dans le 'Grand-Avignon'. Le
'Grand-Avignon' veut dire en dehors des remparts qui entourent la
ville. Ces remparts sont caduques depuis longtemps. Ces murs, faux
aujourd’hui, sont là pour les touristes, pour vendre la vieille
ville. Ils ne sont plus légitimes, mais ils deviennent un mur entre
les habitants plus riches et les habitants plus pauvres, une
frontière entre la ville objet et ses sujets. Je pense que les
remparts posent des questions politiques et sociales. J’ai voulu
situer mon intervention par rapport à leur existence. Je le fais en
plaçant mon travail en dehors des remparts. Je veux faire un travail
pour, avec, en confrontation, mais surtout pas sans les habitants
d’Avignon. C’est pour cela que j’ai choisi de faire ce monument
sur la pelouse centrale de la cité HLM 'Louis Gros'.”
Dans
un entretien recueilli par Valérie de
Saint-Do pour la revue Cassandre [3], Thomas Hirschhorn expliquait toutes les
difficultés, avec les institutions, les habitants, pour la mise
en oeuvre du Deleuze Monument :
Pouvez-vous
revenir sur l’expérience du Deleuze Monument à Avignon : le lieu
choisi, le processus, l’opposition rencontrée ?
Thomas
Hirschhorn : Dans une réponse à une commande publique, le lieu
choisi dit quelque chose d’essentiel sur le travail. 90 % des
habitants d’Avignon habitent en dehors des remparts, au-delà de
cette frontière économique, sociale et touristique. Je voulais
aller là où les gens habitent, faire quelque chose, non pour
l’habitant, mais avec lui. Le désir de travailler dans une cité
est lié à l’universalité de ce travail qui pourrait exister dans
une autre cité dans le monde, hors d’un contexte chargé
d’histoire. Le projet initial devait se faire à la cité
Louis-Gros , il s’est fait à la cité Champfleury parce que les
gens du quartier m’ont invité.
Comment
s’est passé ce travail avec les gens du quartier ?
C’est
l’une de mes expériences les plus riches, mais aussi les plus
contradictoires et les plus difficiles. J’ai indiqué dès le
départ que je ne ferais pas le travail d’un travailleur social, ni
même d’un artiste qui invite à collaborer à son travail. J’ai
simplement dit que j’avais besoin d’aide et proposé aux jeunes
de m’aider. Mais, dans la pratique, j’étais confronté à la
question de l’animateur social - rôle que je devais assumer aussi.
Et, en me rendant compte des conditions de vie dans ce quartier, j’ai
forcément douté. Fallait-il faire ce projet dans un endroit où il
n’y a rien - (pas même de bancs pour s’asseoir ou un filet en
bon état pour jouer au foot ) ? Ma réponse était qu’il fallait
le faire là plutôt que dans un endroit doté de tout.
Quelles
étaient vos relations avec l’institution commanditaire, en
l’occurrence les organisateurs, les commissaires de La Beauté ?
Pourquoi avoir fait ce projet, atypique dans la programmation, dans
le cadre de cette manifestation ?
Très
vite, les rapports avec l’Institution sont devenus inexistants. La
ville d’Avignon se positionnait en adversaire, et l’Institution
ne m’a pas soutenu. Pourquoi ai-je tout de même accepté de
m’inscrire dans La Beauté ? D’abord, pour la liberté que laisse
la commande publique à l’artiste en allouant un budget à un
projet ; je n’avais plus besoin de chercher de l’argent pour ce
travail qui s’inscrit dans une série de quatre monuments (Spinoza
Monument, Deleuze Monument, Gramsci Monument, Bataille Monument), que
j’aurais faits de toute façon. Enfin, je voulais répondre au
terme de « beauté », ne pas laisser ce mot aux industries de la
mode et du parfum, l’interpréter autrement, le « désesthétiser
».
Que
faut-il entendre par « travailler politiquement », et « ne pas
faire un travail politique », alors même que vos titres ou les
associations d’images que vous faites, les questions que vous posez
sont politiques dans leur contenu ?
La
manière dont j’essaie de résoudre des questions plastiques, le
lieu, la forme, le matériau, est politique. Je n’utilise que des
matériaux ordinaires, pauvres : du carton, du papier alu, du scotch,
et jamais des procédés technologiques compliqués. J’accumule
beaucoup, mais je n’agrandis jamais une image. Je reste au premier
degré, je n’essaie jamais d’aller au deuxième et au troisième.
Je déteste l’art référencé. [...]
NOTES
[1]
Entretien publié dans : Musée Précaire Albinet dans le catalogue
Thomas Hirschhorn, éditions Xavier Barral, 2004 :
“Le
projet de Musée Précaire Albinet a comporté quatre phases : la
préparation (dix-huit mois), la construction (trois semaines),
l’ouverture au public (huit semaines) et la déconstruction (une
semaine). Compte tenu de cette temporalité particulière, l’idée
était de réaliser un entretien en deux parties : savant et après
la phase effective du Musée Précaire. Dans un premier temps aborder
les questions soulevée par l’idée même du projet, les
difficultés de sa mise en oeuvre et les attentes à la veille de
démarrer concrètement le projet dans le quartier. Dans un deuxième
temps discuter le bilan et confronter les enjeux initiaux du Musée
Précaire à la réalité vécue du projet. La première partie est
donc le résultat d’une discussion qui a eu lieu en avril 2004,
après tout le travail préparatoire et juste avant le démarrage des
trois semaines de construction avec les habitants. La deuxième
partie a été réalisée en août 2004, deux mois après le
démontage du musée.”
Yvane
Chapuis codirectrice des Laboratoires d'Aubervilliers et commissaire
du projet le commente ainsi : “le livre rend compte de toutes les
étapes liées à la création d'une oeuvre aussi improbable.
L'exemplarité, la ténacité, la générosité des auteurs pour
faire exister le Musée Précaire Albinet sont présentées à
travers les documents de ce travail collectif: les échanges écrits
avec les partenaires du projet, les traces des diverses réunions de
travail et des rencontres avec les habitants, les productions
inhérentes au fonctionnement du Musée Précaire et les articles de
presse.”
Un ouvrage essentiel car il rassemble les photographies, plans, notes, croquis, affiches, programmes, correspondances entre l’artiste, ses collaborateurs et les partenaires du projet, en passant par les lettres de remerciements...
Un ouvrage essentiel car il rassemble les photographies, plans, notes, croquis, affiches, programmes, correspondances entre l’artiste, ses collaborateurs et les partenaires du projet, en passant par les lettres de remerciements...
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