Justement en 1965, quand j'ai publié « Stratégie de guérilla urbaine », les « Tupamaros » ont vu une lumière, puisque je disais que les « forêts de ciment sont plus sûres que les forêts d'arbres ». Et que les villes ont plus de ressources logistiques que la campagne. Et comme notre civilisation est capitaliste et qu'elle concentre le capital et les populations dans les villes à un rythme accéléré, dans des pays comme l'Uruguay avec plus de 80 % de population urbaine, il était absurde d'aller faire la guerre révolutionnaire à la campagne, où il y a plus de vaches et de moutons que de population rurale.
Abraham Guillén, anarchiste révolutionnaire inconnu en France, a été l'un des premiers théoriciens post guerre mondiale de la guérilla urbaine ; en 1965 est édité Stratégie de la guérilla urbaine qui inspira le révolutionnaire brésilien Carlos Marighela – Manuel de la guérilla urbaine paru en 1969 - et les Tupamaros en Uruguay – Nous les Tupamaros brochure éditée en 1971. Suivent ensuite, La guérilla urbaine et les Tupamaros (1972), The philosophy of the urban guerrilla (1973), La epopeya de la defensa de Madrid : combates homéricos de un pueblo invicto en 1975, Revalorización de la guerrilla urbana (1977), El error militar de las izquierdas. Análisis estratégico de la guerra civil española 1936-1939 (1980), et enfin, Stadt-guerrila in Lateinamerika paru en 1984.
Habile théoricien, brillant économiste diplômé en Sciences Économiques, Abraham Guillén, né en Espagne en 1913, fut aussi un guérillero. Il s'engage dans la guerre civile d'Espagne dans les rangs anarchistes de la XIVème Division de l’armée républicaine, emmenée par l’anarchiste Cipriano Mera ; il est capturé par les franquistes en 1939, mais, exploit, s’évade en 1942 et intègre le Comité national clandestin de la CNT ; à nouveau capturé en 1943, il s’évade et gagne la France en 1944, puis l'Argentine en 1948 ; il s'engage alors dans le groupe révolutionnaire Uturunco, pratiquant la guérilla rurale et urbaine dans le Nord de l'Argentine entre 1959 et 1960. Capturé, emprisonné, puis libéré, on le retrouve en 1961 à Cuba en instructeur militaire, puis il se rend en Uruguay rendre visite aux Tupamaros, comme il fut le conseiller militaire d'autres groupes révolutionnaires d'Amérique du Sud. Il renonça à la lutte armée et aida plusieurs expériences sociales libertaires, notamment au Pérou durant la dictature de gauche du président Velasco, puis plus tard en Espagne, avec le syndicat CNT et la Fondation libertaire Anselmo Lorenzo, sans renoncer à son poste d'expert international de l’Organisation Internationale du Travail.
Il décède en 1993, et ne put connaître l'insurrection mexicaine du Chiapas de 1994, sans doute la plus proche de ses convictions libertaires communautaires. Car ses convictions libertaires l'ont éloigné des groupes et des régimes d'inspiration marxistes, quels qu'ils soient – marxiste-léniniste, fidéliste, maoïste, stalinien, etc.- partisan de la démocratie directe, de l'auto-gestion et de l'économie mutuelliste. Il laisse à la postérité une œuvre considérable, une cinquantaine de livres concernant la guerre civile, de guérilla, l'économie libertaire et leurs ennemis réciproques, la désinformation, l'économie mondiale, et le pouvoir et l'implantation des multinationales, entre autres ; sans compter la multitude d'articles de presse. Aucun n'est traduit en français, sauf cet entretien et un court extrait de La guérilla urbaine et les Tupamaros, paru en 1972, qui suivent.
LA GUÉRILLA URBAINE
ET LES TUPAMAROS EN URUGUAY
Abraham Guillén
1972
[Extrait]
Il faut porter au crédit des guérilleros uruguayens d'avoir été les premiers à opérer dans la jungle de béton d'une métropole capitaliste, à se maintenir pendant la première phase d'une guerre révolutionnaire grâce à des tactiques et une organisation efficaces et à tenir en échec la police et l'armée pendant un temps considérable... Par ses défaites comme par ses victoires, Le Mouvement de Libération National – Tupamaros – a contribué à fournir un modèle de guérilla urbaine – avec les grandes villes comme épicentre d'une lutte entre capitalisme et socialisme – qui a déjà laissé sa marque dans l'histoire contemporaine. Les leçons qu'on peut tirer de l'action des Tupamaros peuvent se résumer en dix points.
1. Front fixe ou front mobile ?
Lorsqu'il manque aux guérilleros urbains un large soutien, par suite d'une aversion pour la révolution ou parce que leurs actions ne répondent pas directement aux revendications populaires, ils doivent assurer leur porpre infrastructure clandestine par la location de maisons ou d'appartements. En se cantonnant de cette manière dans un lieu fixe, les Tupamaros ont perdu à la fois leur mobilité et leur sécurit, qui sont deux conditions nécessaires de la stratégie de la guérilla. Pour éviter l'encerclement et la destruction résultant de perquisitions systématiques, les guérilleros doivent renoncer aux bases urbaines fixes et choisir de vivre séparés tout en combattant ensemble.
2. Mobilité et sécurité.
Si les guérilleros urbains louent des maisons pour leurs commandos, ilsrisquent de laisser une trace que ne manquera pas de suivre la police, qui contrôle chaque mois tous les enregistrements de locations. Dans le cas où la plupart de leurs locaux seraient prêtés, ils devront, en règle générale, éviter de construire des souterrains ou des refuges qui augmenteraient leur dépendance locale. Pour conserver leur mobilité et une importante marge de sécurité, ils doivent s'éparpiller dans la population qui leur est favorable. Des guérilleros qui luttent ensemble puis se dispersent dans une grande ville sont difficiles à découvrir par la police. Quand des rafles sont opérées dans une zone ou un quartier, les combattants sans base fixe peuvent se déplacer vers un quartier voisin. Une telle mobilité devient impossible lorsqu'ils comptent trop sur les maisons louées ou sur les refuges que leur offrent les sympathisants à leur domicile – autre importante erreur stratégique que commirent les Tupamaros.
3. Arrière-garde importante ou modeste ?
Les guérilleros urbains qui développent une large infrastructure dans de nombreuses maisons en location commettent une erreur du point de vue non seulement militaire mais aussi économique et logistique. En effet, une arrière-garde importante nécessite un budget mensuel relativement élevé, et les considérations économiques et financières tendent alors à éclipser les questions politiques. Par suite de l'insuffisance de locaux, les guérilleros ont une prédisposition à élever à des postes de commandement ceux qui acceptent de prêter leur logement... Lorsque la possession d'une grande maison, d'une grande ferme ou exploitation facilite la promotion au rang de cadre, les guérilleros s'exposent aux tendances bourgeoises. Lorsque, pour se couvrir, ils s'appuient non plus sur les combattants mais sur les propriétaires, alors la guérilla urbaine devient l'affaire d'une minorité armée qui ne réussira jamais à mobiliser de cette façon la majorité de la population.
4. Infrastructure logistique.
Bien qu'un front mobile soit préférable à un front fixe, il se trouve des circonstances où ce dernier est inévitable. C'est le cas pour le montage, le réglage et la transformation des armes. Ces fronts fixes, peu nombreux et dispersés, doivent rester cachés aux guérilleros eux-mêmes ; ils ne doivent être connus que de quelques personnes qui y travaillent, de préférence une par front, pour éviter que les forces de répression ne les découvrent. Pour des raisons de sécurité, il est recommandé de ne pas fabriquer d'armes mais d'en faire faire les différentes pièces séparément dans divers établissements légaux, pour ensuite les monter dans des ateliers clandestins.
Il est dangereux de se servir d'un front fixe comme logement et entrepôt de vivres, de médicaments et d'armes. Si les guérilleros sont appelés à agir à intervalles réguliers, ils doivent vivre comme tout le monde et se réunir seulement au moment et au lieu indiqués. Les maisons qui servent de logements pour les combattants ou de refuges ont tendance à immobiliser les guérilleros et à les exposer aux risques d'encerclement et de destruction. Les Tupamaros, qui avaient cantonné nombre de leurs commandos dans des quartiers fixes, s'exposèrent en 1972 à des arrestations en masse ; ils perdirent une grande partie de leurs armes et du matériel qui s'y rapportait, et furent contraint d'aller cacher leurs équipements militaires à la campagne.
Afin d'exercer un contrôle sévère sur leurs sympathisants et de les maintenir dans une discipline militaire stricte, les Tupamaros devaient les loger ensemble. Ils les utilisèrent cependant rarement dans les opérations militaires, qu'elles aient lieu séparément ou de façon simultanée, ce qui était signe d'un manque de préparation stratégique. Si les guérilleros urbains ne peuvent continuellement disparaître et réapparaître dans la population d'une grande ville, c'est qu'il leur manque les conditions politiques requises pour faire une révolution, pour créer un état de crise sociale par la destruction de l'ordre public. Malgré l'efficacité qu'ils montrèrent dans la première phase d'une guerre révolutionnaire dont le principe est d'attaquer et de disparaître, les Tupamaros n'ont pas réussi à développer la stratégie de l'escalade en utilisant de plus grandes unités à des intervalles plus fréquents dans le but de paralyser le régime en place.
5. Héros, martyrs et vengeurs.
Dans une guerre révolutionnaire, toute action de guérilla qui nécessite d'être expliquée au peuple est politiquement inutile : elle doit être en elle-même significative et convaincante. Tuer un soldat en représailles contre l'assassinat d'un guérillero, c'est s'abaisser au même niveau politique qu'une armée réactionnaire. Il vaut mieux, et de loin, faire de ce dernier un martyr et s'attirer ainsi la sympathie des masses plutôt que de perdre ou de neutraliser l'appui populaire par des tueries absurdes sans but politique évident. Pour gagner une guerre populair, il faut agir en conformité avec les intérêts, les sentiments et la volonté du peuple. Une victoire militaire ne sert à rien si elle n'a pas une signification politique convaincante.
Dans un pays où la bourgeoisie a aboli la peine de mort, il est dangreux de condamner à mort même les ennemis les plus haïs du peuple. Des oppresseurs, des traîtres et des informateurs se sont condamnés eux-mêmes avant que les guérilleros ne le fassent ; il serait impolitique de faire publiquement étalage de leurs crimes dans le but de créer un climat de terreur, d'insécurité et d'indifférence pour les droits humains fondamentaux. Une armée populaire qui recourt à la violence inutile, qui n'est pas un symbole de justice, d'équité, de liberté et de sécurité, ne peut gagner l'appui du peuple dans la lutte contre une tyrannie déshumanisée.
Les « prisons du peuple » des Tupamaros firent plus de mal que de bien à la cause de la libération nationale. La prise d'otage dans le but d'un échange contre des prisonniers politiques a un succès populaire immédiat;mais informer le monde de l'existence de « prison du peuple », c'est inutilement mettre l'accent sur un système de répression parallèle. On ne peut servir aucun objectif utile par un langage politiquement si aliénant. De plus, il est intolérable de garder quelqu'un en otage pendant longtemps. Pour réussir une action politique ou de propagande au moyen de ce genre de tactique, il faut que les conditions de l'échange soient modérées et susceptibles d'être acceptées ; les guérilleros ne doivent en aucun cas être contraints d'exécuter un prisonnier parce que leur demande de rançon est excessive et par conséquent rejetée. L'exécution d'un otage peut s'avérer utile seulement dans le cas où un gouvernement continue, malgré la pression populaire, de refuser toute négociation ; il est alors évident pour tous que le gouvernement est en dernier lieu responsable des conséquences.
Ces prisons du peuple sont aussi néfastes pour d'autres raisons : elles immobilisent plusieurs hommes pour monter la garde et s'occuper des prisonniers ; elles détournent certains guérilleros d'autres actions plus directement utiles à la population ; enfin elles présupposent un front fixe et, par conséquent, une réduction de la mobilité. La meilleure solution est de disposer au plus d'un local sûr pour la détention d'un seul otage pendant une courte période.
Organiser des prisons populaires, condamner à mort divers ennemis du peuple, loger les guérilleros dans des quartiers secrets ou des refuges clandestins, c'est créer une infrastructure destinée à soutenir un Etat en miniature qu'une armée révolutionnaire. Pour se gagner l'appui de la population, il faut se servir des armes directement en son nom. Quiconque, au cours de l'édification d'une contre-Etat, utilise la violence contre ses subordonnés, doit se voir retirer son commandement. À quoi sert en effet de détruire un despotisme s'il s'agit seulement de le remplacer par un autre ?
6. Délégation du commandement.
Dans une armée de métier, les chefs sont recrutés dans les écoles militaires selon un ordre hiérarchique de commandement. Dans l'organisation de guérilla, les chefs se révèlent pendant la lutte révolutionnaire elle-même, et les critères d'élection sont la compétence, le sens de la responsabilité, la combativité, l'esprit d'initiative, les capacités d'analyse politique et les actes plutôt que les discours. Cependant, pour ne ps risquer de mettre en danger le caractère démocratique d'une armée révolutionnaire et les fonctions de l'autorité en tant que pouvoir délégué, aucun commandant, même le meilleur, ne doit pouvoir rester longtemps à la barre...
Epaminondas, le général thébain qui vainquit Sparte, ne conserva le commandement que pendant deux ans. Bien qu'il fût le plus grand stratège de son temps, il redevint ensuite simple soldat. Et c'est uniquement à cause de son talent extraordinaire qu'il fut nommé conseiller militaire du nouveau commandant en chef. Son exemple pourrait être utile aux guérilleros.
Un commandement n'est illimité que pour le temps où il a été délégué. Les subordonnés ont la responsabilité de discuter à l'avance chaque opération, de donner leur avis, etc. Mais la discussion prend fin quand le commandement suprême engage sa responsabilité sur l'issue d'une bataille ou d'une action particulière.
Si le commandant se trompe dans son jugement, si le résultat est une défaite plutôt qu'une victoire, son devoir est de démissionner. Quand un vote de confiance lui est favorable, il peut alors être autorisé à rester, mais deux échecs successifs devraient rendre irrévocable sa démission.
L'une des erreurs les plus courante des guérilleros d'Amérique latine est de fabriquer des légendes autour de leurs chefs, comme ce fut le cas pour Fidel Castro et Che Guevara. Le messianisme qui en découle dissimule l'incompétence de nombreux commandants de guérilla qui conduisent leurs troupes à la campagne – comme les Tupamaros en 1972 – sans même corriger les erreurs de leur stratégie...
Dans leur tentative de créer un Etat dans l'Etat au moyen de colonnes de guérilleros très disciplinées, de quartiers secrets, de « prisons du peuple », d'arsenaux clandestins et d'une importante infrastructure logistique, les Tupamaros sont devenus des professionnels trop militarisés et isolés des masses urbains. Leur organisation ressemble plus à un pouvoir parallèle contestant le pouvoir légal, à un micro-Etat qu'à un mouvement de masse.
ENTRETIEN AVEC ABRAHAM GUILLEN
BICICLETA | Année 1, n°9, Octobre 1978
Traduction publiée par le Collectif Anarchiste de Traduction et de Scannerisation (CATS) de Caen.
http://ablogm.com/cats/
Ta première expérience dans la guérilla en Amérique Latine se fait avec le groupe « Los Uturuncos », en quoi a consisté ce mouvement ?
« Les Uturuncos » ont été la première guérilla urbaine et rurale (les deux combinées) fin 1959 et début 1960. En unissant la campagne et la ville dans les groupes de guérilleros « Uturuncos », mon point de vue stratégique, politique, économique et social, était de donner à la guerre révolutionnaire, surtout, un caractère stratégique opposé à la bataille ou au combat de ligne ; c'est à dire, qu'une guerre du peuple en armes, s'il veut vaincre une grande armée répressive, doit être une guerre en superficie, sur tout un territoire national, comme si elle était faite à la manière d'une peau de léopard, en faisant circuler les guérilleros dans tous ces interstices.
Comme les combattants « Uturuncos » étaient (quasiment tous) péronistes, j'ai estimé que cela constituait une limitation politique, puisque qu'une guerre révolutionnaire doit englober tout un peuple et pas seulement un parti. Si la conception politique est mauvaise ou étroite, bien que la tactique et la stratégie de guérilla soit la plus brillante, la guerre révolutionnaire est perdue ou ne dépasse pas l'état primaire de petits groupes d'action qui ne se convertissent pas en armée de libération, en peuple en armes, unique moyen pour atteindre le triomphe.
As-tu connu directement Raúl SENDIC, le fondateur du mouvement Tupamaro ?
Avec SENDIC, nous nous sommes vu peu de fois, puisqu'il se déplaçait toujours clandestinement. Mais il y avait quatre commandants qui ont reçu une préparation sur la stratégie de la guerre urbaine. Ceux-ci étaient les hommes d'action, alors que Raúl SENDIC était plutôt un politique, ex-dirigeant du Parti Socialiste, très lié aux ouvriers de la canne à sucre du département d'Artigas. Il l’était tellement que la consigne de ces ouvriers de la canne à sucre était la suivante : « Pour la terre et avec SENDIC ». Ce n'était pas un mouvement guérillero, mais réformiste, puisqu'il demandait la réforme agraire dans les grandes propriétés rurales des cultures de canne à sucre.
Jusqu'en 1965, le groupe de SENDIC, très castriste, se limite à effectuer des marches sur la route qui mène à Montevideo en demandant des terres pour les ouvriers de la canne à sucre. Comme Fidel CASTRO, Che GUEVARA et Régis DEBRAY, ne concevaient pas la guerre révolutionnaire en dehors des montagnes, et que l'Uruguay n'en avait pas, il n'y avait pas de possibilité de créer ainsi un mouvement guérillero, selon la doctrine cubaine.
Justement en 1965, quand j'ai publié « Stratégie de guérilla urbaine », les « Tupamaros » ont vu une lumière, puisque je disais que les « forêts de ciment sont plus sûres que les forêts d'arbres ». Et que les villes ont plus de ressources logistiques que la campagne. Et comme notre civilisation est capitaliste et qu'elle concentre le capital et les populations dans les villes à un rythme accéléré, dans des pays comme l'Uruguay avec plus de 80 % de population urbaine, il était absurde d'aller faire la guerre révolutionnaire à la campagne, où il y a plus de vaches et de moutons que de population rurale. Par conséquent, les théories fidelistes et maoïstes de la guerre révolutionnaire n'étaient pas appropriées pour des pays industrialisés ou sous-développés avec plus de population urbaine que rurale. Une grande ville (qui est quasiment comme une ville-nation avec quelques millions d'habitants ou autour d'un million) se prête plus que la forêt amazonienne à la guerre de guérillas. Ainsi cela fait beaucoup d'années que les indiens/nes sont dans cette forêt, avec un terrain favorable qui les protège des blancs, mais ainsi ils ne font pas de politique, ils ne sont pas décisifs comme les guerres urbaines dans les grandes capitales ou les villes des pays du bassin amazonien. Ce n'est pas dans la forêt amazonienne que quelques guérillas peuvent être décisives pour la politique du Brésil, mais plutôt les guerres urbaines dans Sao Paulo, Rio de Janeiro, Porto Alegre et El Salvador le sont bien plus encore, etc...
Peux-tu nous faire un bilan de la guérilla des Tupamaros ?
Son expérience est encore proche : je crois qu'elle a été très brillante tactiquement, pauvre stratégiquement et faible politiquement, puisqu'ils ont tenté de copier la révolution cubaine. Mon point de vue est que deux guerres ne se font pas avec la même stratégie ni deux révolutions avec la même politique. La révolution, il faut l'inventer et la réinventer, sans se limiter à déloger du pouvoir une minorité dominante, pour établir une dictature de type stalinienne. Si un peuple se voit contraint entre une dictature qui peut chuter et une autre qui peut s'élever à sa place, il tombe ainsi dans l’indifférence politique, puisque le peuple préfère le socialisme et la liberté et non la dictature des bureaucraties ou des bourgeoisies. En ne découvrant pas les lois spécifiques de la guerre révolutionnaire en Uruguay et en n’offrant pas un programme de socialisme autogestionnaire, je crois que les Tupamaros, pour être fidèles au modèle castriste, ont été vaincus, en termes politiques. Je ne crois pas que le marxisme-léninisme, de type castriste ou soviétique, entraîne les masses jusqu'à une révolution de type cubaine, ni en Amérique Latine ni dans aucune autre partie du monde.
J'ai été l'inspirateur tactique et stratégique des Tupamaros, mais mon origine libertaire me séparait politiquement d'eux, fervents castristes, bien que l'un d'entre eux fut aussi libertaire. Ne partageant pas ma proposition de socialisme autogestionnaire, appropriée pour un pays qui ne manque pas d'espace mais au contraire qui manque de population, ils se sont éloignés de moi et se sont rapprochés de Fidel CASTRO. Ils ont cru que j'étais un romantique parce que n’étant pas un partisan du socialisme étatique, mais de la démocratie directe, de la propriété sociale, du fédéralisme économique et administratif. Leur castrisme et leur guévarisme ont conduit les Tupamaros à un dogmatisme politique de type marxiste-léniniste, lequel leur a procuré une population estudiantine, mais non une population adulte, urbaine et rurale, en quantité et en qualité pour renverser le pays en sa faveur. Et si une guérilla, quelle qu'elle soit et quel que soit le pays où elle agit, ne gagne pas la population par ses actions, elle aura, dans le meilleur des cas, des victoires tactiques, mais finalement une défaite stratégique et politique.
Ton influence sur le mouvement guérillero au Brésil semble aussi importante...
Les exilés brésiliens qui sont arrivés en Uruguay, après le coup d'état contre le président GOULART, ses leaders principaux, tous quasiment me connaissaient. « La stratégie de guérilla urbaine » - avant d'avoir été traduite dans d'autres langues - l'a été en portugais, il est entré au Brésil sous forme ronéotypée ; il a conduit au mouvement guérillero urbain, en lui offrant une doctrine stratégique ; il a influencé dans le mouvement guérillero urbain le capitaine LAMARCA, MARIGHELLA et le major PIRIZ. Avant que soit publié le « Mini manuel de guérilla urbaine » de MARIGHELLA, avec une paire d'année d'anticipation, « La stratégie de la guérilla urbaine » a été publiée à Montevideo.
Au Brésil, il y avait toutes les conditions, avec beaucoup d'espaces ruraux et de grandes villes, pour créer le plus vaste mouvement guérillero d'Amérique Latine. Mais MARIGHELLA, qui était maoïste, ne voulait pas démentir Mao et Fidel sur le fait que la guérilla dans la campagne est stratégique et celle des villes tactique, c'est à dire, moins importante celle-ci que l'autre. LAMARCA, également maoïste et fideliste, après avoir gagné beaucoup de combats à Sao Paulo, grâce à ses audacieux coups de guérilla urbaine, peut-être pour suivre la doctrine maoïste et fideliste de guérilla de montagne est allé avec toute son armée de guérilleros (qui avait gagné dans les villes) combattre dans les sierras(zones de montagne) situées dans le triangle Rio de Janeiro, Sao Paulo et Salvador, en étant isolé des paysans, cloué au terrain par des forces très supérieures, avec des bombardements répétitifs de l'aviation, perdant ainsi, dans une guerre inopportune de montagne, ce qu'il avait gagné pendant des mois de guérilla urbaine insaisissable, devenant battable. En somme, pour avoir voulu sauver les principes fidelistes et maoïstes (qui ne conviennent pas du tout pour le Brésil), la guérilla urbaine a été mise en déroute, pas au milieu de la mégalopole, mais après être partie à la campagne ; c'est comme si une baleine essayait de faire sur terre ce qui serait plus facile en mer.
Des différentes formes de guérillas appliquées en Amérique Latine. Que penses-tu du « foquismo » ?
J'ai publié sur le « foquisme » en 1969 à Montevideo, un livre intitulé : « Défi au Pentagone ». Il y est question d'une oeuvre qui explique l’inconsistance des thèses de Régis DEBRAY, exposées dans « Révolution dans la Révolution », livre « foquiste », copié par DEBRAY suite à la dictée qui lui a été faite par Cuba, puisqu'il était licencié en philosophie et en lettres, il ne sait rien de la stratégie militaire.
La thèse la plus secourable du « foquismo » cubain est que toutes les guerres révolutionnaires doivent être faites depuis le terrain, depuis les montagnes. J'envisage -comme je l'ai déjà dit- la ville populeuse comme étant plus appropriée à la guérilla dans l'époque du capitalisme. J'indique que si au Moyen Âge, quand toute la population était à la campagne, les guerres paysannes n'ont pas triomphé, comment pourrait-on le faire maintenant en pleine civilisation urbaine ? J'éclaircis que la révolution cubaine ne s'est pas déroulée exclusivement dans la Sierra Maestra, mais qu'il y a eu plus de morts et plus de combats dans les villes que dans celle-ci; que l’insurrection s'est propagée en superficie, le « second front de l'Escambray » apparaissant ; que l'on a lutté dans tout Cuba ; et que cela a fait que l'armée de BATISTA, prise entre deux fronts, a dû se rendre, pas seulement face à la Sierra Maestra, mais par ce qu'elle était coupée de son arrière-garde, dans les villes.
Une autre consigne simpliste est celle comme quoi « le pouvoir vient du canon du fusil ». Si ceci était vrai, les sous-officiers et les sergents feraient les « coups » d’État ; mais ce sont les généraux et les colonels qui les font ; bien qu'ils ne soient pas tous les jours avec les fusils et les soldats. Et il n'y a pas de vision du stratégique sans fin politique. Les généraux pensent en politique et c'est pour cela qu'ils font les « coups » d’État ; mais les sergents et les sous-officiers ne pensent ni en généraux, ni en politique. Ainsi, ayant plus près d'eux les soldats, les sous-officiers et les sergents, ils ne produisent quasiment jamais un « coup » d’État et, quand ils le font, ils le perdent postérieurement par ce qu'ils ne savent pas quoi faire avec le Pouvoir.
En revanche, les « foquistes » petits bourgeois, sans lien avec le travail d'usine ou des champs, ont la pathologie du Pouvoir. Et quand ils y parviennent, ils créent un parti monolithique excluant tout le peuple, en se constituant ainsi eux/elles-mêmes en « nouvelle classe », plus difficile à déloger du pouvoir que la bourgeoisie. Puisque la nouvelle classe se présente non comme classe, mais comme l'incarnation du prolétariat par le moyen de l’État totalitaire et du parti unique. Le « foquisme », petit bourgeois, séparé des travailleurs ou sans eux dans les rangs de la guérilla, peut être un nouveau stalinisme. Il sera nécessaire de méditer cette perspective sérieusement pour éviter qu'une minorité domine les majorités au moyen du capitalisme d’État et du parti monolithique. Pour cela il faut préparer les syndicats, les jeunes révolutionnaires, dans un esprit autogestionnaire, avec une pleine maîtrise de la stratégie, afin de couper l’accès au Pouvoir à des groupes « foquistes », totalitaires, inspirés par le modèle soviétique de socialisme bureaucratique.
Tu as bien connu Ernesto « Che » GUEVARA et tu as fréquenté directement Fidel CASTRO. Comment évalues-tu l'expérience guévariste, triomphante dans la Sierra Maestra et qui l'a mené à l'échec et à la mort en Bolivie ?
El Che GUEVARA et Fidel, ont été instruits par le colonel espagnol BAYO, qui durant la Guerre Civile espagnole avait des connaissances tactiques de groupes guérilleros, opérants dans l'arrière garde franquiste. Quand le « Che » et Fidel sont arrivés à Cuba dans le « Gramma » après avoir été découvert au moment de débarquer dans l'île en provenance du Mexique-, ils sont restés 7 hommes et 11 fusils ou vice-versa. Néanmoins, ils se sont rendus dans la Sierra Maestra. Et comme le contexte politique était bon pour la guerre de guérillas, ces quelques hommes et ces quelques fusils ont servi à foutre dehors BATISTA, qui administrait Cuba comme son commerce privé.
Si Fidel avait dit au début de la guerre de guérillas dans la Sierra Maestra qu'il était marxiste-léniniste, au lieu de parler de liberté, de démocratie, de lutte contre la corruption de BATISTA, il aurait été isolé et battu comme tant d'autres guérilleros, sans programme politique partagé par la quasi-totalité d'une nation. Les choses sont ainsi, Fidel a eu l'appui de la bourgeoisie, de la classe moyenne, des ouvriers et des paysans de Cuba et même la sympathie des États-Unis. De cette manière, après être parvenu à la formation de bataillons avec ses guérillas, Fidel a vaincu les brigades ou les divisions de BATISTA, démoralisées et prises au piège dans les villes, les montagnes et les campagnes. Plus le programme politique de libération est bon, plus il est facile de gagner une guerre contre l'impérialisme du dehors ou contre le despotisme de l'intérieur. La majeure partie des mouvements guérilleros d'Amérique Latine a été battu pour avoir imité le Fidel marxiste-léniniste et non le Fidel guérillero qui avait comme programme la démocratie et la lutte contre la dictature et la corruption.
J'ai connu Che GUEVARA en 1962, en pleine « crise des Caraïbes ». Les bateaux de guerre et les avions nord-américains rôdaient le long des plages de Cuba. Che GUEVARA attendait le débarquement des divisions du pentagone parties des États-Unis et qui n'étaient plus qu'à quatre ou cinq jours des eaux territoriales cubaines. Je lui ai dit que cela était très improbable et pas nécessaire non plus, alors que le débarquement des yankees était permanent : il datait de 1898 quand, nous les espagnols, sommes partis de Cuba, et qu'ils se sont réservé la base navale stratégique de Guatanamo. Le Che, cependant, était convaincu que les Nord-Américains débarqueraient à Cuba. Je lui ai dit qu'en ayant une supériorité stratégique absolue en avions et bateaux de guerre, ils pouvaient isoler Cuba du reste du monde, en gagnant ainsi la bataille stratégique, logistique, sans avoir à entrer dans la bataille tactique, frontale du débarquement, mais le Che pensait que les yankees débarqueraient dans l'île. Je lui ai dit qu’à moins qu'ils prennent Guantanamo, les yankees resteraient tranquilles. Et comme les soviétiques se sont mis d'accord avec les yankees, sans consulter les cubains, le retrait des projectiles atomiques dans les bases cubaines des russes fut échangé contre un retrait de missiles dans des bases yankees en Turquie.
J'ai éclairci le fait que la gâchette atomique en Europe - dans l'OTAN- était détenue par les yankees et que, à Cuba, elle était également aux mains des soviétiques. C'est pourquoi, à moins que les cubains ne créent une situation irréversible à Guantanamo, les yankees et les soviétiques se mettraient d'accord sans les cubains. En plus, dans une guerre conventionnelle, les russes auraient perdu la partie dans les Caraïbes : Ils allaient négocier avec les Nord-Américains. Le Che, énervé contre les soviétiques, m'a dit qu'il était allé en URSS avec un autre cubain, dont je ne me rappelle pas le nom, pour établir l'accord des bases des missiles soviétiques à Cuba. Puisque les russes les avaient sollicités pour la défense du monde socialiste. J’y ai cru ainsi m'a dit le Che mais après nous sommes restés surpris... Depuis ce moment, le Che est devenu plus prochinois que soviétique ; il n'assistait pas aux réceptions de l'ambassade de Russie à la Havane ; on le voyait plus que dans celles de Chine et d'Albanie.
Finalement, les soviétiques, en échange de crédits à Fidel CASTRO, virèrent le Che du ministère de l'industrie, parce qu'il croyait plus en « l'homme socialiste nouveau » qu'au stakhanovisme, politique productiviste des soviétiques. Nous ne nous sommes jamais bien entendus Che GUEVARA et moi. C'était un homme plutôt dogmatique. Je l'ai dissuadé de faire des entreprises de guérillas de montagne avec peu d'hommes (des groupes de 25 guérilleros), pour avoir compris que, dans le cas des « Uturuncos » - un cas que j'avais expérimenté -, la contre guérilla opérait avec des sections de plus de trente hommes dotées de quelques mortiers. Ainsi le combat face à face avec une telle corrélation de forces était défavorable pour la guérilla.
Mais le Che suivait le règlement cubain comme un dogme. J'étais partisan de 4 ou 5 groupes de 25, vivants séparés dans les forêts et les montagnes, mais combattant ensemble contre les sections de plus de trente contre-révolutionnaires. Il y avait ainsi une supériorité de nombre et de feu ; la victoire pour les guérilleros serait assurée. Néanmoins, le Che est parti avec un petit groupe de combat dans les montagnes de l'Est bolivien : il a eu des victoires tactiques initiales, mais en perdant sa trop petite troupe à cause de l'usure due au rude milieu et aux combats, et parce qu'il ne suppléait pas ses bases avec l'arrivée de paysans, n'ayant pas de population favorable, il a été vaincu comme je l’ai dit sérieusement trois mois avant à l'ami du Che, Ricardo ROJO.
Che GUEVARA, qui avait d’excellentes aptitudes politico-militaires de commandant, s'est obstiné, néanmoins, à mourir comme sergent à la tête d'un petit groupe guérillero dans l'Est bolivien où convergent les frontières du Brésil, de l’Argentine, du Paraguay avec la Bolivie. Peut-être que le Che a élu cette zone géostratégique parce qu'il pensait agir dans différents pays Sud-Américains à la fois avec ses groupes de guérillas. Dans cette région, il y a plus d'espace que de population, rendant ainsi très lente, dans le meilleur des cas, la croissance militaire des groupes de guérilleros ; puisque les paysans sont plutôt indifférents à la guerre révolutionnaire.
Renvoyé du ministère de l'industrie de Cuba par les soviétiques, qui faisaient pression économiquement pour qu'il abandonnât son poste, Che GUEVARA, après avoir démissionné secrètement, devait donner une explication politique sur cet événement ; mais sa fidélité absolue pour Fidel l'a emmené, clandestinement, au Congo, où il a combattu, et plus tard dans l'Est bolivien où il est mort. On dirait que le Che cheminait en cherchant la mort pour ne pas avoir à expliquer pourquoi il avait renoncé au Ministère de l'Industrie, portant ainsi atteinte à la figure politique de Fidel CASTRO. Le Che aurait été plus utile en écrivant un livre sur le travail contre-révolutionnaire des soviétiques à Cuba, qu'en allant mourir en Bolivie au-devant d'un petit groupe guérilleros, mais sa mort l'a sublimé comme héros ; elle a laissé ainsi intacte la figure politique de Fidel CASTRO qui, sans doute, l'a sacrifié politiquement contre l'aide économique et militaire soviétique.
Les mouvements d'occupation de « grandes propriétés » au Pérou au début des années soixante, ont constitué une des expériences révolutionnaires les plus réussies en terme de mobilisation de la paysannerie. Quel a été ta relation avec le mouvement d'Hugo BLANCO ?
L'opération des guérillas de la vallée de la Convención (Cuzco), stratégiquement, a été programmée à Buenos Aires. J'ai servi de conseiller stratégique. Entre les trotskistes péruviens et argentins de la IVe internationale – les partis POR – il existait une grande affinité politique. Je n'ai jamais été trotskiste, mais j'ai été conseiller stratégique pour programmer la rébellion paysanne au Pérou. Mon point de vue était qu'il y avait toutes les conditions politiques, économiques et sociales pour déchaîner une rébellion paysanne avec le même style que celle de TUPAC AMARU (1780), puisque le féodalisme péruvien réduisait à la condition de domestiques (serfs). La Caja de Selva peruana (un abord montagneux de l'Amazonie), est un terrain très favorable à la guerre de guérillas. Là-bas, une paysannerie en armes, si elle est bien dirigée politiquement et stratégiquement, peut mettre en déroute les plus puissantes armées régulières ; mais en faisant une guerre mobile, sans être fixée à l'espace, sans occuper de terres en un front fixe, en essayant de vaincre, en premier, l'armée répressive, et après faire la réforme agraire.
Les dirigeants du POR ne l'ont pas entendu ainsi, spécialement, l'inutile Nahuel MORENO, un trotskiste de pacotille qui lisait et relisait, comme unique livre, « Histoire de la Révolution Russe », de TROTSKY. Et comme celui-ci disait qu'il n'y a pas de révolution si « les pouvoirs parallèles » (Soviets) ne se créent pas, Nahuel MORENO et les trotskistes péruviens ont opté pour faire une guérilla au service des paysans et de la réforme agraire en commençant, immédiatement, par occuper les grandes propriétés rurales et pour rester dans celles-ci comme peuple armé. Mon point de vue, en franche dissidence avec Nahuel MORENO et les gens d’Hugo BLANCO, est que l'occupation de terres obligeait à rester cloué au terrain. De cette manière, les réussites tactiques initiales allaient se convertir après en défaites stratégiques, face aux troupes de répression, supérieures en nombre et en capacité de feu sur les guérilleros de Hugo BLANCO.
Voulant appliquer les expériences de la révolution russe de 1917 à la réalité péruvienne (dans des situations spécifiques complètements différentes au niveau politique, économique, et stratégique), les paysans en rébellion de la vallée de la Convención ont été battus. L'armée russe, par exemple, avait été battue sur le front allemand en 1917, à son retour des fronts, et en arrivant à Petrograd, elle s'est réunie avec les ouvriers et les citadins formant les Soviets ; cette situation ne convenait en aucune manière au Pérou qui avait une armée intacte.
Pourrais-tu tracer le panorama actuel de la guérilla latino-américaine ?
Le fait d'avoir copié le modèle cubain, spécialement au niveau politique et dans la tactique de guérillas, sans explorer les spécificités de chaque pays latino-américain, a conduit, dans beaucoup de mouvements guérilleros, à remplir les prisons et à amonceler des cadavres. Je répète que la révolution, dans chaque pays, doit être réinventée ; découvrir ses lois stratégiques spécifiques ; bien programmer ses objectifs politiques ; combiner parfaitement son front uni de classes opprimées contre les classes oppressives ; donner une unité de pensée et d'action aux groupes politiques sans tolérer de sectarisme ; et, surtout, pour que la guérilla conduise à la révolution, il ne suffit pas d'avoir un certain nombre de fusils et quelques hommes et femmes, mais, plus que tout, il faut profiter d'une occasion historique favorable à la révolution : une grande crise économique, une guerre perdue, une perte de prestige totale du gouvernement et des classes dominantes, une dictature détestée par tout le peuple, qui ne doit pas être discutée, mais combattue et vaincue.
Prenant les désirs pour des réalités, je crois qu'au Guatemala les guérilleros ont perdu parce qu'ils se sont lancés dans l'attaque avec peu de plans révolutionnaires. Le moment de la guérilla au Guatemala était plus appropriée à la chute de Jacobo ARBEZ, en 1954, quand l'United Fruit, avec l'appui du Département d’État (ministère des affaires étrangères US), a donné le pouvoir à Carlos CASTILLO ARMAS. Les guérilleros avaient alors en leur faveur, la lutte pour la démocratie, la libération nationale contre l'impérialisme et la lutte pour la légalité constitutionnelle, ce que partageait la plus grande partie du peuple guatémaltèque.
La guérilla guatémaltèque, après la révolution cubaine, avait moins de conditions de triomphe qu'en 1954 ; mais quelques jeunes, croyant que ce qui s'était passé à Cuba se reproduirait comme des champignons, se sont lancés dans la lutte armée. L'armée guatémaltèque a exterminé, à ce qu’il semble, les militants de ces groupes guérilleros, leurs sympathisants et tous ceux qui avaient une relation avec ceux-ci. Ce genre de « ménage » - sans aucun respect pour les droits humains - a donné le nom de « guatélamisation » qui plus tard, dans des conditions similaires, s'est convertie en « argentinisation », « uruguaisation », « bolivinisation », « brésilinisation », « chilinisation », « colombianisation », « mexicanisation », etc...
En Colombie la guérilla était déjà implantée avant la révolution cubaine. Le guérillerisme colombien a surgi comme une explosion de protestation populaire en 1948 au moment de l'assassinat politique du leader libéral GAITAN, qui a donné lieu à une guerre urbaine généralisée, plus connue sous le nom de « bogotazo ». Comme conséquence de cet événement révolutionnaire, beaucoup de révolutionnaires colombiens ont pris le maquis, et donc un abondant mouvement de guérilla a surgi ayant une certaine similitude avec la guerre de guérilla du Yunnan en Chine, après la « longue marche » des IVe et VIIIe armées communistes.
En Colombie, les guérillas se sont tellement implantées qu'elles sont parvenues à libérer des zones de montagne comme les républiques indépendantes de « Marquetalia », « El Pato » et d'autres. Quand j'ai écrit « La stratégie de la guérilla urbaine », en 1965, j'ai dit que ces républiques des guérillas ne pourraient pas être consolidées comme des fronts fixes, puisque les divisions d'hélicoptères, qui sont « une cavalerie de l'air », auraient raison d’elles. Par contre, dans le Yunnan (Chine), les hélicoptères n'avaient pas été employés comme s'il avait été question d'une infanterie de l'air. Et comme je l’avais pronostiqué, « Marquetalia » et « El Pato » ont cessé d'exister. La guerre de guérilla devait être mobile, pas fixe, ai-je indiqué, et plus dans les villes que dans les montagnes, puisque dans les mégalopoles, si elles ne sont pas hâtivement libérées, on gagne cependant leur population et avec elle on combat dans beaucoup de zones urbaines à la fois, les divisions d'hélicoptères et les unités blindées ne peuvent pas être utilisées.
Cependant, la guérilla colombienne a continué à être de préférence rurale, mais elle est déjà entrée dans la phase urbaine, ou dans les deux en même temps : elle a différentes armées de guérilleros, mais il lui manque un programme commun, elle ne s'est pas libérée du dogmatisme marxiste-léniniste et, en conséquence, les guérilleros ne savent pas planifier correctement leur programme national, leur révolution spécifique, sans l'importer de Cuba ou d'autres pays.
Un autre mouvement guérillero, qui a commis les mêmes erreurs stratégiques que le colombien, a été la tentative insurrectionnelle du groupe armé dirigé par De La Puente Uzeda au Pérou. Il a concentré ses guérilleros à Mesa Pelada, au lieu d'agir dans les grands faubourgs de Lima ; il s'est fixé sur le terrain avec peu d'effectifs, sans pouvoir résister ni à l'aviation ni à l'artillerie de l'armée ; ainsi, sans mobilité, il a été massacré pour avoir voulu tenter, dans un certain sens, l'expérience manquée des « républiques de guérillas » de Colombie. À Lima il y a, approximativement, un million et demi de pauvres dans les quartiers misérables (pueblos jovenes) mais les guérilleros de Lima allaient combattre dans les montagnes et la forêt, sur un terrain qui leur était hostile, plus méconnu que la « ceinture de misère de Lima » et moins sûre que cette dernière logistiquement et politiquement.
En ce qui concerne le Nicaragua, où paraît s'être consolidé un front guérillero qui met en échec le dictateur SOMOZA, quelles sorties voit-tu à court terme ? Quels sont les composants idéologiques réels du Mouvement Sandiniste ?
Le Front Sandiniste de Libération Nationale est une alliance à plusieurs facettes : 1) Le groupe GPN, guévariste, partisan de la guerre prolongée. 2) Les « terceristas » (mélange de chrétiens, libéraux et marxistes), 3) Le groupe prolétaire intégré, quasiment dans sa totalité, par les militants du parti communiste. Ainsi donc, le FSLN aurait une certaine inclinaison marxiste-léniniste, même si pendant la grève générale contre le dictateur SOMOZA, commencée le 25 août 1978, sont intervenus les commerçants et le industriels, ainsi que les ouvriers et les employés. Mais, en dehors du Venezuela, du Costa Rica et du Panama, les pays latino-américains n'étaient pas décidés, spécialement le Honduras et le Salvador, pays frontaliers avec le Nicaragua, à bloquer le régime de SOMOZA, puisqu'ils n'étaient pas sûrs que le FSLN ne crée pas dans l'Isthme centre-américain un nouveau Cuba, chose qui préoccupe, dans le même sens, les États-Unis.
Depuis le jour du 9 septembre 1978, pratiquement, le peuple nicaraguayen est descendu dans la rue pour chasser du pouvoir le tyran SOMOZA et sa famille qui a dominé le Nicaragua contre la volonté de son peuple durant une quarantaine d'années. Après la prise du parlement du Nicaragua par un groupe guérillero mandaté par le « commandant CERO » (« Zéro »), également en septembre, SOMOZA a dû accepter les conditions des guérilleros, mettant un avion à leur disposition pour les envoyer au Panamá.
En déclenchant l'insurrection générale contre SOMOZA, les insurgés prenant diverses villes, comme Chinadenga, Esteli, Léon, Rivas et d'autres, sans avoir d’artillerie, de blindés et d’aviation, restant sur des fronts fixe ou des barricades, s’exposaient ainsi à être annihilées par l'armée somoziste, qui peut faire la guerre en deux dimensions, terre et air ; les guérilleros pouvaient à peine en faire une, sur terre, dans des villes difficiles à garder face à une armée organisée avec plus de capacités de feu.
Il semble qu'il était impossible pour le FSLN de se maintenir dans les quelques villes conquises, ou mieux formulé, soulevées en masse avec leurs populations contre le dictateur SOMOZA, puisque sans armes lourdes, il n'est pas possible de consolider un front fixe. Comme les soulèvements se produisaient dans plusieurs villes, cela a été un avantage pour les sandinistes, appelant l'armée répressive depuis plusieurs points à la fois, mais pas suffisamment pour faire la guerre révolutionnaire comme en peau de léopard.
À la frontière avec le Costa Rica, zone extérieure favorable, les sandinistes ont tenté de créer une « base frontalière », et une « zone libérée », mais si la garde nationale de SOMOZA emploie toute sa force d'aviation, de blindés et d'artillerie ; si les guérilleros n'ont pas, à leur tour, ces armes, une « base frontalière », une « zone libérée », ne peuvent être consolidées, pour créer là un « gouvernement de libération ».
Pour renverser le dictateur SOMOZA, ou un quelconque dictateur, il ne faut pas combattre en front fixe, en formations fermées et sur des barricades, sans donner de continuité à la lutte de guérilla, et non pas dans une demie douzaine de villes comme au Nicaragua, mais dans des dizaines de villages (en campagne) et dans toutes les villes populaires du pays. Pour vaincre dans une guerre révolutionnaire, il ne faut pas essayer d'entrer dans des batailles frontales, fixes et de longues durées, mais dans des centaines de combats rapides, mobiles, pour disperser l'ennemi, pour l'empêcher d'établir son ordre politique et sa répression. Il n'est pas nécessaire de décider une guerre révolutionnaire par les armes mais par la politique du peuple en armes, sans grandes batailles, gagnée par la démoralisation et l'usure politique et militaire de l'ennemi.
Les sandinistes, dont le plan politique international n'est pas clair pour les États-Unis, le Honduras et le Salvador et pour d'autres pays sud-américains ont, dans ce sens, une faille politique et diplomatique, qui peut se retourner contre SOMOZA, conduire à une intervention pour l'expulser du Pouvoir, mais sans permettre qu'avancent vers celui-ci les groupes marxistes-léninistes. Le phénomène de Cuba est difficile à répéter en Amérique Latine. C'est pour cela que nous répétons que toute révolution doit être inventée, afin qu'elle n'ait pas de restrictions dans sa politique internationale et dans sa politique nationale, dans sa stratégie et dans sa tactique. En somme, le plus important pour le triomphe des révolutionnaires nicaraguayens, c'est de faire leur révolution, comme partout, avec une sémantique nouvelle, sans que l'ennemi intérieur et extérieur ait des avantages politiques et militaires pour s'opposer à une idéologie connue, contrecarrée, employée sous des dictatures bureaucratiques qui ont succédé à des bourgeoisies ou à des aristocraties absolutistes.
En changeant de continent, quel est ton jugement sur la manière dont la R.A.F, en Allemagne, ou les Brigades Rouges, en Italie, mettent en pratique la guérilla urbaine ?
Les « Brigades Rouges » ont démontré l’efficacité de la guerre urbaine pour créer des situations politiques, mettant quasiment le pays au bord de l’effondrement politique. Ainsi, en quelque sorte, le « compromis historique » des communistes et des démocrates-chrétiens d’Italie a été secoué comme par un tremblement de terre politique. Tactiquement, les Brigades Rouges, avec l’emploi de peu d’hommes et de femmes, ont créés des situations, sous forme de guérilla urbaine, que ne pourraient pas créer les guérillas rurales. Cela démontre que la guérilla urbaine ne cherche pas une grande bataille, ni des barricades ou à libérer une ville comme les sandinistes contre SOMOZA, mais à produire une situation politique délicate qui puisse liquider, par exemple, avec l’emploi de quelques guérilleros, le « compromis historique » démocrate-chrétien/communiste en Italie.
Cependant, la stratégie du désespoir n’est pas la meilleure pour faire triompher la guérilla urbaine, comme cela s’est passé en Italie et en Allemagne, puisque la contre-offensive du pouvoir peut employer quelques règles de jeu dans lesquelles ne sont pas respectés les droits humains. Les choses sont ainsi, si les guérillas urbaines allemandes et italiennes ne mobilisent pas la population à la base de leurs actions, si ces minorités armées ne convainquent pas les masses populaires désarmées, le triomphe de la révolution ne se produira pas ainsi. Il convient alors de se demander, à quoi sert la dramatisation de la lutte ? À moins qu’il ne soit question de déstabiliser un pays ou d’expulser du Pouvoir un parti pour qu’un autre prenne sa place (mais sera-t-il meilleur ou pire ?), pousser la violence à l’extrême ne se justifie pas, si on va à la chasse pour que d’autres chassent.
Tant que les conditions économiques, politiques, sociales, morales, ne sont pas mûres pour une révolution, tout acte extrême peut accentuer encore plus la contre-révolution, apportant une dictature de type nazi-fasciste ou, simplement, une situation de « guatémalisation » d’un pays, où la terreur imposée par les actuels dictateurs n’a rien à envier à HITLER, MUSSOLINI, et STALINE, quant à ignorer les droits humains en fusillant à tort et à travers.
Je n’ai pas beaucoup d’informations sur la guerre urbaine européenne, mais j’imagine qu’elle est détachée des mouvements syndicaux ouvriers, aujourd’hui réformistes (socialistes ou communistes), qui peuvent être mobilisés par ces guérilleros, pour accéder à un socialisme authentique. Lequel ? Comment ? Pour quand ? Avec quel programme ? C’est là que se trouve la faiblesse de la guérilla européenne. Quel est son message ? Comment résout-t-elle la crise de la société post-industrielle ? Si la politique est mauvaise, la stratégie ne peut jamais être bonne ; elle est mise en échec, non par lâcheté, mais par manque d’intelligence.
En résumé : pour pouvoir assumer l’histoire dans un moment critique, un révolutionnaire doit connaître les lois de la dialectique et de l’économie politique ; dominer la politique scientifique ; unifier sa pensée et son action ; savoir attendre une occasion historique, qui se présente toujours, pour transformer le monde et résoudre les contradictions qui s’opposent à l’intérêt général ; ne s’interroger à chaque moment que sur ce qui peut être résolu, sans être centriste ni opportuniste ; ne détruire que ce qui peut être remplacé pour ne pas hâter ni retarder les changements des structures socio-économiques, politiques, culturelles et juridiques.
Par dessus tous les dogmes et sectarismes, un révolutionnaire doit être fidèle à la vérité et à la liberté ; ne pas parler ni procéder en infaillible, mais accepter l’épreuve et l’erreur, la pluralité des critères ; refuser le culte de la personnalité ; laisser la société faire bien mieux, sans la tutelle de l’État. Et être toujours disposé à apprendre de l’erreur pour arriver à la vérité sans jamais oublier que l’on voit seulement ce qui est su et que, par conséquent, on voit bien mieux le futur, le présent et le passé quand ils sont connus. Le peuple voit peu parce qu’il sait peu ; une révolution culturelle permanente est nécessaire pour que le peuple, par le savoir, ait le pouvoir autonome d’être, et uniquement lui, le sujet actif de l’histoire, surpassant ainsi les structures politiques de domination par l’autogestion, sans bourgeoisie monopoliste ni bureaucraties totalitaires.
LIENS
Carlos MARIGHELLA | Manuel de guérilla urbaine
TUPAMAROS | Nous les Tupamaros
Au moins on apprend clairement pourquoi on en est là !
RépondreSupprimerÊtre révolutionnaire est trop difficile !
;)
L'ignorance ambiante ne créera pas de révolutionnaires !
Avec 30% de non lecteurs je suis très pessimiste quant au fait de leur faire étudier la rhétorique et la dialectique !
Bon courage ! À nous tous !
Merci pour le boulot et l'information. Je ne connaissais pas ce monsieur !
http://www.fdrurl.com/PAPDF
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