Maurice Lemoine
Moins de pauvreté et... une insécurité galopante Caracas brûle-t-elle ?
Le Monde Diplomatique | 2010
Malgré une politique active de justice sociale, le Venezuela affiche toujours un taux d’homicides parmi les plus élevés au monde. Comment s’explique cette violence persistante, que le gouvernement du président Hugo Chávez a longtemps négligée et que ses opposants, tant à l’intérieur du pays qu’à l’extérieur, ne se privent pas d’instrumentaliser ?
Dans
l’expression de son hostilité au Venezuela « bolivarien »,
le quotidien espagnol El
País fait
rarement dans la nuance. Mais il lui arrive de se
surpasser : « Caracas est
une ville sanglante. De ses immeubles coulent des fleuves de sang, de
ses montagnes coulent des fleuves de sang, de ses maisons coulent des
fleuves de sang (...) (1). »
Les
habitants de la capitale auxquels nous soumettons cette prose
éclatent de rire en se tapotant la tempe du bout de l’index.
Néanmoins, sur ce sujet brûlant, et à des degrés divers, tous
font le même constat : « Nous avons un très
sérieux problème » (M. Tulio Jiménez,
président de la commission de politique intérieure de l’Assemblée
nationale) ; « Sous le pont, là-bas, mon épouse
a été attaquée deux fois en deux ans » (un
Brésilien du Mouvement des sans-terre [MST] dépêché au
Venezuela) ; « Pour les gens qui vivent dans
les barrios [quartiers populaires], la violence fait
partie du pain quotidien » (un habitant de l’immense
agglomération de Petare) ;« On tue même des policiers
qui ont des gilets pare-balles ! Alors nous... Dios
mío ! » (une travailleuse d’Ocumare
del Tuy, une lointaine banlieue) ; « Dans nos
familles des communautés chrétiennes, presque tous ont des proches
qui ont été assassinés. Lorsque nous célébrons une messe
communautaire, il est très rare que le thème ne surgisse pas :
cette semaine, on a tué je ne sais trop qui… »(le père
Didier Heyraud, prêtre à Petare).
Il
est vrai qu’avec un taux de 48 homicides pour
100 000 habitants en 2008, le Venezuela figure dans le
peloton de tête au hit-parade de l’effroi. A Caracas, ce taux
est plus élevé. Ainsi, on y a dénombré 1 976 homicides
de janvier à septembre 2009, pour 4,8 millions
d’habitants (2)...
Pour
l’opposition, le responsable porte un nom : Chávez. Les
relais médiatiques enfoncent le clou : « Sous
la révolution bolivarienne du président Hugo Chávez, la capitale
du Venezuela s’est hissée au rang des villes les plus violentes du
monde (3). » Vice-président
de l’Institut d’études avancées (IDEA), M. Miguel Angel
Pérez laisse percer son agacement : « On
veut nous faire croire que l’insécurité est une création du
chavisme... C’est oublier que la fin des années 1980 et le début
de la décennie 1990 ont été terribles : on ne pouvait plus
sortir dans les rues!»
La
police est vécue
comme une plaie
par les Vénézuéliens
De
fait, en décembre 1996, deux années avant l’arrivée au pouvoir
de M. Chávez, une revue spécialisée écrivait : « Avec
une moyenne de quatre-vingts morts par balles chaque fin de semaine,
avec des attaques quotidiennes dans les transports en commun, avec sa
pauvreté au développement exponentiel, avec enfin une crise
économique qui ronge le pays depuis plus de quinze ans —
l’inflation est de plus de 1 000 %par an —, Caracas est
devenue depuis quelques années l’une des villes et peut-être même
la ville la plus dangereuse du monde (4). » Bien
peu semblent s’en souvenir. Dans le combat politique, l’oubli est
une arme d’une redoutable efficacité.
« Nous
sommes en année électorale, remarque
M. Pérez (5). Ces
années-là, la courbe de ce qu’on appelle l’insécurité
s’envole, amplifiée à l’infini par les médias, car c’est le
cheval de bataille de l’opposition. » Il
faut voir, chaque lundi matin, devant la morgue de Bello Monte,
l’armée des reporters se précipiter, caméras et micros en main,
vers les proches des victimes du week-end — de préférence les
vieilles femmes éplorées : « Señora, que
ressentez-vous ? »
Emanant
de sources « non officielles », les allégations les plus
fantaisistes circulent : « Aujourd’hui, le taux
d’homicides [du pays]dépasse largement 70 pour
100 000 habitants », ment ainsi le
quotidien El Universal (3 juin 2010). Les
Vénézuéliens lisent et sentent leur pouls s’accélérer ; y
compris et surtout lorsqu’ils vivent dans les quartiers aisés —
Altamira, Palo Grande, La Castellana. Mais le pouvoir a sa part de
responsabilité : les bureaux de presse ont été supprimés des
commissariats du Corps d’investigations scientifiques, pénales et
criminelles (CICPC), et il n’existe aucune base de données, au
niveau national, centralisant les chiffres avec des critères
communs. Chacun peut inventer le « bilan record » qui lui
convient sans risquer d’être démenti. Et sans jamais analyser les
causes du phénomène — seulement les effets.
Début
du XXe siècle : l’or noir jaillit du sol vénézuélien. Les
paysans déshérités des Andes et des llanos —
les savanes qui s’étendent à l’infini — se précipitent vers
les villes : Maracay, Valencia, Maracaibo,Caracas. Il y a là du
travail, des salaires, quelques miettes du « miracle
pétrolier » à récupérer. « Envahies », les
collines et montagnes qui entourent la capitale se retrouvent vite
peuplées. De bric et de broc, à force de briques et de troc, des
constructions précaires surgissent, sans eau ni électricité, que
séparent des passages, des venelles, d’abrupts escaliers. Ainsi
naissent les ceintures de misère et, sur le terreau de cette
exclusion sociale, ce qu’on appelle l’insécurité.
Rien
que de très classique, vous raconte-t-on ici et là, en évoquant le
passé : « Je te vole une paire de chaussures, une
montre, une chaîne en or, par besoin, pour survivre, pour avoir de
l’argent, pour pouvoir manger. Un type de violence très différent
de celui que nous connaissons aujourd’hui. »
Le
25 mai, drame ordinaire à Petare : un jeune est massacré
à coups de couteau, achevé au pistolet, alors qu’il tentait de
défendre un de ses amis en train de se disputer. Pourquoi ?
Bof... Les conflits entre délinquants naissent souvent pour une
broutille. Une simple gifle, une insulte, et voilà la guerre
déclarée. Des balles sifflent, un corps tombe — disons celui d’El
Sapo. El Pupilo l’a tué. Les amis d’El Sapo le recherchent. Ils
alpaguent son frère. « Dis-nous où se trouve El
Pupilo ! » L’homme baragouine qu’il n’en
sait rien. Une rafale sanctionne son ignorance — ou son sens de la
solidarité. Par la même occasion, elle expédie au cimetière le
petit Gabikley, 4 ans, qui jouait à proximité.
Qui
meurt — essentiellement dans les quartiers populaires ? Les
15-25 ans, pauvres, bronzés. Sauf que... « Tu
passes là par hasard, tu te retrouves au milieu de la fusillade et
vlan ! c’est pour toi ! » Le meilleur
moyen de se faire tuer, c’est de résister : une balle dans la
tête pour un téléphone portable, rien de moins. Sur le pourquoi du
phénomène, chacun y va de son analyse — celles que l’on
retrouve sous tous les cieux. « Le père n’est pas
là, la maman non plus, la grand-mère l’élève :
le muchacho dévie. C’est la faute des
parents ! »Violence de genre, violence familiale,
agressivité reproduite, entassement des gens...
D’accord,
mais ne tournons pas autour du pot : « Le facteur
fondamental est culturel : le Vénézuélien est violent. » Pas
du tout ! Ce qui se passe, « c’est une perte du
sens moral : on ne vole plus par nécessité, mais par vice. Il
s’est créé toute une échelle de valeurs dans laquelle la moto,
la muchacha qui va sur le siège arrière, le nombre
de morts que tu as au compteur te valent le respect. » D’autant
que l’alcool coule à flots — et que les armes circulent partout.
On peut dire ça comme ça, mais n’oublions pas « la
télévision qui influe de façon déterminante, avec ses films
violents et les envies qu’elle génère, à travers la publicité,
de posséder n’importe quoi ». Surtout que « la
pauvreté a été réduite, qu’il y a plus d’argent qu’auparavant
dans les mains des gens, et donc plus d’opportunités pour les
délinquants ». Et comme « les lois les
favorisent, et qu’ils savent s’en servir, ils se font arrêter,
ils ressortent aussitôt ! ».
Curieux
paradoxe : dans un pays où, en dix ans, le taux de pauvreté a
dégringolé de 60 % à 23 % environ de la population, et
l’indigence de 25 % à 5 %, les chiffres de la
délinquance s’envolent. Le gouvernement bolivarien ne serait-il
pas tombé dans l’analyse réductionniste qui attribue la violence
à la seule misère ? On peut le supposer. Car, allant au plus
pressé, jetant toutes ses forces, et avec succès, dans les
programmes sociaux concernant la santé, l’éducation et
l’alimentation, il a longtemps négligé l’insécurité, censée
disparaître comme par enchantement du fait des progrès obtenus.
Mais
que fait la police ?, interrogera-t-on. Comme presque partout en
Amérique latine, elle fait partie du problème, pas de la
solution.« Notre drame, confie Mme Soraya El
Ashkar, secrétaire générale du Conseil général de police
(Cogepol), c’est que nous n’en avons pas une, mais...
cent trente-cinq ! » Dans ce pays fédéral,
décentralisé — héritage du passé —, chaque gouverneur,
chaque maire dispose de son propre corps de sécurité. Il n’existe
aucune règle commune, ne serait-ce que pour la formation, très
souvent confiée à d’anciens militaires qui, par
définition, « accouchent d’institutions moins
professionnelles que militarisées ».
Le
narcotrafic organisé
par les Colombiens
a gagné Caracas et
ses « barrios »
A Caracas,
cinq polices municipales et la police métropolitaine se partagent le
terrain, sans coordination, parfois même opposées en raison de
divergences politiques. En avril 2002, des éléments de trois
d’entre elles — la « Métropolitaine », PoliChacao et
PoliBaruta —, contrôlées par des maires d’opposition, ont
activement participé au coup d’Etat contre le président Chávez.
Pleine
page de publicité dans le quotidien Ultimas Noticias (25 mai
2010) : le gouverneur (chaviste) de l’Etat d’Anzoátegui
rend publique sa « troisième liste » de fonctionnaires
expulsés de PoliAnzoátegui : vingt-cinq policiers, pour, entre
autres, fautes de service (quinze), harcèlement sexuel (deux), vol
(cinq), homicide (un). Répressive, dépourvue de sensibilité
sociale, parfois impliquée dans la délinquance et les trafics, la
police est vécue comme une plaie par les Vénézuéliens. A tel
point que le ministre de l’intérieur Tareck El Aissami a récemment
déclaré : « 20 %des délits et crimes
commis dans le pays le sont par des policiers. » Ce
qui fait dire à Mme El Ashkar :« Avec ce modèle,
déconnecté de la société, sans supervision ni contrôle interne,
la violence ne diminuera pas. Seule la profonde réforme que nous
entreprenons permettra de garantir la sécurité. »
Le
13 mai, désormais conscient de la gravité de la situation et
lancé dans une course contre la montre, le président Chávez a
inauguré le Centre de formation policière (Cefopol) de l’Université
nationale expérimentale de la sécurité (UNES), destiné à la mise
en place d’une Police nationale bolivarienne (PNB). Nouvelle
approche, nouvelles méthodes, nouvelle philosophie : une
formation technique, mais aussi une sensibilisation aux droits de
l’homme et au lien indispensable entre police et citoyens. Mille
cinquante-huit anciens agents de la « Métropolitaine »
n’ayant aucune « casserole » attachée aux basques ont
déjà été sélectionnés, formés, et sont en activité dans
le barrio de
Catia — avec un bilan provisoire encourageant et une réduction
substantielle de l’insécurité. Mille autres terminent les cours.
Appel est fait aux bacheliers pour intégrer le nouveau corps qui, au
terme des trois prochaines années, devrait atteindre trente et un
mille fonctionnaires. C’est beaucoup et peu à la fois, sachant que
le résultat ne sera pas forcément immédiat (voir
« La
Police nationale bolivarienne relève le défi »).
Dans
les Etats frontaliers,
les paramilitaires créent le chaos
en
multipliant les violences
Retour
à Ocumare del Tuy. Assise sur une chaise en plastique, Mme Sonia
Manrique, membre du conseil communal, laisse pendre ses mains entre
ses genoux : « Maintenant, c’est à cause de la
drogue qu’un jeune va t’attaquer ! » La
bouche de son voisin, M. Andres Betancur, se tord de
rage : « Des mineurs, avec des armes de ce
calibre, plus grandes qu’eux... D’où viennent ces armes ?
Il y a des organisations mafieuses derrière eux ! »
Sujet
délicat... D’après une étude menée en 2007, 4,2 millions
de Colombiens vivent au Venezuela, ayant fui leur pays présenté
aujourd’hui, sans rire, par nombre d’observateurs comme un modèle
de… sécurité. Dans leur immense majorité, des gens honnêtes,
décents — acceptés et adoptés (6).
C’est donc sans xénophobie aucune que le cœur du problème peut
être abordé : la violence, à Caracas, a changé de
nature et de degré. Avec la complicité de fonctionnaires des
différents corps de police et de la garde nationale, le narcotrafic
venu du pays voisin a non seulement pénétré le Venezuela —
l’utilisant comme zone de transit vers les Etats-Unis et
l’Afrique (7) —,
mais aussi élargi son emprise sur Caracas et ses barrios :
trafic à grande échelle mené par les capos ;
récupération de jeunes marginaux par l’offre de cocaïne à très
bas prix — quand elle n’est pas donnée (dans un premier
temps). « Il
y a eu une augmentation significative de la consommation, confirme
le député Jiménez, et
on a des indices préoccupants quant au nombre d’adolescents
affectés. »
Ce
sont eux qui, ayant mis le doigt dans l’engrenage, cambriolent,
volent, agressent et parfois tuent pour s’acheter la « dope »
à laquelle ils sont devenus « accros ». Ce sont eux qui
revendent, trafiquent et finissent par prendre une balle dans la tête
parce qu’ils n’ont pas l’argent pour payer leur fournisseur à
temps. Ce sont leurs bandes qui s’affrontent pour contrôler des
secteurs entiers... « La logique infernale des réseaux
importés, nous confie l’un de nos interlocuteurs,et la
lutte pour les “territoires” produisent pas mal des macchabées
dont se délectent les journaux. »
Phénomène
spontané, lié à l’expansion d’une criminalité transnationale
qui, s’adaptant aux circonstances, profitant des ouvertures,
utilisant les vulnérabilités, affecte aussi bien le Brésil —
dans les favelas cariocas — que l’Amérique
centrale et surtout le Mexique ? Peut-être. Sauf que...
L’opposition
et les médias jubilent chaque fois que, sur la base de révélations
douteuses (8)
ou des témoignages de supposés ex-guérilleros aux traits
dissimulés, affublés de pseudonymes, Washington et Bogotá
accusent : « Les
chefs de la “narcoguérilla” colombienne se trouvent au
Venezuela. » Silence
pudique en revanche sur — entre autres — les révélations faites
à visage découvert par M. Rafael García, ex-chef du service
informatique de la police politique colombienne, le Département
administratif de sécurité (DAS). Incarcéré, celui-ci a révélé
les liens entre cette institution et les paramilitaires d’extrême
droite, acteurs centraux du narcotrafic ; il a également
affirmé que l’ancien chef du DAS, M. Jorge Noguera, avait
rencontré en 2004 des leaders paramilitaires et des opposants
vénézuéliens afin de concocter un « plan
de déstabilisation » et
l’assassinat de M. Chávez.
La
présence des paracos (paramilitaires)
dans les Etats frontaliers du Táchira, de l’Apure et du Zulia est
connue depuis longtemps. En 2008, l’ex-directeur général de la
Direction des services de renseignement et de prévention (Disip),
M. Eliézer Otaiza, dénonçait« la
présence de vingt mille [d’entre
eux] sur
l’ensemble du territoire national [où
ils] mènent des
actions criminelles liées aux enlèvements, au sicariato (9) et
au narcotrafic (10) ». La
pénétration s’accentue. Ce qu’occulte la presse vénézuélienne,
un quotidien de Bogotá, El
Espectador, le
révèle le 31 janvier 2009 en titrant : « Les
Aguilas negras (11)
se sont envolés pour le Venezuela » ; ayant parcouru le
Táchira, le journaliste Enrique Vivas raconte comment ces groupes y
ont monté « des
structures illégales et se sont transformés en un pouvoir qui
contrôle quasiment tout, offrant jusqu’à des
assurances-vie ». Sauf
aux membres du Parti socialiste uni du Venezuela (PSUV), dont
plusieurs ont été assassinés en février et mars 2010.
Avec
la complicité de la police régionale du Zulia, sous la coupe de
gouverneurs d’opposition, les paracos ont, en
utilisant la violence ou en prêtant de l’argent, pris le contrôle
de certains quartiers de Maracaibo et du commerce populaire de Las
Playitas. Constat d’un observateur : « Les
autorités du Zulia organisent de nombreuses pseudo-rencontres de
paysans. Il y en a des tas qui arrivent de Colombie et… qui n’y
repartent pas. »
Plus
avant encore à l’intérieur du Venezuela, dans l’Etat de
Barinas… Un habitant (sous réserve d’anonymat) : « Il
n’y a jamais eu autant de Colombiens. Ils achètent, ils louent.
S’il y a un problème, ils aident financièrement les gens. Ils
agissent comme les “narcos” au Brésil. Et la violence a explosé,
atteignant quasiment le même niveau qu’àCaracas. » Mais
encore ? Elle peut être le fait de Vénézuéliens ! Et où
se situe la limite entre délinquants, fussent-ils originaires du
pays voisin, et paramilitaires ? « Avant, les
Colombiens ne s’installaient pas dans cette zone. Ils allaient
à Caracas pour y trouver un emploi. Et jamais n’avaient
existé ici, à cette échelle, le sicariato, les
massacres, les enlèvements… »
Le
23 avril 2007, enquêtant sur l’enlèvement de l’industriel
Nicolás Alberto Cid Souto, la police de l’Etat de Cojedes capture
une bande dirigée par un ancien dirigeant des Autodéfenses unies de
Colombie (AUC), M. Gerson Alvarez, théoriquement « démobilisé »
mais devenu le financier des Aguilas negras. En mars 2008, dans le
Zulia, arrestation par la CICPC du chef narco-paramilitaire
Hermágoras González ; on trouve sur lui des documents
d’identité de la Disip et de la garde nationale. Le 19 novembre
2009, à Maracaibo, tombe Mme Magally Moreno — alias « La
Perla » —, ex-membre des AUC connue pour ses liens avec
le DAS, des officiers de l’armée colombienne et de hautes
autorités de ce pays.
Bandes
de délinquants
ou stratégie de déstabilisation ?
Beaucoup
tirent la sonnette d’alarme. « Il y a parfois des
pics d’insécurité tout à fait hors normes, grimace
Mme Guadalupe Rodríguez, de la Coordination Simón Bolivar,
dans la citadelle “chaviste” du 23 de Enero. Cela
ressemble à une politique de déstabilisation. » Pour
M. Pérez, qui étudie de près la question,« Caracas ressemble
aujourd’hui au Medellin des années 1980. C’est le même mode
opératoire. Des intérêts obscurs créent l’insécurité pour
faire naître un “para-Etat” ».
« Peut-on
aller, réfléchit devant nous un diplomate vénézuélien,jusqu’à
parler de l’infiltration d’une cinquième colonne ? Jusqu’où
peut-on affirmer qu’il existe un plan orchestré depuis
l’extérieur ? » Il sait l’exercice
périlleux. Il connaît l’interprétation à laquelle,
immanquablement, donnera lieu une telle dénonciation : acculé
par les « révélations » de sa complicité avec les
« terroristes » des Forces armées révolutionnaires de
Colombie (FARC), Chávez invente un superbe rideau de fumée — le
« complot étranger » ! — pour, d’une part,
rendre la monnaie de leur pièce à ses ennemis et, d’autre part,
camoufler son échec dans l’explosion de l’insécurité.
Toutefois,
c’est bien à proximité de Caracas, dans la finca Daktari,
que cent seize paramilitaires colombiens ont été arrêtés en 2004,
alors qu’ils préparaient une action déstabilisatrice et
l’assassinat du chef de l’Etat vénézuélien. C’est dans le
quartier de La Vega, quelques jours avant le référendum du
2 décembre 2007, que plusieurs autres ont été détenus (12).
D’après les témoignages recueillis, « des
Colombiens »achètent
des maisons dans les zones populaires de La Vega, Los Teques et
Petare, montent des restaurants et des bars où ils vendent de la
drogue en sous-main ; tentent de prendre le contrôle des jeux
légaux et illégaux, des paris sur les chevaux, de la prostitution,
des entreprises et coopératives de taxis ; prêtent de l’argent
à qui en a besoin, à 7 % d’intérêt, sans aucune garantie ;
offrent leur protection (qu’il vaut mieux accepter), moyennant
finances…
Pour
tenter de comprendre les logiques sous-jacentes, l’observation de
ce qui se passe près de la frontière, dans l’Apure et, depuis
peu, dans le Táchira, se révèle éclairant. Les paramilitaires y
ont créé le chaos en multipliant violences, assassinats et
enlèvements. Depuis peu, ils distribuent des tracts dans
les pueblos : « Avec nous, plus de
drogue, plus de délinquance, plus de prostitution. » Provoquer
la panique, puis se présenter comme les sauveurs : il y a là
de quoi suspecter une stratégie soigneusement élaborée.
Après
avoir obtenu l’assurance qu’il ne serait pas cité, un haut
fonctionnaire confie : « Au sommet, je pense qu’il
y a une sous-estimation du danger. On continue à parler de bandes de
délinquants alors que nous sommes confrontés à une organisation,
pour ne pas dire à une armée d’occupation. » Exagéré ?
Peut-être… L’expérience des menées « contre-subversives »
américaines dans la région ne facilite pas la tâche à ceux qui
cherchent à démêler l’écheveau : émergence
d’entrepreneurs de violence sans véritable fidélité politique ou
stratégie de déstabilisation ?
Pour
l’heure, à l’exception de certains barrios —
tels 23 de Enero, Guarenas, Guatire — qui, très politisés, avec
des dizaines d’années d’organisation derrière eux, contrôlent
leur « territoire », les acteurs sociaux semblent
désarmés. « Les conseils communaux ne sont pas encore
assez développés et n’ont pas l’œil clinique pour détecter ce
mouvement », analyse un Brésilien qui travaille dans
l’Etat de Barinas, avec les paysans. Evoquant les
quartiers rojos-rojitos (rouges, très rouges),
M. Anibal Espejo constate lui aussi : « Les
gens savent... mais n’ont pas encore la maturité politique pour
affronter ce type de défi. »
Le
13 avril 2002, alors que le président avait été renversé
deux jours auparavant, c’est la mobilisation massive qui,
descendant des quartiers populaires, a imposé le recul des
putschistes et le retour au pouvoir de M. Chávez. « En
cas de nouvelle tentative de coup d’Etat, avec des paramilitaires
armés et bien organisés dans les barrios, plus
aucun 13-Avril n’est possible », s’alarme
l’intellectuel Luis Britto García. M. Pérez, lui, ne voit
pas si loin. Il constate simplement :« Amplifié, pour
ne pas dire appuyé par les médias, le chaos créé par ces groupes
criminels sert les intérêts de la droite. Plus il y a de morts,
plus il y a de votes pour l’opposition. »
Maurice Lemoine
Moins de pauvreté et... une insécurité galopante Caracas brûle-t-elle ?
Le Monde Diplomatique | 2010
NOTES
(1) « Caracas. Una guerra sin nombre », El País semanal,18 avril 2010.
(2) « Situación de los derechos humanos en Venezuela. Informe anual octubre 2008-septiembre 2009 », Programa venezolano de educación-acción en derechos humanos (Provea), Caracas, décembre 2009.
(4) Raids, no 127, Paris, décembre 1996.
(5) Des élections législatives auront lieu en septembre prochain.
(6) 520 000 d’entre eux se sont vu octroyer la nationalité vénézuélienne ; 200 000 jouissent du statut de réfugié ; 1 million ont obtenu le statut de « résident » ; les autres sont « sans papiers ». Et il en arrive tous les jours...
(7) Cela ne fait pas du Venezuela un « narco-Etat », comme tente de le faire croire Washington, ou alors les Etats-Unis, incapables de contrôler leurs frontières — leur marché interne des drogues illicites dépasse les 60 milliards de dollars (au prix de vente au détail) —, se placent au premier rang de ces Etats voyous. D’après le Bureau national des drogues (ONA), les autorités vénézuéliennes ont saisi environ vingt-huit tonnes de drogue sur le territoire national depuis le début 2010. Le 13 juillet, trois narcotrafiquants, parmi lesquels M. Carlos Alberto « Beto » Rentería, chef du cartel colombien du Norte del Valle (capturé à Caracasle 4 juillet) sur qui pesait un mandat d’arrêt d’Interpol, ont été extradés vers les Etats-Unis.
(9) De sicario : tueur à gages.
(10) Ultimas Noticias,Caracas, 6 mars 2008.
(11) Les Aigles noirs : groupe reformé après la démobilisation des paramilitaires opérée dans le cadre d’une loi controversée, dite « Justice et paix », en 2005.
(12) Vea, Caracas, 17 avril 2008
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