Internationale lettriste et Urbanisme

Pour son Guide psychogéographique de Paris. Discours sur les passions de l’amour (Pentes psychogéographiques de la dérive et localisation d’unités d’ambiances), imprimé aussi en mai 1957 à Copenhague (dépliant 60 cm × 73,5 cm), Guy Debord avait découpé un Plan de Paris à vol d’oiseau dessiné par Georges Peltier et édité par Blondel La Rougery en 1951. [source : Juralibertaire]



Nous présentons ici, les articles, concernant l’urbanisme et l'architecture, de l'Internationale lettriste publiés dans les bulletins Potlatch. 

En novembre 1952 naît l'Internationale lettriste (I.L), qui revendique une attitude plus proche des anarchistes et des marxistes révolutionnaires que de l'idéal de "créativité généralisée" en vogue à Paris. Les "internationaux" lettristes incarnent une sorte de saint-germain-des-prés souterrain, vivant de façon clandestine leur refus de la norme sociale dans un Paris de l'après-guerre pas encore rénové par les urbanistes. L'I.L fonde la revue Potlach qui commence à paraître en 1954. 


Les textes des auteurs étant explicite, il nous paraît pas utile de les interpréter. Notons simplement que les auteurs de l'Internationale lettriste étaient, en France, les seuls intellectuels et/ou philosophes à s'intéresser à l'urbanisme politique. Rien dans les écrits de Sartre pourtant attentif aux tares de son époque ; aucune remarque, aucune ligne à ce propos dans les neufs volumes de Situations. De même pour Mauriac, Camus, Merleau-Ponty, Lacan si ce n'est André Malraux à propos de Le Corbusier. L'école marxiste ne produira rien de comparable à cette époque. L'Internationale lettriste critiquait vigoureusement l'urbanisme moderne, s'opposait à la destruction des vieux quartiers et au mode de vie que l'Etat imposait aux citoyens. A la même époque, paraissent plusieurs ouvrages sur ce Paris millénaire et secret voué à disparaître, dont certains inspireront Debord : Paris insolite de Jean-Paul Clébert, Rue des maléfices de Jacques Yonnet ou encore Le vin des rues de Robert Giraud. Il rendra hommage également dans panégyrique à l'historien Louis Chevalier qui dénoncera cette destruction dans L'assassinat de Paris.

Mais plus que cela, et au-delà de la critique, l'Internationale lettriste annonce un nouvel urbanisme : « nous travaillons à l’établissement conscient et collectif d’une nouvelle civilisation ». Dans ces années-là, sont élaborés les concepts de psychogéographie et de dérive et les lettristes Chtcheglov-Debord et, dans une moindre mesure, Straram et Mohamed Dahou s'emploient à explorer la ville de Paris, pour y découvrir les différentes ambiances propices au dépaysement psychogéographique. Paris est le centre de leur propos, pour lequel les lettristes se passionnent, y voyant le décor possible, à condition de l'étendre et de l'aménager, pour une future civilisation du jeu qui semble à même de se réaliser dans l'avenir. Dans la revue belge Les Lèvres Nues, Debord déclare: « entre les divers procédés "situationnistes", la dérive se présente comme une technique du passage hâtif à travers des ambiances variées. Le concept de dérive est indissolublement lié à la reconnaissance d’effets de nature psychogéographique, et à l’affirmation d’un comportement ludique-constructif, ce qui l’oppose en tous points aux notions classiques de voyage et de promenade.» Debord, par la suite, se remmémorera souvent cette brève période de sa vie,  et du Paris d'antan, toujours avec une grande nostalgie. 

C'est dans Les Lèvres Nues, en 1956, que Debord et Wolman publient un texte fondamental : Mode d'emploi du détournement. Qui marque les prémisses d'un futur passage de l'Internationale lettriste à l'Internationale situationniste (un extrait de ce texte est placé à la fin). 

Il n'est pas nécessaire d'ajouter, qu'aujourd'hui l'intelligentsia bourgeoise s'est emparée des écrits de l'Internationale lettriste et notamment de l'oeuvre de Debord dans un sens parfaitement opposé à sa vision des choses. 


Les illustrations et certains articles proviennent de l'excellent site que nous remercions :




Internationale Lettriste




(1954 – 1957)



Potlatch



Présentation 1


Le bulletin Potlatch a paru vingt-sept fois, entre le 22 juin 1954 et le 5 novembre 1957. Il est numéroté de 1 à 29, le bulletin du 17 août 1954 ayant été triple (9-10-11). Hebdomadaire jusqu’à ce numéro triple, Potlatch devint mensuel à partir de son numéro 12.

Potlatch s’est présenté comme le « bulletin d’information du groupe français de l’Internationale lettriste » (n° 1-21) ; puis comme le « bulletin d’information de l’Internationale lettriste » (n° 22-29). L’Internationale lettriste était l’organisation de la « gauche lettriste » qui, en 1952, imposa la scission dans l’avant-garde artistique « lettriste » ; et dès cet instant la fit éclater.

Potlatch était envoyé gratuitement à des adresses choisies par sa rédaction, et à quelques-unes des personnes qui sollicitaient de le recevoir. Il n’a jamais été vendu. Potlatch fut à son premier numéro tiré à 50 exemplaires. Son tirage, en augmentation constante, atteignait vers la fin plus de 400, ou peut-être 500 exemplaires. Précurseur de ce qui fut appelé vers 1970 « l’édition sauvage », mais plus véridique et rigoureux dans son rejet du rapport marchand, Potlatch, obéissant à son titre, pendant tout le temps où il parut, a été seulement donné.

L’intention stratégique de Potlatch était de créer certaines liaisons pour constituer un mouvement nouveau, qui devrait être d’emblée une réunification de la création culturelle d’avant-garde et de la critique révolutionnaire de la société. En 1957, l’Internationale situationniste se forma effectivement sur une telle base. On reconnaîtra bien des thèmes situationnistes déjà présents ici ; dans la formulation lapidaire exigée par ce moyen de communication si spécial.
Le passage de plus de trente années, justement parce que des textes n’ont pas été démentis par les événements ultérieurs, introduit une certaine difficulté pour le lecteur d’aujourd’hui. Il lui est à présent malaisé de concevoir sous quelles formes se présentaient les banalités presque universellement reçues dans ce temps-là, et par conséquent de reconnaître les idées, alors scandaleuses, qui finalement les ruinèrent. La difficulté est encore plus grande, du fait que ce sont des formes spectaculaires qui ont apparemment changé, chaque trimestre, presque chaque jour, alors que le contenu de dépossession et de falsification ne s’était pas présenté à ce point lui-même, depuis plusieurs siècles, comme ne pouvant en aucun cas être changé.

Inversement, le temps passé facilitera aussi la lecture, sur un autre aspect de la question. Le jugement de Potlatch concernant la fin de l’art moderne semblait, devant la pensée de 1954, très excessif. On sait maintenant, par une expérience déjà longue – quoique, personne ne pouvant avancer une autre explication du fait, on s’efforce parfois de le mettre en doute –, que depuis 1954 on n’a jamais plus vu paraître, où que ce soit, un seul artiste auquel on aurait pu reconnaître un véritable intérêt. On sait aussi que personne, en dehors de l’Internationale situationniste, n’a plus jamais voulu formuler une critique centrale de cette société, qui pourtant tombe autour de nous ; déversant en avalanche ses désastreux échecs, et toujours plus pressée d’en accumuler d’autres.

Novembre 1985
Guy Debord

1 Présentation des 29 numéros de Potlatch, 1954 – 1957, publiés aux Éditions Gérard Lebovici en novembre 1985.



POTLATCH
Bulletin d’information du groupe français de l’Internationale lettriste.
Paraît tous les mardis.
N° 1 – 22 juin 1954

LE JEU PSYCHOGÉOGRAPHIQUE DE LA SEMAINE

En fonction de ce que vous cherchez, choisissez une contrée, une ville de peuplement plus ou moins dense, une rue plus ou moins animée. Construisez une maison. Meublez-la. Tirez le meilleur parti de sa décoration et de ses alentours. Choisissez la saison et l’heure. Réunissez les personnes les plus aptes, les disques et les alcools qui conviennent. L’éclairage et la conversation devront être évidemment de circonstance, comme le climat extérieur ou vos souvenirs.
S’il n’y a pas eu d’erreur dans vos calculs, la réponse doit vous satisfaire. (Communiquer les résultats à la rédaction.)



POTLATCH
Bulletin d’information du groupe français de l’Internationale lettriste.
Paraît tous les mardis.
N° 2 – 29 juin 1954
Rédacteur en chef : André-Frank Conord, 15 rue Duguay-Trouin, Paris 6e.



SANS COMMUNE MESURE

Les plus beaux jeux de l’intelligence ne nous sont rien. L’économie politique, l’amour et l’urbanisme sont des moyens qu’il nous faut commander pour la résolution d’un problème qui est avant tout d’ordre éthique.
Rien ne peut dispenser la vie d’être absolument passionnante. Nous savons comment faire.
Malgré l’hostilité et les truquages du monde, les participants d’une aventure à tous égards redoutable se rassemblent, sans indulgence.
Nous considérons généralement qu’en dehors de cette participation, il n’y a pas de manière honorable de vivre.

pour l’Internationale lettriste :
Henry de Béarn, André-Frank Conord, Mohamed Dahou, Guy-Ernest Debord, Jacques Fillon, Patrick Straram, Gil J Wolman.

EXERCICE DE LA PSYCHOGÉOGRAPHIE


Piranèse est psychogéographique dans l’escalier.
Claude Lorrain est psychogéographique dans la mise en présence d’un quartier de palais et de la mer.
Le facteur Cheval est psychogéographique dans l’architecture.
Arthur Cravan est psychogéographique dans la dérive pressée.
Jacques Vaché est psychogéographique dans l’habillement.
Louis II de Bavière est psychogéographique dans la royauté.
Jack l’Éventreur est probablement psychogéographique dans l’amour.
Saint-Just est un peu psychogéographique dans la politique 1.
André Breton est naïvement psychogéographique dans la rencontre.
Madeleine Reineri est psychogéographique dans le suicide 2.
Et Pierre Mabille dans la compilation des merveilles, Évariste Gallois dans les mathématiques, Edgar Poe dans le paysage, et dans l’agonie Villiers de l’Isle-Adam.

Guy-Ernest Debord
1 La Terreur est dépaysante.
2 Voir Hurlements en faveur de Sade.




POTLATCH
Bulletin d’information du groupe français de l’Internationale lettriste.
Paraît tous les mardis.
N° 3 – 6 juillet 1954
Rédacteur en chef : André-Frank Conord, 15 rue Duguay-Trouin, Paris 6e.


CONSTRUCTION DE TAUDIS

Dans le cadre des campagnes de politique sociale de ces dernières années, la construction de taudis pour parer à la crise du logement se poursuit fébrilement. On ne peut qu’admirer l’ingéniosité de nos ministres et de nos architectes urbanistes. Pour éviter toute rupture d’harmonie, ils ont mis au point quelques taudis types, dont les plans servent aux quatre coins de France. Le ciment armé est leur matériau préféré. Ce matériau se prêtant aux formes les plus souples, on ne l’emploie que pour faire des maisons carrées. La plus belle réussite du genre semble être la « Cité Radieuse » du génial Corbusier, encore que les réalisations du brillant Perret lui disputent la palme.
Dans leurs oeuvres, un style se développe, qui fixe les normes de la pensée et de la civilisation occidentale du vingtième siècle et demi. C’est le style « caserne » et la maison 1950 est une boîte.
Le décor détermine les gestes : nous construirons des maisons passionnantes.

A.-F. Conord



POTLATCH
Bulletin d’information du groupe français de l’Internationale lettriste.
Paraît tous les mardis.
N° 4 – 13 juillet 1954
Rédacteur en chef : André-Frank Conord, 15 rue Duguay-Trouin, Paris 6e.


LE MINIMUM DE LA VIE

On ne dira jamais assez que les revendications actuelles du syndicalisme sont condamnées à l’échec ; moins par la division et la dépendance de ces organismes reconnus que par l’indigence des programmes.
On ne dira jamais assez aux travailleurs exploités qu’il s’agit de leurs vies irremplaçables où tout pourrait être fait ; qu’il s’agit de leurs plus belles années qui passent, sans aucune joie valable, sans même avoir pris des armes.
Il ne faut pas demander que l’on assure ou que l’on élève le « minimum vital », mais que l’on renonce à maintenir les foules au minimum de la vie. Il ne faut pas demander seulement du pain, mais des jeux.
Dans le « statut économique du manoeuvre léger », défini l’année dernière par la Commission des conventions collectives, statut qui est une insupportable injure à tout ce que l’on peut encore attendre de l’homme, la part des loisirs – et de la culture – est fixée à un roman policier de la Série Noire par mois.
Pas d’autre évasion.
Et de plus, par son roman policier, comme par sa Presse ou son Cinéma d’Outre-Atlantique, le régime étend ses prisons, dans lesquelles il ne reste rien à gagner – mais rien à perdre que ses chaînes.
La vie est à gagner au-delà.
Ce n’est pas la question des augmentations de salaires qu’il faut poser, mais celles de la condition faite au peuple en Occident.
Il faut refuser de lutter à l’intérieur du système pour obtenir des concessions de détail immédiatement remises en cause ou regagnées ailleurs par le capitalisme. C’est le problème de la survivance ou de la destruction de ce système qui doit être radicalement posé.
Il ne faut pas parler des ententes possibles, mais des réalités inacceptables : demandez aux ouvriers algériens de la Régie Renault où sont leurs loisirs, et leur pays, et leur dignité, et leurs femmes ? Demandez-leur quel peut être leur espoir ? La lutte sociale ne doit pas être bureaucratique, mais passionnée. Pour juger les désastreux résultats du syndicalisme professionnel, il suffit d’analyser les grèves spontanées d’août 1953 ; la résolution de la base ; le sabotage par les centrales jaunes : l’abandon par la C.G.T. qui n’a su ni provoquer la grève générale ni l’utiliser alors qu’elle s’étendait victorieusement. Il faut, au contraire, prendre conscience de quelques faits qui peuvent passionner le débat : le fait par exemple que partout dans le monde nos amis existent, et que nous nous reconnaissons dans leur combat. Le fait aussi que la vie passe, et que nous n’attendons pas de compensations, hors celles que nous devons inventer et bâtir nous-mêmes.
Ce n’est qu’une affaire de courage.

pour l’Internationale lettriste :
Michèle-I. Bernstein, André-Frank Conord, Mohamed Dahou, G.-E. Debord, Jacques Fillon, Gil J Wolman.


PROCHAINE PLANÈTE

Les constructeurs en sont perdus, mais d’inquiétantes pyramides résistent aux banalisations des agences de voyage.
Le facteur Cheval a bâti dans son jardin d’Hauterives, en travaillant toutes les nuits de sa vie, son injustifiable « Palais Idéal » qui est la première manifestation d’une architecture de dépaysement.
Ce Palais baroque qui détourne les formes de divers monuments exotiques, et d’une végétation de pierre, ne sert qu’à se perdre. Son influence sera bientôt immense. La somme de travail fournie par un seul homme avec une incroyable obstination n’est naturellement pas appréciable en soi, comme le pensent les visiteurs habituels, mais révélatrice d’une étrange passion restée informulée.
Ébloui du même désir, Louis II de Bavière élève à grands frais dans les montagnes boisées de son royaume quelques délirants châteaux factices – avant de disparaître dans des eaux peu profondes.
La rivière souterraine qui était son théâtre ou les statues de plâtre dans ses jardins signalent cette entreprise absolutiste, et son drame.
Il y a là, bien sûr, tous les motifs d’une intervention pour la racaille des psychiatres ; et encore des pages à baver pour les intellectuels paternalistes qui relancent de temps en temps un « naïf ».
Mais la naïveté est leur fait. Ferdinand Cheval et Louis de Bavière ont bâti les châteaux qu’ils voulaient, à la taille d’une nouvelle condition humaine.



POTLATCH
Bulletin d’information du groupe français de l’Internationale lettriste.
Paraît tous les mardis.
N° 5 – 20 juillet 1954
Rédacteur en chef : André-Frank Conord, 15 rue Duguay-Trouin, Paris 6e.


LES GRATTE-CIEL PAR LA RACINE

Dans cette époque de plus en plus placée, pour tous les domaines, sous le signe de la répression, il y a un homme particulièrement répugnant, nettement plus flic que la moyenne. Il construit des cellules unités d’habitations, il construit une capitale pour les Népalais, il construit des ghettos à la verticale, des morgues pour un temps qui en a bien l’usage, il construit des églises.
Le protestant modulor, le Corbusier-Sing-Sing, le barbouilleur de croûtes néo-cubistes fait fonctionner la « machine à habiter » pour la plus grande gloire du Dieu qui a fait à son image les charognes et les corbusiers.
On ne saurait oublier que si l’Urbanisme moderne n’a encore jamais été un art – et d’autant moins un cadre de vie –, il a par contre été toujours inspiré par les directives de la Police ; et qu’après tout Haussmann ne nous a fait ces boulevards que pour commodément amener du canon.
Mais aujourd’hui la prison devient l’habitation-modèle, et la morale chrétienne triomphe sans réplique, quand on s’avise que Le Corbusier ambitionne de supprimer la rue. Car il s’en flatte. Voilà bien le programme : la vie définitivement partagée en îlots fermés, en sociétés surveillées ; la fin des chances d’insurrection et de rencontres ; la résignation automatique. (Notons en passant que l’existence des automobiles sert à tout le monde – sauf, bien sûr, aux quelques « économiquement faibles » – : le préfet de police qui vient de disparaître, l’inoubliable Baylot, déclarait de même après le dernier monôme du baccalauréat que les manifestations dans la rue étaient désormais incompatibles avec les nécessités de la circulation. Et, tous les 14 juillet, on nous le prouve.) Avec Le Corbusier, les jeux et les connaissances que nous sommes en droit d’attendre d’une architecture vraiment bouleversante – le dépaysement quotidien – sont sacrifiés au vide-ordures que l’on n’utilisera jamais pour la Bible réglementaire, déjà en place dans les hôtels des U.S.A. Il faut être bien sot pour voir ici une architecture moderne. Ce n’est rien qu’un retour en force du vieux monde chrétien mal enterré. Au début du siècle dernier, le mystique lyonnais Pierre-Simon Ballanche, dans sa « Ville des Expiations » – dont les descriptions préfigurent les « cités radieuses » – a déjà exprimé cet idéal d’existence :
« La Ville des Expiations doit être une image vive de la loi monotone et triste des vicissitudes humaines, de la loi imployable des nécessités sociales : on doit y attaquer de front toutes les habitudes, même les plus innocentes ; il faut que tout y avertisse incessamment que rien n’est stable, et que la vie de l’homme est un voyage dans une terre d’exil. »
Mais à nos yeux les voyages terrestres ne sont ni monotones ni tristes ; les lois sociales ne sont pas imployables ; les habitudes qu’il faut attaquer de front doivent faire place à un incessant renouvellement de merveilles ; et le premier confort que nous souhaitons sera l’élimination des idées de cet ordre, et des mouches qui les propagent.
Qu’est-ce que M. Le Corbusier soupçonne des besoins des hommes ?
Les cathédrales ne sont plus blanches. Et vous nous en voyez ravis. L’« ensoleillement » et la place au soleil, on connaît la musique – orgues et tambours M.R.P. – et les pâturages du ciel où vont brouter les architectes défunts. Enlevez le boeuf, c’est de la vache.

INTERNATIONALE LETTRISTE



POTLATCH
Bulletin d’information du groupe français de l’Internationale lettriste.
Paraît tous les mardis.
N° 6 – 27 juillet 1954
Rédacteur en chef : André-Frank Conord, 15 rue Duguay-Trouin, Paris 6e


PETITES ANNONCES PSYCHOGÉOGRAPHIQUES

L’Internationale lettriste cherche trois appartements à louer, dans la rue Valette (5arrondissement).



POTLATCH
Bulletin d’information du groupe français de l’Internationale lettriste.
Paraît tous les mardis.
N° 7 – 3 août 1954
Rédacteur en chef : André-Frank Conord, 15 rue Duguay-Trouin, Paris 6e.


« ... UNE IDÉE NEUVE EN EUROPE »

Le vrai problème révolutionnaire est celui des loisirs. Les interdits économiques et leurs corollaires moraux seront de toute façon détruits et dépassés bientôt. L’organisation des loisirs, l’organisation de la liberté d’une foule, un peu moins astreinte au travail continu, est déjà une nécessité pour l’État capitaliste comme pour ses successeurs marxistes. Partout on s’est borné à l’abrutissement obligatoire des stades ou des programmes télévisés.
C’est surtout à ce propos que nous devons dénoncer la condition immorale que l’on nous impose, l’état de misère.
Après quelques années passées à ne rien faire au sens commun du terme, nous pouvons parler de notre attitude sociale d’avant-garde, puisque dans une société encore provisoirement fondée sur la production nous n’avons voulu nous préoccuper sérieusement que des loisirs.
Si cette question n’est pas ouvertement posée avant l’écroulement de l’exploitation économique actuelle, le changement n’est qu’une dérision. La nouvelle société qui reprend les buts d’existence de l’ancienne, faute d’avoir reconnu et imposé un désir nouveau, c’est là le courant vraiment utopique du Socialisme.
Une seule entreprise nous paraît digne de considération : c’est la mise au point d’un divertissement intégral.
L’aventurier est celui qui fait arriver les aventures, plus que celui à qui les aventures arrivent.
La construction de situations sera la réalisation continue d’un grand jeu délibérément choisi ; le passage de l’un à l’autre de ces décors et de ces conflits dont les personnages d’une tragédie mouraient en vingt-quatre heures. Mais le temps de vivre ne manquera plus.
À cette synthèse devront concourir une critique du comportement, un urbanisme influentiel, une technique des ambiances et des rapports, dont nous connaissons les premiers principes.
Il faudra réinventer en permanence l’attraction souveraine que Charles Fourier désignait dans le libre jeu des passions.

pour l’Internationale lettriste :
Michèle-I. Bernstein, André-Frank Conord, Mohamed Dahou, Guy-Ernest Debord, Jacques Fillon, Véra, Gil J Wolman.


ON DÉTRUIT LA RUE SAUVAGE

Un des plus beaux sites spontanément psychogéographiques de Paris est actuellement en voie de disparition :
La rue Sauvage, dans le 13e arrondissement, qui présentait la plus bouleversante perspective nocturne de la capitale, placée entre les voies ferrées de la gare d’Austerlitz et un quartier de terrains vagues au bord de la Seine (rue Fulton, rue Bellièvre), est – depuis l’hiver dernier – encadrée de quelques-unes de ces constructions débilitantes que l’on aligne dans nos banlieues pour loger les gens tristes.
Nous déplorons la disparition d’une artère peu connue, et cependant plus vivante que les Champs-Élysées et leurs lumières.
Nous ne sommes pas attachés au charme des ruines. Mais les casernes civiles qui s’élèvent à leur place ont une laideur gratuite qui appelle les dynamiteurs.
Potlatch est envoyé à certaines des adresses qui sont communiquées à la rédaction.


POTLATCH
Bulletin d’information du groupe français de l’Internationale lettriste.
Paraît tous les mardis.
N° 8 – 10 août 1954
Rédacteur en chef : André-Frank Conord, 15 rue Duguay-Trouin, Paris 6e


POUR LA GUERRE CIVILE AU MAROC

Alors qu’au Maroc la violence augmente chaque jour entre la partie évoluée des populations urbaines et les tribus féodales utilisées par la France, l’action d’une minorité authentiquement révolutionnaire ne doit pas être différée.
Appuyant d’abord les revendications dynastiques du nationalisme, cette minorité peut dès maintenant entraîner la base du mouvement vers une insurrection plus sérieuse, sans subordonner son intervention à une prise de conscience de classe par l’ensemble du prolétariat marocain.
Cette prise de conscience ne jouera pas historiquement dans la crise qui s’ouvre. Il faut essayer de la provoquer dans l’accomplissement d’une lutte engagée par d’autres tendances, sur d’autres plans (terroristes anti-français, fanatiques religieux).
La guerre de la liberté se mène à partir du désordre.

INTERNATIONALE LETTRISTE


LES BARBOUILLEURS

L’emploi de la polychromie pour la décoration extérieure des constructions des hommes avait toujours marqué l’apogée, ou la renaissance, d’une civilisation. Il ne reste rien, ou presque, des réalisations des Égyptiens, des Mayas ou Toltèques, ou des Babyloniens dans ce domaine. Mais on en parle encore.
Que les architectes reviennent depuis quelques années à la polychromie ne saurait donc nous surprendre. Mais leur pauvreté spirituelle et créatrice, leur manque total de simple humanité, sont au moins désolants. La polychromie ne sert actuellement qu’à masquer leur incompétence. Deux exemples, choisis après une enquête menée auprès de cent cinquante architectes parisiens, le prouvent assez :
Projet de trois jeunes architectes (22-25-27 ans) persuadés de leur génie et de leur nouveauté, naturellement admirateurs du Corbusier :
À Aubervilliers – lieu déshérité s’il en fut, puisqu’un jeune admirateur du céramiste saint-sulpicien Léger y a déjà fait des siennes –, long cube parallélépipédique rectangle. Pour faire comme il se doit « jouer » la façade jugée trop plate, on la flanquera de panneaux jaunes alternant avec des panneaux violets, de 1 m sur 60 cm. On laissera aux ouvriers le choix de la place des panneaux. Le hasard objectif en quelque sorte.
Mais à quand la première construction absolument « automatique » ?
Projet d’un architecte relativement connu (45 ans) :
Près de Nantes, « blocs » scolaires : deux longs cubes séparés par l’inévitable terrain de sport et ses magnifiques orangers nains en caisse. La construction de droite, côté garçons, sera recouverte de panneaux verts et rouges, 2 m sur 1, la construction de gauche, côté filles, de panneaux jaunes et violets, mêmes dimensions.
Les architectes en question vont réaliser cette adorable débauche de couleurs au moyen de minces panneaux de ciment. Ils ignorent à peu près totalement comment ce matériau va se comporter en présence des réactifs chimiques contenus dans les colorants. À Aubervilliers, seule une gouttière protégera de la pluie une façade de cinq étages. À Nantes, d’ailleurs, même insouciance, mais pour deux étages seulement.
On sait à quel point le violet est désagréablement influentiel ; on sait à quelles pompes il participe en général ; on pressent quel alliage formeront bientôt le jaune sale et le violet délavé. Ces exemples se passeront donc de commentaires. On jugera seulement de la pauvreté actuelle des recherches architecturales quand on saura que la plupart des architectes interviewés, lorsqu’ils s’intéressent à la polychromie, ne semblent vouloir se servir que du jaune et du violet, ou du rouge et du vert, alliage un peu « jeune » pour notre temps. Cependant, un architecte (45-50 ans) de la rue de l’Université, et un autre (même âge) de la rue de Vaugirard, préparent sans forfanterie des compositions plus intéressantes. Le premier, qui revient d’Amérique – et il paraît intéressant de noter qu’actuellement, la forme la plus civilisée d’architecture nous vient des U.S.A. avec Frank Lloyd Wright et son architecture « organique », ou d’Amérique latine, avec Rivera et ses villes –, construit surtout des villas pour gens riches, en travaillant dans les tons clairs, en se servant de matériaux sûrs, du carreau de céramique à la brique hollandaise. Le second travaille dans les mêmes teintes, mais pour des immeubles plus ou moins H.L.M. Il est donc assez limité dans sa recherche, et s’en voit parfois réduit à faire appel au ciment, quand ce n’est pas au « bloc Gilson ». On le regrettera pour lui – et pour les autres.

Ce numéro de Potlatch a été rédigé par M.-I. Bernstein, A.-F. Conord, Mohamed Dahou, G.-E. Debord, Jacques Fillon, Véra, Wolman.


POTLATCH
Bulletin d’information du groupe français de l’Internationale lettriste.
Paraît tous les mardis.
N° 9-10-11 – 17 au 31 août 1954
Numéro spécial des vacances
Rédacteur en chef : M. Dahou, 32 rue de la Montagne-Geneviève, Paris 5e.

LA DÉRIVE AU KILOMÈTRE

Un article de Christian Hébert publié par France-Observateur dans son numéro du 19 août réclame une solution radicale aux difficultés du stationnement dans Paris : l’interdiction de toutes les voitures privées à l’intérieur de la ville, et leur remplacement par un grand nombre de taxis à tarif modique.
Nous ne saurions trop applaudir à ce projet.
On connaît l’importance du taxi dans la distraction que nous appelons « dérive », et dont nous attendons les résultats éducatifs les plus probants.
Le taxi seul permet une liberté extrême de trajets. Parcourant des distances variables en un temps donné, il aide au dépaysement automatique. Le taxi, interchangeable, n’attache pas le « voyageur », il peut être abandonné n’importe où, et pris au hasard. Le déplacement sans but, et modifié arbitrairement en cours de route, ne peut s’accommoder que du parcours, essentiellement fortuit, des taxis.
L’adoption des mesures proposées par M. Hébert aurait donc l’immense avantage – outre le règlement égalitaire d’un problème particulièrement irritant – de permettre à de larges couches de la population de s’affranchir des chemins forcés du « Métrobus » pour accéder à un mode de dérive jusqu’ici assez dispendieux.

Michèle Bernstein



VOUS PRENEZ LA PREMIÈRE RUE

J’ai marché sans me perdre. L’Avenue lutte à visage découvert au général Tripier (7arrondissement). Bonne-Nouvelle est aussi une impasse.
En attendant de reconstruire la ville à partir de la Zone orientale (Porte de Vanves) l’ordre change à l’approche de la dérive.
La rue du « Domestique en Jerricans prolongée » – anciennement rue des Cascades – s’annexe une partie de la rue « Où personne ne semblait le remarquer ni lui barrer le passage prolongée » – anciennement rue de Ménilmontant – ainsi que toute la rue Oberkampf qui n’attendait que ça pour disparaître, et s’arrête rue « Tous ces charmes, Eugénie, que la nature a prodigués dans toi, tous ces appas dont elle t’embellit, il faut me les sacrifier à l’instant prolongée » – anciennement boulevard des Filles du Calvaire.
On peut la retrouver plus TARD autour d’un épisode de la rue « Qui se permet de commencer n’importe où prolongée » – anciennement rue Racine – (à suivre).

Gil J Wolman


LA PSYCHOGÉOGRAPHIE ET LA POLITIQUE

« J’ai découvert que la Chine et l’Espagne ne sont qu’une seule et même terre, et que c’est seulement par ignorance qu’on les considère comme des États différents. »

Nicolas Gogol


ARIANE EN CHÔMAGE

On peut découvrir d’un seul coup d’oeil l’ordonnance cartésienne du prétendu « labyrinthe » du Jardin des Plantes et l’inscription qui l’annonce :

LES JEUX SONT INTERDITS
DANS LE LABYRINTHE.

On ne saurait trouver un résumé plus clair de l’esprit de toute une civilisation. Celle-la même que nous finirons par abattre.



POTLATCH
Bulletin d’information du groupe français de l’Internationale lettriste.
Mensuel.
N° 12 – 28 septembre 1954
Rédacteur en chef : M. Dahou, 32 rue de la Montagne-Geneviève, Paris 5e.


LES COLONIES LES PLUS SOLIDES...

« D’après les nouvelles qui nous ont été données, il s’agit d’une secousse du huitième degré, qualifié de ruineux, ou même du neuvième degré, qualifié de désastreux. On assiste, dans ce cas, à une destruction partielle ou totale des édifices les plus solides... » (les journaux, le 10 septembre).
Orléansville, centre du Groupe algérien de l’I.L., « la ville la plus lettriste du monde » selon son slogan que justifiait l’appui apporté à notre programme par une fraction évoluée de sa population algérienne, a été rayée de la carte par le séisme du 9 septembre, et les secousses des jours suivants.
Parmi les treize cents morts et les milliers de blessés, nous déplorons la perte de la majeure partie du Groupe algérien. Mohamed Dahou, envoyé sur place, n’a pu encore nous faire parvenir le chiffre exact, en raison de la dispersion des habitants.
Les « Actualités françaises », plus en verve que jamais, ont célébré l’événement par un petit film qui montre uniquement des Européens, leurs cercueils, leurs crucifix, leurs prêtres, leurs évêques – burlesque tendant à faire voir que l’Algérie est dans son ensemble une région de peuplement français, de religion catholique, et de niveau de vie élevé quand la terre n’y tremble pas.
En revanche, Le Monde du 19 septembre faisait état de l’action d’« agitateurs » indéfinis, parmi les indigènes restés dans Orléansville, qui est occupée militairement.
La question de la reconstruction d’Orléansville pose en effet des problèmes très graves.
Quelle que soit l’hostilité du groupe lettriste algérien, et des éléments qu’il influence, envers l’édification de blocs d’habitation-casernes vaguement néo-corbusier, il est évident qu’au stade actuel de notre action une critique sérieuse de cette forme particulièrement désastreuse d’architecture ne peut être maintenue, alors que quarante mille personnes attendent de l’Administration un abri quelconque.
Mais il convient de combattre résolument le projet officiel de reconstruction des logements indigènes en dehors de la ville, sur l’emplacement déblayé de laquelle s’élèverait plus tard une nouvelle cité exclusivement européenne.
Le Groupe algérien dénoncera constamment cette discrimination, et provoquera contre le ghetto prémédité une opposition unanime.

PAIX AND LIBERTÉ

Ni de votre paix. Ni de votre liberté.
La guerre civile. La dictature du prolétariat.


POTLATCH
Bulletin d’information du groupe français de l’Internationale lettriste.
Mensuel.
N° 13 – 23 octobre 1954


FLIC ET CURÉ SANS RIDEAU DE FER

Chaplin, en qui nous dénoncions dès la sortie tapageuse de Limelight « l’escroc aux sentiments, le maître chanteur de la souffrance », continue ses bonnes oeuvres. On ne s’étonne pas de le voir tomber dans les bras du répugnant abbé Pierre pour lui transmettre l’argent « progressiste » du Prix de la Paix.
Pour tout ce monde le travail est le même : détourner ou endormir les plus pressantes revendications des masses.
La misère entretenue assure ainsi la publicité de toutes les marques : la Chaplin’s Metro-Paramount y gagne, et les Bons du Vatican.


L’AVENIR D’UNE ILLUSION

Mademoiselle Françoise Sagan, envoyée en Italie par le magazine Elle, écrivait dans sa dissertation du 11 octobre sur Venise :
« On peut alors s’expliquer Venise comme une phtisique ivre de son dernier souffle, de son corps condamné, se jetant à la tête de ses touristes comme à celle de ses amoureux. Explication un peu morbide, il faut bien le dire, mais assez profitable, car échappant au passé du Guide Bleu et au présent des visiteurs, on a recours alors à un futur surréaliste et poétique »
Ainsi les surréalistes rencontrent la consécration qu’ils méritent, auprès de la petite classe littéraire de la petite bourgeoisie.


POTLATCH
Bulletin d’information du groupe français de l’Internationale lettriste.
Mensuel.
N° 14 – 30 novembre 1954
Rédacteur en chef : M. Dahou, 32 rue de la Montagne-Geneviève, Paris 5e.


LA LIGNE GÉNÉRALE

L’Internationale lettriste se propose d’établir une structure passionnante de la vie. Nous expérimentons des comportements, des formes de décoration, d’architecture, d’urbanisme et de communication propres à provoquer des situations attirantes.
C’est le sujet d’une querelle permanente entre nous et beaucoup d’autres, finalement négligeables parce que nous connaissons bien leur mécanisme, et son usure.
Le rôle d’opposition idéologique que nous tenons est nécessairement produit par les conditions historiques. Il nous appartient seulement d’en tirer un parti plus ou moins lucide, et d’en savoir, au stade actuel, les obligations et les limites.
Dans leur développement final, les constructions collectives qui nous plaisent ne sont possibles qu’après la disparition de la société bourgeoise, de sa distribution des produits, de ses valeurs morales.
Nous contribuerons à la ruine de cette société bourgeoise en poursuivant la critique et la subversion complète de son idée des plaisirs, comme en apportant d’utiles slogans à l’action révolutionnaire des masses.
pour Potlatch :
Michèle Bernstein, M. Dahou, Véra, Gil J Wolman.


RÉSUMÉ 1954

Les grandes villes sont favorables à la distraction que nous appelons dérive. La dérive est une technique du déplacement sans but. Elle se fonde sur l’influence du décor.
Toutes les maisons sont belles. L’architecture doit devenir passionnante. Nous ne saurions prendre en considération des entreprises de construction plus restreintes.
Le nouvel urbanisme est inséparable de bouleversements économiques et sociaux heureusement inévitables. Il est permis de penser que les revendications révolutionnaires d’une époque sont fonction de l’idée que cette époque se fait du bonheur. La mise en valeur des loisirs n’est donc pas une plaisanterie.
Nous rappelons qu’il s’agit d’inventer des jeux nouveaux.

G.-E. Debord, Jacques Fillon.



POTLATCH
Bulletin d’information du groupe français de l’Internationale lettriste.
Mensuel.
N° 15 – 22 décembre 1954


UNE ARCHITECTURE DE LA VIE

Nous publions aujourd’hui quelques extraits du livre d’Asger Jorn Image et Forme sur l’architecture et son avenir, problème que nous n’avons cessé de soulever ici. (Voir notamment PROCHAINE PLANÈTE dans le numéro 4 de Potlatch et LES GRATTE-CIEL PAR LA RACINE dans le numéro 5.)
Nous avons traduit la récente édition italienne qu’Asger Jorn nous a fait parvenir.
Elle est elle-même traduite du danois. Utilité et fonction resteront toujours le point de départ de toute critique formelle ; il s’agit seulement de transformer le programme du Fonctionnalisme.
... Les fonctionnalistes ignorent la fonction psychologique de l’ambiance... l’aspect des constructions et des objets qui nous environnent et que nous utilisons a une fonction indépendante de leur usage pratique.
... Les rationalistes fonctionnalistes, en raison de leurs idées de standardisation, se sont imaginé que l’on pouvait arriver aux formes définitives, idéales, des différents objets intéressant l’homme. L’évolution d’aujourd’hui montre que cette conception statique est erronée. On doit parvenir à une conception dynamique des formes, on doit regarder en face cette vérité que toute forme humaine se trouve en état de transformation continuelle. On ne doit pas, comme les rationalistes, éviter cette transformation ; la faillite des rationalistes, c’est de n’avoir pas compris que la seule façon d’éviter l’anarchie du changement consiste à prendre conscience des Lois par lesquelles la transformation s’opère, et à s’en servir.
... Il est important de comprendre que tel conservatisme des formes est purement illogique parce qu’il n’est pas causé par le fait que l’on ne connaît pas la forme définitive et idéale de l’objet, mais bien par le fait que l’homme s’inquiète s’il ne trouve pas une part de « déjà vu » dans le phénomène inconnu... Le radicalisme des formes est causé par le fait que les gens s’attristent s’ils ne trouvent pas dans le connu quelque chose d’inusité. On peut trouver ce radicalisme illogique, comme font les tenants de la standardisation, mais on ne doit pas oublier que la seule voie vers la découverte est donnée par ce besoin de l’homme.
... L’architecture est toujours l’ultime réalisation d’une évolution mentale et artistique ; elle est la matérialisation d’un stade économique. L’architecture est le dernier point de réalisation de toute tentative artistique parce que créer une architecture signifie construire une ambiance et fixer un mode de vie.
Asger Jorn




POTLATCH
Bulletin d’information du groupe français de l’Internationale lettriste.
Mensuel.
N° 16 – 26 janvier 1955
Rédacteur en chef : M. Dahou, 32 rue de la Montagne-Geneviève, Paris 5e.


LE SQUARE DES MISSIONS ÉTRANGÈRES

À la limite des sixième et septième arrondissements, ce square, cerné à très courte distance par la rue de Babylone et le boulevard Raspail, reste d’un accès difficile et se trouve généralement désert. Sa surface est assez étendue pour celle d’un square parisien. Sa végétation à peu près nulle. Une fois entré, on s’aperçoit qu’il affecte la forme d’une fourche.
La branche la plus courte s’enfonce entre des murs noirs, de plus de dix mètres de haut, et l’envers de grandes maisons. À cet endroit une cour privée en rend la limite difficilement discernable.
L’autre branche est surplombée sur sa gauche par les mêmes murs de pierre et bordée à droite de façades de belle apparence, celles de la rue de Commaille, extrêmement peu fréquentée. À la pointe de cette dernière branche on arrive à la rue du Bac, beaucoup plus active.
Toutefois le square des Missions Étrangères se trouve isolé de cette rue par un curieux terrain vague que des haies très épaisses séparent du square proprement dit. Dans ce square vague, fermé de toutes parts, et dont le seul emploi semble être de créer une distance entre le square et les passants de la rue du Bac, s’élève à deux mètres un buste de Chateaubriand en forme de dieu Terme, dominant un sol de mâchefer. La seule porte du square est à la pointe de la fourche, à l’extrémité de la rue de Commaille.
Le seul monument du lieu contribue encore à fermer la rue et à interdire l’accès du square vague. C’est un kiosque d’une grande dignité qui tend à donner toutes les impressions d’un quai de gare et d’un apparat médiéval. Le square des Missions Étrangères peut servir à recevoir des amis venant de loin, à être pris d’assaut la nuit, et à diverses autres fins psychogéographiques.

Michèle Bernstein


POTLATCH
Bulletin d’information du groupe français de l’Internationale lettriste.
Mensuel.
N° 17 – 24 février 1955


QUELQUES FORMES QUE PRENDRA LA DÉRIVE

Elle doit être :
a) dans le temps – constante, lucide ; influentielle et surtout énormément fugitive.
b) dans l’espace – désintéressée, sociale, toujours passionnante.
Peut s’effectuer à l’état latent, mais toujours les déplacements la favorisent.
En aucun cas elle ne doit être équivoque.

Véra


POTLATCH
Bulletin d’information du groupe français de l’Internationale lettriste.
Mensuel.
N° 18 – 23 mars 1955


POTLATCH
Bulletin d’information du groupe français de l’Internationale lettriste.
Mensuel.
N° 19 – 29 avril 1955


POTLATCH
Bulletin d’information du groupe français de l’Internationale lettriste.
Mensuel.
N° 20 – 30 mai 1955


RÉDACTION DE NUIT

Le tract Construisez vous-mêmes une petite situation sans avenir est actuellement apposé sur les murs de Paris, principalement dans les lieux psychogéographiquement favorables.
Ceux de nos correspondants qui auront pris plaisir à coller ce tract peuvent en réclamer d’autres à la rédaction de Potlatch.


L’ARCHITECTURE ET LE JEU

Johan Huizinga dans son Essai sur la fonction sociale du jeu établit que « ... la culture, dans ses phases primitives, porte les traits d’un jeu, et se développe sous les formes et dans l’ambiance du jeu ». L’idéalisme latent de l’auteur, et son appréciation étroitement sociologique des formes supérieures du jeu, ne dévalorisent pas le premier apport que constitue son ouvrage. Il est vain, d’autre part, de chercher à nos théories sur l’architecture ou la dérive d’autres mobiles que la passion du jeu.
Autant le spectacle de presque tout ce qui se passe dans le monde suscite notre colère et notre dégoût, autant nous savons pourtant, de plus en plus, nous amuser de tout. Ceux qui comprennent ici que nous sommes des ironistes sont trop simples. La vie autour de nous est faite pour obéir à des nécessités absurdes, et tend inconsciemment à satisfaire ses vrais besoins.
Ces besoins et leurs réalisations partielles, leurs compréhensions partielles, confirment partout nos hypothèses. Un bar, par exemple, qui s’appelle « Au bout du monde », à la limite d’une des plus fortes unités d’ambiance de Paris (le quartier des rues Mouffetard-Tournefort-Lhomond), n’y est pas par hasard. Les événements n’appartiennent au hasard que tant que l’on ne connaît pas les lois générales de leur catégorie. Il faut travailler à la prise de conscience la plus étendue des éléments qui déterminent une situation, en dehors des impératifs utilitaires dont le pouvoir diminuera toujours.








Jacques Fillon dans le Palais Idéal
G.-E. Debord à proximité d’Aubervilliers


Ce que l’on veut faire d’une architecture est une ordonnance assez proche de ce que l’on voudrait faire de sa vie. Les belles aventures, comme on dit, ne peuvent avoir pour cadre, et origines, que les beaux quartiers. La notion de beaux quartiers changera.
Actuellement déjà on peut goûter l’ambiance de quelques zones désolées, aussi propres à la dérive que scandaleusement impropres à l’habitat, où le régime enferme cependant des masses laborieuses. Le Corbusier reconnaît lui-même, dans L’urbanisme est une clef, que, si l’on tient compte du misérable individualisme anarchique de la construction dans les pays fortement industrialisés, « ... le sous-développement peut être tout autant la conséquence d’un superflu que celle d’une pénurie ». Cette remarque peut naturellement se retourner contre le néo-médiéval promoteur de la « commune verticale ».
Des individus très divers ont ébauché, par des démarches apparemment de même nature, quelques architectures intentionnellement déroutantes, qui vont des célèbres châteaux du roi Louis de Bavière à cette maison de Hanovre, que le dadaïste Kurt Schwitters avait, paraît-il, percée de tunnels et compliquée d’une forêt de colonnes d’objets agglomérés. Toutes ces constructions relèvent du caractère baroque, que l’on trouve toujours nettement marqué dans les essais d’un art intégral, qui serait complètement déterminant. À ce propos, il est significatif de noter les relations entre Louis de Bavière et Wagner, qui devait lui-même rechercher une synthèse esthétique, de la façon la plus pénible et, somme toute, la plus vaine.
Il convient de déclarer nettement que si des manifestations architecturales, auxquelles nous sommes conduits à accorder du prix, s’apparentent par quelque côté à l’art naïf, nous les estimons pour tout autre chose, à savoir la concrétisation de forces futures inexploitées d’une discipline économiquement peu accessible aux « avant-gardes ». Dans l’exploitation des valeurs marchandes bizarrement attachées à la plupart des modes d’expression de la naïveté, il est impossible de ne pas reconnaître l’étalage d’une mentalité formellement réactionnaire, assez apparentée à l’attitude sociale du paternalisme. Plus que jamais, nous pensons que les hommes qui méritent quelque estime doivent avoir su répondre à tout.
Les hasards et les pouvoirs de l’urbanisme, que nous nous contentons actuellement d’utiliser, nous ne cesserons pas de nous fixer pour but de participer, dans la plus large mesure possible, à leur construction réelle.
Le provisoire, domaine libre de l’activité ludique, que Huizinga croit pouvoir opposer en tant que tel à la « vie courante » caractérisée par le sens du devoir, nous savons bien qu’il est le seul champ, frauduleusement restreint par les tabous à prétention durable, de la vie véritable. Les comportements que nous aimons tendent à établir toutes les conditions favorables à leur complet développement. Il s’agit maintenant de faire passer les règles du jeu d’une convention arbitraire à un fondement moral.

Guy-Ernest Debord

POTLATCH
Bulletin d’information du groupe français de l’Internationale lettriste.
Mensuel.
N° 21 – 30 juin 1955


LA DÉRIVE PLUS LOIN

Durant la période des vacances Potlatch ne paraîtra qu’une seule fois, ses rédacteurs profitant de la raréfaction des habitants dans la capitale pour y poursuivre intensivement leurs recherches psychogéographiques.


POTLATCH
Bulletin d’information de l’Internationale lettriste.
Mensuel.
N° 22 – 9 septembre 1955
Numéro des vacances

POURQUOI LE LETTRISME ?
1
La dernière après-guerre en Europe semble bien devoir se définir historiquement comme la période de l’échec généralisé des tentatives de changement, dans l’ordre affectif comme dans l’ordre politique.
Alors que des inventions techniques spectaculaires multiplient les chances de constructions futures, en même temps que les périls des contradictions encore non résolues, on assiste à une stagnation des luttes sociales et, sur le plan mental, à une réaction totale contre le mouvement de découverte qui a culminé aux environs de 1930, en associant les revendications les plus larges à la reconnaissance des moyens pratiques de les imposer.
L’exercice de ces moyens révolutionnaires s’étant montré décevant, de la progression du fascisme à la Deuxième Guerre mondiale, le recul des espoirs qui s’étaient liés à eux était inévitable.
Après l’incomplète libération de 1944, la réaction intellectuelle et artistique se déchaîne partout : la peinture abstraite, simple moment d’une évolution picturale moderne où elle n’occupe qu’une place assez ingrate, est présentée par tous les moyens publicitaires comme le fondement d’une nouvelle esthétique. L’alexandrin est voué à une renaissance prolétarienne dont le prolétariat se serait passé comme forme culturelle avec autant d’aisance qu’il se passera du quadrige ou de la trirème comme moyens de transport. Des sous-produits de l’écriture qui a fait scandale, et que l’on n’avait pas lue, vingt ans auparavant, obtiennent une admiration éphémère mais retentissante : poésie de Prévert ou de Char, prose de Gracq, théâtre de l’atroce crétin Pichette, tous les autres. Le Cinéma, où les divers procédés de mise en scène anecdotique sont usés jusqu’à la corde, acclame son avenir dans le plagiaire De Sica, trouve du nouveau – de l’exotisme plutôt – dans quelques films italiens où la misère a imposé un style de tournage un peu différent des habitudes hollywoodiennes, mais si loin après S. M. Eisenstein. On sait, de plus, à quels laborieux remaniements phénoménologiques se livrent des professeurs qui, par ailleurs, ne dansent pas dans des caves.
Devant cette foire morne et rentable, où chaque redite avait ses disciples, chaque régression ses admirateurs, chaque remake ses fanatiques, un seul groupe manifestait une opposition universelle et un complet mépris, au nom du dépassement historiquement obligé de ces anciennes valeurs. Une sorte d’optimisme de l’invention y tenait lieu de refus, et d’affirmation au-delà de ces refus. Il fallait lui reconnaître, malgré des intentions très différentes, le rôle salutaire que Dada assuma dans une autre époque.
On nous dira peut-être que recommencer un dadaïsme n’était pas une entreprise très intelligente. Mais il ne s’agissait pas de refaire un dadaïsme. Le très grave recul de la politique révolutionnaire, lié à l’aveuglante faillite de l’esthétique ouvrière affirmée par la même phase rétrograde, rendait au confusionnisme tout le terrain où il sévissait trente ans plus tôt. Sur le plan de l’esprit, la petite bourgeoisie est toujours au pouvoir. Après quelques crises retentissantes son monopole est encore plus étendu qu’avant : tout ce qui s’imprime actuellement dans le monde – que ce soit la littérature capitaliste, la littérature réaliste-socialiste, la fausse avant-garde formaliste vivant sur des formes tombées dans le domaine public, ou les agonies véreuses et théosophiques de certains mouvements émancipateurs de naguère – relève entièrement de l’esprit petit-bourgeois. Sous la pression des réalités de l’époque, il faudra bien en finir avec cet esprit. Dans cette perspective, tous les moyens sont bons.
Les provocations insupportables que le groupe lettriste avait lancées, ou préparait (poésie réduite aux lettres, récit métagraphique, cinéma sans images), déchaînaient une inflation mortelle dans les arts.
Nous l’avons rejoint alors sans hésitation.

2

Le groupe lettriste vers 1950, tout en exerçant une louable intolérance à l’extérieur, admettait parmi ses membres une assez grande confusion d’idées.
La poésie onomatopéique elle-même, apparue avec le futurisme et parvenue plus tard à une certaine perfection avec Schwitters et quelques autres, n’avait plus d’intérêt que par la systématisation absolue qui la présentait comme la seule poésie du moment, condamnant ainsi à mort toutes les autres formes, et elle-même à brève échéance. Cependant la conscience de la vraie place où il nous était donné de jouer était négligée par beaucoup au profit d’une conception enfantine du génie et de la renommée.
La tendance alors majoritaire accordait à la création de formes nouvelles la valeur la plus haute parmi toutes les activités humaines. Cette croyance à une évolution formelle n’ayant de causes ni de fins qu’en elle-même, est le fondement de la position idéaliste bourgeoise dans les arts. (Leur croyance imbécile en des catégories conceptuelles immuables devait justement conduire quelques exclus du groupe à un mysticisme américanisé.) L’intérêt de l’expérience d’alors était tout dans une rigueur qui, tirant les conséquences qu’un idiot comme Malraux ne sait ou n’ose pas tirer de prémisses foncièrement semblables, en venait à ruiner définitivement cette démarche formaliste en la portant à son paroxysme ; l’évolution vertigineusement accélérée tournant désormais à vide, en rupture évidente avec tous les besoins humains.
L’utilité de détruire le formalisme par l’intérieur est certaine : il ne fait aucun doute que les disciplines intellectuelles, quelle que soit l’interdépendance qu’elles entretiennent avec le reste du mouvement de la société, sont sujettes, comme n’importe quelle technique, à des bouleversements relativement autonomes, à des découvertes nécessitées par leur propre déterminisme. Juger tout, comme on nous y invite, en fonction du contenu, cela revient à juger des actes en fonction de leurs intentions. S’il est sûr que l’explication du caractère normatif et du charme persistant de diverses périodes esthétiques doit plutôt être cherchée du côté du contenu – et change dans la mesure où des nécessités contemporaines font que d’autres contenus nous touchent, entraînant une révision du classement des « grandes époques » –, il est non moins évident que les pouvoirs d’une oeuvre dans son temps ne sauraient dépendre du seul contenu. On peut comparer ce processus à celui de la mode. Au-delà d’un demi-siècle, par exemple, tous les costumes appartiennent à des modes également passées dont la sensibilité contemporaine peut retrouver telle ou telle apparence. Mais tout le monde ressent le ridicule de la tenue féminine d’il y a dix ans.
Ainsi le mouvement « précieux », si longtemps dissimulé par les mensonges scolaires sur le XVIIsiècle, et bien que les formes d’expression qu’il ait inventées nous soient devenues aussi étrangères qu’il est possible, est en passe d’être reconnu comme le principal courant d’idées du « Grand Siècle » parce que le besoin que nous ressentons en ce moment d’un bouleversement constructif de tous les aspects de la vie retrouve le sens de l’apport capital de la Préciosité dans le comportement et dans le décor (la conversation, la promenade comme activités privilégiées – en architecture, la différenciation des pièces d’habitation, un changement des principes de la décoration et de l’ameublement). Au contraire, quand Roger Vailland écrit Beau Masque dans un ton stendhalien, malgré un contenu presque estimable, il garde la seule possibilité de plaire par un pastiche, joliment fait. C’est-à-dire que, contrairement sans doute à ses intentions, il s’adresse avant tout à des intellectuels d’un goût périmé. Et la majorité de la critique qui s’attaque sottement au contenu, déclaré invraisemblable, salue l’habile prosateur.
Revenons à l’anecdote historique.

3

De cette opposition fondamentale, qui est en définitive le conflit d’une manière assez nouvelle de conduire sa vie contre une habitude ancienne de l’aliéner, procédaient des antagonismes de toutes sortes, provisoirement aplanis en vue d’une action générale qui fut divertissante et que, malgré ses maladresses et ses insuffisances, nous tenons encore aujourd’hui pour positive.
Certaines équivoques aussi étaient entretenues par l’humour que quelques-uns mettaient, et que d’autres ne mettaient pas, dans des affirmations choisies pour leur aspect stupéfiant : quoique parfaitement indifférents à toute survie nominale par une renommée littéraire ou autre, nous écrivions que nos oeuvres – pratiquement inexistantes – resteraient dans l’histoire, avec autant d’assurance que les quelques histrions de la bande qui se voulaient « éternels ». Tous, nous affirmions en toute occasion que nous étions très beaux. La bassesse des argumentations que l’on nous présentait, dans les ciné-clubs et partout, ne nous laissait pas l’occasion de répondre plus sérieusement. D’ailleurs, nous continuons d’avoir bien du charme.
La crise du lettrisme, annoncée par l’opposition quasi ouverte des attardés à des essais cinématographiques qu’ils jugeaient de nature à les discréditer par une violence « inhabile », éclata en 1952 quand l’« Internationale lettriste », qui groupait la fraction extrême du mouvement autour d’une ombre de revue de ce titre, jeta des tracts injurieux à une conférence de presse tenue par Chaplin. Les lettristes-esthètes, depuis peu minoritaires, se désolidarisèrent après coup – entraînant une rupture que leurs naïves excuses ne réussirent pas à différer, ni à réparer dans la suite – parce que la part de création apportée par Chaplin dans le Cinéma le rendait, à leur sens, inattaquable. Le reste de l’opinion « révolutionnaire » nous réprouva encore plus, sur le moment, parce que l’oeuvre et la personne de Chaplin lui paraissaient devoir rester dans une perspective progressiste. Depuis, bien des gens sont revenus de cette illusion.
Dénoncer le vieillissement des doctrines ou des hommes qui y ont attaché leur nom, c’est un travail urgent et facile pour quiconque a gardé le goût de résoudre les questions les plus attirantes posées de nos jours. Quant aux impostures de la génération perdue qui s’est manifestée entre la dernière guerre et aujourd’hui, elles étaient condamnées à se dégonfler d’elles-mêmes. Toutefois, étant connue la carence de la pensée critique que ces truquages ont trouvée devant eux, on peut estimer que le lettrisme a contribué à leur plus rapide effacement ; et qu’il n’est pas étranger à ce fait qu’à présent un Ionesco, refaisant trente ans plus tard en vingt fois plus bête quelques outrances scéniques de Tzara, ne rencontre pas le quart de l’attention détournée il y a quelques années vers le cadavre surfait d’Antonin Artaud.

4

Les mots qui nous désignent, à cette époque du monde, tendent fâcheusement à nous limiter. Sans doute, le terme de « lettristes » définit assez mal des gens qui n’accordent aucune estime particulière à cette sorte de bruitage, et qui, sauf sur les bandes sonores de quelques films, n’en font pas usage. Mais le terme de « français » semble nous prêter des liens exclusifs avec cette nation et ses colonies. L’athéisme se voit désigner comme « chrétien », « juif » ou « musulman » avec une facilité déconcertante. Et puis il est notoire que c’est d’une éducation « bourgeoise » plus ou moins raffinée que nous tenons, sinon ces idées, du moins ce vocabulaire.
Ainsi, bon nombre de termes furent gardés, malgré l’évolution de nos recherches et l’usure – entraînant l’épuration – de plusieurs vagues de suiveurs : Internationale lettriste, métagraphie et autres néologismes dont nous avons remarqué qu’ils excitaient d’emblée la fureur de toutes sortes de gens. Ces gens-là, la condition première de notre accord reste de les tenir éloignés de nous.
On peut objecter que c’est, de notre part, propager une confusion arbitraire, stupide et malhonnête, parmi l’élite pensante ; celle dont un sujet vient souvent nous demander « ce que nous voulons au juste », d’un air intéressé et protecteur qui le fait à l’instant jeter dehors. Mais, ayant la certitude qu’aucun professionnel de la littérature ou de la Presse ne s’occupera sérieusement de ce que nous apportons avant un certain nombre d’années, nous savons bien que la confusion ne peut en aucun cas nous gêner. Et, par d’autres côtés, elle nous plaît.
5
Dans la mesure d’ailleurs où cette « élite pensante » de l’Europe d’aujourd’hui dispose d’une approximative intelligence et d’un doigt de culture, la confusion dont nous avons parlé ne tient plus. Ceux de nos compagnons d’il y a quelques années qui cherchent encore à attirer l’attention, ou simplement à vivre de menus travaux de plume, sont devenus trop bêtes pour tromper leur monde. Ils remâchent tristement les mêmes attitudes, qui se seront usées plus rapidement encore que d’autres. Ils ne savent pas combien une méthode de renouvellement vieillit vite. Prêts à tous les abandons pour paraître dans les « nouvelles nouvelles revues françaises », bouffons présentant leurs exercices bénévolement parce que la quête ne rend toujours pas, ils se lamentent de ne pas obtenir, dans ce fromage qui sent, une place, fût-ce celle d’un Étiemble –, la considération, que l’on accorde même à Caillois –, les appointements d’Aron.
Il y a lieu de croire que leur dernière ambition sera de fonder une petite religion judéo-plastique. Ils finiront, avec de la chance, en quelconques Father Divine, en Mormons de la création esthétique.
Passons sur ces gens, qui nous ont amusés autrefois. Les amusements qui attachent un homme sont l’exacte mesure de sa médiocrité : le base-ball ou l’écriture automatique, pour quoi faire ? L’idée de succès, quand on ne s’en tient pas aux désirs les plus simples, est inséparable de bouleversements complets à l’échelle de la Terre. Le restant des réussites permises ressemble toujours fortement au pire échec. Ce que nous trouvons de plus valable dans notre action, jusqu’à présent, c’est d’avoir réussi à nous défaire de beaucoup d’habitudes et de fréquentations. On a beau dire, assez rares sont les gens qui mettent leur vie, la petite partie de leur vie où quelques choix leur sont laissés, en accord avec leurs sentiments, et leurs jugements. Il est bon d’être fanatique, sur quelques points. Une revue orientaliste-occultiste, au début de l’année, parlait de nous comme « ... des esprits les plus brumeux, théoriciens anémiés par le virus du “dépassement”, toujours à effet purement verbal d’ailleurs ». Ce qui gêne ces minables, c’est bien que l’effet n’en soit pas purement verbal. Bien sûr, on ne nous prendra pas à dynamiter les ponts de l’Île Louis pour accentuer le caractère insulaire de ce quartier ni, sur la rive d’en face, à compliquer et embellir nuitamment les bosquets de briques du quai Bernard. C’est que nous allons au plus urgent, avec les faibles moyens qui sont nôtres pour l’instant. Ainsi, en interdisant à diverses sortes de porcs de nous approcher, en faisant très mal finir les tentatives confusionnistes d’« action commune » avec nous, en manquant complètement d’indulgence, nous prouvons aux mêmes individus l’existence nécessaire du virus en question. Mais si nous sommes malades, nos détracteurs sont morts.
Puisque nous traitons ce sujet, autant préciser une attitude que certaines personnes, parmi les moins infréquentables, ont tendance à nous reprocher : l’exclusion de pas mal de participants de l’Internationale lettriste, et l’allure systématique prise par ce genre de pénalité.
En fait, nous trouvant amenés à prendre position sur à peu près tous les aspects de l’existence qui se propose à nous, nous tenons pour précieux l’accord avec quelques-uns sur l’ensemble de ces prises de position, comme sur certaines directions de recherche. Tout autre mode de l’amitié, des relations mondaines ou même des rapports de politesse nous indiffère ou nous dégoûte. Les manquements objectifs à ce genre d’accord ne peuvent être sanctionnés que par la rupture. Il vaut mieux changer d’amis que d’idées.
En fin de compte, le jugement est rendu par l’existence que les uns et les autres mènent. Les promiscuités que les exclus ont pour la plupart acceptées, ou réacceptées ; les engagements généralement déshonorants, et parfois extrêmes, qu’ils ont souscrits, mesurent exactement le degré de gravité de nos dissensions promptement résolues ; et peut-être aussi l’importance de notre entente.
Loin de nous défendre de faire de ces hostilités des questions de personnes, nous déclarons au contraire que l’idée que nous avons des rapports humains nous oblige à en faire des questions de personnes, surdéterminées par des questions d’idées, mais définitives. Ceux qui se résignent se condamnent d’eux-mêmes : nous n’avons aucunement à sévir ; rien à excuser.
Les disparus du lettrisme commencent à faire nombre. Mais il y a infiniment plus d’êtres qui vivent et qui meurent sans rencontrer jamais une chance de comprendre, et de tirer parti. De ce point de vue, chacun est grandement responsable des quelques talents qu’il pouvait avoir. Devrions-nous accorder à de misérables démissions particulières une considération sentimentale ?

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À ce qui précède, on a dû comprendre que notre affaire n’était pas une école littéraire, un renouveau de l’expression, un modernisme. Il s’agit d’une manière de vivre qui passera par bien des explorations et des formulations provisoires, qui tend elle-même à ne s’exercer que dans le provisoire. La nature de cette entreprise nous prescrit de travailler en groupe, et de nous manifester quelque peu : nous attendons beaucoup des gens, et des événements, qui viendront. Nous avons aussi cette autre grande force, de n’attendre plus rien d’une foule d’activités connues, d’individus et d’institutions.
Nous devons apprendre beaucoup, et expérimenter, dans la mesure du possible, des formes d’architecture aussi bien que des règles de conduite. Rien ne nous presse moins que d’élaborer une doctrine quelconque : nous sommes loin de nous être expliqué assez de choses pour soutenir un système cohérent qui s’édifierait intégralement sur les nouveautés qui nous paraissent mériter que l’on s’y passionne.
On l’entend souvent dire, il faut un commencement à tout. On a dit aussi que l’humanité ne se pose jamais que les problèmes qu’elle peut résoudre.

Guy-Ernest Debord, Gil J Wolman.



POTLATCH
Bulletin d’information de l’Internationale lettriste.
Mensuel.
N° 23 – 13 octobre 1955



INTERVENTION LETTRISTE

PROTESTATION AUPRÈS DE LA RÉDACTION DU TIMES

Sir,

The Times has just announced the projected demolition of the Chinese quarter in London.
We protest against such moral ideas in town-planning, ideas which must obviously make England more boring than it has in recent years already become.
The only pageants you have left are a coronation from time to time, an occasional royal marriage which seldom bears fruit ; nothing else. The disappearance of pretty girls, of good family especially, will become rarer and rarer after the razing of Limehouse. Do you honestly believe that a gentleman can amuse himself in Soho ?
We hold that the so-called modern town-planning which you recommend is fatuously idealistic and reactionary. The sole end of architecture is to serve the passions of men.
Anyway, it is inconvenient that this Chinese quarter of London should be destroyed before we have the opportunity to visit it and carry out certain psychogeographical experiments we are at present undertaking.
Finally, if modernisation appears to you, as it does to us, to be historically necessary, we would counsel you to carry your enthusiasm into areas more urgently in need of it, that is to say, to your political and moral institutions.

Yours faithfully,
for « l’Internationale lettriste » :
Michèle Bernstein, G.-E. Debord, Gil J Wolman.


(Monsieur, le Times vient d’annoncer le projet de démolition du quartier chinois de Londres. Nous nous élevons contre une entreprise d’urbanisme moralisateur qui tend évidemment à rendre l’Angleterre plus ennuyeuse encore qu’elle ne le devenait récemment. Les seuls spectacles qui vous restent sont un couronnement de temps à autre, et les fiançailles plus fréquentes, mais généralement infructueuses, des premières demoiselles du Royaume. Les disparitions de jolies jeunes filles, de bonne famille par surcroît, se feront de plus en plus rares après l’effacement de Limehouse. Croyez-vous qu’un gentleman peut s’amuser à Soho ? L’urbanisme prétendu moderne dont vous vous recommandez, nous le tenons pour passager et rétrograde. Le seul rôle de l’architecture est de servir les passions des hommes. De toute façon, il est inconvenant de détruire ce quartier chinois de Londres avant que nous n’ayons eu le loisir de le visiter, et d’en établir l’expérimentation dans le sens des recherches psychogéographiques que nous poursuivons. Enfin, si la modernisation vous paraît, comme à nous, nécessaire, nous vous conseillons vivement de la porter au plus urgent, c’est-à-dire dans vos institutions politiques et morales. Veuillez croire, Monsieur, à l’assurance de notre parfaite considération.)

VIVE LA CHINE D’AUJOURD’HUI

Quelques jours après l’envoi de cette protestation on nous apprend d’Espagne que l’urbanisme franquiste, mû par les mêmes intentions moralisatrices, est en train de détruire le quartier chinois de Barcelone, dans lequel il a déjà pratiqué d’affreuses brèches. Contrairement au quartier chinois de Londres, le « Barrio Chino » de Barcelone était ainsi nommé pour des raisons purement psychogéographiques, et aucun Chinois ne l’avait jamais habité.


LA MAISON À FAIRE PEUR

Une réunion lettriste en date du 20 septembre a décidé d’établir par plans et maquettes le modèle d’une « maison à faire peur ». Le thème de cet exercice souligne suffisamment qu’il ne s’agit pas d’aboutir à une quelconque harmonie visuelle. Il est à noter cependant que si cette maison est étudiée volontairement en fonction d’un sentiment simple, sa conception devra tenir compte des nuances affectives convenant aux multiples situations qui peuvent réclamer un cadre effrayant.


LA CARTE FORCÉE

L’établissement collectif d’un plan psychogéographique de Paris et de ses environs a été activement poursuivi depuis un mois, par diverses observations et reconnaissances (Butte-aux-Cailles, Continent Contrescarpe, Morgue, Aubervilliers, désert de Retz).


PROJET D’EMBELLISSEMENTS RATIONNELS
DE LA VILLE DE PARIS

Les lettristes présents le 26 septembre ont proposé communément les solutions rapportées ici à divers problèmes d’urbanisme soulevés au hasard de la discussion. Ils attirent l’attention sur le fait qu’aucun aspect constructif n’a été envisagé, le déblaiement du terrain paraissant à tous l’affaire la plus urgente.
Ouvrir le métro, la nuit, après la fin du passage des rames. En tenir les couloirs et les voies mal éclairés par de faibles lumières intermittentes.
Par un certain aménagement des échelles de secours, et la création de passerelles là où il en faut, ouvrir les toits de Paris à la promenade.
Laisser les squares ouverts la nuit. Les garder éteints. (Dans quelques cas un faible éclairage constant peut être justifié par des considérations psychogéographiques.)
Munir les réverbères de toutes les rues d’interrupteurs ; l’éclairage étant à la disposition du public.
Pour les églises, quatre solutions différentes ont été avancées, et reconnues défendables jusqu’au jugement par l’expérimentation, qui fera triompher promptement la meilleure :
G.-E. Debord se déclare partisan de la destruction totale des édifices religieux de toutes confessions. (Qu’il n’en reste aucune trace, et qu’on utilise l’espace.)

Gil J Wolman propose de garder les églises, en les vidant de tout concept religieux. De les traiter comme des bâtiments ordinaires. D’y laisser jouer les enfants.
Michèle Bernstein demande que l’on détruise partiellement les églises, de façon que les ruines subsistantes ne décèlent plus leur destination première (la Tour Jacques, boulevard de Sébastopol, en serait un exemple accidentel). La solution parfaite serait de raser complètement l’église et de reconstruire des ruines à la place. La solution proposée en premier est uniquement choisie pour des raisons d’économie.
Jacques Fillon, enfin, veut transformer les églises en maisons à faire peur. (Utiliser leur ambiance actuelle, en accentuant ses effets paniques.)
Tous s’accordent à repousser l’objection esthétique, à faire taire les admirateurs du portail de Chartres. La beauté, quand elle n’est pas une promesse de bonheur, doit être détruite. Et qu’est-ce qui représente mieux le malheur que cette sorte de monument élevé à tout ce qui n’est pas encore dominé dans le monde, à la grande marge inhumaine de la vie ?  
Garder les gares telles qu’elles sont. Leur laideur assez émouvante ajoute beaucoup à l’ambiance de passage qui fait le léger attrait de ces édifices. Gil J Wolman réclame que l’on supprime ou que l’on fausse arbitrairement toutes les indications concernant les départs (destinations, horaires, etc.). Ceci pour favoriser la dérive. Après un vif débat, l’opposition qui s’était exprimée renonce à sa thèse, et le projet est admis sans réserves. Accentuer l’ambiance sonore des gares par la diffusion d’enregistrements provenant d’un grand nombre d’autres gares – et de certains ports.
Suppression des cimetières. Destruction totale des cadavres, et de ce genre de souvenirs : ni cendres, ni traces. (L’attention doit être attirée sur la propagande réactionnaire que représente, par la plus automatique association d’idées, cette hideuse survivance d’un passé d’aliénation. Peut-on voir un cimetière sans penser à Mauriac, à Gide, à Edgar Faure ?)
Abolition des musées, et répartition des chefs-d’oeuvre artistiques dans les bars (l’oeuvre de Philippe de Champaigne dans les cafés arabes de la rue Xavier-Privas ; le Sacre, de David, au Tonneau de la Montagne-Geneviève).
Libre accès illimité de tous dans les prisons. Possibilité d’y faire un séjour touristique. Aucune discrimination entre visiteurs et condamnés. (Afin d’ajouter à l’humour de la vie, douze fois tirés au sort dans l’année, les visiteurs pourraient se voir raflés et condamnés à une peine effective. Ceci pour laisser du champ aux imbéciles qui ont absolument besoin de courir un risque inintéressant : les spéléologues actuels, par exemple, et tous ceux dont le besoin de jeu s’accommode de si pauvres imitations.)
Les monuments, de la laideur desquels on ne peut tirer aucun parti (genre Petit ou Grand Palais), devront faire place à d’autres constructions.
Enlèvement des statues qui restent, dont la signification est dépassée – dont les renouvellements esthétiques possibles sont condamnés par l’histoire avant leur mise en place. On pourrait élargir utilement la présence des statues – pendant leurs dernières années – par le changement des titres et inscriptions du socle, soit dans un sens politique (Le Tigre dit Clemenceau, sur les Champs-Élysées), soit dans un sens déroutant (Hommage dialectique à la fièvre et à la quinine, à l’intersection du boulevard Michel et de la rue Comte ; Les grandes profondeurs, place du parvis dans l’île de la Cité).
Faire cesser la crétinisation du public par les actuels noms des rues. Effacer les conseillers municipaux, les résistants, les Émile et les Édouard (55 rues dans Paris), les Bugeaud, les Gallifet, et plus généralement tous les noms sales (rue de l’Évangile).
À ce propos, reste plus que jamais valable l’appel lancé dans le numéro 9 de Potlatch pour la non-reconnaissance du vocable saint dans la dénomination des lieux.

Rédacteur en chef : J. Fillon, 32 rue de la Montagne-Geneviève, Paris 5e.


POTLATCH
Bulletin d’information de l’Internationale lettriste.
Mensuel.
N° 24 – 24 novembre 1955


URBANISME

À Paris, il est actuellement recommandé de fréquenter : la Contrescarpe (le Continent) ; le quartier chinois ; le quartier juif ; la Butte-aux-Cailles (le labyrinthe) ; Aubervilliers (la nuit) ; les squares du 7arrondissement ; l’Institut médico-légal ; la rue Dauphine (Nesles) ; les Buttes-Chaumont (le jeu) ; le quartier Merri ; le parc Monceau ; l’île Louis (l’île) ; Pigalle ; les Halles (rue Denis, rue du Jour) ; le quartier de l’Europe (la mémoire) ; la rue Sauvage.
Il est recommandé de ne fréquenter en aucun cas : les 6et 15arrondissements ; les grands boulevards ; le Luxembourg ; les Champs-Élysées ; la place Blanche ; Montmartre ; l’École Militaire ; la place de la République, l’Étoile et l’Opéra ; tout le 16arrondissement.  


POTLATCH
Bulletin d’information de l’Internationale lettriste.
Mensuel.
N° 25 – 26 janvier 1956



LA FORME D’UNE VILLE CHANGE PLUS VITE

La destruction de la rue Sauvage, signalée dans le numéro 7 de Potlatch (août 1954), avait été commencée vers le début de 1954 par diverses entreprises privées. Les terrains qui la bordaient du côté de la Seine furent promptement couverts de taudis. En 1955, les Travaux Publics s’en mêlèrent avec un acharnement incroyable, allant jusqu’à couper la rue Sauvage peu après la rue Fulton pour édifier un vaste immeuble – destiné aux P.T.T. – qui couvre le quart environ de la longueur de l’ancienne rue Sauvage. Celle-ci n’arrive plus à présent jusqu’au boulevard de la Gare. Elle s’achève au début de la rue Flamand.
La plus belle partie du square des Missions Étrangères (voir Potlatch, n° 16) abrite depuis cet hiver un certain nombre de roulottes-préfabriquées qui évoquent les mauvais coups de l’Abbé Pierre.
De plus, le mouvement continu qui porte depuis quatre ans le quartier de plaisirs (?) de la Rive Gauche à s’étendre à l’est du boulevard Michel et en direction de la Montagne-Geneviève, atteint une cote alarmante. Dès maintenant, la Montagne-Geneviève se trouve cernée par plusieurs établissements installés rue Descartes.
L’intérêt psychogéographique de ces trois points doit donc être considéré comme fortement en baisse, et notamment pour les deux premiers qui ne valent pratiquement plus le voyage.


ON Y VIENT

Une firme de Los Angeles s’est spécialisée dans la construction de « maisons assorties à la personnalité ». Pour familles « extraverties » ou « intraverties » au choix. Le prix varie entre quelques milliers de dollars et 180 000 pour le véritable « château irlandais ». (Paris-Presse du 14-12-55, citant Newsweek.)


POTLATCH
Bulletin d’information de l’Internationale lettriste.
N° 26 – 7 mai 1956


ÉLOGE EN PROSE DÉTOURNÉE

Ils se rencontrent à des heures invraisemblables en d’invraisemblables lieux, échangent à la hâte un ou deux mots de conseil ou de recommandation (des détails authentiques sur leurs voyages et leurs investigations ; leurs observations sur les caractères et sur les moeurs ; toutes leurs aventures enfin, aussi bien que les récits et autres opuscules auxquels pourraient donner lieu les scènes locales ou les souvenirs qui s’y rattachent) et poursuivent leur chemin vers la tâche désignée, puisque le temps est précieux et qu’il suffit de cinq minutes pour mettre une vie en balance.
Ou je suis bien trompé, ou nous tenons la plus fameuse aventure qui se soit jamais vue : l’aspect engageant de certaines localités en Irlande et ailleurs, qui figurent sur les cartes géographiques générales en couleur ou sur les cartes partielles d’état-major avec des échelles et des hachures ; la détermination d’un organisme passionnel destiné à fonctionner dans ce milieu.
Il suffit que l’action en soit grande, que les acteurs en soient héroïques, que les passions y soient excitées, et que tout s’y ressente de cette tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la tragédie.
LA PREMIÈRE PIERRE QUI S’EN VA

Nous avons appris avec plaisir que l’architecte Max Bill, directeur de la Hochschule für Gestaltung d’Ulm (c’est-à-dire du nouveau Bauhaus, successeur sclérosé de l’école de Munich) avait été conduit à démissionner de son poste. Au Congrès de l’Industrial Design, tenu dans le cadre de la Dixième Triennale d’Art Industriel à Milan, la contradiction avait été violemment portée à Max Bill par Jorn et des camarades italiens au nom du dépassement du programme fonctionnaliste. Après les polémiques qui s’ensuivirent, la disparition de Max Bill, dont l’effondrement théorique s’était illustré de burlesques menaces d’action judiciaire, s’imposait évidemment. Mais aucune tendance réellement progressive n’est apparue dans l’école d’Ulm, que nous continuerons à combattre avec une confiance accrue par ce notable succès.
Notre organisation commune pour l’action à mener actuellement en architecture s’est constituée à l’adresse suivante : Laboratorio Sperimentale del Movimento Internazionale per un Bauhaus Immaginista (via xx settembre, 2, Alba, Italie).

pour l’Internationale lettriste :
Mohamed Dahou



Pour un lexique lettriste

1. dériver, détourner l’eau (XIIS., Job ; au fig. gramm., etc.), dérivation (13, 77, L.), -atif (XVS.), empr. au lat. derivare, -atio, -ativus, au propre et au fig. (rac. rivus, ruisseau).
2. dériver, écarter de la rive (XIVS., B.), comp. de rive.
3. dériver, mar., aller à la dérive (XVIS., A. d’Aubigné, var. driver), croisement entre l’angl. to drive (proprem. « pousser ») et le précédent. – Dér. : dérive, -ation (1690, Furetière).
    1. dériver, défaire ce qui est rivé. V. river.


POTLATCH
Bulletin d’information de l’Internationale lettriste.
N° 27 – 2 novembre 1956

ÉCHEC DES MANIFESTATIONS DE MARSEILLE

Le 4 août dernier devait s’ouvrir à Marseille un Festival de l’Art d’Avant-Garde, monté avec l’appui de divers organismes officiels du tourisme, ainsi que du ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme. Par le décor choisi – l’immeuble du Corbusier appelé « Cité Radieuse » – et par l’éventail des personnalités pressenties, cette manifestation se présentait comme l’apothéose des tendances confusionnistes et rétrogrades qui ont constamment dominé l’expression moderne depuis dix ans. La consécration publique d’un tel rassemblement intervenait, comme il est d’usage, précisément au moment où la faillite de ces tendances en vient à apparaître à des secteurs toujours plus larges de l’opinion intellectuelle ; au moment où un tournant irréversible s’amorce vers une libération bouleversante dans tous les domaines.
Quatre jours avant le début du Festival de l’Art d’Avant-Garde, l’Internationale lettriste lançait un ordre de boycott, expliquant que la position prise à l’égard de la réunion de Marseille contribuerait grandement dans l’avenir à marquer le partage de deux camps, entre lesquels tout dialogue sera inutile :
« Les participants de cette parade, où rien ne manque de ce qui représentera dans vingt ans l’imbécillité des années 50, se trouveront définitivement marqués par une adhésion aussi indiscrète à la plus parfaite manifestation de l’esprit d’une époque. Nous invitons donc les artistes sollicités, ceux du moins qui ne se sentent pas finis, à se désolidariser sans délai de cet amalgame du déisme, du tachisme et de l’impuissance... Nous appelons l’avant-garde internationale à dénoncer le sens de cette manoeuvre, et à diffuser les noms de ceux qui s’en font complices. »
Le Festival de l’Art d’Avant-Garde, commencé dans l’indifférence quasi unanime de la presse (deux quotidiens parisiens seulement signalent son début par de très courts articles), abandonné in extremis par certains de ses organisateurs, n’arrivant souvent à rassembler qu’une vingtaine de spectateurs par séance, aboutissait bientôt à un parfait échec, même du point de vue financier.
Quelques brefs comptes rendus polis dans les hebdomadaires complices ne parvenaient pas à masquer la liquidation de la belle Avant-Garde Tachisto-Seccotine. Tout au plus s’efforçait-on de répandre quelque trouble en compromettant l’opposition. Ainsi le Figaro Littéraire, dans son numéro du 11 août, signalait que des lettristes participaient au Festival et le boycottaient tout à la fois ; puis, publiant dans son numéro de la semaine suivante notre démenti formel, omettait significativement la dernière phrase : « L’appel de l’Internationale lettriste, que vous citez, ne s’adressait naturellement pas aux marchands de tableaux, et a été très largement suivi. »
La vérité est qu’en août 1956 il était déjà trop tard pour imposer une vision cohérente de ces arts modernes fondés sur le recommencement des expériences passées. La période de réaction de l’après-guerre est en train de finir. Il était même trop tard pour ramasser les lauriers civiques d’anciens combattants d’une avant-garde devenue inoffensive. Celle-ci n’avait jamais été offensive, et cela commence à se savoir. Et surtout, cette période s’est caractérisée fondamentalement par des redites anarchiques et fragmentaires. Il était donc imprudent d’étendre l’entreprise – en partant simplement du choix d’un décor « moderne » pour un festival de théâtre, parent pauvre de celui d’Avignon ; en aboutissant à une annexion hâtive de la peinture ou du cinéma – jusqu’au spectacle d’une unité qui n’a jamais existé. Sa seule possibilité d’existence est dans la révolution unitaire qui commence.


LA PLATE-FORME D’ALBA

Du 2 au 8 septembre, s’est tenu en Italie, dans la ville d’Alba, un Congrès convoqué par Asger Jorn et Giuseppe Gallizio au nom du Mouvement International pour un Bauhaus Imaginiste, rassemblement dont les vues s’accordent avec le programme de l’Internationale lettriste relatif à l’urbanisme et aux usages que l’on peut en faire (cf. Potlatch, n° 26). Les représentants de fractions avant-gardistes de huit nations (Algérie, Belgique, Danemark, France, Grande-Bretagne, Hollande, Italie, Tchécoslovaquie) se rencontrèrent là pour jeter les bases d’une organisation unie. Ces travaux furent menés à toutes leurs conséquences.
Christian Dotremont, dont certains avaient annoncé la venue au Congrès parmi la délégation belge, mais qui a depuis quelque temps déjà rejoint la rédaction de la Nouvelle-nouvelle Revue Française, s’abstint de paraître dans une assemblée où sa présence eût été inacceptable pour la majorité.
Enrico Baj, représentant du « mouvement d’art nucléaire », dut se retirer dès le premier jour ; et le Congrès consacra la rupture avec les nucléaires en publiant l’avertissement suivant : « Acculé devant des faits précis, Baj a quitté le Congrès. Il n’a pas emporté la caisse. »
Dans le même temps, l’entrée en Italie de nos camarades tchécoslovaques Pravoslav Rada et Kotik était empêchée par le gouvernement italien qui, malgré les protestations élevées à ce propos, ne leur accorda le visa pour passer son rideau de fer national qu’à la fin du Congrès d’Alba.
L’intervention de Wolman, délégué de l’Internationale lettriste, devait souligner particulièrement la nécessité d’une plate-forme commune définissant la totalité de l’expérience en cours :
« Camarades, les crises parallèles qui affectent actuellement tous les modes de la création artistique sont déterminées par un mouvement d’ensemble, et on ne peut parvenir à la résolution de ces crises que dans une perspective générale. Le processus de négation et de destruction qui s’est manifesté, avec une vitesse croissante, contre toutes les conditions anciennes de l’activité artistique, est irréversible : il est la conséquence de l’apparition de possibilités supérieures d’action sur le monde...
« ... quelque crédit que la bourgeoisie veuille aujourd’hui accorder à des tentatives artistiques fragmentaires, ou délibérément rétrogrades, la création ne peut être maintenant qu’une synthèse qui tende à la construction intégrale d’une atmosphère, d’un style de la vie... Un urbanisme unitaire – la synthèse, s’annexant arts et techniques, que nous réclamons – devra être édifié en fonction de certaines valeurs nouvelles de la vie, qu’il s’agit dès à présent de distinguer et de répandre... »
La résolution finale du Congrès traduisit un accord profond, sous forme d’une déclaration en six points proclamant la « nécessité d’une construction intégrale du cadre de la vie par un urbanisme unitaire qui doit utiliser l’ensemble des arts et des techniques modernes » ; le « caractère périmé d’avance de toute rénovation apportée à un art dans ses limites traditionnelles » ; la « reconnaissance d’une interdépendance essentielle entre l’urbanisme unitaire et un style de vie à venir... » qu’il faut situer « dans la perspective d’une liberté réelle plus grande et d’une plus grande domination de la nature » ; enfin l’« unité d’action entre les signataires sur ce programme... » (le sixième point énumérant en outre les diverses modalités d’un soutien réciproque).
Outre cette résolution finale, approuvée par : J. Calonne, Constant, G. Gallizio, A. Jorn, Kotik, Rada, Piero Simondo, E. Sottsass Jr., Elena Verrone, Wolman – le Congrès se prononça à l’unanimité contre toute relation avec les participants du Festival de la Cité Radieuse, à la suite du boycott déclenché le mois précédent.
À l’issue des travaux du Congrès, Gil J Wolman fut adjoint aux responsables de la rédaction d’Eristica, bulletin d’information du Mouvement International pour un Bauhaus Imaginiste et Asger Jorn placé au comité directeur de l’Internationale lettriste.
Le congrès d’Alba marquera sans doute une des difficiles étapes, dans le secteur de la lutte pour une nouvelle sensibilité et pour une nouvelle culture, de ce renouveau révolutionnaire général qui caractérise l’année 1956, et qui apparaît dans les premiers résultats politiques de la pression des masses en U.R.S.S., en Pologne et en Hongrie (bien qu’ici, dans une périlleuse confusion, le retour des vieux mots d’ordre pourris du nationalisme clérical procède de l’erreur mortelle que fut l’interdiction d’une opposition marxiste), comme dans les succès de l’insurrection algérienne et dans les grandes grèves d’Espagne. L’avenir prochain de ces développements permet les plus grands espoirs.

LISTE DES PARTICIPANTS
DU FESTIVAL DE LA CITÉ RADIEUSE

Albinoni, Atlan, Barraqué, Béjart, Benedek, Boulez, César, Fano, Ford, Gilioli, Guillon, Hathaway, Henry, Hodeir, Humeau, Ionesco, Isou, Kerchbron, Lapoujade, Lemaître, L’Herbier, Mac Laren, Martin, Messiaen, Pan, Pak, Philippot, Poliéri, Pousseur, Prévert, Puente, Ragon, Sauguet, Schoffer, Solal, Stahly, Stockhausen, Sugai, Tardieu, Tinguely, Wogenscky, Yves.



POTLATCH
Bulletin d’information de l’Internationale lettriste.
N° 28 – 22 mai 1957


UN PAS EN ARRIÈRE

Le point extrême atteint par le pourrissement de toutes les formes de la culture moderne ; l’effondrement public du système de répétition qui régnait depuis l’après-guerre ; le ralliement de divers artistes et intellectuels sur la base de nouvelles perspectives de création, encore inégalement comprises, posent maintenant la question de l’établissement, par les tendances avant-gardistes unies, d’une alternative révolutionnaire générale à la production culturelle officielle, définie à la fois par André Stil et Sagan-Drouet.
L’élargissement de nos forces, la possibilité et la nécessité d’une véritable action internationale doivent nous mener à changer profondément notre tactique. Il faut nous emparer de la culture moderne, pour l’utiliser à nos fins, et non plus mener une opposition extérieure fondée sur le seul développement futur de nos problèmes. Nous devons agir tout de suite, pour une critique et une formulation théorique communes de thèses qui se complètent, pour une application expérimentale commune de ces thèses. La tendance de Potlatch doit accepter, s’il le faut, une position minoritaire dans la nouvelle organisation internationale, pour en permettre l’unification. Mais toutes les réalisations concrètes de ce mouvement le porteront naturellement à s’aligner sur le programme le plus avancé.
On ne peut parler exactement de crise du lettrisme, puisque nous avons toujours voulu, et réussi, une ambiance de crise permanente ; et aussi parce que, si même la notion de lettrisme n’est pas dépourvue de tout contenu, les valeurs qui nous intéressent se sont formées dans le mouvement lettriste, mais contre lui. On peut remarquer cependant qu’un certain nihilisme satisfait, majoritaire dans l’I.L. jusqu’aux exclusions de 1953, s’est objectivement prolongé dans les excès du sectarisme qui ont contribué à fausser plusieurs de nos choix jusqu’en 1956. De telles attitudes ne vont pas sans malhonnêteté. Tel se proclamait à la pointe de l’abandon de l’écriture ; prisait tant notre isolement et notre pureté inactive qu’il se prononçait pour le refus de collaborer à la revue qui, de toutes, est la plus proche de l’ensemble de nos positions. À peine est-il exclu depuis cinq jours qu’il quémande – en vain naturellement – à la direction de cette revue d’y poursuivre une collaboration littéraire « à titre personnel ». Ce camarade avait-il donc agi précédemment comme un provocateur ? Non, il est simplement passé d’un comportement irresponsable à un autre, inverse, quand l’alibi purement nominal du « lettrisme » lui a fait défaut, ne laissant que le vide.
Les mystifications usées du monde que nous combattons peuvent toujours à quelque détour nous paraître des nouveautés, et nous retenir. Aucune étiquette n’en abrite. Aucune séduction ne suffit. Nous avons à trouver des techniques concrètes pour bouleverser les ambiances de la vie quotidienne.
La première question pratique que nous devons résoudre est l’élargissement notable de notre base économique. Dans les conditions où nous sommes, il semble plus facile d’inventer des sentiments nouveaux qu’un nouveau métier. L’urgence que nous voyons à définir – et à justifier par la pratique – plusieurs nouvelles occupations, distinctes par exemple de la fonction sociale de l’artiste, nous porte à soutenir l’idée d’un plan économique collectif, réclamé par Piero Simondo et nos camarades italiens. Il est certain que la décision de se servir, du point de vue économique comme du point de vue constructif, des fragments arriérés de l’esthétique moderne entraîne de graves dangers de décomposition. Des amis s’inquiètent, pour citer un cas précis, d’une prédominance numérique soudaine des peintres, dont ils jugent la production forcément insignifiante, et les attaches avec le commerce artistique indissolubles. Cependant il nous faut réunir les spécialistes de techniques très diverses ; connaître les derniers développements autonomes de ces techniques – sans tomber dans l’impérialisme idéologique qui ignore la réalité des problèmes d’une discipline étrangère et veut en disposer extérieurement –; expérimenter un emploi unitaire des moyens actuellement épars. Nous devons donc courir le risque d’une régression ; mais tendre à dépasser au plus tôt les contradictions de la phase présente en approfondissant une théorie d’ensemble, et en parvenant à des expériences dont les résultats soient indiscutables.
Bien que certaines activités artistiques soient plus notoirement frappées à mort que d’autres, nous pensons que l’accrochage de tableaux dans une galerie est une survivance aussi forcément inintéressante qu’un livre de poèmes. Toute utilisation du cadre actuel du commerce intellectuel rend du terrain au confusionnisme idéologique, et cela jusque parmi nous ; mais d’autre part nous ne pouvons rien faire sans tenir compte au départ de ce cadre momentané.
En dernier ressort, ce qui jugera la politique que nous adoptons maintenant, ce sera qu’elle se révèle ou non capable de favoriser la constitution d’un groupement international plus avancé. À défaut, elle marquerait seulement le début d’une réaction générale dans ce mouvement. La formation d’une avant-garde révolutionnaire dans la culture dépendrait alors de l’apparition d’autres forces.

G.-E. Debord


POTLATCH
Bulletin d’information de l’Internationale lettriste.
N° 29 – 5 novembre 1957


Le 28 juillet, la conférence de Cosio d’Arroscia s’est achevée par la décision d’unifier complètement les groupes représentés (Internationale lettriste, Mouvement International pour un Bauhaus Imaginiste, Comité psychogéographique) et par la constitution votée par 5 voix contre 1, et 2 abstentions – d’une Internationale situationniste sur la base définie par les publications préparatoires de la conférence. Potlatch sera désormais placé sous son contrôle.



LES LEVRES NUES
n° 6
Septembre 1955


Introduction à une critique de la géographie urbaine.


Voir Article consacré sur ce blog intitulé : psychogéographique



LES LEVRES NUES

Mai 1956


MODE D'EMPLOI DU DETOURNEMENT.

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La lumière du détournement se propage en ligne droite. Dans la mesure où la nouvelle architecture semble devoir commencer par un stade expérimental baroque, le complexe architectural - que nous concevons comme la construction d’un milieu ambiant dynamique en liaison avec des styles de comportement - utilisera vraisemblablement le détournement des formes architecturales connues, et en tout cas tirera parti, plastiquement et émotionnellement, de toutes sortes d’objets détournés : des grues ou des échafaudages métalliques savamment disposés prenant avantageusement la relève d’une tradition sculpturale défunte. Ceci n’est choquant que pour les pires fanatiques du jardin à la française. On se souvient que, sur ses vieux jours, d’Annunzio, cette pourriture fascisante, possédait dans son parc la proue d’un torpilleur. Ses motifs patriotiques ignorés, ce monument ne peut qu’apparaître plaisant. 

En étendant le détournement jusqu’aux réalisations de l’urbanisme, il ne serait sans doute indifférent à personne que l’on reconstituât minutieusement dans une ville tout un cartier d’une autre. L’existence, qui ne sera jamais trop déroutante, s’en verrait réellement embellie. 

Les titres mêmes, comme on l’a déjà vu, sont un élément radical du détournement. Ce fait découle de deux constatations générales qui sont, d’une part, que tous les titres sont interchangeables, et d’autre part qu’ils ont une importance déterminante dans plusieurs disciplines. Tous les romans policiers de la "série noire" se ressemblent intensément, et le seul effort de renouvellement portant sur le titre suffit à leur conserver un public considérable. Dans la musique, un titre exerce toujours une grande influence, et rien ne justifie vraiment son choix. Il ne serait donc pas mauvais d’apporter une ultime correction au titre de la "Symphonie héroïque" en en faisant, par exemple, une "Symphonie Lénine". 

Le titre contribue fortement à détourner l’oeuvre, mais une réaction de l’oeuvre sur le titre est inévitable. De sorte que l’on peut faire un usage étendu de titres précis empruntés à des publications scientifiques ("Biologie littorale des mers tempérées") ou militaires ("Combats de nuit des petites unités d’infanterie") ; et même de beaucoup de phrases relevées dans les illustrés enfantins ("De merveilleux paysages s’offrent à la vue des navigateurs"). 

Pour finir, il nous faut citer brièvement quelques aspects de ce que nous nommerons l’ultra-détournement, c’est-à-dire les tendances du détournement à s’appliquer dans la vie sociale quotidienne. Les gestes et les mots peuvent être chargés d’autres sens, et l’ont été constamment à travers l’histoire, pour des raisons pratiques. Les sociétés secrètes de l’ancienne Chine disposaient d’un grand raffinement de signes de reconnaissance, englobant la plupart des attitudes mondaines (manière de disposer des tasses ; de boire ; citations de poèmes arrêtées à des moments convenus). Le besoin d’une langue secrète, de mots de passe, est inséparable d’une tendance au jeu. L’idée-limite est que n’importe quel signe, n’importe quel vocable, est susceptible d’être converti en autre chose, voire en son contraire. Les insurgés royalistes de la Vendée, parce qu’affublés de l’immonde effigie du coeur de Jésus, s’appelaient l’Armée Rouge. Dans le domaine pourtant limité de la politique, cette expression a été complètement détournée en un siècle. 

Outre le langage, il est possible de détourner par la même méthode le vêtement, avec toute l’importance affective qu’il recèle. Là aussi, nous trouvons la notion de déguisement en liaison étroite avec le jeu. Enfin, quand on en arrive à construire des situations, but final de toute notre activité, il sera loisible à tout un chacun de détourner des situations entières en en changeant délibérément telle ou telle condition déterminante. 

Les procédés que nous avons sommairement traités ici ne sont pas présentés comme une intention qui nous serait propre, mais au contraire comme une pratique assez communément répandue que nous nous proposons de systématiser. 

La théorie du détournement par elle-même ne nous intéresse guère. Mais nous la trouvons liée à presque tous les aspects constructifs de la période de transition pré-situationniste. Son enrichissement, par la pratique, apparaît donc comme nécessaire. 

Nous remettons à plus tard le développement de ces thèses.

G.-E. Debord, Gil J Wolman.

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