Je me souviens de mon voyage dans la région de la VRAE des années auparavant, depuis Puerto Ocopa jusqu’à Puerto Cocos, à travers le fleuve Ene. Nous travaillions alors sur un projet de documentaire sur les campagnes de stérilisations forcées effectuées au Pérou. J’avais été très impressionné par la militarisation de la région, les nombreuses bases militaires et les contrôles que nous avions subis tout au long du voyage qui avait duré deux jours. Nous arrivions dans les villages dans la pénombre de la tombée du jour pour repartir avec les premiers rayons du soleil. Dans certains d’entre eux, un générateur électrique faisait parfois fonctionner un téléviseur autour duquel s’agglutinaient les enfants mais, en général, nous n’entendions que les concerts nocturnes de la faune infinie de la région. Je me demandais contre qui combattaient tous ces militaires. C’était en 2007 et à la capitale on parlait de l’existence de « derniers foyers subversifs ». La plupart des gens que je connaissais à Lima me disaient qu’il s’agissait d’ « actions très isolées des derniers narcoterroristes ».
En février de l’année dernière j’ai décidé de retourner à la VRAE afin d’essayer de comprendre la situation, principalement celle de ses habitants. D’Ayacucho à Pichari il y a 7 ou 8 heures de parcours qui peuvent se prolonger ou s’écourter selon le mode de transport choisi et les conditions météorologiques. Le choix se fait entre une camionnette collective dans laquelle voyagent environ 10 personnes avec un amoncellement de bagages sur le toit, la voiture dans laquelle voyagent 5 personnes et le pickup: 5 personnes à l’intérieur mais aussi quelques-unes à l’arrière. Les prix varient en fonction du porte-monnaie. Mon voyage fut une torture, les pluies avaient décoré la route de trous et à certains endroits elle était même traversée par de petits ruisseaux. D’où les tressautements permanents tout le long du trajet. Après le village de Quinua et les hauteurs de Tambo, la route se transforme en chemin de terre, autant dire, en terre et en boue quand il pleut. Nous continuâmes vers Acco, Tutumbaru, Ayna, Machente (où nous fûmes arrêtés par un premier contrôle de police), San Francisco (surnommée amicalement San Pancho par ses habitants) et, finalement, Pichari. J’arrivai à midi. La chaleur était intense et je devins la cible préférée des moustiques. J’avais entendu que dans un village proche de Pichari le gouvernement avait approuvé la construction d’un aérodrome militaire états-unien. Je voulais interviewer à ce sujet le maire de Pichari, favorable à la construction de l’aérodrome et aussi Ruth Rodríguez Salvatierra, lieutenant-gouverneur d’Otari, le village où devrait se construire l’aérodrome, et opposée au projet.
À la Municipalité de Pichari on m’a indiqua que le maire était à Lima et qu’il reviendrait deux jours plus tard. Les jours suivants j’y retournai à plusieurs reprises avec l’intention de l’interviewer, sans succès. Pichari est une petite ville mais des dizaines de camionnettes 4X4 se promènent dans les rues, certaines conduites par des habitants, des transporteurs et d’autres par des militaires, avec des soldats fortement armés à l’arrière. Cela me fait penser aux forces d’occupation, extérieures à la population, comme en Irak ou en Afghanistan. Dès le matin, les camionnettes militaires circulent sans cesse dans les rues de Pichari. Dans la ville de Pichari se trouve le siège du Commandement spécial de la VRAE, formé par l’Armée, les Forces de l’air et la Marine de Guerre. La Police Anti-drogue (DIRANDRO) et la Police Anti-terroriste (DIRCOTE) sont aussi présentes dans la vallée.
LES PARADIS D’OTARI ET PUERTO MAYO:
LA FUTURE BASE MILITAIRE ÉTATS-UNIENNE
À vingt minutes de Pichari par une route goudronnée on accède à Otari, terre asháninka (2) où arrivèrent des émigrants des Andes à la fin des années soixante pour vivre et travailler dans la région. Ce sont ces émigrants qui ont créé Otari Colonos. Les habitants ont de bonnes relations avec leurs voisins asháninkas, ils ont grandi ensemble, souffert ensemble et lutté ensemble dans de nombreux cas. De l’autre côté de la route se trouve Puerto Mayo, un beau village au bord du fleuve, avec une terrasse de végétation paradisiaque entourée de palmiers.
Je rencontrai Ruth Rodriguez Salvatierra, lieutenant-gouverneur du village Otari Colonos, à la terrasse d’un petit restaurant au bord de la route. Elle m’y expliqua les préoccupations des habitants de la région face au projet de construction de l’aérodrome militaire. À quelques mètres de nous, un groupe d’habitants fêtait un anniversaire au son de chansons andines interprétées par une bande de musiciens. L’un d’entre eux, interrogé au sujet de la construction de l’aérodrome, me dit:
« Les gringos veulent venir se saisir de nos richesses, cela ne nous convient pas. Ils disent qu’ils vont construire un aérodrome militaire ici, c’est-à-dire que toute cette nature, où nous avons lutté, où nous vivons, ils vont la transformer en poussière. Les gringos ne viennent pas seulement pour éradiquer la coca, ils viennent se saisir de nos richesses. Il y aura des gringos armés. Cela ne nous convient pas ».
Otari a un sol riche qui produit du cacao, des bananes, du maïs, du manioc. Les agriculteurs ont à peine besoin d’engrais, les plantes poussent sans difficulté grâce à la qualité de la terre. De plus, une route traverse le village ce qui facilite le transport de ses produits. Il y a de l’électricité et quelques habitants ont même eu accès à l’université. Dernièrement, c’est devenu une zone très fréquentée par des visiteurs d’autres régions. Progressivement, elle est en train de se transformer en un endroit touristique comportant des zones de loisirs. C‘est dans cette belle région que le Commandement Sud des États Unis va construire un aérodrome militaire. Il faudrait pour cela quelques héctares (3), pourtant le plan de construction prévoit d’exproprier 475 hectares aux habitants. Ce qui fait penser à l’installation d’une base militaire plutôt qu’à celle d’un simple aérodrome. Afin de concevoir la taille des expropriations on peut considérer que deux terrains de foot correspondent à un hectare. La taille du terrain exproprié serait équivalente à celle de 950 terrains de foot.
Un des agriculteurs nous expliqua que personne n’était venu leur demander leur avis sur la construction de l’aérodrome, mais qu’ils commencèrent à avoir des soupçons en 2003 quand ils virent arriver « des état-uniens grands, blancs, pour faire des études du sol en effectuant des forages ». Les habitants leur demandèrent pourquoi ils faisaient tout ça mais ils n’obtinrent aucune réponse, « ils ont simplement fini leur travail et sont partis ». C’est la raison pour laquelle ils se sont réunis en assemblée pour enquêter. « Plus tard, plusieurs militaires habillés en civil se sont présentés pour négocier au nom du gouvernement, ils ont essayé de faire signer aux habitants des documents en blanc pour qu’ils cèdent leurs terres pour la construction de l’aérodrome militaire […..] Ces terres on ne va pas les vendre, elles sont pour ceux qui les travaillent. Ce paradis, dans quelques années ils vont vouloir le transformer en terre de larmes et de poussière, un scénario de guerre et de destruction ».
Alors que le projet est en pleine préparation, puisque sa construction est prévue dans les deux ou trois ans à venir, le maire de Puerto Mayo, Primitivo Ramírez précise avoir demandé sans succès le dossier technique de la construction de l’aérodrome militaire au responsable de CODEVRAE (Coordination du Développement de la Vallée des fleuves Apurímac et Ene), le colonel de l’Armée Luis Rojas Merino. « Il a déjà indiqué clairement ses intentions à la radio : “nous avons besoin d’un aérodrome militaire afin de fournir un soutien logistique au quartier général et aux bases militaires de la VRAE” ».
Le dirigeant asháninka Herminio Castañeda, à qui nous rendîmes visite dans la communauté de Quinquiviri Baja, est farouchement opposé à la construction de l’aérodrome militaire. « Qui dit militarisation dit viol. Il y aura de la violence, des états-uniens viendront. Que savent-ils des femmes autochtones? Ils vont violer. Nous ne voulons pas de ça. Ils sont méchants. Nous ne voulons pas de violeurs ici. Qu’ils aillent se battre contre les « oncles » qui sont dans le Vizcatán, qu’ils aillent là-bas, qu’ils fassent leur aéroport par là-bas, pas ici. Nous avons fait la pacification, maintenant les états-uniens veulent venir profiter de nous, les asháninkas. Qu’ils luttent comme moi j’ai lutté contre les oncles là-bas dans le Vizcatán ». Les« oncles » c’est le terme employé par les habitants de la région pour parler des guérilleros du PCP-Militarisé (4) dirigé par Víctor Quispe Palomino, le camarade José.
La construction de « l’aérodrome militaire » sera menée par BUILDING STRONG, le Corps d’Ingénieurs de l’Armée des États-Unis qui, comme indiqué sur leur site internet, « a pour objectif celui de protéger les intérêts des Etats Unis à l’étranger à travers son expérience en ingénierie » . L’aérodrome sera construit à la demande du Commandement Sud. Ainsi, tout ce qui concerne sa construction est considéré comme secret défense et relevant de la sécurité nationale par le gouvernement d’Ollanta Humala. Comme à l’époque de Fujimori, aucune explication ne sera donnée aux péruviens ou au Congrès sur ces actes. « Nous, les asháninkas, avons notre pharmacie dans ces forêts, nous y obtenons nos médicaments, nous faisons notre marché dans les cours d’eau, qu’allons-nous faire si on nous les enlève ? ».Le constat d’Herminio Castañeda est amer.
LES NARCOTRAFIQUANTS
Qui trouve-t-on dans la prison de Yanamilla? se demande Primitivo Ramirez, le jeune maire de Puerto Mayo. « La plupart sont nos frères, nos amis, parfois du quartier, de la famille, des connaissances, des gens modestes, souvent sans éducation; mais avez-vous vu dans la prison les grands narcotrafiquants de la région, les grandes mafias ? Beaucoup d’entre eux sont habillés en costard cravate, beaucoup d’entre eux sont même des autorités ou des fonctionnaires de haut niveau. Ce sont eux les grands narcotrafiquants. Ce sont eux aussi qui permettent l’entrée des composants pour la fabrication de la cocaïne ». Selon Carmen Masías ex-cheffe de DEVIDA (5) 4.000 jeunes croupissent dans les prisons pour ces raisons.
Le candidat à la mairie de Pichari, Hernán Palacios, résume la nouvelle militarisation contre le narcotrafic qui d’après lui n’est même pas efficace: « En 1994 quand le prix de la feuille de coca a baissé on n’a pas éradiqué le producteur paysan de coca, on a attaqué les narcotrafiquants. Si l’Etat voulait aujourd’hui poursuivre les narcotrafiquants, il ferait baisser le prix de la feuille de coca. De plus, maintenant on a la technologie, par exemple avec l’installation de scanners aux contrôles de police de Machente nous empêcherions l’entrée des composants dans la VRAE. Pourtant c’est tout le contraire qui arrive, il y a quelques années nous avons eu un chef de la police à Machente qui a été arrêté avec de la drogue à Arequipa. Deux tonnes, imaginez ».
Pourtant, d’un autre côté, des dizaines de jeunes « mochileros », comme on appelle les transporteurs de pâte base de cocaïne, sont tués chaque année avec 5 ou 6 kilos de celle-ci en leur possession, par l’armée et la police sur les routes de la VRAE. On découvre souvent leurs photos en première page des journaux, affichées comme celles des « narcoterroristes abattus ». Ces jeunes ne sont qu’un exemple de l’abandon dans lequel se trouve la région et les ravages dans ce qu’un pays a de plus précieux : sa jeunesse. Les « mochileros » constituent un petit maillon de la grande affaire du narcotrafic dans laquelle ils sont les premières victimes.
Au Pérou on ne saisit que 7% des composants nécessaires à la fabrication de la pâte de cocaïne et moins de 4% de la cocaïne produite. Le Pérou produit 350 tonnes de cocaïne desquelles seulement 7 tonnes en sont saisies. Par où sortent les 343 tonnes restantes alors que les contrôles de police, les bases militaires, les agents de la DEA pullulent dans toute la région de la VRAE et dans les autres régions de culture de feuille de coca? 80% de la cocaïne produite quitte le Pérou par voie maritime par le ports de Callao, Ilo, Chimbote et Paita. Le Pérou est devenu le premier exportateur mondial de cocaïne.(6) et selon l’ONU aussi le premier producteur.
Il était cinq heures de l’après-midi. En attendant à Quisto Valle une camionnette qui me ramènerait à Pichari je vis des dizaines de jeunes qui descendaient vers la route. Je discutai avec certains d’entre eux. Ils travaillaient dans les plantations de coca. Ils venaient de terminer une dure journée dans les champs. Ils étaient issus de différentes régions: de Huancavelica, d’Andahuaylas. Ils arrivaient en familles ou en groupes, ils étaient tous très jeunes, des hommes et des femmes, à la recherche d’un avenir qu’aucun gouvernement ne leur a accordé. Une génération qui, comme celle de leurs parents, n’a jamais connu le « Señor Gobierno ». (7)
LA COCA OU LA MORT
Il est vrai, comme dit le maire de Puerto Mayo que « le paysan est très direct dans sa manière de résumer sa situation [….] Ils disent la COCA ou la MORT, mais il ne faut pas l’interpréter comme du radicalisme ». Le paysan cultivateur de coca pense que l’éradication des plantations de feuilles de coca le mènera à une mort lente pour lui comme pour sa famille. Et il est certain que beaucoup d’entre eux s’opposeront et mourront si nécessaire en défendant leurs plantations. L’éradication annoncée va générer sans aucun doute un conflit social à grande échelle. Primitivo Ramírez prévient : « Attention, les populations et les communautés de la VRAE sont armées à cause des séquelles socio-politiques vécues pendant les violences politiques des années 80 et 90 ».
De l’autre côté du fleuve Ene, du côté d’Ayacucho, se trouve Sivia. Les habitants de la région décorent leurs embarcations et leurs maisons en vert émeraude, la couleur de la région de Huanta à laquelle appartiennent les différents villages de cette partie du fleuve. Sur la place centrale de Sivia, un paysan cultivateur de coca attendait assis avec sa fille l’ouverture de la filière de la Banque Agricole pour demander un crédit. Son visage et ses mains marqués sont les fidèles témoignages du dur labeur que doivent réaliser les habitants de la région. Il nous dit que l’éradication n’apporterait que plus de famine et de misère,« comme dans les années 90 beaucoup de jeunes se tourneront vers la subversion, la situation n’a pas changé, les militaires continuent de commettre des abus, ils rentrent dans les maisons et emportent nos affaires […..] Il y en a beaucoup qui disent que, si c’est nécessaire, nous laisseront nos vies en défendant la coca ». Il y avait de l’indignation et de la désolation dans son regard. L’abandon est le sentiment qui transparait dans ces terres, un abandon qui contraste néanmoins avec l’effort indescriptible effectué par ces paysans pour survivre et permettre à leurs familles de s’en sortir.
Ruth Villar Quispe, ex-dirigeante de la Fédération des clubs de mères de la Vallée des fleuves Apurimac et Ene , voit avec « inquiétude le trafic journalier des hélicoptères et des navires sur le fleuve. » Comme beaucoup d’autres mères, elle a souffert et vécu dans sa chaire la guerre interne, elle a perdu des membres de sa famille. « L’Etat ne se rend pas compte qu’il est en train de traumatiser nos enfants. Pour les enfants, les hélicoptères sont des croquemitaines, le bruit est permanent, de jour comme de nuit. Nos frères, les agriculteurs, nos frères paysans, sont catégoriques, ils disent la coca ou la mort. Le seul moyen d’existence pour tous ici dans la VRAE c’est notre coca. Le gouvernement doit dialoguer avec les dirigeants pour qu’ils arrivent à un accord. Nous ne sommes pas d’accord pour qu’ils interviennent sans nous consulter au préalable ». Elle lance un appel au gouvernement d’Ollanta Humala afin qu’il réfléchisse avant toute éradication intempestive: « Qu’avait-il dit quand il était candidat ici à Ayacucho ? Je ne vais pas éradiquer la feuille de coca ! Je veux qu’il tienne parole parce qu’il nous a vraiment menti, il est arrivé au pouvoir avec un mensonge. Monsieur Humala, réfléchissez-y mille fois avant d’entrer dans la VRAE ».
De Sivia, nous partîmes en direction de Huamanpata, nous parcourûmes de petites collines et nous aperçûmes d’en haut la beauté du grand fleuve Ene et son épaisse végétation sous le concert mélodique de l’incommensurable population d’êtres vivants qui habitent la vallée. Huamanpata est un petit village. Dans la rue principale, les habitants sèchent les feuilles de coca sur de longues bandes en plastique noir et bleu. Un vieux monsieur nous accueillit et nous souhaita la bienvenue. Nous parlâmes avec quelques habitants puis nous nous dirigeâmes à pied vers les parcelles pour dialoguer avec les paysans qui travaillaient encore sur la plantation. Nous fûmes été reçus sur une parcelle par Mario Gómez, paysan de petite constitution. Sur une colline au milieu des cultures, sous un soleil de plomb, les feuilles des arbustes de coca prenaient une couleur verte fluorescente. Les enfants jouaient dans les environs, apportant une note d’innocence et de gaité dans un paradis que l’on essaie de condamner à la désolation et à une perpétuelle misère. Avec son parler calme et précis, Mario nous expliqua peu à peu ses inquiétudes et ses préoccupations: « La politique répressive du gouvernement en place et de l’institution DEVIDA nous inquiète beaucoup à cause de la décision prise. Nous sommes des agriculteurs pauvres, de petits propriétaires, nous ne sommes pas des grands producteurs de coca comme ils le pensent. Ils croient que, dans la vallée, même les chiens ont des dents en or. Ce n’est pas vrai. Cette éradication répressive, unilatérale qui nous arrive dessus nous inquiète beaucoup. […..] Comme vous le voyez, la vallée n’est pas comme l’imaginent les gens huppés de Lima, qui nous considèrent comme des terroristes, des narcoterroristes, des personnes de mauvaise réputation. Nous ne sommes pas comme ça ».
« Nous aimerions nous mettre au développement alternatif mais malheureusement il n’arrive pas dans cette zone. C’est vrai que DEVIDA a un budget annuel énorme pour la vallée, des millions, mais finalement, cet argent n’arrive pas au petit propriétaire cultivateur de coca. [….] « 60% du budget reste à Lima. Ils ne nous ont donné que quelques sacs pour planter des pepinières et quelques scies. Je n’appelle pas ça du développement alternatif. […..] « Le plan de développement alternatif est un échec cuisant. Allez-y, visitez n’importe quelle parcelle et vous verrez qu’il n’est pas arrivé. Ils ont échoué parce qu’on ne prête pas vraiment attention à l’agriculteur cultivateur de coca. ENACO (l’entreprise publique en charge de l’achat et de la commercialisation des feuilles de coca) est un monopole qui nous achète la coca 80 soles, le prix de la deuxième qualité, et qui la revend 200 soles par la suite dans les montagnes. Elle a le monopole sur nous. Malheureusement, aucune entreprise ne peut la concurrencer”.
Le gouvernement a décidé d’éradiquer de manière unilatérale 30.000 hectares de cultures de feuilles de coca dans la région, une mesure qui a été suspendue temporairement (8).
LA GUERRE POUR LES RESSOURCES
En 2005, le gouvernement péruvien a accordé par Décret Suprême N° 036-2005-EM, la licence d’exploration et exploitation des hydrocarbures sur le LOT 108 à la filiale argentine de la multinationale PLUSPETROL Resources Corporation dont le siège social est en Hollande. Actuellement PLUSPETROL possède plus de 85% des parts du Lot 108 et la compagnie australienne WOODSIDE PETROLEUM en possède15%. Le lot 108, qui se trouve dans le bassin de la VRAE est une région étendue qui comprend les départements de Junín (Chanchamayo et Satipo), Cusco (La Convención), Ayacucho (Huanta et La Mar), Pasco (Oxapampa) et Ucayali (Atalaya), couvrant plus d’1,2 millions d’hectares. Dans une interview à un journal local, Gérman Jiménez représentant de PLUSPETROL au Pérou s’est montré très enthousiaste à l’idée du Lot 108: « C’est un lot qui peut devenir un autre Camisea de par son potentiel en gaz et en liquides et même en pétrole ». (9)
La multinationale hollandaise PLUSPETROL est aussi une des sociétés exploitantes des gisements de gaz du lot 88 de Camisea et du lot 56 à Pagoreni, dans le Bajo Urubamba dans la région de Cusco. Néanmoins, ce sont surtout les lots d’exploitation PLUSPETROL 1AB et 8, situés dans la forêt nord du Pérou, qui ont créé des antécédents désastreux. L’extraction de pétrole dans ces deux lots a affecté la santé du peuple Achuar, aussi bien du côté péruvien que du côté équatorien, ainsi que la flore et la faune de la région. Dans un rapport de la Direction Nationale de la Santé Environnementale, il a été déterminé que plus de 98% des jeunes Achuar de moins de 18 ans dépassent les limites de cadmium dans le sang à cause de la grande toxicité de la zone. En 2006 pendant les manifestations des Achuar face à la terrible contamination de leurs terres de la part de PLUSPETROL, certains manifestants furent arrêtés par la DINOES (Police des Operations Spéciales), pour ensuite être emmenés dans le camp de la multinationale où ils furent torturés. Avec de tels antécédents, on se doute bien que l’exploitation du lot 108 dans la VRAE ne fera que militariser un peu plus la région et va générer une répression plus importante à l’encontre de ses habitants, sans compter les dommages incommensurables sur la santé des habitants et la destruction de l’écosystème de la région.
Les concessions pour l’exploration et l’exploitation du pétrole et du gaz à des entreprises multinationales ont augmenté de manière dramatique dans l’Amazonie Péruvienne, passant de 15% en 2004 à 75% de nos jours. Parallèlement, la présence militaire états-unien au Pérou a aussi augmenté ces dernières années. On estime à plus de 85000 le nombre de militaires états-uniens qui sont entrés au Pérou entre 2003 et 2010.
Dans ce contexte, les expropriations des 475 hectares pour la construction de l’ « aérodrome militaire » dans le cœur de la VRAE prennent un relief tout particulier. Cette structure militaire deviendrait avec Pichari le centre névralgique pour la protection et la sécurité des entreprises dédiées à l’exploitation des ressources naturelles de la VRAE. Elle serait aussi le centre d’approvisionnement pour les autres bases qui opèrent dans la région contre le PCP-Militarisé qui empêche, d’après Plus Petrol, l’application des plans d’exploration et d’exploitation dans la partie sud du lot 108. Il faut rappeler que, dans les dernières années, le PCP-Militarisé a occasionné des pertes importantes à l’armée péruvienne et consolidé son influence dans la région. Comme affirmait Hernán Palacios:
«Les états-uniens nous considèrent comme une colonie des États Unis. […..] ”La troisième guerre mondiale aura lieu à cause de l’eau et la plus grande réserve d’eau se trouve dans l’Amazonie et dans la VRAE qui en fait partie en tant qu’affluent de l’Amazone. [……] « Les États Unis ont l’ambition d’avoir une présence et un contrôle hégémonique. S’ils s’approprient 475 hectares c’est pour quelque chose d’important. […] La découverte du lot 108, la prospection de minéraux, c’est là que se trouvent les interêts des Etats-Unis dans la région. Nous sommes un pays souverain, nous devons défendre notre souveraineté ».
Quelques exemples récents ne font que confirmer les informations sur l’augmentation de la présence états-unienne sur le territoire péruvien. Dans la Base Naval d’Iquitos Sainte Clotilde, sur la rive gauche du fleuve Nanay se trouve le siège du Commandement Général des Opérations dans l’Amazonie (COMOPERAMA) appartennant à la Marine de Guerre péruvienne. Grâce au Plan Bilatéral du Programme des Opérations Fluviales signé entre le gouvernement péruvien et le gouvernement des Etats-Unis, les Forces Armées des Etats-Unis ont construit dans la Base Naval Sainte Clotilde l‘École des Opérations Fluviales, une École de Combat Fluvial avec le financement du Commandement Sud et dans laquelle interviennent des instructeurs militaires étas-uniens. C’est ici que les Forces des Opérations Spéciales (FOES) et l’Infanterie de la Marine de Guerre qui combattent dans la VRAE reçoivent formation et entraînement. Le Plan comprend aussi la construction de 7 bases et Plate-formes Flottantes avec le financement de l’USACE (10) et de la DEA (11) et la livraison de 28 navires de patrouille ainsi que d’armement. Le Plan Bilateral a établi un Centre d’Opérations Fluviales (Commandement d’Opérations), un Centre Logistique et d’Approvisionnement dans la Base Navale Teniente Clavero située à la frontière avec la Colombie. (12)
Mónica Bruckmann fait remarquer que le séjour d’un militaire états-unien au Pérou « dure en moyenne entre 12 et 67 jours pour réaliser des exercices d’entrainement militaire en mer, sur terre et dans les fleuves, un entrainement à la lutte anti-insurrectionnelle et au renseignement avec les forces armées et la police du Pérou et des exercices de reconnaissance du terrain dans des zones de conflit social. Ainsi, les déplacements militaires se dirigent vers des zones stratégiques de contrôle du bassin amazonien et de ses principaux affluents, les principaux ports péruviens (Callao, Salaverry, Paita, Chimbote et Ilo), d’où sont expédiés par bateau le pétrole, le gaz, les minéraux que le pays exporte mais aussi les régions de grand conflit social et de protestation (comme la Vallée des fleuves Apurímac et Ene, connue sous le nom de VRAE). » (13)
PERMIS DE TUER
En janvier 2014 le gouvernement a approuvé la loi 30151 :
La loi 30151 qui modifie le point 11 élimine du texte “en utilisant leurs armes de manière réglementaire” pour le remplacer par « en utilisant leurs armes » et offre plus de liberté d’action en ajoutant « ou tout autre moyen de défense ». Le point 11, créé par le gouvernement d’Alan García en 2007, accordait déjà l’impunité aux membres des forces armées et de la police; la présente modification ne fait que l’élargir. Ce sera la porte ouverte pour que, dans des scénarios de protestations sociale où des moyens dissuasifs devraient prévaloir, les forces de police et les forces armées fassent emploi d’armes létales en occasionnant des victimes sans ménagements. C’est ce que confirme la mort de plus de 20 personnes au cours des protestations sociales pendant le gouvernement d’Ollanta Humala et les plus de 150 victimes pendant le gouvernement d’ Alan García. En outre, cette modification couvrira d’un voile d’impunité toute enquête ou dénonciation des abus et des morts occasionnés par les forces armées et la police, puisque la loi les exempt de toute responsabilité quant aux pertes humaines et dommages matériels occasionnés.
Dans la région de la VRAE ceci risque d’entrainer non seulement des abus plus importants contre la population mais aussi la mort légalisée de toute opposition à l’éradication de la feuille de coca qui concerne la plupart des habitants de la région. C’est extrêmement inquiétant. Dans une région où les habitants sont taxés de « narcoterroristes » cette loi condamnera les paysans qui défendront leurs cultures à l’arrivée de l’éradication forcée de la feuille de coca pour les présenter ensuite comme des« narcoterroristes abattus ». Quand la nouvelle loi parle d’ « autre moyen de défense » on peut se demander si elle se réfère par exemple aux bombardements et au harcèlement permanent que subissent les populations de la VRAE et de l’impunité totale pour les pertes humaines et les dommages matériels occasionnés.
PAPA, POURQUOI TIRENT-ILS SUR LES LUCIOLES?
Nous étions partis à l’aube, nous traversâmes le fleuve en mettant le cap sur Canaire. Nous arrivâmes le matin pour le petit déjeuner. L’ambiance était lourde, la base militaire contre-subversive a été construite dans le village. Dans le restaurant où nous prîmes notre petit déjeuner des regards agressifs provenant d’une table voisine nous firent bien sentir que nous n’étions pas les bienvenus. Nos accompagnateurs nous informèrent que ceux qui nous observaient et nous surveillaient étaient des militaires habillés en civil. Au bout d’un moment, nous vîmes arriver le commandant Guido, chef militaire de la base, déjà au courant de notre présence. Il nous accueillit chaleureusement mais refusa d’être interviewé. De nombreux villages de la VRAE subissent la menace constante de bombardements par des hélicoptères de l’armée, surtout ceux qui sont à la frontière du Vizcatán, la région sous l’influence du Parti Communiste du Pérou Militarisé. Dans ces lieux, beaucoup d’habitants ont fait partie des Comités d’Autodéfense qui avaient été organisés pour repousser les forces subversives dans les années 90. Mais ce sont ces mêmes habitants qui refusent aujourd’hui la présence militaire dans la zone. Au dire des habitants, les enfants vivent dans la terreur.
Dans le village Unión Mantaro, Juan Guillén Gonzales, président du Comité Multisectoriel, nous montra les douilles des projectiles tirés sur la population depuis les hélicoptères de combat de l’armée. Cette guerre, nous dit-il, « ils sont en fait en train de la faire contre les paysans. Si le gouvernement veut faire la guerre à l’ennemi qu’il aille dans cette zone, qu’il aille au Vizcatán mais qu’il ne la fasse pas contre la population ». Les habitants qui avaient formé les Comités d’Autodéfense de la zone dans les années 90 ont côtoyé de près les militaires envoyés pour les organiser. Néanmoins, dans cette nouvelle étape de conflit « certains capitaines arrivent traumatisés, ils nous regardent comme si nous étions leurs ennemis, ils nous regardent apeurés, ils pensent que nous faisons partie du Sentier Lumineux. Il y en a certains cependant qui effectuent un travail social, qui nous informent. Mais il y en a d’autres qui maltraitent la population. Ils nous disent que la prochaine fois qu’il y aura des affrontements ils nous tueront tous. Ce genre de personnes, ce sont des malades mentaux, ils ne font rien que nous perturber ».
Antonio Carbajal Gamboa, le jeune lieutenant-gouverneur de Villa Progreso, était aussi indigné « contre la violence créée par l’armée ». Il nous raconta le cas récent d’un « paysan de sa communauté » qui fut pratiquement séquestré avec son fils par des militaires alors qu’ils revenaient de leur parcelle. « Ils les ont emmenés comme hommes de tête » à la recherche de guérilleros, c’est-à-dire, à la fois comme guides forcés et comme boucliers humains « sans consulter la population et sans rapporter les faits aux autorités ».
Nous traversâmes le fleuve Mantaro. De l’autre côté nous arrivâmes dans le village José Olaya qui appartient à Pangoa, département de Junín. À partir de là, le chemin devint épuisant à cause de la forte chaleur et d’un mauvais calcul des distances sur ce dernier tronçon, celui qui allait nous amener à Nueva Esperanza de Mazángaro. Nous n’avions pas prévu assez d’eau ni de vivres pour la route. Les deux ou trois heures escomptées pour arriver à Nueva Esperanza se transformèrent en huit heures de marche intense à travers la forêt haute de Pangoa, avec ses collines vertes infinies et la terre devenue boue. Sur ce long trajet, nous rencontrâmes quelques maisons isolées. Leurs habitants partagèrent aimablement avec nous leurs boissons et un peu de nourriture. Nous rencontrâmes aussi quelques petites cabanes abandonnées, certainement à cause des bombardements incessants. Les bûcherons croisés sur le chemin confirmèrent nos soupçons. Ils vivent et travaillent dans la peur. Ils nous relatèrent même que
« quand nous avons voulu travailler la nuit avec des lampes de poche pour éviter les bombardements nous avons aussi essuyé des tirs ». Après plusieurs heures de marche, nous trouvâmes un arbre fruitier sauvage. Son fruit, appelé « ozón », ressemblait à de petites tomates sucrées. La nature prédatrice qui caractérise l’être humain, surtout en situation d’urgence, refit surface et nous ne laissâmes pas un seul fruit sur l’arbre. Un peu plus loin nous denichâmes de la canne à sucre sauvage. Nous arrivâmes péniblement au village de Bellavista.
Une réunion des cultivateurs de coca du coin allait avoir lieu dans ce village. Depuis unes des collines qui l’entourent, celle où se trouve la salle communale, j’observai les paysans qui arrivaient peu à peu. Beaucoup d’entre eux étaient jeunes, ils revenaient de leur travail de récolte et de séchage de la feuille de coca. D’autres finissaient leur travail dans la construction de leur futur terrain de football. Dans les villages je vis peu de personnes âgées. J’ignore quelle est l’espérance de vie dans ces régions mais, étant donné les dures conditions de travail, les maladies et l’absence de médecins dans la zone, elle ne doit pas être très longue. Déjà à Quisto Valle, le candidat à la mairie de Pichari nous commentait d’un ton révolté que la VRAE, qui compte pourtant une population de plus de 400.000 habitants, n’a pas d’hôpital. Au début de la réunion ce furent les représentants de Front de Lutte pour le Développement de la VRAE qui prirent brièvement la parole.
Ensuite c’est un paysan d’un certain âge qui prit la parole. Son regard reflétait toute une vie de lutte ardue pour survivre. Il était ému et attristé en parlant de l’abandon dans lequel ils se trouvent, notamment les enfants. Il dénonça le pacte des « puissants, celui du gouvernement avec les narcotrafiquants ». Il était favorable aux cultures alternatives, comme d’autres paysans de la région, mais en constatant néanmoins: « Quand les ingénieurs viennent ici, ils ne nous posent des questions que pour faire leurs thèses d’université, ils ne viennent pas travailler. Mais ce n’est pas grave, nous en savons plus que les ingénieurs. […] Nous avons lutté auparavant contre la subversion avec les Rondes Paysannes (les actuels Comités d’Autodéfense). C’est nous qui avons nettoyé la zone, les militaires ont pris la fuite. Maintenant les militaires viennent nous emmerder. Ils nous attrapent et nous appellent terroristes. Nous ne sommes pas des terroristes. La terreur c’est eux, ce sont eux qui nous bombardent, les enfants sont effrayés. Prenez le cas de Nueva Esperanza. Là-bas, le gouvernement a ordonné que l’on tue les pauvres paysans, ce n’est pas juste, nous ne voulons pas être de la chair à canon ».
Pablo Carpio Bejarano, un jeune agriculteur, prit la parole et nous remercia de notre visite, « une nécessité pour les pauvres paysans humiliés comme nous ». [...] « En plantant la feuille de coca nous ne semons pas la violence. Nous sommes de simples agriculteurs qui travaillons. On nous oblige à faire des cultures alternatives mais si nous n’avons pas de routes, de moyens de communication comment pouvons-nous changer? Ici nous produisons de tout: du café, du cacao, du manioc, des bananes, du sésame mais on amène notre récolte à Pichari et à combien nous paie-t-on le kilo? 3 soles, 4 soles (15) et d’ici à Pichari combien nous coûte le fret et combien d’heures de route jusqu’à Puerto Palmera? Combien nous coûte le transport? L’embarcation? Le véhicule? Tout notre travail s’en va là-dedans. Alors que la feuille de coca nous la vendons directement ici, c’est un moindre coût. Nous ne sommes pas des narcotrafiquants ».
À la tombée du jour nous atteignîmes Nueva Esperanza de Mazángaro, le village bombardé par les forces armées péruviennes. Un hélicoptère militaire volait à basse altitude sur le village, le bruit assourdissant faisait fuir les enfants. Les habitants nous montrèrent les ravages laissés par le dernier bombardement de l’armée. Quand ils entendent les lézards, comme on appelle ici les hélicoptères, les habitants sortent de leurs maisons et attendent dehors jusqu’à ce qu’ils s’en aillent. Gabino Toscano Curvo, vice-président du CAD (Comité d’Autodéfense), était en train de discuter avec ses voisins devant sa maison lors du bombardement. Le bombardement lui a détruit l’humérus droit et la clavicule. Gabino avait vu les hélicoptères qui tournaient autour du village mais comme la base militaire se trouve dans le village il n’a même pas imaginé qu’ils allaient bombarder, il n’avait pas la moindre idée de ce qui allait se produire. « D’un coup, j’ai entendu un bruit sourd, l’hélicoptère avait lâché une bombe et j’ai perdu connaissance. [….] Elle a explosé, j’ai vu des lumières jaunes, je garde encore l’énorme pierre qui est tombée sur mon bras, j’ai pensé que les éclats m’avaient transpercé. Ensuite, j’ai touché pour voir si ma poitrine ou mon ventre saignaient, mais non. J’étouffais seulement et je me suis rendu compte que du sang sortait de ma bouche, mon bras pendait. J’ai eu l’impression que j’allais mourir ». C’est son beau-frère qui l’a amené à la base militaire où il a été soigné. Son frère avait interpelé les militaires : « Pourquoi faites-vous ça ? En qui pouvons-nous avoir confiance? Vous dites que vous représentez la sécurité du peuple mais, avec de tels actes, sur quelle sécurité pouvons-nous compter? » L’infirmier de la base avait répondu:
« Pourquoi ne renseignez-vous pas la base?
Mais informer de quoi chef, nous ne savons rien ».
Gabino continua à nous raconter : « J’ai vu le défunt (Rodolfo Huamán Vilcapoma lieutenant-gouverneur de Nueva Esperanza), il agitait ses pieds sans cesse, il avait du sang qui coulait de ses oreilles. Il avait reçu un impact de pierre sur la tête”. Gabino a été opéré à plusieurs reprises mais il est devenu handicapé. Il a deux fils et il ne peut plus travailler en tant qu’agriculteur. Le Ministère de la Défense à Lima ne lui a reconnu que huit mois d’arrêt de travail indemnisés et pour lui ce n’est pas suffisant : « Ils s’étaient engagés à prendre en charge ma guérison, mon traitement médical et ma rééducation mais jusqu’à présent je n’ai encore rien reçu, même pas un comprimé. Je ne peux pas travailler dans ma parcelle. Le coup a aussi endommagé mes poumons. [….] L’infirmier de la base avait mis en garde mon frère: N’allez pas dire du mal des forces armées!. […] C’est un grand abus celui que les forces armées commettent contre la population civile ». Eduardo Huamán Palomino, Président Multisectoriel de Mazángaro, cousin du défunt, nous raconta que les pierres projetées lors de l’impact de la bombe avaient perforé les maisons et l’école primaire du village. Les habitants nous expliquèrent que c’était le propre chef de la base militaire qui les avait obligé à refermer l’immense trou laissé par la bombe de 250 kilos: « Si vous ne le refermez pas, vous n’obtiendrez pas d’aide ».
Il faisait nuit à Nueva Esperanza de Mazángaro et la réunion avec les habitants se déroula sous la lumière d’une ampoule branchée à une batterie de voiture. Dans la pénombre, les habitants se défirent momentanément de la peur qui leur colle à la peau à cause des tirs permanents. Ils commencèrent à raconter la terreur quotidienne que représente pour eux le fait de vivre dans un village proche de Vizcatán. À la fin de la réunion nous retournâmes dans l’obscurité de la nuit. On ne voyait défiler que de petites lumières fugaces provenant des lampes de poche des passants. Plusieurs enfants nous observaient avec curiosité. Une petite fille nous raconta que « les blancs-becs passent au petit matin par le village en formation, avec un commandant en tête. […] Ils se trompent (les militaires), ils ne savent pas. La nuit ils ne se rendent pas compte qu’ils tirent sur les lucioles ». Il était huit heures du soir et on commençait à entendre les tirs dans l’obscurité de Nueva Esperanza de Mazángaro. Je ne voyais que de petites lumières rapides qui disparaissaient au loin. Personne ne voulait continuer à marcher dans les rues du village. Les villageois nous logèrent dans la partie haute de la salle communale où s’était tenue la réunion. Dans la nuit de Nueva Esperanza, les bruits des tirs permanents se mélangeaient aux aboiements des chiens. Ils durèrent presque toute la nuit, nous plongeant dans une ambiance de guerre.
Février 2015
Traduction : Anne Philippart de Foy
NOTES
(1) VRAE (Vallée des fleuves Apurímac et Ene). C’est la principale région productrice de feuille de coca du Pérou.
(2) Les Asháninkas sont une population habitant les régions comprenant Junín, Cerro de Pasco, Cusco et Ucayali dans l’Amazonie péruvienne. Il y a également un groupe asháninka au Brésil.
(3) L’aérodrome de Palmapampa, tout près d’Otari geré par la PNP (Police Nationale du Pérou) possède une piste de 800x18 mètres.
(4) Oncles, c’est le terme affecteux employé par les habitants pour désigner les guérilleros du PCP militarisé. Depuis 1999 le PCPM dirigé par Víctor Quispe Palomino a critiqué a maintes reprises les déviances de la période de lutte armée dirigé par Abimael Guzmán et par la suite par Oscar Ramirez Durand “Feliciano” (1980-1999). Depuis 1999 les actions armés du PCP militarisé visent les forces de police et de l’armée péruvienne. Ils sont pris la défense des cultivateurs de feuille de coca et sont farouchement oppossés à l’éradication. C’est peut-être pour cette raison que les paysans de la région les appellent “les oncles”. En 1999 Le Parti Communiste du Pérou Militarisé (PCP-Militarisé) dénonce la trahison d’Abimael Guzman leader historique du PCP-SL (Parti Communiste du Pérou-connu sous le nom de Sentier lumineux) et de ses principaux dirigeants et appelle à continuer la lutte armée.
(5) DEVIDA est l’organisation gouvernementale qui crée et dirige la politique anti-drogue au Pérou, sous la tutelle états-unienne dans le cadre du Traité de Libre Commerce signé entre le gouvernement péruvien et le gouvernement des Etats-Unis.
(6) Déclarations de Carmen Masías dans l’article « DEVIDA : Le Pérou premier exportateur de cocaïne », journal La República, 16 janvier 2014.
(7) “Señor gobierno” est une expression courante utilisée par les habitants de la région pour désigner le gouvernement lointain, externe à la population, mais en même temps puissant.
(8) L’éradication est vu par les cultivateurs de feuille de coca comme une trahison du gouvernement Humala qui avait réjeté toute éradication lors de la campagne électorale du 2010. La forte opposition d’une grande partie de la population de la région aurait néanmoins poussée le gouvernement Humala à suspendre momentanément l’éradication dans la VRAE. En février 2014 le Congrès des cultivateurs de coca de la région avait mobilisée des milliers de personnes, une grève régional avait concentré ensuite plus de 10.000 paysans cultivateurs de feuille de coca dans la ville d’Ayacucho.
(9) Luis Hidalgo et Julio Lira, Journal Gestion (journal péruvien économique et financier), 15 novembre 2012.
(10) L’USACE est le Corps des Ingénieurs de l’Armée des Etats-Unis.
(11) La DEA est l’Agence des Etas-Unis de lutte contre la drogue.
(12) En parallèle, 11 bases étas-uniens COER (Centre d’Opération d’Urgence Régional) ont été construites stratégiquement sur tout le territoire péruvien (Cusco, Arequipa, Pucallpa, Lambayeque, Junin, Tacna Tumbes, San Martín, Ucayali, Piura y Puno). Les COER sont supposés faire face aux catastrophes naturelles. Le COER Piura est situé dans une région où les multinationales d’hidrocarbures et minières ont débuté leurs opérations. C’est aussi une des régions importantes dans l’exportation de cocaïne. Le COER le plus récent a été inauguré en avril 2014 à Puno, région où se trouvent les principales réserves d’uranium du pays. La flotte état-unien a été autorisée par le gouvernement péruvien à faire usage de ses ports principaux pour son approvisionnement.
(13) Mónica Bruckmann, “Recursos naturales y la geopolítica de la integración Sudamericana” (Ressources naturelles et la géopolitique de l’intégration Sud-Américaine).
(14) Suite à la publication au Pérou des CHRONIQUES DE LA VRAE, la page fut fermé.
(15) 1euro = 3.50 soles
Données sur la VRAE
Population 426.000 habitants pour une superficie de 12.000 km2
79% de la population vit en situation de pauvreté
50% en situation de pauvreté extrême.
Seul le 14% de la population a accès à l’eau potable.
Le taux de malnutrition infantile atteint le 43%.
Le taux de mortalité infantile atteint le 50%
Seul le 9% des habitants a accès à l’electricité et à l’eau courante.
Le salaire moyen d’un agriculteur est de 190 soles.
Manuel Legarda
Artiste visuel et documentariste. Realisateur du film documentaire La cicatrice de Paulina qui donne la parole aux femmes stérilisées de force au Pérou dans les années 90 et qui a été primé en différents Festivales Internationaux.
Manuel Legarda a réalisé multiples expositions en Europa et en Amérique latine. Il vit et travaille en Suisse.
Site :
http://lacicatrizdepaulina.blogspot.com/
En février de l’année dernière j’ai décidé de retourner à la VRAE afin d’essayer de comprendre la situation, principalement celle de ses habitants. D’Ayacucho à Pichari il y a 7 ou 8 heures de parcours qui peuvent se prolonger ou s’écourter selon le mode de transport choisi et les conditions météorologiques. Le choix se fait entre une camionnette collective dans laquelle voyagent environ 10 personnes avec un amoncellement de bagages sur le toit, la voiture dans laquelle voyagent 5 personnes et le pickup: 5 personnes à l’intérieur mais aussi quelques-unes à l’arrière. Les prix varient en fonction du porte-monnaie. Mon voyage fut une torture, les pluies avaient décoré la route de trous et à certains endroits elle était même traversée par de petits ruisseaux. D’où les tressautements permanents tout le long du trajet. Après le village de Quinua et les hauteurs de Tambo, la route se transforme en chemin de terre, autant dire, en terre et en boue quand il pleut. Nous continuâmes vers Acco, Tutumbaru, Ayna, Machente (où nous fûmes arrêtés par un premier contrôle de police), San Francisco (surnommée amicalement San Pancho par ses habitants) et, finalement, Pichari. J’arrivai à midi. La chaleur était intense et je devins la cible préférée des moustiques. J’avais entendu que dans un village proche de Pichari le gouvernement avait approuvé la construction d’un aérodrome militaire états-unien. Je voulais interviewer à ce sujet le maire de Pichari, favorable à la construction de l’aérodrome et aussi Ruth Rodríguez Salvatierra, lieutenant-gouverneur d’Otari, le village où devrait se construire l’aérodrome, et opposée au projet.
À la Municipalité de Pichari on m’a indiqua que le maire était à Lima et qu’il reviendrait deux jours plus tard. Les jours suivants j’y retournai à plusieurs reprises avec l’intention de l’interviewer, sans succès. Pichari est une petite ville mais des dizaines de camionnettes 4X4 se promènent dans les rues, certaines conduites par des habitants, des transporteurs et d’autres par des militaires, avec des soldats fortement armés à l’arrière. Cela me fait penser aux forces d’occupation, extérieures à la population, comme en Irak ou en Afghanistan. Dès le matin, les camionnettes militaires circulent sans cesse dans les rues de Pichari. Dans la ville de Pichari se trouve le siège du Commandement spécial de la VRAE, formé par l’Armée, les Forces de l’air et la Marine de Guerre. La Police Anti-drogue (DIRANDRO) et la Police Anti-terroriste (DIRCOTE) sont aussi présentes dans la vallée.
LES PARADIS D’OTARI ET PUERTO MAYO:
LA FUTURE BASE MILITAIRE ÉTATS-UNIENNE
À vingt minutes de Pichari par une route goudronnée on accède à Otari, terre asháninka (2) où arrivèrent des émigrants des Andes à la fin des années soixante pour vivre et travailler dans la région. Ce sont ces émigrants qui ont créé Otari Colonos. Les habitants ont de bonnes relations avec leurs voisins asháninkas, ils ont grandi ensemble, souffert ensemble et lutté ensemble dans de nombreux cas. De l’autre côté de la route se trouve Puerto Mayo, un beau village au bord du fleuve, avec une terrasse de végétation paradisiaque entourée de palmiers.
Je rencontrai Ruth Rodriguez Salvatierra, lieutenant-gouverneur du village Otari Colonos, à la terrasse d’un petit restaurant au bord de la route. Elle m’y expliqua les préoccupations des habitants de la région face au projet de construction de l’aérodrome militaire. À quelques mètres de nous, un groupe d’habitants fêtait un anniversaire au son de chansons andines interprétées par une bande de musiciens. L’un d’entre eux, interrogé au sujet de la construction de l’aérodrome, me dit:
« Les gringos veulent venir se saisir de nos richesses, cela ne nous convient pas. Ils disent qu’ils vont construire un aérodrome militaire ici, c’est-à-dire que toute cette nature, où nous avons lutté, où nous vivons, ils vont la transformer en poussière. Les gringos ne viennent pas seulement pour éradiquer la coca, ils viennent se saisir de nos richesses. Il y aura des gringos armés. Cela ne nous convient pas ».
Otari a un sol riche qui produit du cacao, des bananes, du maïs, du manioc. Les agriculteurs ont à peine besoin d’engrais, les plantes poussent sans difficulté grâce à la qualité de la terre. De plus, une route traverse le village ce qui facilite le transport de ses produits. Il y a de l’électricité et quelques habitants ont même eu accès à l’université. Dernièrement, c’est devenu une zone très fréquentée par des visiteurs d’autres régions. Progressivement, elle est en train de se transformer en un endroit touristique comportant des zones de loisirs. C‘est dans cette belle région que le Commandement Sud des États Unis va construire un aérodrome militaire. Il faudrait pour cela quelques héctares (3), pourtant le plan de construction prévoit d’exproprier 475 hectares aux habitants. Ce qui fait penser à l’installation d’une base militaire plutôt qu’à celle d’un simple aérodrome. Afin de concevoir la taille des expropriations on peut considérer que deux terrains de foot correspondent à un hectare. La taille du terrain exproprié serait équivalente à celle de 950 terrains de foot.
Un des agriculteurs nous expliqua que personne n’était venu leur demander leur avis sur la construction de l’aérodrome, mais qu’ils commencèrent à avoir des soupçons en 2003 quand ils virent arriver « des état-uniens grands, blancs, pour faire des études du sol en effectuant des forages ». Les habitants leur demandèrent pourquoi ils faisaient tout ça mais ils n’obtinrent aucune réponse, « ils ont simplement fini leur travail et sont partis ». C’est la raison pour laquelle ils se sont réunis en assemblée pour enquêter. « Plus tard, plusieurs militaires habillés en civil se sont présentés pour négocier au nom du gouvernement, ils ont essayé de faire signer aux habitants des documents en blanc pour qu’ils cèdent leurs terres pour la construction de l’aérodrome militaire […..] Ces terres on ne va pas les vendre, elles sont pour ceux qui les travaillent. Ce paradis, dans quelques années ils vont vouloir le transformer en terre de larmes et de poussière, un scénario de guerre et de destruction ».
Alors que le projet est en pleine préparation, puisque sa construction est prévue dans les deux ou trois ans à venir, le maire de Puerto Mayo, Primitivo Ramírez précise avoir demandé sans succès le dossier technique de la construction de l’aérodrome militaire au responsable de CODEVRAE (Coordination du Développement de la Vallée des fleuves Apurímac et Ene), le colonel de l’Armée Luis Rojas Merino. « Il a déjà indiqué clairement ses intentions à la radio : “nous avons besoin d’un aérodrome militaire afin de fournir un soutien logistique au quartier général et aux bases militaires de la VRAE” ».
Herminio Castañeda montre les fruits de cacao de sa récolte attaqués par les maladies. Les cultures alternatives proposées par le gouvernement, comme le café et le cacao sont souvent attaquées par les maladies et les plaies.
Le dirigeant asháninka Herminio Castañeda, à qui nous rendîmes visite dans la communauté de Quinquiviri Baja, est farouchement opposé à la construction de l’aérodrome militaire. « Qui dit militarisation dit viol. Il y aura de la violence, des états-uniens viendront. Que savent-ils des femmes autochtones? Ils vont violer. Nous ne voulons pas de ça. Ils sont méchants. Nous ne voulons pas de violeurs ici. Qu’ils aillent se battre contre les « oncles » qui sont dans le Vizcatán, qu’ils aillent là-bas, qu’ils fassent leur aéroport par là-bas, pas ici. Nous avons fait la pacification, maintenant les états-uniens veulent venir profiter de nous, les asháninkas. Qu’ils luttent comme moi j’ai lutté contre les oncles là-bas dans le Vizcatán ». Les« oncles » c’est le terme employé par les habitants de la région pour parler des guérilleros du PCP-Militarisé (4) dirigé par Víctor Quispe Palomino, le camarade José.
La construction de « l’aérodrome militaire » sera menée par BUILDING STRONG, le Corps d’Ingénieurs de l’Armée des États-Unis qui, comme indiqué sur leur site internet, « a pour objectif celui de protéger les intérêts des Etats Unis à l’étranger à travers son expérience en ingénierie » . L’aérodrome sera construit à la demande du Commandement Sud. Ainsi, tout ce qui concerne sa construction est considéré comme secret défense et relevant de la sécurité nationale par le gouvernement d’Ollanta Humala. Comme à l’époque de Fujimori, aucune explication ne sera donnée aux péruviens ou au Congrès sur ces actes. « Nous, les asháninkas, avons notre pharmacie dans ces forêts, nous y obtenons nos médicaments, nous faisons notre marché dans les cours d’eau, qu’allons-nous faire si on nous les enlève ? ».Le constat d’Herminio Castañeda est amer.
Source: US Army Corps of Engineers
http://www.usace.army.mil/
LES NARCOTRAFIQUANTS
Qui trouve-t-on dans la prison de Yanamilla? se demande Primitivo Ramirez, le jeune maire de Puerto Mayo. « La plupart sont nos frères, nos amis, parfois du quartier, de la famille, des connaissances, des gens modestes, souvent sans éducation; mais avez-vous vu dans la prison les grands narcotrafiquants de la région, les grandes mafias ? Beaucoup d’entre eux sont habillés en costard cravate, beaucoup d’entre eux sont même des autorités ou des fonctionnaires de haut niveau. Ce sont eux les grands narcotrafiquants. Ce sont eux aussi qui permettent l’entrée des composants pour la fabrication de la cocaïne ». Selon Carmen Masías ex-cheffe de DEVIDA (5) 4.000 jeunes croupissent dans les prisons pour ces raisons.
Le candidat à la mairie de Pichari, Hernán Palacios, résume la nouvelle militarisation contre le narcotrafic qui d’après lui n’est même pas efficace: « En 1994 quand le prix de la feuille de coca a baissé on n’a pas éradiqué le producteur paysan de coca, on a attaqué les narcotrafiquants. Si l’Etat voulait aujourd’hui poursuivre les narcotrafiquants, il ferait baisser le prix de la feuille de coca. De plus, maintenant on a la technologie, par exemple avec l’installation de scanners aux contrôles de police de Machente nous empêcherions l’entrée des composants dans la VRAE. Pourtant c’est tout le contraire qui arrive, il y a quelques années nous avons eu un chef de la police à Machente qui a été arrêté avec de la drogue à Arequipa. Deux tonnes, imaginez ».
Pourtant, d’un autre côté, des dizaines de jeunes « mochileros », comme on appelle les transporteurs de pâte base de cocaïne, sont tués chaque année avec 5 ou 6 kilos de celle-ci en leur possession, par l’armée et la police sur les routes de la VRAE. On découvre souvent leurs photos en première page des journaux, affichées comme celles des « narcoterroristes abattus ». Ces jeunes ne sont qu’un exemple de l’abandon dans lequel se trouve la région et les ravages dans ce qu’un pays a de plus précieux : sa jeunesse. Les « mochileros » constituent un petit maillon de la grande affaire du narcotrafic dans laquelle ils sont les premières victimes.
Au Pérou on ne saisit que 7% des composants nécessaires à la fabrication de la pâte de cocaïne et moins de 4% de la cocaïne produite. Le Pérou produit 350 tonnes de cocaïne desquelles seulement 7 tonnes en sont saisies. Par où sortent les 343 tonnes restantes alors que les contrôles de police, les bases militaires, les agents de la DEA pullulent dans toute la région de la VRAE et dans les autres régions de culture de feuille de coca? 80% de la cocaïne produite quitte le Pérou par voie maritime par le ports de Callao, Ilo, Chimbote et Paita. Le Pérou est devenu le premier exportateur mondial de cocaïne.(6) et selon l’ONU aussi le premier producteur.
Il était cinq heures de l’après-midi. En attendant à Quisto Valle une camionnette qui me ramènerait à Pichari je vis des dizaines de jeunes qui descendaient vers la route. Je discutai avec certains d’entre eux. Ils travaillaient dans les plantations de coca. Ils venaient de terminer une dure journée dans les champs. Ils étaient issus de différentes régions: de Huancavelica, d’Andahuaylas. Ils arrivaient en familles ou en groupes, ils étaient tous très jeunes, des hommes et des femmes, à la recherche d’un avenir qu’aucun gouvernement ne leur a accordé. Une génération qui, comme celle de leurs parents, n’a jamais connu le « Señor Gobierno ». (7)
LA COCA OU LA MORT
Il est vrai, comme dit le maire de Puerto Mayo que « le paysan est très direct dans sa manière de résumer sa situation [….] Ils disent la COCA ou la MORT, mais il ne faut pas l’interpréter comme du radicalisme ». Le paysan cultivateur de coca pense que l’éradication des plantations de feuilles de coca le mènera à une mort lente pour lui comme pour sa famille. Et il est certain que beaucoup d’entre eux s’opposeront et mourront si nécessaire en défendant leurs plantations. L’éradication annoncée va générer sans aucun doute un conflit social à grande échelle. Primitivo Ramírez prévient : « Attention, les populations et les communautés de la VRAE sont armées à cause des séquelles socio-politiques vécues pendant les violences politiques des années 80 et 90 ».
De l’autre côté du fleuve Ene, du côté d’Ayacucho, se trouve Sivia. Les habitants de la région décorent leurs embarcations et leurs maisons en vert émeraude, la couleur de la région de Huanta à laquelle appartiennent les différents villages de cette partie du fleuve. Sur la place centrale de Sivia, un paysan cultivateur de coca attendait assis avec sa fille l’ouverture de la filière de la Banque Agricole pour demander un crédit. Son visage et ses mains marqués sont les fidèles témoignages du dur labeur que doivent réaliser les habitants de la région. Il nous dit que l’éradication n’apporterait que plus de famine et de misère,« comme dans les années 90 beaucoup de jeunes se tourneront vers la subversion, la situation n’a pas changé, les militaires continuent de commettre des abus, ils rentrent dans les maisons et emportent nos affaires […..] Il y en a beaucoup qui disent que, si c’est nécessaire, nous laisseront nos vies en défendant la coca ». Il y avait de l’indignation et de la désolation dans son regard. L’abandon est le sentiment qui transparait dans ces terres, un abandon qui contraste néanmoins avec l’effort indescriptible effectué par ces paysans pour survivre et permettre à leurs familles de s’en sortir.
Ruth Villar Quispe, ex-dirigeante de la Fédération des clubs de mères de la Vallée des fleuves Apurimac et Ene , voit avec « inquiétude le trafic journalier des hélicoptères et des navires sur le fleuve. » Comme beaucoup d’autres mères, elle a souffert et vécu dans sa chaire la guerre interne, elle a perdu des membres de sa famille. « L’Etat ne se rend pas compte qu’il est en train de traumatiser nos enfants. Pour les enfants, les hélicoptères sont des croquemitaines, le bruit est permanent, de jour comme de nuit. Nos frères, les agriculteurs, nos frères paysans, sont catégoriques, ils disent la coca ou la mort. Le seul moyen d’existence pour tous ici dans la VRAE c’est notre coca. Le gouvernement doit dialoguer avec les dirigeants pour qu’ils arrivent à un accord. Nous ne sommes pas d’accord pour qu’ils interviennent sans nous consulter au préalable ». Elle lance un appel au gouvernement d’Ollanta Humala afin qu’il réfléchisse avant toute éradication intempestive: « Qu’avait-il dit quand il était candidat ici à Ayacucho ? Je ne vais pas éradiquer la feuille de coca ! Je veux qu’il tienne parole parce qu’il nous a vraiment menti, il est arrivé au pouvoir avec un mensonge. Monsieur Humala, réfléchissez-y mille fois avant d’entrer dans la VRAE ».
De Sivia, nous partîmes en direction de Huamanpata, nous parcourûmes de petites collines et nous aperçûmes d’en haut la beauté du grand fleuve Ene et son épaisse végétation sous le concert mélodique de l’incommensurable population d’êtres vivants qui habitent la vallée. Huamanpata est un petit village. Dans la rue principale, les habitants sèchent les feuilles de coca sur de longues bandes en plastique noir et bleu. Un vieux monsieur nous accueillit et nous souhaita la bienvenue. Nous parlâmes avec quelques habitants puis nous nous dirigeâmes à pied vers les parcelles pour dialoguer avec les paysans qui travaillaient encore sur la plantation. Nous fûmes été reçus sur une parcelle par Mario Gómez, paysan de petite constitution. Sur une colline au milieu des cultures, sous un soleil de plomb, les feuilles des arbustes de coca prenaient une couleur verte fluorescente. Les enfants jouaient dans les environs, apportant une note d’innocence et de gaité dans un paradis que l’on essaie de condamner à la désolation et à une perpétuelle misère. Avec son parler calme et précis, Mario nous expliqua peu à peu ses inquiétudes et ses préoccupations: « La politique répressive du gouvernement en place et de l’institution DEVIDA nous inquiète beaucoup à cause de la décision prise. Nous sommes des agriculteurs pauvres, de petits propriétaires, nous ne sommes pas des grands producteurs de coca comme ils le pensent. Ils croient que, dans la vallée, même les chiens ont des dents en or. Ce n’est pas vrai. Cette éradication répressive, unilatérale qui nous arrive dessus nous inquiète beaucoup. […..] Comme vous le voyez, la vallée n’est pas comme l’imaginent les gens huppés de Lima, qui nous considèrent comme des terroristes, des narcoterroristes, des personnes de mauvaise réputation. Nous ne sommes pas comme ça ».
« Nous aimerions nous mettre au développement alternatif mais malheureusement il n’arrive pas dans cette zone. C’est vrai que DEVIDA a un budget annuel énorme pour la vallée, des millions, mais finalement, cet argent n’arrive pas au petit propriétaire cultivateur de coca. [….] « 60% du budget reste à Lima. Ils ne nous ont donné que quelques sacs pour planter des pepinières et quelques scies. Je n’appelle pas ça du développement alternatif. […..] « Le plan de développement alternatif est un échec cuisant. Allez-y, visitez n’importe quelle parcelle et vous verrez qu’il n’est pas arrivé. Ils ont échoué parce qu’on ne prête pas vraiment attention à l’agriculteur cultivateur de coca. ENACO (l’entreprise publique en charge de l’achat et de la commercialisation des feuilles de coca) est un monopole qui nous achète la coca 80 soles, le prix de la deuxième qualité, et qui la revend 200 soles par la suite dans les montagnes. Elle a le monopole sur nous. Malheureusement, aucune entreprise ne peut la concurrencer”.
Le gouvernement a décidé d’éradiquer de manière unilatérale 30.000 hectares de cultures de feuilles de coca dans la région, une mesure qui a été suspendue temporairement (8).
LA GUERRE POUR LES RESSOURCES
En 2005, le gouvernement péruvien a accordé par Décret Suprême N° 036-2005-EM, la licence d’exploration et exploitation des hydrocarbures sur le LOT 108 à la filiale argentine de la multinationale PLUSPETROL Resources Corporation dont le siège social est en Hollande. Actuellement PLUSPETROL possède plus de 85% des parts du Lot 108 et la compagnie australienne WOODSIDE PETROLEUM en possède15%. Le lot 108, qui se trouve dans le bassin de la VRAE est une région étendue qui comprend les départements de Junín (Chanchamayo et Satipo), Cusco (La Convención), Ayacucho (Huanta et La Mar), Pasco (Oxapampa) et Ucayali (Atalaya), couvrant plus d’1,2 millions d’hectares. Dans une interview à un journal local, Gérman Jiménez représentant de PLUSPETROL au Pérou s’est montré très enthousiaste à l’idée du Lot 108: « C’est un lot qui peut devenir un autre Camisea de par son potentiel en gaz et en liquides et même en pétrole ». (9)
La multinationale hollandaise PLUSPETROL est aussi une des sociétés exploitantes des gisements de gaz du lot 88 de Camisea et du lot 56 à Pagoreni, dans le Bajo Urubamba dans la région de Cusco. Néanmoins, ce sont surtout les lots d’exploitation PLUSPETROL 1AB et 8, situés dans la forêt nord du Pérou, qui ont créé des antécédents désastreux. L’extraction de pétrole dans ces deux lots a affecté la santé du peuple Achuar, aussi bien du côté péruvien que du côté équatorien, ainsi que la flore et la faune de la région. Dans un rapport de la Direction Nationale de la Santé Environnementale, il a été déterminé que plus de 98% des jeunes Achuar de moins de 18 ans dépassent les limites de cadmium dans le sang à cause de la grande toxicité de la zone. En 2006 pendant les manifestations des Achuar face à la terrible contamination de leurs terres de la part de PLUSPETROL, certains manifestants furent arrêtés par la DINOES (Police des Operations Spéciales), pour ensuite être emmenés dans le camp de la multinationale où ils furent torturés. Avec de tels antécédents, on se doute bien que l’exploitation du lot 108 dans la VRAE ne fera que militariser un peu plus la région et va générer une répression plus importante à l’encontre de ses habitants, sans compter les dommages incommensurables sur la santé des habitants et la destruction de l’écosystème de la région.
Source: PeruPetro
Les concessions pour l’exploration et l’exploitation du pétrole et du gaz à des entreprises multinationales ont augmenté de manière dramatique dans l’Amazonie Péruvienne, passant de 15% en 2004 à 75% de nos jours. Parallèlement, la présence militaire états-unien au Pérou a aussi augmenté ces dernières années. On estime à plus de 85000 le nombre de militaires états-uniens qui sont entrés au Pérou entre 2003 et 2010.
Dans ce contexte, les expropriations des 475 hectares pour la construction de l’ « aérodrome militaire » dans le cœur de la VRAE prennent un relief tout particulier. Cette structure militaire deviendrait avec Pichari le centre névralgique pour la protection et la sécurité des entreprises dédiées à l’exploitation des ressources naturelles de la VRAE. Elle serait aussi le centre d’approvisionnement pour les autres bases qui opèrent dans la région contre le PCP-Militarisé qui empêche, d’après Plus Petrol, l’application des plans d’exploration et d’exploitation dans la partie sud du lot 108. Il faut rappeler que, dans les dernières années, le PCP-Militarisé a occasionné des pertes importantes à l’armée péruvienne et consolidé son influence dans la région. Comme affirmait Hernán Palacios:
«Les états-uniens nous considèrent comme une colonie des États Unis. […..] ”La troisième guerre mondiale aura lieu à cause de l’eau et la plus grande réserve d’eau se trouve dans l’Amazonie et dans la VRAE qui en fait partie en tant qu’affluent de l’Amazone. [……] « Les États Unis ont l’ambition d’avoir une présence et un contrôle hégémonique. S’ils s’approprient 475 hectares c’est pour quelque chose d’important. […] La découverte du lot 108, la prospection de minéraux, c’est là que se trouvent les interêts des Etats-Unis dans la région. Nous sommes un pays souverain, nous devons défendre notre souveraineté ».
Quelques exemples récents ne font que confirmer les informations sur l’augmentation de la présence états-unienne sur le territoire péruvien. Dans la Base Naval d’Iquitos Sainte Clotilde, sur la rive gauche du fleuve Nanay se trouve le siège du Commandement Général des Opérations dans l’Amazonie (COMOPERAMA) appartennant à la Marine de Guerre péruvienne. Grâce au Plan Bilatéral du Programme des Opérations Fluviales signé entre le gouvernement péruvien et le gouvernement des Etats-Unis, les Forces Armées des Etats-Unis ont construit dans la Base Naval Sainte Clotilde l‘École des Opérations Fluviales, une École de Combat Fluvial avec le financement du Commandement Sud et dans laquelle interviennent des instructeurs militaires étas-uniens. C’est ici que les Forces des Opérations Spéciales (FOES) et l’Infanterie de la Marine de Guerre qui combattent dans la VRAE reçoivent formation et entraînement. Le Plan comprend aussi la construction de 7 bases et Plate-formes Flottantes avec le financement de l’USACE (10) et de la DEA (11) et la livraison de 28 navires de patrouille ainsi que d’armement. Le Plan Bilateral a établi un Centre d’Opérations Fluviales (Commandement d’Opérations), un Centre Logistique et d’Approvisionnement dans la Base Navale Teniente Clavero située à la frontière avec la Colombie. (12)
Mónica Bruckmann fait remarquer que le séjour d’un militaire états-unien au Pérou « dure en moyenne entre 12 et 67 jours pour réaliser des exercices d’entrainement militaire en mer, sur terre et dans les fleuves, un entrainement à la lutte anti-insurrectionnelle et au renseignement avec les forces armées et la police du Pérou et des exercices de reconnaissance du terrain dans des zones de conflit social. Ainsi, les déplacements militaires se dirigent vers des zones stratégiques de contrôle du bassin amazonien et de ses principaux affluents, les principaux ports péruviens (Callao, Salaverry, Paita, Chimbote et Ilo), d’où sont expédiés par bateau le pétrole, le gaz, les minéraux que le pays exporte mais aussi les régions de grand conflit social et de protestation (comme la Vallée des fleuves Apurímac et Ene, connue sous le nom de VRAE). » (13)
Source: Commandement Spécial de la VRAE-PÉROU
PERMIS DE TUER
En janvier 2014 le gouvernement a approuvé la loi 30151 :
« LOI QUI MODIFIE LE POINT 11 DE L’ARTICLE 20 DU CODE PÉNAL RELATIF À L’USAGE D’ARMES OU TOUT AUTRE MOYEN DE DÉFENSE POUR LE PERSONNEL DES FORCES ARMÉES ET DE LA POLICE NATIONALE DU PÉROU
Article 20.- Non-imputabilité
Est exempté de toute responsabilité pénale :
(….)
11. Le personnel des Forces Armées et de la Police Nationale du Pérou qui, dans l’accomplissement de son devoir et en utilisant leurs armes ou tout autre moyen de défense, entraine des blessures ou la mort ».
La loi 30151 qui modifie le point 11 élimine du texte “en utilisant leurs armes de manière réglementaire” pour le remplacer par « en utilisant leurs armes » et offre plus de liberté d’action en ajoutant « ou tout autre moyen de défense ». Le point 11, créé par le gouvernement d’Alan García en 2007, accordait déjà l’impunité aux membres des forces armées et de la police; la présente modification ne fait que l’élargir. Ce sera la porte ouverte pour que, dans des scénarios de protestations sociale où des moyens dissuasifs devraient prévaloir, les forces de police et les forces armées fassent emploi d’armes létales en occasionnant des victimes sans ménagements. C’est ce que confirme la mort de plus de 20 personnes au cours des protestations sociales pendant le gouvernement d’Ollanta Humala et les plus de 150 victimes pendant le gouvernement d’ Alan García. En outre, cette modification couvrira d’un voile d’impunité toute enquête ou dénonciation des abus et des morts occasionnés par les forces armées et la police, puisque la loi les exempt de toute responsabilité quant aux pertes humaines et dommages matériels occasionnés.
Dans la région de la VRAE ceci risque d’entrainer non seulement des abus plus importants contre la population mais aussi la mort légalisée de toute opposition à l’éradication de la feuille de coca qui concerne la plupart des habitants de la région. C’est extrêmement inquiétant. Dans une région où les habitants sont taxés de « narcoterroristes » cette loi condamnera les paysans qui défendront leurs cultures à l’arrivée de l’éradication forcée de la feuille de coca pour les présenter ensuite comme des« narcoterroristes abattus ». Quand la nouvelle loi parle d’ « autre moyen de défense » on peut se demander si elle se réfère par exemple aux bombardements et au harcèlement permanent que subissent les populations de la VRAE et de l’impunité totale pour les pertes humaines et les dommages matériels occasionnés.
PAPA, POURQUOI TIRENT-ILS SUR LES LUCIOLES?
Nous étions partis à l’aube, nous traversâmes le fleuve en mettant le cap sur Canaire. Nous arrivâmes le matin pour le petit déjeuner. L’ambiance était lourde, la base militaire contre-subversive a été construite dans le village. Dans le restaurant où nous prîmes notre petit déjeuner des regards agressifs provenant d’une table voisine nous firent bien sentir que nous n’étions pas les bienvenus. Nos accompagnateurs nous informèrent que ceux qui nous observaient et nous surveillaient étaient des militaires habillés en civil. Au bout d’un moment, nous vîmes arriver le commandant Guido, chef militaire de la base, déjà au courant de notre présence. Il nous accueillit chaleureusement mais refusa d’être interviewé. De nombreux villages de la VRAE subissent la menace constante de bombardements par des hélicoptères de l’armée, surtout ceux qui sont à la frontière du Vizcatán, la région sous l’influence du Parti Communiste du Pérou Militarisé. Dans ces lieux, beaucoup d’habitants ont fait partie des Comités d’Autodéfense qui avaient été organisés pour repousser les forces subversives dans les années 90. Mais ce sont ces mêmes habitants qui refusent aujourd’hui la présence militaire dans la zone. Au dire des habitants, les enfants vivent dans la terreur.
Dans le village Unión Mantaro, Juan Guillén Gonzales, président du Comité Multisectoriel, nous montra les douilles des projectiles tirés sur la population depuis les hélicoptères de combat de l’armée. Cette guerre, nous dit-il, « ils sont en fait en train de la faire contre les paysans. Si le gouvernement veut faire la guerre à l’ennemi qu’il aille dans cette zone, qu’il aille au Vizcatán mais qu’il ne la fasse pas contre la population ». Les habitants qui avaient formé les Comités d’Autodéfense de la zone dans les années 90 ont côtoyé de près les militaires envoyés pour les organiser. Néanmoins, dans cette nouvelle étape de conflit « certains capitaines arrivent traumatisés, ils nous regardent comme si nous étions leurs ennemis, ils nous regardent apeurés, ils pensent que nous faisons partie du Sentier Lumineux. Il y en a certains cependant qui effectuent un travail social, qui nous informent. Mais il y en a d’autres qui maltraitent la population. Ils nous disent que la prochaine fois qu’il y aura des affrontements ils nous tueront tous. Ce genre de personnes, ce sont des malades mentaux, ils ne font rien que nous perturber ».
Antonio Carbajal Gamboa, le jeune lieutenant-gouverneur de Villa Progreso, était aussi indigné « contre la violence créée par l’armée ». Il nous raconta le cas récent d’un « paysan de sa communauté » qui fut pratiquement séquestré avec son fils par des militaires alors qu’ils revenaient de leur parcelle. « Ils les ont emmenés comme hommes de tête » à la recherche de guérilleros, c’est-à-dire, à la fois comme guides forcés et comme boucliers humains « sans consulter la population et sans rapporter les faits aux autorités ».
Nous traversâmes le fleuve Mantaro. De l’autre côté nous arrivâmes dans le village José Olaya qui appartient à Pangoa, département de Junín. À partir de là, le chemin devint épuisant à cause de la forte chaleur et d’un mauvais calcul des distances sur ce dernier tronçon, celui qui allait nous amener à Nueva Esperanza de Mazángaro. Nous n’avions pas prévu assez d’eau ni de vivres pour la route. Les deux ou trois heures escomptées pour arriver à Nueva Esperanza se transformèrent en huit heures de marche intense à travers la forêt haute de Pangoa, avec ses collines vertes infinies et la terre devenue boue. Sur ce long trajet, nous rencontrâmes quelques maisons isolées. Leurs habitants partagèrent aimablement avec nous leurs boissons et un peu de nourriture. Nous rencontrâmes aussi quelques petites cabanes abandonnées, certainement à cause des bombardements incessants. Les bûcherons croisés sur le chemin confirmèrent nos soupçons. Ils vivent et travaillent dans la peur. Ils nous relatèrent même que
« quand nous avons voulu travailler la nuit avec des lampes de poche pour éviter les bombardements nous avons aussi essuyé des tirs ». Après plusieurs heures de marche, nous trouvâmes un arbre fruitier sauvage. Son fruit, appelé « ozón », ressemblait à de petites tomates sucrées. La nature prédatrice qui caractérise l’être humain, surtout en situation d’urgence, refit surface et nous ne laissâmes pas un seul fruit sur l’arbre. Un peu plus loin nous denichâmes de la canne à sucre sauvage. Nous arrivâmes péniblement au village de Bellavista.
Une réunion des cultivateurs de coca du coin allait avoir lieu dans ce village. Depuis unes des collines qui l’entourent, celle où se trouve la salle communale, j’observai les paysans qui arrivaient peu à peu. Beaucoup d’entre eux étaient jeunes, ils revenaient de leur travail de récolte et de séchage de la feuille de coca. D’autres finissaient leur travail dans la construction de leur futur terrain de football. Dans les villages je vis peu de personnes âgées. J’ignore quelle est l’espérance de vie dans ces régions mais, étant donné les dures conditions de travail, les maladies et l’absence de médecins dans la zone, elle ne doit pas être très longue. Déjà à Quisto Valle, le candidat à la mairie de Pichari nous commentait d’un ton révolté que la VRAE, qui compte pourtant une population de plus de 400.000 habitants, n’a pas d’hôpital. Au début de la réunion ce furent les représentants de Front de Lutte pour le Développement de la VRAE qui prirent brièvement la parole.
Ensuite c’est un paysan d’un certain âge qui prit la parole. Son regard reflétait toute une vie de lutte ardue pour survivre. Il était ému et attristé en parlant de l’abandon dans lequel ils se trouvent, notamment les enfants. Il dénonça le pacte des « puissants, celui du gouvernement avec les narcotrafiquants ». Il était favorable aux cultures alternatives, comme d’autres paysans de la région, mais en constatant néanmoins: « Quand les ingénieurs viennent ici, ils ne nous posent des questions que pour faire leurs thèses d’université, ils ne viennent pas travailler. Mais ce n’est pas grave, nous en savons plus que les ingénieurs. […] Nous avons lutté auparavant contre la subversion avec les Rondes Paysannes (les actuels Comités d’Autodéfense). C’est nous qui avons nettoyé la zone, les militaires ont pris la fuite. Maintenant les militaires viennent nous emmerder. Ils nous attrapent et nous appellent terroristes. Nous ne sommes pas des terroristes. La terreur c’est eux, ce sont eux qui nous bombardent, les enfants sont effrayés. Prenez le cas de Nueva Esperanza. Là-bas, le gouvernement a ordonné que l’on tue les pauvres paysans, ce n’est pas juste, nous ne voulons pas être de la chair à canon ».
Pablo Carpio Bejarano, un jeune agriculteur, prit la parole et nous remercia de notre visite, « une nécessité pour les pauvres paysans humiliés comme nous ». [...] « En plantant la feuille de coca nous ne semons pas la violence. Nous sommes de simples agriculteurs qui travaillons. On nous oblige à faire des cultures alternatives mais si nous n’avons pas de routes, de moyens de communication comment pouvons-nous changer? Ici nous produisons de tout: du café, du cacao, du manioc, des bananes, du sésame mais on amène notre récolte à Pichari et à combien nous paie-t-on le kilo? 3 soles, 4 soles (15) et d’ici à Pichari combien nous coûte le fret et combien d’heures de route jusqu’à Puerto Palmera? Combien nous coûte le transport? L’embarcation? Le véhicule? Tout notre travail s’en va là-dedans. Alors que la feuille de coca nous la vendons directement ici, c’est un moindre coût. Nous ne sommes pas des narcotrafiquants ».
À la tombée du jour nous atteignîmes Nueva Esperanza de Mazángaro, le village bombardé par les forces armées péruviennes. Un hélicoptère militaire volait à basse altitude sur le village, le bruit assourdissant faisait fuir les enfants. Les habitants nous montrèrent les ravages laissés par le dernier bombardement de l’armée. Quand ils entendent les lézards, comme on appelle ici les hélicoptères, les habitants sortent de leurs maisons et attendent dehors jusqu’à ce qu’ils s’en aillent. Gabino Toscano Curvo, vice-président du CAD (Comité d’Autodéfense), était en train de discuter avec ses voisins devant sa maison lors du bombardement. Le bombardement lui a détruit l’humérus droit et la clavicule. Gabino avait vu les hélicoptères qui tournaient autour du village mais comme la base militaire se trouve dans le village il n’a même pas imaginé qu’ils allaient bombarder, il n’avait pas la moindre idée de ce qui allait se produire. « D’un coup, j’ai entendu un bruit sourd, l’hélicoptère avait lâché une bombe et j’ai perdu connaissance. [….] Elle a explosé, j’ai vu des lumières jaunes, je garde encore l’énorme pierre qui est tombée sur mon bras, j’ai pensé que les éclats m’avaient transpercé. Ensuite, j’ai touché pour voir si ma poitrine ou mon ventre saignaient, mais non. J’étouffais seulement et je me suis rendu compte que du sang sortait de ma bouche, mon bras pendait. J’ai eu l’impression que j’allais mourir ». C’est son beau-frère qui l’a amené à la base militaire où il a été soigné. Son frère avait interpelé les militaires : « Pourquoi faites-vous ça ? En qui pouvons-nous avoir confiance? Vous dites que vous représentez la sécurité du peuple mais, avec de tels actes, sur quelle sécurité pouvons-nous compter? » L’infirmier de la base avait répondu:
« Pourquoi ne renseignez-vous pas la base?
Mais informer de quoi chef, nous ne savons rien ».
Gabino continua à nous raconter : « J’ai vu le défunt (Rodolfo Huamán Vilcapoma lieutenant-gouverneur de Nueva Esperanza), il agitait ses pieds sans cesse, il avait du sang qui coulait de ses oreilles. Il avait reçu un impact de pierre sur la tête”. Gabino a été opéré à plusieurs reprises mais il est devenu handicapé. Il a deux fils et il ne peut plus travailler en tant qu’agriculteur. Le Ministère de la Défense à Lima ne lui a reconnu que huit mois d’arrêt de travail indemnisés et pour lui ce n’est pas suffisant : « Ils s’étaient engagés à prendre en charge ma guérison, mon traitement médical et ma rééducation mais jusqu’à présent je n’ai encore rien reçu, même pas un comprimé. Je ne peux pas travailler dans ma parcelle. Le coup a aussi endommagé mes poumons. [….] L’infirmier de la base avait mis en garde mon frère: N’allez pas dire du mal des forces armées!. […] C’est un grand abus celui que les forces armées commettent contre la population civile ». Eduardo Huamán Palomino, Président Multisectoriel de Mazángaro, cousin du défunt, nous raconta que les pierres projetées lors de l’impact de la bombe avaient perforé les maisons et l’école primaire du village. Les habitants nous expliquèrent que c’était le propre chef de la base militaire qui les avait obligé à refermer l’immense trou laissé par la bombe de 250 kilos: « Si vous ne le refermez pas, vous n’obtiendrez pas d’aide ».
Il faisait nuit à Nueva Esperanza de Mazángaro et la réunion avec les habitants se déroula sous la lumière d’une ampoule branchée à une batterie de voiture. Dans la pénombre, les habitants se défirent momentanément de la peur qui leur colle à la peau à cause des tirs permanents. Ils commencèrent à raconter la terreur quotidienne que représente pour eux le fait de vivre dans un village proche de Vizcatán. À la fin de la réunion nous retournâmes dans l’obscurité de la nuit. On ne voyait défiler que de petites lumières fugaces provenant des lampes de poche des passants. Plusieurs enfants nous observaient avec curiosité. Une petite fille nous raconta que « les blancs-becs passent au petit matin par le village en formation, avec un commandant en tête. […] Ils se trompent (les militaires), ils ne savent pas. La nuit ils ne se rendent pas compte qu’ils tirent sur les lucioles ». Il était huit heures du soir et on commençait à entendre les tirs dans l’obscurité de Nueva Esperanza de Mazángaro. Je ne voyais que de petites lumières rapides qui disparaissaient au loin. Personne ne voulait continuer à marcher dans les rues du village. Les villageois nous logèrent dans la partie haute de la salle communale où s’était tenue la réunion. Dans la nuit de Nueva Esperanza, les bruits des tirs permanents se mélangeaient aux aboiements des chiens. Ils durèrent presque toute la nuit, nous plongeant dans une ambiance de guerre.
Février 2015
Traduction : Anne Philippart de Foy
NOTES
(1) VRAE (Vallée des fleuves Apurímac et Ene). C’est la principale région productrice de feuille de coca du Pérou.
(2) Les Asháninkas sont une population habitant les régions comprenant Junín, Cerro de Pasco, Cusco et Ucayali dans l’Amazonie péruvienne. Il y a également un groupe asháninka au Brésil.
(3) L’aérodrome de Palmapampa, tout près d’Otari geré par la PNP (Police Nationale du Pérou) possède une piste de 800x18 mètres.
(4) Oncles, c’est le terme affecteux employé par les habitants pour désigner les guérilleros du PCP militarisé. Depuis 1999 le PCPM dirigé par Víctor Quispe Palomino a critiqué a maintes reprises les déviances de la période de lutte armée dirigé par Abimael Guzmán et par la suite par Oscar Ramirez Durand “Feliciano” (1980-1999). Depuis 1999 les actions armés du PCP militarisé visent les forces de police et de l’armée péruvienne. Ils sont pris la défense des cultivateurs de feuille de coca et sont farouchement oppossés à l’éradication. C’est peut-être pour cette raison que les paysans de la région les appellent “les oncles”. En 1999 Le Parti Communiste du Pérou Militarisé (PCP-Militarisé) dénonce la trahison d’Abimael Guzman leader historique du PCP-SL (Parti Communiste du Pérou-connu sous le nom de Sentier lumineux) et de ses principaux dirigeants et appelle à continuer la lutte armée.
(5) DEVIDA est l’organisation gouvernementale qui crée et dirige la politique anti-drogue au Pérou, sous la tutelle états-unienne dans le cadre du Traité de Libre Commerce signé entre le gouvernement péruvien et le gouvernement des Etats-Unis.
(6) Déclarations de Carmen Masías dans l’article « DEVIDA : Le Pérou premier exportateur de cocaïne », journal La República, 16 janvier 2014.
(7) “Señor gobierno” est une expression courante utilisée par les habitants de la région pour désigner le gouvernement lointain, externe à la population, mais en même temps puissant.
(8) L’éradication est vu par les cultivateurs de feuille de coca comme une trahison du gouvernement Humala qui avait réjeté toute éradication lors de la campagne électorale du 2010. La forte opposition d’une grande partie de la population de la région aurait néanmoins poussée le gouvernement Humala à suspendre momentanément l’éradication dans la VRAE. En février 2014 le Congrès des cultivateurs de coca de la région avait mobilisée des milliers de personnes, une grève régional avait concentré ensuite plus de 10.000 paysans cultivateurs de feuille de coca dans la ville d’Ayacucho.
(9) Luis Hidalgo et Julio Lira, Journal Gestion (journal péruvien économique et financier), 15 novembre 2012.
(10) L’USACE est le Corps des Ingénieurs de l’Armée des Etats-Unis.
(11) La DEA est l’Agence des Etas-Unis de lutte contre la drogue.
(12) En parallèle, 11 bases étas-uniens COER (Centre d’Opération d’Urgence Régional) ont été construites stratégiquement sur tout le territoire péruvien (Cusco, Arequipa, Pucallpa, Lambayeque, Junin, Tacna Tumbes, San Martín, Ucayali, Piura y Puno). Les COER sont supposés faire face aux catastrophes naturelles. Le COER Piura est situé dans une région où les multinationales d’hidrocarbures et minières ont débuté leurs opérations. C’est aussi une des régions importantes dans l’exportation de cocaïne. Le COER le plus récent a été inauguré en avril 2014 à Puno, région où se trouvent les principales réserves d’uranium du pays. La flotte état-unien a été autorisée par le gouvernement péruvien à faire usage de ses ports principaux pour son approvisionnement.
(13) Mónica Bruckmann, “Recursos naturales y la geopolítica de la integración Sudamericana” (Ressources naturelles et la géopolitique de l’intégration Sud-Américaine).
(14) Suite à la publication au Pérou des CHRONIQUES DE LA VRAE, la page fut fermé.
(15) 1euro = 3.50 soles
Données sur la VRAE
Population 426.000 habitants pour une superficie de 12.000 km2
79% de la population vit en situation de pauvreté
50% en situation de pauvreté extrême.
Seul le 14% de la population a accès à l’eau potable.
Le taux de malnutrition infantile atteint le 43%.
Le taux de mortalité infantile atteint le 50%
Seul le 9% des habitants a accès à l’electricité et à l’eau courante.
Le salaire moyen d’un agriculteur est de 190 soles.
Manuel Legarda
Artiste visuel et documentariste. Realisateur du film documentaire La cicatrice de Paulina qui donne la parole aux femmes stérilisées de force au Pérou dans les années 90 et qui a été primé en différents Festivales Internationaux.
Manuel Legarda a réalisé multiples expositions en Europa et en Amérique latine. Il vit et travaille en Suisse.
Site :
http://lacicatrizdepaulina.blogspot.com/
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire