Il faut comprendre que les politiques urbaines, que les formes urbaines, sont entrées à cette époque dans les stratégies globales de domination de la classe ouvrière. La ville a été utilisée elle aussi comme un instrument du familialisme. Dans la mesure où les équipements urbains sont devenus à cette époque, individuels, ils ont tendu à renforcer la sphère de la vie privée au détriment de toute vie collective.
Interview
de Alain Cottereau
par
Jöelle Jonathan
Septembre
1976
Jöelle
Jonathan : Comment et dans quel champ se sont déployées les
luttes urbaines dans la seconde moitié du 19e siècle ?
Alain
Cottereau : Si l'on prend la notion de lutte urbaine dans un
sens très large, la lutte urbaine, c'est la Commune : c'est le
moment privilégié et unique où la classe ouvrière parisienne
s'est réappropriée la ville...
Dans
le sens où on l'entend actuellement, la notion de lutte urbaine est
une catégorie assez bâtarde dont on pourrait se demander si elle a
une autre assise que le marché des contrats de recherches urbaines !
En effet, si le problème de la ville est un problème que les
technocrates aiment à évoquer en tant que tel, on ne rencontre
pratiquement pas de mouvements populaires posant ce problème de
cette manière, c'est-à-dire en termes urbains, en termes
d'amélioration de la ville, etc.
Si
l'on considère les pratiques de luttes populaires, l’urbain, comme
objet de revendication, n'a pas de sens... C'est même un sujet
traditionnel de désolation pour tous les technocrates réformateurs
qui regrettent que le peuple ne s'y intéresse pas. C'est ainsi qu'à
la veille de la guerre de 1914, les courants réformistes droitiers
de la SFIO répétaient sans arrêt dans leurs différentes revues,
comme par exemple les Annales de la Régie directe, qu'il était
nécessaire, qu'il serait souhaitable qu'il y ait des mouvements
d'usagers des services publics, des mouvements de locataires, des
mouvements de promotion de la planification urbaine, des mouvements
en faveur des espaces verts, en faveur des équipements collectifs,
etc.
Et ils
saluaient la moindre pétition d'usagers d'une ligne de banlieue
comme le signe annonciateur d'une époque nouvelle, d'une époque
marquée par des grandes luttes sur les problèmes modernes, sur les
problèmes concrets.... autrement dit, sur les problèmes
spécifiquement urbains, même si à l'époque ils n'employaient pas
le terme.
Bien
entendu, en recherchant un répondant dans le public, ces courants
constitués de gestionnaires réformistes, cherchaient en fait une
légitimation de leur action. A cette époque, comme actuellement
d'ailleurs, l'Etat cherchait un reflet et une légitimation de ses
préoccupations, en essayant de trouver une demande sociale à
laquelle répondraient ses propositions.
Derrière
les mouvements urbains, des bourgeois ou petits-bourgeois
Autre
remarque quand on parle de luttes urbaines : si l'on prend la
notion de lutte urbaine dans un sens plus précis, on pourrait dire
que les luttes urbaines sont constituées par des mouvements sociaux
portant sur des revendications urbaines. Mais, là encore, on
rencontre une autre ambiguïté. En effet, des mouvements limités à
la perspective urbaine (c'est-à-dire des mouvements de
revendications qui n'auraient pour objet que l'urbain et rien
d'autre) ne sont concevables en réalité que comme mouvements de
revendications bourgeoises ou petites bourgeoises, c'est-à-dire
comme mouvement dont l'objet de la revendication porte sur le
« bien-consommer » (bien jouir du voisinage, ne pas être
importuné par des fumées nauséabondes, etc.).
Et
cela parce que dans tous les pays capitalistes, les problèmes de
nuisances et de conditions de vie n'ont jamais en réalité à leur
source des questions urbaines, mais sont toujours liés soit
directement à des rapports d’exploitation (soumission de toute la
vie aux horaires, par exemple), soit à des problèmes plus généraux
de conditions de vie (manière d'organiser le travail et la famille,
etc.).
Dans
la seconde hypothèse, c'est-à-dire quand il s'agit de conditions de
vie, les questions ne sont pas d'abord des questions d'espace ;
ce sont des questions d'organisation et de maîtrise de la vie
quotidienne, de rapports de pouvoir dans la famille et vis-à-vis des
multiples institutions contradictoires de contrôle social (écoles,
autorités de santé, etc.). C'est pourquoi, si mouvement social
signifie revendication limitée à l'urbain, il n'y a de mouvement
urbain que bourgeois. C'est-à-dire que ce sont les seuls qui peuvent
avoir des revendications sur le bon usage d'un espace susceptibles
d'être satisfaites.
Et il
n'en va pas ainsi pour toutes les autres couches sociales dominées :
le fait de régler une question d'espace ou d'aménagement ne réglera
jamais le vrai problème qui est sous-jacent derrière la
revendication d'espace, puisque le vrai problème relève des
conditions de vie et des excès de contrôle sur le mode de vie.
En
réalité, il y a une lutte de classes permanent au niveau même de
la défintion des mouvements sociaux : les mouvements
revendicatifs ouvriers consistent toujours, d'une manière ou d'une autre, à essayer de poser les liens entre des problèmes que la
société dominante délie constamment. Et vouloir poser isolément
une question de la ville, une question du logement, de la santé, de
la pollution, etc., conduit nécessairement à aller dans le sens de
l'ordre dominant quelles que soient les bonnes ou mauvaises
intentions.
Bien
entendu, cela ne revient pas à dire que les mouvements d'autant plus
ouvriers et révolutionnaires qu'ils sont plus globaux. Cela veut
simplement dire que des questions touchant à l'espace ne sont
réellement saisies dans une dynamique revendicative ouvrière que
lorsqu'elles sont intégrées dans des luttes touchant soit
l'exploitation du travail, soit plus généralement l'organisation et
les conditions de la vie quotidienne.
Dans
le cas des mouvements revendicatifs ouvriers, un problème urbain
n'est vraiment attaqué que s'il n'est pas traité comme urbain. Et
c'est pourquoi, si, pour repérer les mouvements ouvriers de luttes
urbaines, on met en œuvre une grille de lecture fondée sur les
catégories technocratiques, on n'en trouve pratiquement pas. Par
contre, s'il on prend en considération l'ensemble des luttes sur les
conditions de vie, on s'aperçoit que les problèmes urbains ne sont
pas absents des mouvements revendicatifs. Et c'est bien le cas dans
le Paris du Second Empire.
Sous
le Second Empire, les luttes ouvrières sont globales
Sous
le Second Empire, les mouvements de revendication ne se comprennent
qu'en fonction du mode de vie ouvrier et des rapports d'exploitation
de l'époque. Il faut savoir, en effet, que Paris était une ville
soumise à des rapports d'exploitation très spécifiques. Ce n'était
pas une ville industrielle comme les autres. Il n'y avait pas de
grandes usines textiles ; pas d'industrie lourde non plus. Paris
était avant tout une ville d'ateliers et de métiers, une ville
largement dominée par la petite exploitation familiale. Les
conditions de travail ouvrier étaient de fait très particulières.
L'ouvrier de métier travaillait souvent chez lui, à domicile et son
lieu de vie coïncidait avec son lie de travail.
Dans
ces conditions, toutes les luttes urbaines menées à l'époque par
les ouvriers, comme par exemple les luttes contre la hausse des loyers
ou contre le politique de rénovation urbaine d'Haussmann,
s'inscrivent dans le champ des luttes pour l'amélioration des
conditions de travail. Sous le Second Empire, les problèmes urbains
se posent dans le champ de la stratégie de lutte pour de meilleures
conditions de vie ou plus exactement pour que les conditions de vie
ne se détériorent pas.
Sous
quelles formes se sont donc manifestées les mouvements ouvriers de
luttes urbaines sous le Second Empire ?
Il y a
eu tout d'abord – mais ceci n'est pas spécifique au Second Empire –
toute une série de pratiques ouvrières de résistance à
l'augmentation des loyers. Par exemple, les plus pauvres,
c'est-à-dire ceux qui ne possédaient pas de meubles « déménageaient
à la cloche de bois », comme on disait à l'époque,
c'est-à-dire qu'ils quittaient clandestinement leur logement à
l'approche du terme. Et ainsi, certains changeaient d'habitation tous
les deux mois et demi sans payer leur loyer.
Mais
les luttes urbaines sous le Second Empire, ce sont surtout des luttes
qui ont été menées contre la politique d'urbanisme d'Haussmann.
Les opérations de rénovation d'Haussmann ont aggravé les conditions
de vie et de travail des ouvriers. Le mécanisme classique de la
rénovation avec ses expulsions et la raréfaction des petits loyers
dans le centre, a joué à plein : beaucoup d'ouvriers ont été
rejetés à la périphérie de Paris.
Carte Paris 1850
Face à
cette politique, il y a eu deux formes de résistance. La première
n'a été qu'une simple résistance légale aux pratiques d'expulsion
proprement dites et elle a été d'ailleurs habilement manipulée par
Haussmann. En effet, pour obliger les gens à partir, on commençait
par les moyens économiques : les départs « spontanés »
provoqués par les multiples moyens de pression (menaces, chantage,
fausses informations sur les dangers du quartier, etc.). Mais si les
locataires refusaient toujours, malgré cela, de céder, on était
prêt à payer très cher pour les forcer à s'en aller, car en fin
de compte, c'était l'Etat qui payait.
Aussi
les gens ont profité de cette situation... Contraints de partir, ils
négociaient pour obtenir le maximum d'indemnités. C'est ainsi
que dans un certain nombre d'immeubles, les locataires se sont
regroupés ; ils ont pris un avocat pour organiser leur défense
juridique et obtenir des indemnités d'expropriation très élevées.
Une
remise en cause de la politique d'Haussmann
Parallèlement
à cette résistance légale et surtout à partir de 1867, au moment
de la crise économique, s'est développé un mouvement de lutte
contre les principes mêmes de la politique d'urbanisme d'Haussmann.
Il s'est agi là, en fait, d'un mouvement de protestation contre le
politique d'ensemble, de la politique globale du préfet de Paris. Il
faut savoir, en effet, que la rénovation haussmannienne n'avait pas
seulement pour effet, l'aménagement stratégique anti-émeutes de
Paris, l'embellissement du décor urbain et l'amélioration du
bien-être bourgeois. Son effet le plus négatif résidait dans la
dispersion même des activités ouvrières.
Car
avant la rénovation haussmannienne, les lieux d'embauche de travail
et d'habitat étaient concentrés dans un certain nombre d'endroits
dans Paris par métier. Les ateliers étaient encore, sous le Second
Empire, installés au centre de Paris. Ils formaient ce qu'on
appelait la « fabrique parisienne ». les lieux d'embauche
– il faut savoir que dans de nombreux métiers, l'embauche était
quotidienne ou hebdomadaire (c'était le cas notamment dans le
bâtiment qui occupait à l'époque près du quart des ouvriers
parisiens) – les lieux d'embauche donc, se trouvaient également au
centre de la ville, rue Saint-Denis, rue Saint-Martin, autour de la
Sorbonne, rue du Temps, etc. ainsi avant la politique de rénovation
d'Haussmann, les lieux d'embauche, d'habitat et de travail restaient
voisins.
Avec
le rejet des ouvriers à la périphérie, la politique d'Haussmann a
entraîné la dispersion et la désorganisation du milieu
embauche-emploi-habitat. Pour aller se faire embaucher, les ouvriers
devaient désormais « venir à Paris » et effectuer à
pied des trajets supplémentaires. D'autre part, la désorganisation
du réseau travail-embauche-habitat a eu pour conséquence de
diminuer la force de résistance des ouvriers. Avant les
transformations d'Haussmann, les ouvriers d'un même métier
habitaient tout près les uns des autres. Après il n'en a plus été
de même et de ce fait les gens du même métier ne pouvaient plus se
voir désormais qu'à l'usine.
Cette
façon de poser les problèmes se trouve explicitement dans un
certain nombre de rapports des délégations ouvrières à
l'exposition universelle de 1867 qui furent des sortes de cahiers de
doléances.
Ainsi,
il y a sans cesse interpénétration des luttes urbaines et des
luttes pour l'amélioration des conditions de vie et de travail. Il
n'y a pas de luttes urbaines proprement dites – et cela est
également manifeste dans la presse ouvrière de l'époque -, mais
une remise en cause globale de la politique d'Haussmann dans la
mesure où elle contribue à détériorer les conditions de vie des
ouvriers.
Tout
cela, tout ce mouvement de protestation contre le désorganisation de
la vie ouvrière a véritablement éclaté au moment de la Commune.
La fête de la Commune, c'est aussi le sentiment de satisfaction des
ouvriers parisiens qui se sont enfin réappropriés Paris. Il est
significatif de ce point de vue, de constater qu'au moment de la
répression, au moment des massacres de la Commune, des parisiens ont
essayé de brûler, de détruire les symboles de la politique
d'Haussmann... C'est ainsi par exemple, qu'ils ont abattu la maison
de Thiers.
Y
a-t-il eu à cette époque des mouvements de luttes urbaines menées
par des éléments bourgeois et petits-bourgeois ?
Oui...
et il s'est agi là de mouvements de luttes qui avaient véritablement
l'urbain pour seul objet, à la différence des mouvements ouvriers
dont je viens de parler. Le seul point commun, c'est que ces deux
types de mouvement visaient à remettre en cause la politique
d'urbanisme d'Haussmann.... Il faut dire, en effet, que les bourgeois
n'y trouvaient pas toujours leur compte... les industriels, ceux de
Province surtout, reprochaient à Haussmann de faire une politique
urbaine de prestige et à leurs yeux, trop coûteuse. Et cela au
détriment du financement industriel. « On gèle la fortune
française dans les moëllons », disaient-ils, estimant qu'il
valait mieux laisser l'argent s'investir dans l'activité
industrielle ou commerciale, pour soutenir la concurrence anglaise
notamment, plutôt que dans la rénovation urbaine.
Et
puis aussi, il y a eu des mouvements de revendication plus ponctuels
et relevant spécifiquement de la « consommation urbaine »
proprement dite. Ainsi des bourgeois et petits-bourgeois se sont
mobilisés pour l'amélioration des espaces verts, des squares. Les
étudiants du Quartier Latin ont manifesté pour défendre le jardin
du Palais du Luxembourg qui était menacé de disparition...
Sur
quel terrain et sous quelles formes se sont manifestées les luttes
urbaines après la Commune ?
Pour
répondre à la question, il faut avant tout voir contre quoi s'en
prenaient les principaux mouvements ouvriers touchant aux conditions
de vie urbaines et quels étaient les véritables enjeux. L'enjeu
véritable, c'est ce qu'on peut appeler la « discipline
travail-famille ». En dehors des aspects permanents sur le prix
de la ville (prix des loyers et prix des services publics), je crois
que l'aspect le plus original de la période 1871-1914, c'est
justement l'instauration d'une politique fondée sur la discipline
ouvrière travail-famille.
Il
s'agit là d'une discipline conçue de telle façon que la famille
incite à la discipline et au travail et que le travail incite à la
conformité familiale. Et du même coup tout ce qui se situe entre
les deux (loisirs extrafamiliaux, institutions des marchands de vin –
il s'agissait là de lieux où l'on buvait, lisait, se détendait et
où on s'organisait politiquement, etc.) a tendu à être éliminé.
Bref, c'est le début de la discipline « tramway-boulot-dodo »
en attendant celle du « métro-boulot-dodo ». c'est le
début d'une pression latente dont beaucoup de mécanismes sont
toujours à l'oeuvre.
Contre
le familialisme et la moralisation travail-famille
Cette
tentative d'instaurer ce régime de discipline travail-famille a pris
quelquefois des formes très directes et naïves. Des réformateurs
sociaux appartenant aux sphères patronales ont essayé de trouver
des mécanismes de pression orale pour faire rentrer les ouvriers
dans le carcan : c'est ce qu'on a appelé les politiques de
« moralisation » de la classe ouvrière. Par exemple, le
patronat a parfois cherché à s'allier ouvertement avec les femmes
des ouvriers pour faire d'elles des gendarmes du système. Ainsi par
exemple, quand le père de famille était au chômage, au lieu de lui
donner directement les secours de chômage, on les remettait à sa
femme. On a même vu aussi des patrons donner des bulletins de paye à
faire signer par l'épouse, comme pour les carnets de note à
l'école. Ils étaient sûrs de cette façon que la femme de
l'ouvrier connaissait exactement le montant du salaire de son mari et
que de ce fait elle était en mesure de faire pression sur lui, si
jamais il relâchait sa discipline au travail.
Les
ouvriers parisiens ont résisté au familialisme. Il y a eu ainsi
toute une foule de petits mécanismes de résistance. Par exemple, les
ouvriers ont résisté par le célibat et le concubinage. À cette
époque, les ouvriers célibataires sont nombreux à Paris et de
même, on compte beaucoup d'unions libres... au minimum un cinquième
des ménages ouvriers, et peut-être beaucoup plus, vivaient en
concubinage. Et un quart des enfants nés à Paris à l'époque
étaient des enfants illégitimes. Le patronat a, bien sûr, essayé
de lutter contre cette tendance au « non-mariage ». Il a
notamment utilisé l'école : les enfants des filles-mères y
subissaient des brimades, ce qui culpabilisaient la mère et avait
pour effet de la pousser à se marier. Il faut dire, en effet, que si
le gavroche, qui est l'enfant illégitime par excellence, est
valorisé dans la culture populaire, il a été, à partir du Second
Empire, radicalement rejeté par la société.
Autre
exemple encore pour lutter contre le division du ménage
qu'entretenaient les modes de vie imposés : les ouvriers
emmenaient leurs femmes le samedi soir, lors de la remise de la paye. Et
ils buvaient tous ensemble une partie de cette paye pour fêter le
salaire. C'était là une façon d'associer leur femme à leur vie
d'ouvrier et du même coup riposter symboliquement aux tentatives d'
« appropriation » tactique de leur épouse par le
patronat. Les ouvriers parisiens ont d'ailleurs largement utilisés
un terme de l'argot parisien contre l'épouse qui acceptait ce rôle
de gendarme : ils parlaient de « leur bourgeoise ».
ce terme est, dans ce contexte particulièrement significatif et
symbolique.
Dans
cette offensive de discipline travail-famille, la politique des
équipements urbains de l'époque a pris tout son relief. Et souvent,
à l'usure, elle a donné des résultats positifs là où les philanthropes trop pressés ont échoué. En effet, après 1871 et
jusqu'en 1918, un des phénomènes les plus significatifs a été
justement la politique des équipements publics. C'est le début des
normes démocratiques avec un minimum pour tous les ménages :
minimum d'équipement en eau, en gaz, minimum de pièces par
habitant, etc.
En
apparence, tout cela est très positif : c'est le progrès que
l'on a commencé à mesurer avec des statistiques de lus en plus
raffinées sur le degré d'équipement ménager, de confort et de
salubrité des logements. Mais en réalité il y a eu aussi, derrière
tout cela, un aspect latent : l'instauration par ce biais, de la
discipline travail-famille.
Les
équipements urbains favorisent la vie privée
Il
faut comprendre que les politiques urbaines, que les formes urbaines,
sont entrées à cette époque dans les stratégies globales de
domination de la classe ouvrière. La ville a été utilisée elle
aussi comme un instrument du familialisme. Dans la mesure où les
équipements urbains sont devenus à cette époque, individuels, ils
ont tendu à renforcer la sphère de la vie privée au détriment de
toute vie collective. La disposition même des villes a été conçue
de façon à séparer radicalement la sphère du travail et la sphère
de la vie privée : l'habitat est dispersé et les liens de
l'atelier déjà attaqués par la surveillance hiérarchique, trouvent
de moins en moins l'occasion de s'exercer en dehors du lieu du
travail.
Prenons
un exemple extrême : même les équipements (distribution
d'eau, conception de la tuyauterie) sont conçus de façon à isoler
totalement la sphère familiale. En outre, il n'est pas sans intérêt
de constater que la disposition des tuyaux d adduction d'eau dans
Paris représente sur le plan symbolique, la configuration
intra-utérine. Cette homologie symbolique signifie bien l'aspect
régressif et infantilisant de la situation vers laquelle on veut
pousser le travailleur. On veut le pousser vers une situation
analogue à celle où se trouve l'enfant encore dans le ventre de sa
mère... On cherche à confiner l'ouvrier dans son logement
individuel.
Ainsi
la politique des équipements urbains a tenté implicitement de
supprimer toutes les formes possibles d'activités non contrôlées...
Vous savez, auparavant – et ceci est valable dans toutes les
cultures – le point d'eau constituait un point important de la vie
collective... En intériorisant architecturalement l'installation de
l'eau dans l'enclos familial, on a accentué au contraire la
« fermeture » de la famille sur elle-même et on a, du
même coup, réduit encore plus les chances de vie collective
extrafamiliale.
Les
ouvriers ont souvent refusé ces améliorations que leur proposaient
les propriétaires. Bien sûr, s'ils les ont refusé, c'est que
souvent elles servaient de prétexte à une augmentation de loyer.
Mais il n'y a pas eu seulement cette raison. Les ouvriers avaient
bien conscience que ces améliorations allaient modifier leur mode de
vie et, en les refusant, ils entendaient défendre leur art de
vivre... parce que tout cela allait très loin... Comprenez, avoir
l'eau chez soi, cela veut dire aussi que l'on ne va plus porter son
linge à la blanchisserie. On le lave chez soi, à domicile....
A côté
de ces pratiques ouvrières de résistance, y a-t-il eu entre 1871 et
1918 des mouvements revendicatifs à l'initiative de la bourgeoisie ?
L'exemple
le plus spectaculaire des luttes urbaines bourgeoises de l'époque,
c'est la défense des espaces verts. Ainsi des associations
littéraires et aussi des sociétés philanthropiques se sont
attachées à défendre le bois de Boulogne. On s'est battu aussi à
l'époque contre l'installation à proximité des zones
résidentielles, d'usine à gaz, etc., etc. Et puis, il y a eu la
fameuse bataille de la « ceinture verte ».
Autour
de Paris, il y avait ce qu'on appelait la « zone »,
constituée essentiellement de bidonvilles. Entre 1906 et 1919, il y
a eu toute une bataille pour détruire cette zone insalubre et la
remplacer par une ceinture verte. Plusieurs associations, plusieurs
clubs comme le Touring-Club, l'Alliance d'hygiène sociale, etc., ont
défendu le projet de ceinture verte. Mais là aussi, il faut bien
voir que derrière le projet explicite de salubrité, il y avait le
désir d' « assainir » une zone occupée par un
sous-prolétariat misérable. On espérait ainsi en installent des
espaces verts et en aseptisant leur espace de vie, lutter contre le
communisme des ouvriers.
Porte d'IVRY | Camille ATGET | 1912
Le
rôle modeste des municipalités
pour
comprendre les luttes urbaine aussi bien à caractère ouvrier qu'à
caractère bourgeois, il faut tenir compte aussi du rôle joué à
l'époque par les municipalités et surtout entre 1871 et 1914. bien
sûr, ce rôle a été très faible par rapport à celui des
municipalités allemandes ou britanniques, mais il n'a pas été sans
importance.
Il y
eu un premier « socialisme municipal » entre 1880 et 1900
à Paris et dans quelques municipalités de la banlieue parisienne.
Par exemple, le Conseil municipal de Paris a pris un certain nombre
d'initiatives pour améliorer les conditions de vie des ouvriers,
afin d'entrainer à sa suite l'appareil central de l'Etat et le
secteur privé. Il a, en particulier, réglementé les conditions de
travail des employés municipaux : la durée de leur journée de
travail a été limitée.
Parfois,
bien sûr, ce socialisme municipal est devenu technocratique, se
donnant pour objectif de défendre l'intérêt général. Mais cela
n'a pas toujours été le cas. Et certaines municipalités ont
échappé au danger du réformisme et travaillé en liaison étroite
avec les organisations ouvrières. Autrement dit, elles ont mis à
leur disposition le pouvoir dont elles disposaient et leur ont
apporté un appui tactique efficace. Les conseillers de certaines
municipalités ont appuyé les grèves et d'une façon générale,
ils ont utilisé la tribune municipale pour populariser les luttes
syndicales et organiser les secours aux grévistes...
1914,
c'est le début de la Première Guerre mondiale... Est-ce que la
guerre a modifié le sens et la portée des luttes urbaines ?
Du
point de vue de la domination urbaine, le guerre de 1914-1918
consacre définitivement la victoire d'un certain nombre de
tentatives antérieures visant à discipliner les ouvriers et, d'une
façon générale, les couches populaires. Pendant la Première
Guerre mondiale, tout s'est passé comme si l'atmosphère de
mobilisation se déployait non seulement à l'encontre de l'ennemi
extérieur, mais encore contre les risques d'organisation non
contrôlée... Le familialisme a été poussé à l'extrême... on a
fait de nombreuses campagnes en faveur du développement des
naissances, etc.
En
fait, le phénomène de culpabilité qui a gagné l'ensemble de la
nation – on se sentait évidemment coupable d'envoyer les hommes au
front et à la mort – a eu pour conséquence de faire naître une
tentative symbolique pour se dédouaner, pour se faire pardonner, en
développant tout ce qui par ailleurs pouvait paraître favoriser la
vie. Il est significatif de constater qu'à l'époque, on s'est
beaucoup intéressé aux nourrices, à l'hygiènisme, etc. par
exemple, c'est à ce moment-là qu'a commencé la lutte contre la
tuberculose, la lutte contre l'alcoolisme...
Dans
une atmosphère de mort sacrée, la ville était un symbole
compensatoire de re-création. La guerre, et tous les changements
politiques qu'elle a entraîné, ont de fait modifié le sens et la
portée des luttes urbaines.
Interview
de Alain Cottereau (sociologue)
par
Jöelle Jonathan
Revue
AUTREMENT
Contre-pouvoirs
dans la ville
enjeux
politiques des luttes urbaines
n° 6
| Septembre 1976
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