PARIS | Luttes Urbaines au 19e Siècle

Felix VALLONTON

Il faut comprendre que les politiques urbaines, que les formes urbaines, sont entrées à cette époque dans les stratégies globales de domination de la classe ouvrière. La ville a été utilisée elle aussi comme un instrument du familialisme. Dans la mesure où les équipements urbains sont devenus à cette époque, individuels, ils ont tendu à renforcer la sphère de la vie privée au détriment de toute vie collective. 

Interview de Alain Cottereau
par Jöelle Jonathan
Septembre 1976


Jöelle Jonathan : Comment et dans quel champ se sont déployées les luttes urbaines dans la seconde moitié du 19e siècle ?

Alain Cottereau : Si l'on prend la notion de lutte urbaine dans un sens très large, la lutte urbaine, c'est la Commune : c'est le moment privilégié et unique où la classe ouvrière parisienne s'est réappropriée la ville...


Dans le sens où on l'entend actuellement, la notion de lutte urbaine est une catégorie assez bâtarde dont on pourrait se demander si elle a une autre assise que le marché des contrats de recherches urbaines ! En effet, si le problème de la ville est un problème que les technocrates aiment à évoquer en tant que tel, on ne rencontre pratiquement pas de mouvements populaires posant ce problème de cette manière, c'est-à-dire en termes urbains, en termes d'amélioration de la ville, etc.

Si l'on considère les pratiques de luttes populaires, l’urbain, comme objet de revendication, n'a pas de sens... C'est même un sujet traditionnel de désolation pour tous les technocrates réformateurs qui regrettent que le peuple ne s'y intéresse pas. C'est ainsi qu'à la veille de la guerre de 1914, les courants réformistes droitiers de la SFIO répétaient sans arrêt dans leurs différentes revues, comme par exemple les Annales de la Régie directe, qu'il était nécessaire, qu'il serait souhaitable qu'il y ait des mouvements d'usagers des services publics, des mouvements de locataires, des mouvements de promotion de la planification urbaine, des mouvements en faveur des espaces verts, en faveur des équipements collectifs, etc.

Et ils saluaient la moindre pétition d'usagers d'une ligne de banlieue comme le signe annonciateur d'une époque nouvelle, d'une époque marquée par des grandes luttes sur les problèmes modernes, sur les problèmes concrets.... autrement dit, sur les problèmes spécifiquement urbains, même si à l'époque ils n'employaient pas le terme.

Bien entendu, en recherchant un répondant dans le public, ces courants constitués de gestionnaires réformistes, cherchaient en fait une légitimation de leur action. A cette époque, comme actuellement d'ailleurs, l'Etat cherchait un reflet et une légitimation de ses préoccupations, en essayant de trouver une demande sociale à laquelle répondraient ses propositions.

Derrière les mouvements urbains, des bourgeois ou petits-bourgeois

Autre remarque quand on parle de luttes urbaines : si l'on prend la notion de lutte urbaine dans un sens plus précis, on pourrait dire que les luttes urbaines sont constituées par des mouvements sociaux portant sur des revendications urbaines. Mais, là encore, on rencontre une autre ambiguïté. En effet, des mouvements limités à la perspective urbaine (c'est-à-dire des mouvements de revendications qui n'auraient pour objet que l'urbain et rien d'autre) ne sont concevables en réalité que comme mouvements de revendications bourgeoises ou petites bourgeoises, c'est-à-dire comme mouvement dont l'objet de la revendication porte sur le « bien-consommer » (bien jouir du voisinage, ne pas être importuné par des fumées nauséabondes, etc.).

Et cela parce que dans tous les pays capitalistes, les problèmes de nuisances et de conditions de vie n'ont jamais en réalité à leur source des questions urbaines, mais sont toujours liés soit directement à des rapports d’exploitation (soumission de toute la vie aux horaires, par exemple), soit à des problèmes plus généraux de conditions de vie (manière d'organiser le travail et la famille, etc.).

Dans la seconde hypothèse, c'est-à-dire quand il s'agit de conditions de vie, les questions ne sont pas d'abord des questions d'espace ; ce sont des questions d'organisation et de maîtrise de la vie quotidienne, de rapports de pouvoir dans la famille et vis-à-vis des multiples institutions contradictoires de contrôle social (écoles, autorités de santé, etc.). C'est pourquoi, si mouvement social signifie revendication limitée à l'urbain, il n'y a de mouvement urbain que bourgeois. C'est-à-dire que ce sont les seuls qui peuvent avoir des revendications sur le bon usage d'un espace susceptibles d'être satisfaites.

Et il n'en va pas ainsi pour toutes les autres couches sociales dominées : le fait de régler une question d'espace ou d'aménagement ne réglera jamais le vrai problème qui est sous-jacent derrière la revendication d'espace, puisque le vrai problème relève des conditions de vie et des excès de contrôle sur le mode de vie.

En réalité, il y a une lutte de classes permanent au niveau même de la défintion des mouvements sociaux : les mouvements revendicatifs ouvriers consistent toujours, d'une manière ou d'une autre, à essayer de poser les liens entre des problèmes que la société dominante délie constamment. Et vouloir poser isolément une question de la ville, une question du logement, de la santé, de la pollution, etc., conduit nécessairement à aller dans le sens de l'ordre dominant quelles que soient les bonnes ou mauvaises intentions.

Bien entendu, cela ne revient pas à dire que les mouvements d'autant plus ouvriers et révolutionnaires qu'ils sont plus globaux. Cela veut simplement dire que des questions touchant à l'espace ne sont réellement saisies dans une dynamique revendicative ouvrière que lorsqu'elles sont intégrées dans des luttes touchant soit l'exploitation du travail, soit plus généralement l'organisation et les conditions de la vie quotidienne.

Dans le cas des mouvements revendicatifs ouvriers, un problème urbain n'est vraiment attaqué que s'il n'est pas traité comme urbain. Et c'est pourquoi, si, pour repérer les mouvements ouvriers de luttes urbaines, on met en œuvre une grille de lecture fondée sur les catégories technocratiques, on n'en trouve pratiquement pas. Par contre, s'il on prend en considération l'ensemble des luttes sur les conditions de vie, on s'aperçoit que les problèmes urbains ne sont pas absents des mouvements revendicatifs. Et c'est bien le cas dans le Paris du Second Empire.

Sous le Second Empire, les luttes ouvrières sont globales

Sous le Second Empire, les mouvements de revendication ne se comprennent qu'en fonction du mode de vie ouvrier et des rapports d'exploitation de l'époque. Il faut savoir, en effet, que Paris était une ville soumise à des rapports d'exploitation très spécifiques. Ce n'était pas une ville industrielle comme les autres. Il n'y avait pas de grandes usines textiles ; pas d'industrie lourde non plus. Paris était avant tout une ville d'ateliers et de métiers, une ville largement dominée par la petite exploitation familiale. Les conditions de travail ouvrier étaient de fait très particulières. L'ouvrier de métier travaillait souvent chez lui, à domicile et son lieu de vie coïncidait avec son lie de travail.

Dans ces conditions, toutes les luttes urbaines menées à l'époque par les ouvriers, comme par exemple les luttes contre la hausse des loyers ou contre le politique de rénovation urbaine d'Haussmann, s'inscrivent dans le champ des luttes pour l'amélioration des conditions de travail. Sous le Second Empire, les problèmes urbains se posent dans le champ de la stratégie de lutte pour de meilleures conditions de vie ou plus exactement pour que les conditions de vie ne se détériorent pas.

Sous quelles formes se sont donc manifestées les mouvements ouvriers de luttes urbaines sous le Second Empire ?

Il y a eu tout d'abord – mais ceci n'est pas spécifique au Second Empire – toute une série de pratiques ouvrières de résistance à l'augmentation des loyers. Par exemple, les plus pauvres, c'est-à-dire ceux qui ne possédaient pas de meubles « déménageaient à la cloche de bois », comme on disait à l'époque, c'est-à-dire qu'ils quittaient clandestinement leur logement à l'approche du terme. Et ainsi, certains changeaient d'habitation tous les deux mois et demi sans payer leur loyer.

Mais les luttes urbaines sous le Second Empire, ce sont surtout des luttes qui ont été menées contre la politique d'urbanisme d'Haussmann. Les opérations de rénovation d'Haussmann ont aggravé les conditions de vie et de travail des ouvriers. Le mécanisme classique de la rénovation avec ses expulsions et la raréfaction des petits loyers dans le centre, a joué à plein : beaucoup d'ouvriers ont été rejetés à la périphérie de Paris.


Carte Paris 1850

Face à cette politique, il y a eu deux formes de résistance. La première n'a été qu'une simple résistance légale aux pratiques d'expulsion proprement dites et elle a été d'ailleurs habilement manipulée par Haussmann. En effet, pour obliger les gens à partir, on commençait par les moyens économiques : les départs « spontanés » provoqués par les multiples moyens de pression (menaces, chantage, fausses informations sur les dangers du quartier, etc.). Mais si les locataires refusaient toujours, malgré cela, de céder, on était prêt à payer très cher pour les forcer à s'en aller, car en fin de compte, c'était l'Etat qui payait.

Aussi les gens ont profité de cette situation... Contraints de partir, ils négociaient pour obtenir le maximum d'indemnités. C'est ainsi que dans un certain nombre d'immeubles, les locataires se sont regroupés ; ils ont pris un avocat pour organiser leur défense juridique et obtenir des indemnités d'expropriation très élevées.

Une remise en cause de la politique d'Haussmann

Parallèlement à cette résistance légale et surtout à partir de 1867, au moment de la crise économique, s'est développé un mouvement de lutte contre les principes mêmes de la politique d'urbanisme d'Haussmann. Il s'est agi là, en fait, d'un mouvement de protestation contre le politique d'ensemble, de la politique globale du préfet de Paris. Il faut savoir, en effet, que la rénovation haussmannienne n'avait pas seulement pour effet, l'aménagement stratégique anti-émeutes de Paris, l'embellissement du décor urbain et l'amélioration du bien-être bourgeois. Son effet le plus négatif résidait dans la dispersion même des activités ouvrières.

Car avant la rénovation haussmannienne, les lieux d'embauche de travail et d'habitat étaient concentrés dans un certain nombre d'endroits dans Paris par métier. Les ateliers étaient encore, sous le Second Empire, installés au centre de Paris. Ils formaient ce qu'on appelait la « fabrique parisienne ». les lieux d'embauche – il faut savoir que dans de nombreux métiers, l'embauche était quotidienne ou hebdomadaire (c'était le cas notamment dans le bâtiment qui occupait à l'époque près du quart des ouvriers parisiens) – les lieux d'embauche donc, se trouvaient également au centre de la ville, rue Saint-Denis, rue Saint-Martin, autour de la Sorbonne, rue du Temps, etc. ainsi avant la politique de rénovation d'Haussmann, les lieux d'embauche, d'habitat et de travail restaient voisins.

Avec le rejet des ouvriers à la périphérie, la politique d'Haussmann a entraîné la dispersion et la désorganisation du milieu embauche-emploi-habitat. Pour aller se faire embaucher, les ouvriers devaient désormais « venir à Paris » et effectuer à pied des trajets supplémentaires. D'autre part, la désorganisation du réseau travail-embauche-habitat a eu pour conséquence de diminuer la force de résistance des ouvriers. Avant les transformations d'Haussmann, les ouvriers d'un même métier habitaient tout près les uns des autres. Après il n'en a plus été de même et de ce fait les gens du même métier ne pouvaient plus se voir désormais qu'à l'usine.

Cette façon de poser les problèmes se trouve explicitement dans un certain nombre de rapports des délégations ouvrières à l'exposition universelle de 1867 qui furent des sortes de cahiers de doléances.

Ainsi, il y a sans cesse interpénétration des luttes urbaines et des luttes pour l'amélioration des conditions de vie et de travail. Il n'y a pas de luttes urbaines proprement dites – et cela est également manifeste dans la presse ouvrière de l'époque -, mais une remise en cause globale de la politique d'Haussmann dans la mesure où elle contribue à détériorer les conditions de vie des ouvriers.

Tout cela, tout ce mouvement de protestation contre le désorganisation de la vie ouvrière a véritablement éclaté au moment de la Commune. La fête de la Commune, c'est aussi le sentiment de satisfaction des ouvriers parisiens qui se sont enfin réappropriés Paris. Il est significatif de ce point de vue, de constater qu'au moment de la répression, au moment des massacres de la Commune, des parisiens ont essayé de brûler, de détruire les symboles de la politique d'Haussmann... C'est ainsi par exemple, qu'ils ont abattu la maison de Thiers.

Y a-t-il eu à cette époque des mouvements de luttes urbaines menées par des éléments bourgeois et petits-bourgeois ?

Oui... et il s'est agi là de mouvements de luttes qui avaient véritablement l'urbain pour seul objet, à la différence des mouvements ouvriers dont je viens de parler. Le seul point commun, c'est que ces deux types de mouvement visaient à remettre en cause la politique d'urbanisme d'Haussmann.... Il faut dire, en effet, que les bourgeois n'y trouvaient pas toujours leur compte... les industriels, ceux de Province surtout, reprochaient à Haussmann de faire une politique urbaine de prestige et à leurs yeux, trop coûteuse. Et cela au détriment du financement industriel. « On gèle la fortune française dans les moëllons », disaient-ils, estimant qu'il valait mieux laisser l'argent s'investir dans l'activité industrielle ou commerciale, pour soutenir la concurrence anglaise notamment, plutôt que dans la rénovation urbaine.

Et puis aussi, il y a eu des mouvements de revendication plus ponctuels et relevant spécifiquement de la « consommation urbaine » proprement dite. Ainsi des bourgeois et petits-bourgeois se sont mobilisés pour l'amélioration des espaces verts, des squares. Les étudiants du Quartier Latin ont manifesté pour défendre le jardin du Palais du Luxembourg qui était menacé de disparition...

Sur quel terrain et sous quelles formes se sont manifestées les luttes urbaines après la Commune ?

Pour répondre à la question, il faut avant tout voir contre quoi s'en prenaient les principaux mouvements ouvriers touchant aux conditions de vie urbaines et quels étaient les véritables enjeux. L'enjeu véritable, c'est ce qu'on peut appeler la « discipline travail-famille ». En dehors des aspects permanents sur le prix de la ville (prix des loyers et prix des services publics), je crois que l'aspect le plus original de la période 1871-1914, c'est justement l'instauration d'une politique fondée sur la discipline ouvrière travail-famille.

Il s'agit là d'une discipline conçue de telle façon que la famille incite à la discipline et au travail et que le travail incite à la conformité familiale. Et du même coup tout ce qui se situe entre les deux (loisirs extrafamiliaux, institutions des marchands de vin – il s'agissait là de lieux où l'on buvait, lisait, se détendait et où on s'organisait politiquement, etc.) a tendu à être éliminé. Bref, c'est le début de la discipline « tramway-boulot-dodo » en attendant celle du « métro-boulot-dodo ». c'est le début d'une pression latente dont beaucoup de mécanismes sont toujours à l'oeuvre.




Contre le familialisme et la moralisation travail-famille

Cette tentative d'instaurer ce régime de discipline travail-famille a pris quelquefois des formes très directes et naïves. Des réformateurs sociaux appartenant aux sphères patronales ont essayé de trouver des mécanismes de pression orale pour faire rentrer les ouvriers dans le carcan : c'est ce qu'on a appelé les politiques de « moralisation » de la classe ouvrière. Par exemple, le patronat a parfois cherché à s'allier ouvertement avec les femmes des ouvriers pour faire d'elles des gendarmes du système. Ainsi par exemple, quand le père de famille était au chômage, au lieu de lui donner directement les secours de chômage, on les remettait à sa femme. On a même vu aussi des patrons donner des bulletins de paye à faire signer par l'épouse, comme pour les carnets de note à l'école. Ils étaient sûrs de cette façon que la femme de l'ouvrier connaissait exactement le montant du salaire de son mari et que de ce fait elle était en mesure de faire pression sur lui, si jamais il relâchait sa discipline au travail.

Les ouvriers parisiens ont résisté au familialisme. Il y a eu ainsi toute une foule de petits mécanismes de résistance. Par exemple, les ouvriers ont résisté par le célibat et le concubinage. À cette époque, les ouvriers célibataires sont nombreux à Paris et de même, on compte beaucoup d'unions libres... au minimum un cinquième des ménages ouvriers, et peut-être beaucoup plus, vivaient en concubinage. Et un quart des enfants nés à Paris à l'époque étaient des enfants illégitimes. Le patronat a, bien sûr, essayé de lutter contre cette tendance au « non-mariage ». Il a notamment utilisé l'école : les enfants des filles-mères y subissaient des brimades, ce qui culpabilisaient la mère et avait pour effet de la pousser à se marier. Il faut dire, en effet, que si le gavroche, qui est l'enfant illégitime par excellence, est valorisé dans la culture populaire, il a été, à partir du Second Empire, radicalement rejeté par la société.

Autre exemple encore pour lutter contre le division du ménage qu'entretenaient les modes de vie imposés : les ouvriers emmenaient leurs femmes le samedi soir, lors de la remise de la paye. Et ils buvaient tous ensemble une partie de cette paye pour fêter le salaire. C'était là une façon d'associer leur femme à leur vie d'ouvrier et du même coup riposter symboliquement aux tentatives d' « appropriation » tactique de leur épouse par le patronat. Les ouvriers parisiens ont d'ailleurs largement utilisés un terme de l'argot parisien contre l'épouse qui acceptait ce rôle de gendarme : ils parlaient de « leur bourgeoise ». ce terme est, dans ce contexte particulièrement significatif et symbolique.

Dans cette offensive de discipline travail-famille, la politique des équipements urbains de l'époque a pris tout son relief. Et souvent, à l'usure, elle a donné des résultats positifs là où les philanthropes trop pressés ont échoué. En effet, après 1871 et jusqu'en 1918, un des phénomènes les plus significatifs a été justement la politique des équipements publics. C'est le début des normes démocratiques avec un minimum pour tous les ménages : minimum d'équipement en eau, en gaz, minimum de pièces par habitant, etc.

En apparence, tout cela est très positif : c'est le progrès que l'on a commencé à mesurer avec des statistiques de lus en plus raffinées sur le degré d'équipement ménager, de confort et de salubrité des logements. Mais en réalité il y a eu aussi, derrière tout cela, un aspect latent : l'instauration par ce biais, de la discipline travail-famille.

Les équipements urbains favorisent la vie privée

Il faut comprendre que les politiques urbaines, que les formes urbaines, sont entrées à cette époque dans les stratégies globales de domination de la classe ouvrière. La ville a été utilisée elle aussi comme un instrument du familialisme. Dans la mesure où les équipements urbains sont devenus à cette époque, individuels, ils ont tendu à renforcer la sphère de la vie privée au détriment de toute vie collective. La disposition même des villes a été conçue de façon à séparer radicalement la sphère du travail et la sphère de la vie privée : l'habitat est dispersé et les liens de l'atelier déjà attaqués par la surveillance hiérarchique, trouvent de moins en moins l'occasion de s'exercer en dehors du lieu du travail.

Prenons un exemple extrême : même les équipements (distribution d'eau, conception de la tuyauterie) sont conçus de façon à isoler totalement la sphère familiale. En outre, il n'est pas sans intérêt de constater que la disposition des tuyaux d adduction d'eau dans Paris représente sur le plan symbolique, la configuration intra-utérine. Cette homologie symbolique signifie bien l'aspect régressif et infantilisant de la situation vers laquelle on veut pousser le travailleur. On veut le pousser vers une situation analogue à celle où se trouve l'enfant encore dans le ventre de sa mère... On cherche à confiner l'ouvrier dans son logement individuel.

Ainsi la politique des équipements urbains a tenté implicitement de supprimer toutes les formes possibles d'activités non contrôlées... Vous savez, auparavant – et ceci est valable dans toutes les cultures – le point d'eau constituait un point important de la vie collective... En intériorisant architecturalement l'installation de l'eau dans l'enclos familial, on a accentué au contraire la « fermeture » de la famille sur elle-même et on a, du même coup, réduit encore plus les chances de vie collective extrafamiliale.

Les ouvriers ont souvent refusé ces améliorations que leur proposaient les propriétaires. Bien sûr, s'ils les ont refusé, c'est que souvent elles servaient de prétexte à une augmentation de loyer. Mais il n'y a pas eu seulement cette raison. Les ouvriers avaient bien conscience que ces améliorations allaient modifier leur mode de vie et, en les refusant, ils entendaient défendre leur art de vivre... parce que tout cela allait très loin... Comprenez, avoir l'eau chez soi, cela veut dire aussi que l'on ne va plus porter son linge à la blanchisserie. On le lave chez soi, à domicile....

A côté de ces pratiques ouvrières de résistance, y a-t-il eu entre 1871 et 1918 des mouvements revendicatifs à l'initiative de la bourgeoisie ?

L'exemple le plus spectaculaire des luttes urbaines bourgeoises de l'époque, c'est la défense des espaces verts. Ainsi des associations littéraires et aussi des sociétés philanthropiques se sont attachées à défendre le bois de Boulogne. On s'est battu aussi à l'époque contre l'installation à proximité des zones résidentielles, d'usine à gaz, etc., etc. Et puis, il y a eu la fameuse bataille de la « ceinture verte ».

Autour de Paris, il y avait ce qu'on appelait la « zone », constituée essentiellement de bidonvilles. Entre 1906 et 1919, il y a eu toute une bataille pour détruire cette zone insalubre et la remplacer par une ceinture verte. Plusieurs associations, plusieurs clubs comme le Touring-Club, l'Alliance d'hygiène sociale, etc., ont défendu le projet de ceinture verte. Mais là aussi, il faut bien voir que derrière le projet explicite de salubrité, il y avait le désir d' « assainir » une zone occupée par un sous-prolétariat misérable. On espérait ainsi en installent des espaces verts et en aseptisant leur espace de vie, lutter contre le communisme des ouvriers.




Porte d'IVRY | Camille ATGET | 1912

Le rôle modeste des municipalités

pour comprendre les luttes urbaine aussi bien à caractère ouvrier qu'à caractère bourgeois, il faut tenir compte aussi du rôle joué à l'époque par les municipalités et surtout entre 1871 et 1914. bien sûr, ce rôle a été très faible par rapport à celui des municipalités allemandes ou britanniques, mais il n'a pas été sans importance.

Il y eu un premier « socialisme municipal » entre 1880 et 1900 à Paris et dans quelques municipalités de la banlieue parisienne. Par exemple, le Conseil municipal de Paris a pris un certain nombre d'initiatives pour améliorer les conditions de vie des ouvriers, afin d'entrainer à sa suite l'appareil central de l'Etat et le secteur privé. Il a, en particulier, réglementé les conditions de travail des employés municipaux : la durée de leur journée de travail a été limitée.

Parfois, bien sûr, ce socialisme municipal est devenu technocratique, se donnant pour objectif de défendre l'intérêt général. Mais cela n'a pas toujours été le cas. Et certaines municipalités ont échappé au danger du réformisme et travaillé en liaison étroite avec les organisations ouvrières. Autrement dit, elles ont mis à leur disposition le pouvoir dont elles disposaient et leur ont apporté un appui tactique efficace. Les conseillers de certaines municipalités ont appuyé les grèves et d'une façon générale, ils ont utilisé la tribune municipale pour populariser les luttes syndicales et organiser les secours aux grévistes...

1914, c'est le début de la Première Guerre mondiale... Est-ce que la guerre a modifié le sens et la portée des luttes urbaines ?

Du point de vue de la domination urbaine, le guerre de 1914-1918 consacre définitivement la victoire d'un certain nombre de tentatives antérieures visant à discipliner les ouvriers et, d'une façon générale, les couches populaires. Pendant la Première Guerre mondiale, tout s'est passé comme si l'atmosphère de mobilisation se déployait non seulement à l'encontre de l'ennemi extérieur, mais encore contre les risques d'organisation non contrôlée... Le familialisme a été poussé à l'extrême... on a fait de nombreuses campagnes en faveur du développement des naissances, etc.

En fait, le phénomène de culpabilité qui a gagné l'ensemble de la nation – on se sentait évidemment coupable d'envoyer les hommes au front et à la mort – a eu pour conséquence de faire naître une tentative symbolique pour se dédouaner, pour se faire pardonner, en développant tout ce qui par ailleurs pouvait paraître favoriser la vie. Il est significatif de constater qu'à l'époque, on s'est beaucoup intéressé aux nourrices, à l'hygiènisme, etc. par exemple, c'est à ce moment-là qu'a commencé la lutte contre la tuberculose, la lutte contre l'alcoolisme...

Dans une atmosphère de mort sacrée, la ville était un symbole compensatoire de re-création. La guerre, et tous les changements politiques qu'elle a entraîné, ont de fait modifié le sens et la portée des luttes urbaines.


Interview de Alain Cottereau (sociologue)
par Jöelle Jonathan

Revue AUTREMENT
Contre-pouvoirs dans la ville
enjeux politiques des luttes urbaines
n° 6 | Septembre 1976


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