Entretien avec Bertrand Sassoye
2013
L'histoire de la guérilla révolutionnaire en Europe de l'Ouest fait toujours l'objet d'un véritable refoulement. Les causes de cette amnésie proviennent, à divers degrés selon les pays, d'un cadre législatif oppressif, limitant le droit aux anciens militants de s'exprimer sur leur passé révolutionnaire (en France de “s’abstenir de toute intervention publique relative à l’infraction commise”[1]), interdisant la remise en question de l'historiographie “officielle” (en Allemagne ceux qui affirment publiquement que les prisonniers de la Fraction Armée Rouge détenus à Stammheim ont été « suicidés » peuvent être poursuivis et condamnés suivant le §90a du code pénal ''insulte à l'Etat'' ou suivant le §129 “propagande pour une organisation terroriste”), ou bien encore en accordant une remise de peine à un prisonnier politique qui renie publiquement son engagement dans la “violence armée”, le "terrorisme" (en Italie, loi sur la “dissociation” de 1987).
Cette forme insidieuse d'état d'exception laisse ainsi aux journalistes, spécialistes et historiens anti-révolutionnaires (capitalistes et communistes), la plus grande liberté d'expression, refusée à d'autres, un espace public hégémonique – dans le sens de Gramsci - pour l'élaboration, la production historiographique, mémorielle – et “émotionnelle” - d'un passé conforme à l'idéologie dominante [2] et pour sa diffusion. Cette hygiénisation ou hypertrophie historiographique complète les dispositifs judiciaires visant à littéralement s'acharner contre d'anciens militants aujourd'hui inoffensifs citoyens (les extraditions par exemple), à les maintenir en prison pendant des décennies (24 ans pour Jean-Marc Rouillan, 30 ans pour Georges Ibrahim Abdallah, etc.). Au-delà, l'« affaire Tarnac » démontre à l'évidence, l'appréhension des gouvernements de voir surgir des cendres politico-idéologiques d'hier, des groupes radicaux, ou selon le philosophe Agamben « que les peuples eux-mêmes se radicalisent devant l'évident scandale qu'est l'ordre présent des choses.»
Si les anciens membres d'Action Directe sont très limités dans leur liberté d'expression sur leur passé révolutionnaire, la situation en Belgique est différente, la justice y est un peu plus permissive pour les anciens militants des Cellules Communistes Combattantes ; qui ont refusés non seulement de se repentir, mais aussi toute condition politique à leur libération. Cela leur a valu la prolongation de leur détention, et ainsi la possibilité de parler librement de leur expérience. Paradoxalement, leur liberté d'expression est rarement sollicitée par les médias de France. Cet entretien avec Bertrand Sassoye, membre fondateur des Cellules Communistes Combattantes, se limite à notre propre domaine : l'urbanisme et en particulier la guérilla urbaine. Pour ce qui concerne les motivations politiques et idéologiques, que nous n'avons pas abordé, le texte de référence, « La flèche et la cible », est disponible sur le site « officiel » des CCC, à cette adresse :
Les anciens membres des CCC n’ont pas écrit leur histoire. N'est-ce pas priver ainsi les futurs révolutionnaires de vos expériences, de vos connaissances, même si les nouvelles technologies ont rendu obsolète vos méthodes d'alors ? Le manuel de Carlos Marighella, les écrits de Che Guevara, sont encore précieux et bien actuels, malgré le temps.
Mais nous avons fait mieux qu’écrire l’histoire des Cellules, nous avons écrit ensemble, en prison, le document intitulé « La Flèche et la cible » qui expose le projet des Cellules et qui fait le bilan de cette expérience. C’est le seul document légitime (parce que collectif) sur l’histoire des Cellules.
Peu après les libérations, nous avons caressé l’idée d’écrire l’histoire des Cellules, et même jeté quelques premières notes, mais c’est resté sans suite… Pourtant cette histoire n’est pas tout-à-fait sans intérêt, même dans certains de ses détails, car elle permet de déboulonner certaines idées reçues sur la pratique de la guérilla urbaine. Voilà pourquoi, considérant l’important travail d’analyse et de recherches effectués sur votre site, je répondrai bien volontiers à cette interview.
Mais je voudrais faire quelques mises au point.
J’ai été un des membres fondateurs des Cellules. C’est une réalité et, en vérité, j’en suis très fier, mais je dois d’emblée préciser que mon témoignage ne peut être pris comme la vérité sur les Cellules, et cela pour au moins trois raisons :
- D’abord parce qu’il y a un certain nombre de choses que je ne dirai pas : primo, celles qui risque d’exposer d’anciens protagonistes de l’histoire des Cellules aux curiosités malveillantes de policiers ou de journalistes, et secundo celles dont nous avions, à l’époque, collectivement, décidé de taire.
- Ensuite parce que je n’ai pas connu tout le monde, ni participé à toutes les actions, ni visité toutes les bases etc. Mon témoignage est partiel et doit être complété et recoupé.
- Enfin parce qu’il s’agit de souvenirs lointains et que ma mémoire n’est que ce qu’elle est. J’étais un jeune homme enthousiaste au cœur d’une expérience enthousiasmante, et j’en garde un souvenir tellement ailé que je le soupçonne embelli.
Mais bon, vaille que vaille, et dans ces limites, je ferai de mon mieux pour répondre à vos questions.
Dans tout processus de gestation et de création d'un groupe révolutionnaire armé, la « rencontre » entre les membres ayant les mêmes affinités idéologiques et le même déterminisme, s'opère, le plus généralement, autour d'un point de convergence, que ce soit un lieu – université, de travail, squat –, une organisation ; ou bien une ville : on se souvient de l'importance de Berlin pour la RAF, ainsi décrite par Klaus Hartung :
« L'après-guerre n'y est pas toujours terminée. La ville a des vides, des ruines, des quais désaffectés, des coins débordant d'herbes folles, des monceaux de décombres, des traces qui succèdent aux traces. Le paysage urbain y gagne un zeste d'utopie. La contemplation des ruines stimule les idées : il faudrait, si on essayait de... Des sentiments que ne susciteront jamais les zones piétonnières de l'Allemagne de l'Ouest. Et l'utopie de la ruine va bien au-delà de l'esthétique. Par exemple, la famille grande bourgeoisie a été léguée sous forme de ruine et ce dans de grands appartements de 5 à 8 pièces : un espace où peuvent se déployer les communautés d'habitations, les communes, les boutiques d'enfants. » [3]
La famille bourgeoise de Bruxelles – ville refuge pour les révolutionnaires du 19e siècle - avait également cédé les quartiers centraux historiques aux populations ouvrières, et ses grands appartements. Avant que n'existent les CCC, quelle était la situation et la géographie politique de Bruxelles ?
Il n’est pas facile de répondre à cette question car « Bruxelles politiques » était mon environnement naturel, donc je n’ai jamais pris le recul pour l’examiner comme vous la pourriez examiner. En plus ma connaissance de la ville (et chaque Bruxellois est dans le cas) est très partielle : il y a des communes dont on connaît chaque recoin et des communes où on ne met jamais les pieds, où on ne voudrait même pas être enterré. La réalité communale est extrêmement prégnante en Belgique. C’est un vieil héritage des luttes bourgeoises antiféodales. On pourrait naître et mourir sans sortir de sa commune.
Saint-Gilles est une commune qui a été urbanisée au XIXe et qui, à la période où l’on parle, fin des années 70 et début des années 80, avait une petite partie middle class (le "haut") et de grands quartiers populaires. Cela avait été une commune de petites industries et, avec la gare du midi, un quartier d’immigration. Nous avons eu des fortes vagues d’immigrations directement politiques : juifs polonais et bessarabiens ou républicains espagnols, mais aussi simplement très politisées et fortement organisées (grecs, portugais, italiens). A mon athénée, il y avait encore peu d’arabes. Le pic de la grande vague d’immigration arabe avait bien été atteint quelques années plus tôt, mais les enfants des primo-arrivants n’étaient encore pas en âge d’aller en secondaire. A mon athénée, c’était en majorité des gamins nord-méditerranéens, et ils avaient baigné dans une culture politique. Il y avait de tout : anarchistes, révisionnistes, trotskistes, ML, mao, etc. mais tous viscéralement antifascistes et anti-impérialistes (les enfants de l’émigration arabe n’auront pas ce back-ground politique).
Dans les années 70, Saint-Gilles était une commune rouge, qui comptait plusieurs librairies d’extrême-gauche. C’était aussi le cas de Saint-Josse et de Schaerbeek (encore que là aussi, il y avait un coin chic à Schaerbeek). La majorité des locaux de l’extrême gauche étaient localisés là (autant qu’il m’en souvienne) – seul le PC ayant ses locaux « historiques » à Bruxelles-ville. Les fascistes qui venaient coller à Saint-Gilles prenaient donc le risque de se faire casser la figure. A contrario, il y avait des communes réputées tenues par la droite et l’extrême droite. Laeken par exemple. Pour aller coller là, on partait en force, et moyennement à l’aise. Plus tard, à l’époque des Cellules, nous avons pratiqué une sorte de « géométrie inversée », en évitant « nos » quartiers, en évitant par exemple Saint-Gilles où nous risquions trop d’être reconnus …
Les CCC précisent dans un texte : « Il n’y a donc pas de réel problème de ''conditions pratiques'' préalables à la lutte armée en ce sens qu’elle peut être menée partout où existe la volonté politique de la mener. Toutefois la conjoncture mérite d’être considérée en ce qu’elle détermine d’importante façon les axes politiques et tactiques de l’activité des forces communistes combattantes. »
Le contexte économique de la Belgique des années 1980, où se succèdent les plans gouvernementaux d'austérité, n'a donc pas été fondamentalement déterminant pour la création des CCC ?
C’est une dialectique. Dès le moment où il y a oppression, exploitation, il y a lieu de créer une force révolutionnaire. Mais aussi : toute force révolutionnaire authentique est déterminée par les conditions objectives et subjectives. Un changement de conditions ne peut impliquer le renoncement à la lutte révolutionnaire: il implique simplement d’autres déterminations. Autrement dit: le contexte détermine l’initiative révolutionnaire mais il n’est pas besoin d’un contexte particulier pour impulser une initiative révolutionnaire.
Qu’en était-il alors pour nous ? La société belge d’alors était traversée d’un grand nombre de contradictions, mais nous en avions identifié deux comme fondamentales. C’est sur ces deux contradictions que nous allions fonder notre lutte.
La première était celle opposant le prolétariat à la bourgeoisie dans le cadre du capitalisme en crise. Jusque là, et depuis la réactivation de la crise (1973), la bourgeoisie belge avait suivi des politiques keynésiennes de relance par la consommation, qui avaient largement préservé le prolétariat des effets de la crise. Le seul vrai impact était un chômage de plus en plus important, mais les revenus (y compris ceux du chômage, alors non limité dans le temps) étaient protégés par l’indexation [4]. L’introduction des politiques néolibérales dans les pays voisins a changé la donne. L’économie belge est toute d’importation et d’exportation, la moindre variation dans les grands pays-marchés-concurrents voisins la touche de plein fouet. Les entreprises belges ont beaucoup perdu en compétitivité à la fois à cause d’une concurrence traditionnelle devenue plus offensive, et à la fois à cause de l’apparition de nouveaux concurrents, notamment asiatiques (la bourgeoisie belge avait peu investi, sa sidérurgie continuait à produire des articles semi-fini à peu de valeur ajoutée dont la production avait explosé en Asie). Pour restaurer cette compétitivité, la bourgeoisie et ses politiques se sont attaqué au coût du travail et, pour mener cette attaque, aux protections légales et syndicales. Une vague de conflits sociaux extrêmement durs s’en est suivi. Grèves, occupations, batailles de rue, lock-out allant jusqu’à la fermeture pure et simples d’entreprises se sont succédés. Le prolétariat et ses organisations traditionnelles ont subi une série de défaites retentissantes, et la confiance de la classe envers les partis et les syndicats réformistes en a été sérieusement ébranlée. Les Cellules sont intervenues à ce moment où coexistaient une grande rage, une grande volonté de lutte contre la bourgeoisie et son gouvernement, et une grande désillusion envers les forces réformistes. C’était une conjoncture idéale pour proposer une alternative révolutionnaire.
La seconde grande contradiction était celle opposant les masses populaires à la tendance à la guerre impérialiste. Cette tendance, produite par la crise du capitalisme en général et par le bellicisme de l’administration Reagan, avait été rendue perceptible par le programme d’installation des euromissiles, dont 48 Cruise à Florennes [5]. Ce programme rendait tangible la menace d’un affrontement militaire nucléaire limité entre USA et URSS, avec l’Europe comme principal champ de bataille. Les mobilisations ont été massives. Une manifestation a rassemblé 400.000 personnes à Bruxelles : Un Belge sur 20 avait fait le déplacement ! Malgré une propagande atlantiste effrénée, dans laquelle la social-démocratie a joué un rôle central, plus de 80% des Belges étaient opposés aux missiles. Or, plus de 80% des parlementaires ont votés pour les missiles — et puis on a appris que les Américains avaient débarqué les missiles à Florennes avant même le vote. Là aussi, une fracture profonde sur une question essentielle était apparue entre les masses populaires et le régime. Là aussi, la situation était propice à la formulation d’une alternative révolutionnaire.
Les mouvements étudiants contre la guerre du Vietnam, et la présence militaire américaine en Allemagne, en Italie et au Japon [les trois anciennes dictatures militaires], ont constitué après 68, le « berceau » des groupes révolutionnaires. Plus tard, cet « internationalisme » se cristallise autour des organisations de soutien aux prisonniers de la RAF. Dans les Comités de soutien les plus radicaux, l'on retrouve, en l'occurrence, de nombreux protagonistes de la lutte révolutionnaire en Europe dont les fondateurs des CCC.
Faut-il faire remonter la genèse des Cellules au Comité de soutien aux prisonniers de la RAF ? J'ai été tout jeunot membre de ce comité, et Pierre Carette en était un membre fondateur, mais ce serait forcer le trait que d’y voir la matrice des Cellules.
L'influence de la RAF a bien sûr été déterminante. C'est l'action de la RAF qui nous a convaincu, nous et bien d’autres, de la légitimité et de l'opportunité de la lutte armée en Europe. Mais les Cellules sont aussi nées comme critique de la RAF. Si il n'y avait pas eu cette critique radicale de la RAF des années '80, (la RAF de l'anti-impérialisme, dont la ligne était « notre stratégie = contre leur stratégie »), et bien nous aurions travaillé pour ou dans la RAF, ou alors dans les réseaux de soutien à la révolution palestinienne. Avant les Cellules, certains d'entre nous en étaient là. Ma propre clandestinisation n'était pas liée au projet des Cellules, ce projet n'existait pas encore. Elle s'est faite dans un perspective internationaliste directement héritée de la RAF et du soutien à la révolution palestinienne.
Et puis, il y a un hiatus de plusieurs années entre le Comité RAF et la décision de fonder les Cellules. D'abord, il y a eu une rupture dans le Comité RAF remontant, je crois, à 1978 ou 79. Les prisonniers de la RAF faisaient une grève de la faim et l'organisation leur avait demandé d'arrêter. Or les prisonniers avaient continué. Dans le mouvement de soutien, il y a eu scission entre ceux qui suivaient l'organisation et ceux qui suivaient les prisonniers. Je me suis retrouvé dans un des deux courants sans même savoir qu'il y avait eu ce clash (je venais de débarquer). Bref, le travail de soutien à la RAF a continué de se faire "hors cadre", et a commencé à se mêler avec le travail de soutien à d'autres prisonniers révolutionnaires, et notamment les anciens NAPAP [6].
En 1980, cinq militantes de la RAF avaient été arrêtées à Paris. Il y avait eu une mobilisation contre leur extradition vers l'Allemagne. Nous avions été à Paris, il y avait des affrontements jusque dans les couloirs du palais de justice, avec lacrymo et tout, et finalement, l'extradition s’était faite. Le lendemain, le siège des chemins de fer allemands était dynamité à Paris et trois anciens NAPAP étaient arrêtés à quelques rues de là. C’est à cette occasion qu’une importante correspondance s’est établie, essentiellement entre Pierre Carette [7] et Frédéric Oriach. C'est avec Frédéric Oriach, qui a été un grand théoricien révolutionnaire, que nous avons vraiment pris conscience en Belgique des limites de la ligne ultra-internationaliste de la RAF.
En ’81, il y a eu l'amnistie Mitterrand, qui excluait les prisonniers politiques ayant fait usage d'armes. Comme les ex-NAPAP avaient un fusil dans le coffre de leur voiture à l'arrestation, ils ont été maintenus en prison. Alors nous sommes redescendus à Paris pour participer au mouvement pour l'élargissement de l'amnistie, et c'est là que nous avons rencontré les AD. Une partie des militants d'Action Directe avait été amnistiés, d'autre pas (notamment Nathalie Ménigon qui avait vidé son chargeur sur les policiers lors de son arrestation). Après une belle campagne d'agit-prop fin '81, très musclée (Fauchon et le concessionnaire Rolls Royce dévastés à la barre de fer, etc.), l'amnistie a été élargie. C’est peu après que s'est fondé le collectif "Subversion". Mais je veux encore une fois mettre en garde contre la transformation de cette histoire en histoire des Cellules. La grande majorité des futurs protagonistes de la lutte des Cellules ont eu leur propre itinéraire, distinct de ce que je viens d'exposer.
La revue « Subversion » dont le premier numéro paraît en février 1982, aura-t-elle été l’instrument fédérateur, comme l'ont été pour la RAF, les Kommune de Berlin ?
Cette revue a joué un rôle essentiel dans la genèse des Cellules, mais dans ce cas non plus, il n'y a pas à strictement parler de continuité organisationnelle. D'abord parce que la très grande majorité des membres du collectif "Subversion" n'a rien eu à voir avec la construction des Cellules (ni n'en fut informée). Ensuite parce que la grande majorité de ceux qui ont lutté dans et avec les Cellules ne sont jamais passés par le collectif "Subversion". Enfin, parce que ceux qui sont à la fois passés par le collectif "Subversion" et par les Cellules n'avaient pas encore le projet des Cellules en tête à l'époque de "Subversion".
Se retrouvaient dans "Subversion", outre quelques Belges et les ex-NAPAP, des communistes des pays dominés en exil politique en France, mais aussi d'autres camarades français, parmi lesquels certains issus du soutien à la RAF, qui allaient fonder plus tard la revue "L'Internationale" et être emprisonnés vers ’86-87 pour leur appartenance supposée à AD. En tout état de cause : des camarades étrangers au processus de construction des Cellules.
Ceci dit, "Subversion" a bien été le creuset théorique des Cellules. Sans "Subversion", il n'y aurait pas eu de Cellules. C'est dans "Subversion" que s'est forgée, pour nous, de manière authentique, une stratégie de la lutte armée déduite des principes fondamentaux du marxisme-léninisme. Nous savions qu'une stratégie similaire avait été développée en Italie, mais nous n'en connaissions finalement que peu de documents, et ces documents étaient extrêmement liés à la réalité italienne. Au sein de "Subversion", le rôle joué avec les anciens militants des NAPAP a été central. Nous sommes entrés à "Subversion" avec une vision ultra-internationaliste de la lutte, nous en sommes sortis avec la conviction qu'il fallait construire un projet révolutionnaire sur la base spécifique des luttes prolétariennes et populaire dans notre propre pays.
La fin du collectif "Subversion" est à la fois dû à l'offensive policière (arrestation de notre "rédacteur en chef", Frédéric Oriach, accusé d'avoir participé à des actions anti-israéliennes lors de l'invasion du Liban par Israël en '82) et au fait que la revue avait rempli son rôle. L'arrestation et le ram-dam qui s'ensuivit n'a fait que précipiter les choses. "Subversion" n'était pas de ces revues qu'on imagine publier un numéro 100.
Frédéric Oriach est entré en prison bien avant la décision de fonder les Cellules (à l'automne '82 je crois), et est sorti de prison bien après nos premières actions. Pourtant, il a produit en 1985 un texte, "La lutte armée comme stratégie et tactique de la Révolution" qui aurait pu être le manifeste des Cellules (et que nos sympathisants ont d'ailleurs massivement distribués). Cela donne une bonne idée du rôle de matrice politico-stratégique qu'a eu "Subversion", dont la production imprimée (deux gros numéros, un cahier spécial et une poignée de tracts) ne restitue pas la richesse et la diversité des discussions à l'interne et à l'externe.
Il en est donc de même avec la revue « Ligne Rouge » qui lui succède, fondée par Pierre Carette ?
Je ne peux pas dire grand-chose de Ligne Rouge, car ce collectif a été fondé alors que j’étais déjà clandestin. Ligne Rouge était fondamentalement un collectif d’agit-prop, tandis que « Subversion » travaillait davantage sur la théorie. Et puis très vite, Ligne Rouge s’est retrouvé protagoniste du processus impulsé par les Cellules, parce que c’était le seul groupe militant légal approuvant ouvertement l’action des Cellules. Son caractère de groupe d’agit-prop s’est alors encore renforcé : les militants de Ligne Rouge reproduisaient les communiqués des Cellules, les diffusaient dans la revue ou dans des tracts.
Ligne Rouge était une réalité distincte des Cellules, agissant avec ses paramètres propres sur son terrain propre. Ligne Rouge n’était pas le « bras politique » des Cellules, mais il y avait une sorte de division naturelle des tâches qui était aussi une dialectique : la pratique de l’un démultipliait les effets de la pratique de l’autre. Des collectifs comme Ligne Rouge, légaux mais approuvant les organisations clandestines et relayant leur message ont toujours existé. Ils constituent une forme d’existence classique de la gauche révolutionnaire.
Il y a des ponts entre l’expérience des Cellules et l’expérience de Ligne Rouge. Pierre Carette, avant sa clandestinisation, avait été un membre fondateur de Ligne Rouge. Et lors des arrestations, deux d’entre nous, Didier et Pascale, venaient de quitter Ligne Rouge pour rejoindre les Cellules. Ils n’étaient pas avant cela des « membres cachés » des Cellules dans Ligne Rouge mais des membres de Ligne Rouge à part entière, jusqu’au jour où ils ont décidé de rejoindre les Cellules. Ligne Rouge devait paraître à toutes les polices la « voie royale » pour sinon nous infiltrer, du moins remonter à nous à force d’espionnage. Considérer Ligne Rouge comme la « base de recrutement » aurait été suicidaire pour les Cellules. Malgré ce que vous pourriez penser en suivant les apparences, le projet des Cellules était de développer des connexions tout à fait indépendantes de Ligne Rouge.
Paradoxalement, en Belgique, les Brigades Rouges, Primea Linea et les autres groupes révolutionnaires de l'Italie n'ont pas suscité la même attention que la RAF.
L'information politique circulait beaucoup moins vite à l'époque, et nous ne disposions à l'époque que d'une poignée de textes des Brigades Rouges, noyés dans un torrent de documents merdiques issus de l'autonomie, et gâtés par une masse de commentaires ineptes (Gianfranco Sanguinetti, Fabrizio Calvi etc.). Les BR auraient pu et dû être notre référence à l'époque, mais faute d'en savoir assez sur cette expérience, nous avons souvent du réinventer ce qu'elles avaient su établir.
A quelle époque est prise la décision de s'organiser en groupe révolutionnaire armé ?
Autant qu'il m'en souvienne, c'est tout à la fin de '82 ou au début de '83 qu'est vraiment décidé la fondation des Cellules. A partir de ce moment, le noyau se donne les moyens matériels de l'action politico-militaire, et il commence à proposer ce projet aux camarades susceptibles d'y adhérer – avec des succès divers.
D'une manière générale, quelles étaient l'origine sociale et le niveau socio-culturel des camarades ?
A l’une ou l’autre exception près, nous venions des couches supérieures du prolétariat ou des couches inférieures de la petite-bourgeoisie intellectuelle.
Quel était le projet stratégique des CCC ?
Les Cellules étaient strictement marxistes-léninistes. La fondation d’un authentique parti communiste révolutionnaire était donc un objectif central. En raison de la fonction essentiellement politique de la lutte armée aux premiers pas du processus révolutionnaire, c’est le parti qui devait l’assumer (et non une organisation « militaire »), prenant ainsi la forme d’un parti combattant. Mais le Parti avec un grand P (et avec un peu d’emphase dans la voix s’il vous plaît), c’est autre chose qu’une poignée de communistes partageant une analyse stratégique.
Nous voulions nous démarquer de ce tic gauchiste qui consiste à baptiser « parti communiste » une organisation qui, tout au mieux, espère être une avant-garde objective (dont la ligne porte les intérêts de la classe). Pour rendre tout son poids au terme galvaudé de parti, nous reportions la « fondation » du parti au moment où nous aurions atteints le stade de l’avant-garde subjective. Avant-garde subjective, cela veut dire non seulement avoir « la juste ligne » mais aussi être reconnu dans les avant-gardes de la classe comme le représentant des intérêts de la classe, et commencer à organiser les parties les plus conscientes et déterminées de ces avant-gardes. Donc, nous devions affronter une tension entre, d’une part, un objectif politico-organisationnel très exigeant, la réalité de notre peu de connexions dans la classe, et la difficulté, en raison de la clandestinité révolutionnaire, de les développer ou d’en établir de nouvelles.
C’est pour cela que, avec pour l’objectif la fondation d’un parti de classe centralisé, nous avons proposé un processus détourné, commençant par une phase décentralisée. Les Cellules ne se sont jamais pensées (et elles se sont exprimées clairement là-dessus) comme le noyau, l’embryon du parti — un noyau qu’ils auraient suffit de développer quantitativement pour atteindre le stade du parti. La formule « que mille cellules naissent », assénée à la fin de chaque communiqué, n’était pas un effet rhétorique : c’était un programme. Le message aux révolutionnaires et aux prolétaires conscients était : organisez-vous de manière autonome, ne vous reposez pas sur nous, n’attendez pas le contact avec nous. Ce n’est que dans un deuxième temps qu’un processus de connexions et de concentrations pouvait permettre la fondation de ce qui légitimement aurait pu prétendre devenir le parti.
Outre le choix de la lutte armée, outre l’objectif de la construction du parti par une voie dans un premier temps décentralisée, outre le choix des deux grandes contradictions prolétariat/capitalisme en crise et peuple/guerre impérialiste comme terrain de lutte, les Cellules on fait un quatrième grand choix stratégique : le fonctionnement par campagnes. Ce fonctionnement, inspiré par les Brigades Rouges, consistait à lier des actions dans un ensemble faisant sens et permettant, d’une part de formuler un message relativement complexe par la juxtaposition d’actions ayant des cibles différentes, d’autre part de faire vivre cette thèse essentielle qu’il n’y a pas d’action « haute » ou « basse », mais uniquement des actions correctes et erronées. Voyons ces deux points.
Chaque campagne était axée sur une des deux contradictions « stratégique ». Elles consistaient en une série d’actions dont les cibles allaient de l’évident et du particulier au complexe et au général. Leurs communiqués aussi se combinaient en un discours unique. Par exemple, la première campagne a d’abord visé les fabriquant des missiles, puis les partis politiques ayant décidés l’installation des missiles, et enfin l’OTAN et ses infrastructures.
Et puis chaque campagne associait des actions complexes à des actions faciles à reproduire. Il s’agissait, tout en faisant la démonstration qu’il était possible de frapper durement l’ennemi, d’éviter de susciter chez les prolétaires combatifs un réflexe de délégation, l’idée que, comme ils ne pourraient faire mieux que nous, mieux valait nous laisser faire. Toujours pour reprendre l’exemple de la première campagne, les actions ont été du simple jet de cocktail Molotov à l’attaque d’une caserne de la police militaire américaine à la voiture piégée. Ironiquement, nous avons raté la plus simple (un pneu vaguement roussi) et réussi la plus compliquée (le bâtiment a été dévasté)…
Les Cellules Communistes Combattantes n’ont pas pratiqué la prise d'otage. Cela différencie les CCC des autres « grands » groupes révolutionnaires – Action Directe, RAF, Brigades Rouges -, mais qui avaient adopté, dans leur « première » période, cette même ligne stratégique.
Tout guerre comporte un principe d’escalade de la violence, et la guerre de classes, qui a des enjeux vitaux pour les antagonistes, voit ce principe se manifester de manière particulièrement virulente. Dès qu’un processus révolutionnaire prend de l’ampleur, la dialectique révolution/répression monte aux extrêmes. Du côté de la révolution, ce sont les exécutions des cadres de l’ennemi (et plus l’escalade va crescendo, plus les cibles ont des responsabilités moindres : on commence par des généraux et on finit par des gendarmes), du côté de la répression, c’est la torture, les escadrons de la mort, etc. Cette escalade s’est très vite produite en Allemagne, connaissant un sommet avec le massacre des prisonniers de Stammheim, le Boeing de Mogadiscio et l’exécution de Schleyer.
On nous a prêté la stratégie de vouloir « provoquer » la répression pour « réveiller les masses ». C’était absurde : avec la crise et la tendance à la guerre, il n’y avait pas besoin de « réveiller » qui que ce soit. Ce qui manquait, c’était un projet politique et stratégique fiable. Le rôle des Cellules n’était pas de « provoquer » l’escalade révolution/répression, mais de faire les premiers pas dans la construction d’un processus révolutionnaire, qui allait naturellement constituer un premier pas dans l’escalade révolution/répression. Mais déchaîner la contre-révolution alors que les forces populaires et prolétariennes n’étaient pas préparées, ni idéologiquement et encore moins organisationellement, aurait été irresponsable et contre-productif. Comme disait je-ne-sait-plus-qui : « pire qu’un crime : une faute ». Or, tel aurait été alors l’effet de l’enlèvement ou de l’exécution d’un bonze de la bourgeoisie.
De plus, nous ne faisions que commencer à avancer l’idée que la lutte armée était nécessaire. Pour faire vivre cette idée, il fallait la pratiquer d’une manière politiquement et idéologiquement accessible aux secteurs avancés des luttes populaires et prolétariennes. Il fallait donc réellement être d’avant-garde : à la fois en occupant une position avancée, et à la fois en maintenant le lien (ne serait-ce que le lien politique et idéologique) avec ces secteurs. Là aussi, un enlèvement ou une exécution ne correspondait pas au niveau atteint.
A tout point de vue, une telle action aurait été prématurée.
Quel était votre fonctionnement interne ?
En tant que marxistes-léninistes, notre mode de fonctionnement était officiellement le centralisme démocratique. Mais en réalité, dans l’immense majorité des cas, nous avons fonctionné au consensus. Trois facteurs expliquent ceci :
- D’abord parce que nous avions, avec les principes du marxisme-léninisme, une grande unité politico-théorique, jusque dans la manière d’aborder les problèmes. On sait à quel point le souci de la théorie peut diviser et on connaît la culture de la scission chez les ML. Mais dans une dynamique aussi authentiquement révolutionnaire que les Cellules, la théorie permettait de trouver des solutions qui, parce qu’elles procédaient d’une analyse sérieuse, honnête, entièrement déterminée par les intérêts du processus révolutionnaire, et s’affrontant directement au réel, parvenait aisément à faire l’unité. Dans cette dynamique, (quitte à faire mentir les Tupamaros), la théorie est une chose qui uni, pas une chose qui divise.
- Ensuite nous étions une toute petite organisation, l’avis de tout un chacun était vite donné et entendu.
- Enfin, parce que dès le début, notre projet stratégique était très précis. Nous savions ce que nous voulions, nous savions comment nous pourrions l’obtenir, etc. Le caractère rigoureux et précis des choix initiaux (choix des contradictions « stratégiques », choix du fonctionnement par campagnes, etc.) laissait peu de place à de vraie divergences, donc à de vraies discussions.
D’autant que l’expérience des Cellules fut courte. On peut imaginer que, si elle avait duré plus longtemps, des problèmes nouveaux auraient surgi et qu’ils auraient pu générer des divergences. La validité de notre unité aurait alors été mise à la l’épreuve, comme aurait été mis à l’épreuve notre centralisme démocratique. Peut-être qu’alors, allez savoir, se seraient posé des problèmes de personnes, d’autoritarisme, etc. Mais, tels que nous avons fonctionné jusqu’aux arrestations, ces problèmes ne se sont pas posés ; notre unité était telle que nos choix semblaient l’évidence. Alors comme dans tout collectif, il y a ceux qui parlent beaucoup et ceux qui parlent peu, ceux qui défendent avec force leur avis et ceux qui ne le présentent que comme hypothèse, ceux qui argumentent implacablement du tac au tac et ceux qui ont l’esprit d’escalier, etc., mais je ne me souviens rien de choquant. Ce qui n’allait pas était vite repéré comme n’allant pas, et correctement traité, de plein accord.
En fait, je ne me souviens que d’un cas où le débat a été tranché majorité contre minorité. Il s’agissait de savoir si, dans la seconde campagne anti-guerre, il fallait mener l’action contre la Bank of America. D’un point de vue, cela faisait sens considérant le rôle joué par le capital financier dans la tendance à la guerre, selon l’autre point de vue, cela ferait confusion avec la campagne anticapitaliste qui avait intégré plusieurs actions contre les banques. Comme vous voyez, ce n’était pas une divergence profonde, à peine une différence de vue en matière de tactique politique.
Quelle était l’infrastructure des CCC ?
L'infrastructure des Cellules était assez légère. Je ne crois pas que nous ayons eu plus de dix bases (garages ou appartements) en même temps. Il faut distinguer les bases "permanentes", et celles qui n'étaient louées que pour mener une opération précise. Nous avons dû avoir en tout une vingtaine de bases "permanentes" – jamais plus de quatre ou cinq en même temps. Le plus souvent, il y avait deux ou trois bases opérationnelles, où logeaient les militants, où étaient stocké le matériel nécessaire aux quelques opérations à venir, une base-arsenal, une base de réserve qui a longtemps été située sur la côte.
La côte belge n'a rien à voir avec la côte française: le front de mer est bâti de centaines d'immeubles de cinq à dix étages de petits appartements. C'est une tradition de la petite bourgeoisie belge, et de l'aristocratie ouvrière, de posséder ou de louer un de ces appartements. Il était très facile d'en louer discrètement à des propriétaires qui prenaient en charge les compteurs de gaz et d'électricité. Nous avions là un anonymat parfait, même hors-saison.
Notre centre opérationnel a toujours été Bruxelles, même si nous avons eu des bases en province (la police en découvrira à Liège, à Charleroi et dans les environs de Charleroi: Marcinelle, Dampremy, etc.). Là aussi, c'était un critère essentiel de louer des appartements dont les charges étaient payées par le propriétaire.
Les bases louées le temps d'une opération l'étaient dans la commune voisine de l'action. Cela s'explique par le poids de la tradition communale en Belgique. A l'époque encore, chaque commune avait sa propre police dont le bourgmestre était le chef. Chaque police communale avait aussi sa propre fréquence radio. Cela avait pour avantage un maillage très étroit du territoire, une police de proximité bien informée, avec des agents de quartier qui connaissaient bien "leur" rue. Mais cela avait comme inconvénient un morcellement tactique. Il y avait bien une centrale radio générale pour Bruxelles ("Polbru") et une autre pour la gendarmerie, mais il en résultait une situation générale assez chaotique. Si nous devions agir, par exemple, à Ixelles, nous prenions une base de repli dans la commune voisine, (disons Uccle), et nous programmions les scanners sur la police d'Ixelles, sur celle d'Uccle, sur Polbru et sur le district de gendarmerie de Bruxelles.
Nos voitures étaient généralement louées. Pour les opérations, elles étaient réquisitionnées, soit à des particuliers, soit à des agences de location. A force de louer des voitures, l'idée nous est venue d'aller chercher, dans les boites aux lettres des agences, les clés déposées par les clients après la fermeture. On les y pêchait avec des hameçons ou des aimants au bout d'une ficelle. Le modèle et la plaque était inscrit sur le porte-clés, la voiture était le plus souvent garée en face, et nous dispositions ainsi d'une voiture non déclarée volée quelques temps. Si nous prenions la voiture le vendredi soir, elle restait clean jusqu'au moins le lundi matin. Nous avons même quelquefois rendus ces clés avant la réouverture de l'agence, pour préserver le procédé. Puis d'autres ont eu la même idée et les boites aux lettres des agences ont été munies de clapets. Alors nous y avons été plus franco, et nous ne nous sommes plus gênés de "brûler" ces voitures, en les abandonnant après une opération ou en les transformant en voiture piégée. Le Renault Espace qui a servi à dévaster le siège de la Banque Bruxelles-Lambert avait été réquisitionnée de cette manière, la VW Polo retrouvée dans le box à Marcinelle aussi.
Avant que ne commence vos premières « campagnes », l’objectif est de s'équiper en armes, et de résoudre le problème du financement. Vous avez recours comme tous les autres groupes révolutionnaires, à la vieille technique anarchiste de l'expropriation de banques.
A ce moment, notre expérience militaire n'est pas mince, nous avions un bon niveau de clandestinité (avec une rigueur héritée de la RAF), une petit expérience de la guérilla urbaine pour certains d'entre nous (participation à de petites actions). Nous avons développés ces capacités dans cette phase de préparation, en menant des petites opérations logistiques et financières autonomes et en menant des opérations plus ambitieuses, en collaboration avec d'autres camarades bien rodés, à commencer par ceux d'AD. Dans cette première période, on peut estimer à une douzaine le nombre de personnes qui ont contribué, en posant un acte illégal, en toute conscience, à la construction des Cellules.
Avant notre première action de propagande armée, nous étions très riches en faux papiers (nous avions des milliers de fausses cartes d'identité belges vierges et de faux permis de conduire imprimés clandestinement), en explosif (une bonne partie des 800kg d'explosif saisi à la carrière d'Ecaussines) et en armes (une bonne partie des armes saisies à la caserne de Vielsalm par un groupe de révolutionnaires, des armes reçues des camarades, et d'autres achetés au marché noir). En vérité, nous avions un arsenal absolument extravagant, tout-à-fait disproportionné. Nous avions le cul sur une montagne de matériel et nous avons dû consacrer un temps fou à aménager des caches souterraines pour le stocker. Des cals m'en viennent aux mains rien que d'y penser...
Début '83, nous avons commencé à louer des appartements-bases, en petit nombre, deux ou trois en même temps au maximum. Un à Bruxelles, un ou deux en province. Par sécurité, nous les abandonnions après quelques mois, par surprise. Nous laissons un mot au propriétaire avec une histoire crédible et en le priant de garder la garantie locative. Nous voulions ainsi prévenir le risque de filatures à partir d'un appartement repéré. Toujours par sécurité, nous ne circulions en voiture qu'en cas d'absolue nécessité. Sinon, nous privilégions les transports en commun.
Pour affiner nos techniques de clandestinité, nous avons mis à profit mille-et-un petits trucs provenant de nos compétences professionnelles. Je me souviens d'un machin appelé "nyloprint" qui était composé d'une plaque de métal recouvert d'une épaisse couche photosensible. La partie exposée aux UV (ou celle qui ne l'était pas, j’ai oublié…) devenait dure comme pierre. Avec le négatif ad hoc, on pouvait en faire des timbres à froid pour cartes d'identité ou les petits reliefs qui marquaient les plaques minéralogiques. Marighella [6] explique quelque part que le guérillero urbain ne cesse de repérer des trucs, de réfléchir à comment tout peut être utilisé. C'était vraiment ça, et cela a payé, même si cela tournait parfois à la chasse au gadget.
Et nous avons commencé le repérage des cibles, systématiquement, méthodiquement.
Et selon Carlos Marighela : « Le guérillero urbain se caractérise par le courage et l'esprit initiative. Il compensera par l'astuce son infériorité sur le plan des armes, des munitions et de l'équipement.[...] Ces difficultés, il les vaincra grâce à son pouvoir d'imagination et à sa capacité créatrice, qui sont indispensables s'il veut mener à bien sa tâche révolutionnaire. » [8]
On pourrait aussi citer Ulrike Meinhof : « Il n’y a pas d’arme de l’ennemi qu’on ne puisse retourner contre lui ».
Comment se sont déroulées vos premières campagnes ?
Nos premières actions se sont menées grosso modo comme nous l’avions prévu. Il y a eu plein de petits couacs, mais nous avions déjà compris, lors des opérations financières et logistiques, que rien ne se passe jamais exactement comme prévu, et nous avions acquis la souplesse opérationnelle requise. La première action par exemple n’a pas réussi le soir prévu parce que la télécommande n’a pas fonctionné. Nous avons pu repartir discrètement, et nous avons compris que le signal était vite interrompu par un angle de mur ou une ligne de tram. Par la suite, la mise à feu a plusieurs fois dû se faire non pas à l’endroit prévu, mais un peu à gauche, un peu à droite, un peu plus près… Mais nous avons gardé ce système parce qu’il permettait de déclencher l’explosion « à vue », en étant certain qu’il n’y avait personne à proximité de la charge. Le fait que notre signal de télécommande soit vite coupé nous a valu quelques suées. La charge posée devant la permanence électorale du premier ministre, à Gand, n’avait pas explosé. Comme les fois précédente, l’opérateur s’est déplacé, puis rapproché, puis rapproché encore… Cela devenait ridiculement risqué. Il a été décidé d’aller rechercher la charge. Elle était clean (pas d’empreinte ni rien qui ramène à nous) mais il était hors de question qu’une explosion se produise lorsque passerait le facteur ou le camion-poubelle. Le problème était que notre signal avait peut-être été interrompu une fraction de seconde avant la fermeture du circuit, que celui-ci était peut-être à un cheveu de se fermer, et que la moindre manipulation de la charge pouvait la faire exploser. Ceci pour dire que le camarade parti chercher la charge aurait préféré être ailleurs. Finalement, il est apparu que la télécommande avait bien fonctionné, mais que le détonateur était défectueux. De ce jour, les détonateurs ont été doublés.
Nous avions dans un premier temps fait pour nos bombes des containers en aluminium creusé d’une sorte de bec inversé pour produire un effet de charge dirigée, pour que l’expansion des gaz (un explosif, c’est un solide qui se transforme en gaz dans un temps très bref) se fasse essentiellement vers notre cible, et non dans la rue. Ce soucis de limiter les « dégâts collatéraux » (on ne connaissait pas l’expression à l’époque) nous à amené à introduire les charges la nuit à l’intérieur des cibles plutôt que de les poser devant la porte, ou d’exploiter les creux et renfoncements, ou d’utiliser des sacs de ciments pour protéger la rue du souffle de l’explosion.
Et puis il y a eu l’attaque contre les pipe-lines. L’histoire a déjà été rapportée par les Cellules elles-mêmes, mais elle garde tout son intérêt, car elle montre comment ce qui peut apparaître comme une action exceptionnellement bien renseignée et réalisée, n’est jamais que le fruit d’une volonté politique et d’un travail méthodique ne nécessitant aucune compétence particulière.
Le journal Le Soir avait rapporté l’anecdote de cet habitant de Kontich qui, sachant que le pipe-line de l’OTAN passait dans la prairie derrière sa maison, avait tenté d’y placer une vanne pour sa consommation personnelle. La pression était telle dans ces pipe-lines que ladite prairie a été recouverte de pétrole. Notre idée était dans un premier temps d’aller prier fermement cet audacieux de nous indiquer où creuser, et de faire sauter le pipe-line à cet endroit. Mais nous avons voulu creuser la question. L’annuaire téléphonique recense, commune après commune, les numéros et adresses des les installations militaire du pays. Nous l’avons épluché et relevé toutes les stations de pompage. L’idée était d’attaquer directement une station, mais le repérage nous a montré que c’était hors de notre portée : il y avait des patrouilles avec des chiens, les installations étaient en grande partie souterraines, etc. Mais, en rôdant autour de ces stations en cherchant la faille, nous sommes tombés sur ces petits chapeaux oranges montés sur piquets, du genre de ceux signalant les conduites de gaz lorsqu’elles passent sous les routes. Sur ces chapeaux-ci, le numéro de téléphone à appeler en cas de danger avait le préfixe de Louvain, or nous savions que c’était à Louvain qu’étaient casernés les services de pipe-line de l’OTAN. Vérification faite dans l’annuaire, c’était bien eux. Nouveau changement de plan : l’idée était de repérer des chapeaux, de reconstituer le plan du réseau pour en choisir quelques uns, et creuser à leurs pieds pour miner le pipe-line. Durant l’été ’84, nous avons quadrillé le pays, fait des centaines et des centaines de kilomètres pour reconstituer ce réseau, et à force, nous sommes tombés sur les « chambres de visite », qui sont des puits en béton fermé d’une tôle d’acier monté sur rails et fermé d’un simple cadenas. Ces chambres donnaient un accès direct au pipe-line : plus besoin de creuser, un simple coupe-boulon faisait l’affaire.
Lorsque nous avons fait exploser nos six charges, coupant le réseau en cinq endroits (une charge a fait double-emploi parce que notre reconstitution du réseau était imparfaite), coupant l’arrivée en carburant aux bases aériennes US en Allemagne, personne n’a admis que nous avions découvert et réalisé cela seuls. Cette action a pris énormément de temps à préparer, mais elle a peut-être été la plus simple à concevoir et à réaliser.
La police belge ?
La police n'était pas prête à ce qui allait lui tomber dessus. Depuis toujours, la Belgique sert de "base arrière" aux mouvements révolutionnaires du monde entier (même Lénine et le parti bolchevik ont tenu un congrès ici), et c'est dans ce cadre que les policiers avaient l'habitude de travailler. Lorsque les 800kg d'explosif ont été saisis à Ecaussines, les services de police étaient persuadé que les Basques étaient venus faire leur marché. S'ils avaient imaginé que cet explosif était appelé à servir chez nous, ils auraient réagi avec autrement plus d'énergie. Bref: nous avons bénéficié d'un effet de surprise. Les investissements dans l'anti-terrorisme en Belgique étaient à côté de la plaque. Ils avaient formé à grands frais une unité de choc, la "Brigade Diane" (rebaptisée ESI) qui était capable de prendre d'assaut un Boeing détourné ou une ambassade occupée. Mais que pouvait-elle faire contre nous?
En 83/84, nous avions plusieurs longueurs d'avance sur la police, grâce aux expériences que nous avions acquises avec nos camarades étrangers, et grâce (excusez l'immodestie) à notre propre rigueur. Par exemple, nous avons été parmi les premiers à utiliser les scanners en Belgique. Ils étaient interdits et quasiment inconnus. Des militants et des sympathisants des Cellules ont passé des nuits entières à écouter toutes les fréquences pour identifier qui communiquait sur quelle fréquence. La police, qui ne se doutait de rien, communiquait alors en clair. Après avoir attaqué une banque, nous entendions en direct le moment de l'alarme, les informations reçues (le véhicule avait-il été repéré?) etc. Nous avons toujours pris la police de vitesse, toujours échappé à leurs dispositifs d'alerte. Nous avons connu ainsi presque deux années d'état de grâce tactique. Ce n'est je crois qu'en '85 qu'ils ont commencé à s'équiper en radios Motorola utilisant la technique du cryptage par saut de fréquence.
Avec l’action contre le pylône de télécommunication d’une base de l’OTAN, les actions contre les pipe-lines sont vos seules actions hors des villes. L’action des CCC est quasi exclusivement urbaine.
Plus de 95% des Belges sont des citadins, et la ville est notre espace naturel. A la campagne, on se fait poursuivre en plein repérage par des vaches, en entend la nuit plein de bruits improbables, on semble n’avoir le contrôle de rien… Un mode hostile ! Ha-ha !
Les choses peuvent paraître plus compliquées à la ville (par exemple anticiper dans un plan d’action les possibilités d’intervention de l’ennemi), mais notre culture urbaine et notre connaissance du terrain nous permettaient de trouver aisément des solutions. L’embouteillage permanent du centre-ville d’Anvers rendait-il tout repli difficile ? Eh bien le groupe qui y a fait exploser la Bank of America a effectué la première partie du repli en vélo, jusqu’au point limite de l’embouteillage, où l’attendait une voiture…
Beaucoup de ces solutions seraient inapplicables aujourd’hui — à cause de la vidéosurveillance par exemple. Mais si la vidéosurveillance paraît une difficulté majeure aujourd’hui, d’autres facteurs apparaissaient comme tels hier, et ils ont été surmontés. Non seulement les progrès techniques peuvent servir aux révolutionnaires, mais ces progrès techniques créent des failles chez l’ennemi. Les polices ont tendance à se reposer sur la technique (aujourd’hui la vidéosurveillance et la surveillance des téléphones mobiles, demain la biométrie), et ce travers peut être exploité et retourné contre eux — ne serait-ce qu’en les désinformant massivement.
Dès 1970, la RAF et les Brigades rouges établissent des liens et affirment la nécessité d'une alliance stratégique. Celle-ci ne s'est jamais concrétisée, et plus tard, les CCC seront hostiles à cette stratégie de « front » uni, mais les relations sont bien établies entre les groupes révolutionnaires européens, au-delà des divergences idéologiques, avant une rupture en 1984.
En raison de notre histoire, dans la grande majorité des cas, les opérations menées par les Cellules avec des camarades étrangers le furent avec les camarades d'Action Directe. Comme l'organisation n'a jamais parlé des autres cas, je n'en dirai rien.
Je l’ai dit, quelques uns d'entre nous connaissaient quelques militants d’AD depuis la campagne pour l'amnistie Mitterrand. Après celle-ci, AD a commencé un peu étrangement à se convertir à la légalité et à la para-légalité, en ouvrant notamment un grand squat à Barbès. Leur retour à la clandestinité date de '82 et nous commençons à travailler ensemble, je crois, dès '83, sur le plan financier et logistique, mais aussi en donnant et recevant des armes, des faux papiers, etc.
En février '84, il y a une série d'arrestations en France. AD ne sait pas quelles sont ses bases et connections repérées. Par principe de précaution, ils coupent avec tout et évacuent tout et débarquent en Belgique et nous les aidons à s'installer. Leur idée était d'utiliser la Belgique comme base arrière pour reprendre progressivement, après évaluation, les contacts en France, et y remonter un réseau de bases. C'est dans une de ces reprises de contacts que Régis est repéré dans une voiture louée en Belgique. Nous étions dans une telle abondance de faux papiers que nous louions beaucoup de voitures. Nous veillions, pour préserver le filon, à les restituer scrupuleusement. Mais les AD avaient été imprudents en utilisant une voiture louée pour ces reprises de contact. Elle a été repérée en France, la police française a communiqué l'info à la police belge qui a mis en place un dispositif de filature autour de l'agence de location, à Ixelles. Par un heureux concours de circonstance, un inspecteur de l'équipe de filature s'est dévoilé à un militant d'AD en croyant avoir affaire à un employé de l'agence, et il a été capturé séance tenante. Les AD ont pu filer et ont libéré le policier quelques rues plus loin. Une nouvelle fois, ils ignoraient ce qui avait été repéré de leurs nouvelles bases belges (en réalité : encore rien), et nous les avons une nouvelle fois pris en charge jusqu'à ce qu'ils reconstituent leur infrastructure et réinvestissent la France.
Militairement, ces camarades nous ont beaucoup appris, mais selon nous ils manquaient idéologiquement, théoriquement, politiquement et stratégiquement de la rigueur la plus élémentaire. Eux-mêmes se moquaient gentiment de notre sérieux. Un exemple : les clandestins des Cellules recevaient pour vivre une allocation. Pour l'aligner à une réalité sociale (et ainsi ne pas développer une mentalité "coupée des masses"), nous avions choisi le salaire d'un instituteur débutant. Il y avait aussi l'idée de limiter les opérations financières au minimum par une stricte gestion des dépenses, mais l'aspect éthique et idéologique était primordial. Cela faisait beaucoup rire les AD (qui nous trouvaient une "mentalité d'instituteur"). Chez eux, il y avait le paquet de pognon dans une boite et chacun y piochait à la bonne franquette. Un jour, on en a vu arriver l’un d’eux dans une de nos bases: il avait été expulsé d'AD par un autre et avait claqué la porte... Le lendemain, ils s'étaient réconciliés. Tout cela, à nos yeux, n’était pas très sérieux...
Il y avait eu un bref glissement d'AD vers le marxisme au début des années '80. Nous avons aussi coopéré avec AD en faisant fonds sur cette tendance, en espérant qu'elle s'approfondirait. Mais ce glissement a été très superficiel : ils ont enrichi leur vieux fond anarchiste d'un peu de communisme des conseils, d'un vernis luxemburgiste. Je me souviens que leur définition de prolétaire" était "celui qui lutte contre le capitalisme". C'était tourner le dos aux principes les plus élémentaires du marxisme, qui définit les classes sociales par leur place dans le mode de production ("est prolétaire celui qui n'a pour vivre que la vente de sa force de travail"). On trouvait ces points de vue subjectivistes à tous les niveaux de leur pensée et de leur discours.
Pour les Cellules, la coopération militaire était liée à une tentative d'unité politique. Une certaine réunion (que je n'arrive pas à dater) dans un appartement loué exprès à la côte belge, a démontré que cette unité était vraiment impossible. Alors nous avons mis un terme à nos relations. Plus tard, au début 1985, AD et la RAF avaient voulu fonder le « Front de la guérilla ouest-européenne ». Nous avions refusé d’y adhérer, à l’instar des GRAPO et d’autres également critiques du caractère frontiste, subjectiviste, et finalement militariste du projet.
Ceci dit, les AD étaient de vrais révolutionnaires et d'excellents camarades, audacieux et rigolos. Je garde un très bon souvenir de chacun d'eux.
Et de la grave discorde avec le FRAP [Front Révolutionnaire d'Action Prolétarienne] ?
En avril ‘85, des bombes avaient explosé au siège de l'Assemblée de l'Atlantique Nord et d’AEG Telefunken (grand fabriquant d’armes). Nous ne savions pas d’où cela venait. Le texte des communiqués nous semblait anarchisant, mais nous considérerions cela avec bienveillance, malgré la campagne de presse que cela avait permis contre nous (les journaux supputaient une « dissidence des CCC »). En juin, une tentative d'action avait lieu contre la firme ACEC (grande entreprise belge aujourd’hui démantelée qui construisait des trains, des turbines, mais aussi, dans une moindre mesure, des équipements militaires). La charge avait été scandaleusement abandonnée après avoir fait long feu, et les démineurs de l'armée la découvraient composée d’explosifs d’Ecaussines.
En août ’85, une première personne était arrêtée dans le dossier FRAP dans le cadre de la même opération qui fit tomber une base qu’AD avait gardée à Bruxelles. Dans cette base il y avait des éléments qui ramenaient directement au FRAP, ce qui nous a permis d’en reconstituer la genèse. Suite à notre refus d’adhérer au « Front de la guérilla ouest-européenne », AD avait créé un groupe artificiel en Belgique pour laisser croire que ce projet y trouvait un écho. C’était vraiment du n’importe quoi. Cela nous a mis en colère et nous avons dès lors conditionné toute reprise de contact avec AD à une autocritique de leur part. Cette légèreté d’AD nous a coûté cher, car au procès, nous nous sommes retrouvé dans le box avec les deux inculpés FRAP dont le discours innocentiste/repenti a donné à la justice et aux médias des armes pour nous combattre…
Plus tard vous avez revendiqué une action en France avec un « groupe de révolutionnaires internationalistes en France »…
Oui, certains ont vu dans cette initiative la « réponse » des Cellules à la création du FRAP par AD, mais il n’y a aucun rapport. Cette action (l’attaque contre le Quartier-Général des pipe-lines de l’OTAN à Versailles) était l’aboutissement d’une relation de travail qui remontait bien avant l’affaire du FRAP. Ces camarades étaient proches de nous, nous discutions avec eux pour élever encore notre unité politique et, en même temps nous avions préparé et mené cette action avec eux. C’était sans mystère ni calcul.
La plupart des groupes révolutionnaires européens ont procédé à des actions en faveur des luttes urbaines ou pour le droit au logement ; de l'attaque de la Sonacotra, de sociétés immobilières et des squats d'Action Directe à Paris, sans parler de la multitude d'attentats commis par les organisations armées italiennes. Ce n'est pas le cas des CCC. Faut-il y voir une lutte orientée exclusivement sur l'ouvrier, au détriment de l'habitant ?
Il faut considérer la situation particulière en Belgique dans le début des années ’80 : il y avait une sorte de crise du logement inversé, une crise pour les propriétaires qui manquaient de locataires. A la différence de la France, (mais à l’image des USA), les quartiers pauvres à Bruxelles sont dans le centre, et les banlieues sont aisées. A l’époque, dès qu’un Bruxellois des classes moyennes en avait l’occasion, il allait acheter ou construire un « quatre-façades » dans la périphérie. En ville, il y avait pléthore de logements vides et les loyers étaient très bas ; un prolétaire pouvait bien se loger en y consacrant moins de 25% de son salaire (aujourd’hui on en est à plus de 50%).
Les grandes opérations spéculatives immobilières (et les mouvements de résistance contre celles-ci) avaient eu lieu dans les années ‘70 (ainsi la destruction du quartier Nord, avec 15.000 habitants expulsés). Mais elles n’avaient pas débouché et les terrains à bâtir sont restés en friche à cause de la crise. Ces grandes opérations n’ont repris que plus tard, après l’action des Cellules, de la fin des années ’80 (quartier européen) jusqu’à maintenant (destruction du quartier Midi).
Début ’80, la question ne se posait donc pas réellement. Les quelques rares squats qu’il y avait à Bruxelles, ainsi sur le chantier de la VUB, étaient des squats politiques d’imitation de ce qui se passait en Hollande ou en Allemagne, sans répondre à la même nécessité socio-économique.
Votre projet était de construire la Révolution, et non d'imaginer les nouvelles formes d'organisation de la civilisation marxiste léniniste ; cela étant, en tant que théoriciens, vous avez certainement, collectivement ou individuellement, esquissé une réponse. Qu'était votre ou ta propre vision d'avenir post-révolutionnaire, et de l'éternelle opposition ville – campagne ?
Nous nous sommes bien gardés de tomber dans le travers du socialisme utopique où l’on imagine d’abord une société idéale pour s’échiner ensuite à forcer la coïncidence entre la réalité et cette utopie. Les marxistes-léninistes s’inscrivent dans le mouvement même des choses et les vraies solutions n’émergent que lorsque les problèmes se posent concrètement. L’apparition d’internet par exemple a directement modifié l’opposition ville-campagne en égalisant largement le rapport des citadins et des campagnards à la culture et à l’information. Combien d’autres techniques apparaitront, avant que le problème se pose concrètement, qui en changeront radicalement l’énoncé ?
Le 8 octobre 1985, l'attaque du siège d'Intercom/Sibelga, principal trust de l'énergie, qui avait augmenté ses tarifs de 40% en trois ans, et n'hésitait guère à couper gaz ou électricité, en cas d'impayés. Un texte évoque 30.000 compteurs coupés à Bruxelles, et 56.000 dans le Brabant, et « l'hiver 1984 a provoqué le décès de nombreuses personnes privées de chauffage ». Une action qui a du renforcer votre « popularité » ?
C’est certain ....
Dans un texte collectif, écrit en prison en 1992, vous expliquez que : « À la différence de la propagande par le fait, la propagande armée communiste ne mesure par ses succès au nombre de personnes entraînées à prendre individuellement les armes après chaque opération. Elle les mesure à la pénétration du projet et des thèses révolutionnaires au sein du prolétariat [...]. La guérilla croît seulement dans un second temps, via les structures partitistes, lorsque ces structures ont pu capitaliser et traduire matériellement les progrès de politisation et d’unification de la classe permis par la propagande armée. »
L’activité politico-militaire a-t-elle réellement permis cette « pénétration » ? Quelle a été son impact dans la classe ouvrière ?
Une telle pénétration demande du temps, de la continuité, et cela ne nous a pas été donné. Ce qui est certain, c’est que l’impact des premières actions dans les masses populaires a été excellent. Aujourd’hui encore, trente ans après, les « ex-CCC » bénéficient d’un capital de sympathie directement hérité de cette période. Quand on prenait les transports en commun le lendemain des actions, le contraste était frappant entre la satisfaction affichée (qui se traduisait notamment dans les blagues mettant en scène Pierre, la seule personne recherchée donc connue suite à la première action) et les titres des médias. Car toute l’intelligentsia, la « gauche », l’extrême-gauche, les journalistes, les universitaires, les grands acteurs de la « société civile », les publicistes de toute sorte, nous ont immédiatement déclaré une guerre où tous les coups étaient permis.
Un peu naïvement, je m’attendais à voir notre projet attaqué pour lui-même, et nous imaginions à l’avance les accusations qui allaient venir de l’extrême-gauche. Nous étions prêts à nous défendre contre l’accusation d’anarchisme, de blanquisme, d’aventurisme, de militarisme, d’avant-gardisme et tout ce genre de chose. Or, nous avons directement été traités de provocateurs policiers, d’agents de la CIA, de fascistes, de tenants d’un complot qui mettait aussi en œuvre les tueurs du Brabant, etc. A l’extrême-droite, on nous accusait d’être des agents du KGB et quelques journalistes plutôt centre-droite nous imaginaient extension de la RAF ou d’AD. Mais du centre « démocratique » à l’extrême-gauche « maoïste », c’était la même négation farouche de notre réalité. Les arguments mis en avant étaient d’une indigence effroyable. Ils répétaient (un exemple entre cent) que le frère de Pierre était un militaire fasciste. Tous ceux qui connaissaient Pierre savaient cela, et ils savaient aussi que c’était précisément pour cette raison qu’il n’avait pas adressé la parole à son frère depuis 25 ans ! Mais les lecteurs de la presse mainstream et la presse gauchiste étaient inondé de cent « faits » de ce genre, qui auraient chacun pu être très aisément démenti si l’enquête de cette presse n’avait pas été exclusivement "à charge".
Il ne faut pas croire que la corruption idéologique de la gauche et de l’extrême-gauche se soit limitait à la diffamation. Après chaque action, nous envoyions nos communiqués par la poste, mais pour que l’info soit immédiatement disponible, nous allions en cacher un près d’un quotidien et nous téléphonions pour en indiquer la cachette. Les journaux s’empressaient de parler de ce communiqué, non pas parce qu’ils voulaient servir de caisse de résonance aux Cellules, mais parce que c’était de la bonne « information-marchandise ». Ils procédaient hypocritement en publiant des extraits du communiqué entourés de commentaires expliquant combien nos thèses étaient ineptes. Le seul quotidien qui n’a pas procédé ainsi fut Le Drapeau Rouge, le journal du Parti Communiste. Les responsables du journal n’ont pas ouvert l’enveloppe : ils ont été la remettre à la police en leur disant qu’il pourrait y avoir des empreintes utiles à l’intérieur…
Je me souviens qu’avant les Cellules, en lisant tout ce qu’on pouvait trouver sur les Brigades Rouges, leurs actions contre des journalistes « de gauche » nous avaient laissé dubitatifs. Cela semblait bizarre. Mais quand on a vu ce dont ils étaient capables, on s’est tous dit : « ah oui putain maintenant on comprend… »
Les mêmes désinformations avaient couru sur les Brigades Rouges.
Oui et sur les GRAPO aussi. C’est l’éternelle chanson : si on ne va pas en prison, c’est la preuve qu’on est « protégé » et que la lutte armée sert en réalité le pouvoir ; si on va en prison, c’est la preuve que la lutte armée est vaine et que le pouvoir est le plus fort.
Les adeptes de la théorie du complot n’avaient pas de limite. N’importe quel mythomane ou malveillant pouvait raconter n’importe quoi dans ce sens, il était certain de trouver un écho médiatique assourdissant. Ils ont prétendu que la caserne de Vielsalm avait été attaquée par des commandos américains et que la CIA nous aurait remis les armes volées. Ils se demandaient pourquoi « on » avait attendu pour arrêter Pierre, alors qu’il était passé à la clandestinité totale avant notre première action de propagande armée. Ils ont prétendu que nos campagnes d’actions coïncidaient aux vagues de massacres des tueurs du Brabant selon un tempo dicté par une stratégie de la tension. Je me souviens à quel point nous faisions attention de ne pas nourrir ces délires, sans renoncer à notre projet. J’ai le souvenir précis d’une action que nous allions mener, et que nous avons décidé de reporter parce que nous venions d’entendre à la radio que les tueurs venaient de faire un massacre.
Survient l’action du 1er Mai 85 et le décès accidentel des deux pompiers…
L’action du 1er Mai était centrale pour nous. Il s’agissait d’opposer aux rassemblements impuissants une attaque vraiment dévastatrice contre le siège du patronat — et à cette occasion mettre en avant plusieurs documents importants : l’un étant notre proposition stratégique, l’autre une adresse aux militants de la gauche révolutionnaire (à travers une « lettre ouverte aux militants du PTB ») et des réponses à des questions concrètes, qui visaient à lutter contre la désinformation et aussi à montrer la praticabilité de la guérilla urbaine.
On avait eu la main lourde : notre plus grosse charge en explosifs, plus six grosses bombonnes de gaz. On s’était permis un engin pareil parce que la camionnette piégée devait été placée dans une ruelle déserte (la rue des Sols), à l’arrière du siège de la FEB, qui n’était que des arrières d’immeubles de bureau. Il y avait juste un poste de vigile. Les militants ont donc : primo jeté des tracts vers le poste de vigiles, secundo réparti des tracts autour de la camionnette, tertio téléphoné à la gendarmerie pour indiquer les deux rues à évacuer. Les vigiles ont fait ceci d’imprévisible qu’ils ont appelé la police pour leur signaler nos tracts et appelés les pompiers pour signaler une voiture en feu sans mentionner qu’il s’agissait d’une voiture piégée. Quand aux gendarmes en permanence, ils étaient tous flamands et n’ont pas compris le nom de la deuxième rue, qui était précisément la ruelle où était la camionnette. Ils ont envoyé une patrouille dans l’autre rue (la rue Ravenstein). Celle-ci n’a naturellement rien vu et qui a continué son chemin. Alertés par les vigiles, les pompiers ont précédés les policiers (qui croyaient que les pompiers avaient les mêmes informations qu’eux, à savoir qu’il s’agissait d’une attaque des Cellules). Les pompiers ont cassés les vitres de la camionnette piégée à la hache, envoyé de l’eau à haute pression dedans, et fait exploser prématurément toute la charge. Bilan : deux pompiers tués.
La campagne de propagande a été tellement intense (titre du Soir : « Pour le 1er mai les CCC tuent des travailleurs ») et l’accident tellement incompréhensible que, dans un premier temps, nous étions persuadés que les autorités avaient délibérément envoyés les pompiers au massacre. Les autorités prétendaient que nous n’avions indiqué que la « mauvaise » rue, que notre but était de décimer les services de secours (pompiers gendarmes, policiers) etc. Nous avons riposté par une action contre la gendarmerie dont le communiqué expliquait ce qui s’était passé (mais à l’époque, nous ignorions la réaction des vigiles, la méconnaissance du français des gendarmes de service, etc.). Ce n’est qu’à la lecture du dossier d’instruction que nous avons pu reconstituer ce qui s’était passé, la conjonction de la double idiotie des vigiles (appeler les pompiers sans les prévenir qu’il s’agissait d’une voiture piégée !) et de la gendarmerie (mettre au service d’alerte d’une ville à 80% francophone des opérateurs ne comprenant bien que le flamand !). Je vous passe d’autres détails, nous avons depuis produit un rapport complet sur cet événement.
La campagne de propagande contre nous a été terrible, vraiment terrible. Mais, dans la conscience sociale, ils ne sont pas parvenus à faire croire au massacre intentionnel. Tous les partis politiques (tous !), tous les syndicats (tous !), toutes les grandes organisations comme la Ligue des familles, les ONG, etc. ont immédiatement appelé à un grand rassemblement contre le terrorisme. Ce fut un échec. Moins de mille participants, soit dix fois moins que les seuls permanents salariés de ces partis et organisations... Et dans ce rassemblement, deux groupes de contre-manifestants (qui ne se connaissaient pas) sont venus distribués des tracts défendant les Cellules ! Ceci dit, l’effet fut pour nous très négatif. Le capital de confiance et de sympathie dans les masses accumulé avant le 1er Mai a permis de bien amortir le coup. La partie de plus volatile et idéologiquement inconsistance de notre base sympathisante, tous ceux qui ne voyaient dans l’expérience des Cellules qu’une sorte de réjouissant guignol où les gendarmes se faisaient bastonner, ont été touché par l’affaire du 1er mai. La partie la plus fondée idéologiquement de notre base sympathisante a, au contraire, serré les rangs.
Alors nous avons fait une évaluation autocritique de l’opération, mettant en avant son vice principal, qui avait été de se reposer sur la gendarmerie pour assurer la sécurité des masses, et nous avons repris le travail.
L'on se souvient de l'action de la RAF du 12 mai 1972 contre la maison d'édition Springer ayant fait de nombreux blessés parmi les ouvriers, la direction avait décidé de ne pas faire évacuer l'immeuble malgré les avertissements répétés de la RAF. Peu de temps après, vous reprenez les actions armées.
Nous avions adapté nos moyens et tactiques d’après notre autocritique du 1er mai. Ainsi, les voitures piégées suivantes étaient équipées de haut-parleurs qui annonçaient « attention, ceci est une action des Cellules Communistes Combattantes, cette voiture explosera dans 20 minutes »… puis « 19 minutes » etc. Des engins de ce genre furent utilisés contre INTERCOM/SIBELGAZ et contre la Banque Bruxelles Lambert. Lors de cette dernière action, pour la première et dernière fois, un groupe a été interrompu pendant l’action. Une voiture de Securitas a débouché au moment où la voiture piégée, pleine d’explosifs et de bonbonnes de gaz, montait la rampe d’accès privée de la banque dont nous avions forcé le passage. Le militant qui assurait la couverture n’a pas pris de risque, il a ouvert le feu pour stopper net le véhicule de Securitas et dissuader toute interférence dans l’action. Un vigile a été légèrement blessé. Les actions contre la Kredietbank à Louvain et la Société Générale de Banque à Charleroi ont été les premières opérations de propagandes armées menées en pleine journée. Les militants rentraient dans la banque, enchaînaient une bombe à un radiateur, et lançaient des tracts appelant à l’évacuation des clients et employés.
Ces actions faisaient partie de la « campagne Karl Marx », qui avait une grande importance pour nous. C’était la première campagne qui thématisait la lutte de classe révolutionnaire contre le capitalisme en crise. Nous avons durement tapé les banques, le patronat, les services des impôts etc. Cette campagne a été un succès politique et militaire d’un bout à l’autre. Et puis nous avons commencé une seconde campagne anti-guerre/anti-impérialiste.
Quel a été le développement des Cellules ?
Des gens sont rentrés, des gens sont sortis. Le noyau était bien rodé, bien aguerri, mais l’environnement devenait plus dur. Fin ’85, les patrouilles de gendarmes étaient épaulées par des para-commandos. On ne comptait plus les photographes qui s’étaient fait interpeller parce qu’ils avaient été pris pour des militants des Cellules en train de faire du repérage… Les possibilités qu’avaient les Cellules de se développer restaient aussi limitées et notre appel à la « multiplication » des Cellules ne recevait pas encore d’écho. En fait, au lieu de s’auto-organiser, les sympathisants tendaient vers nous, et Ligne Rouge finissait par les rassembler.
On avait conscience d’un certain blocage. Ce que nous espérions de la propagande armée, nous l’avions reçu, bien au-delà de nos attentes. Notre petit groupe était devenu une réelle force politique, l’hypothèse révolutionnaire était à nouveau présente dans la société, il avait été prouvé que l’on pouvait, même à une petite échelle, « oser lutter » et « oser vaincre ». La propagande armée se confirmait être un formidable moyen de lutte, absolument irremplaçable. Mais toute cette sympathie que nous avions suscitée par nos actions, nous étions incapables de la convertir en force, et c’est là qu’il y avait blocage. Mais notre lutte en était à ses tout premiers pas, et on pouvait espérer surmonter cette difficulté.
C’est à ce moment que nous avons décidé de faire passer à la clandestinité des camarades pendant une paire de mois, puis de les renvoyer à la légalité et d’en faire passer d’autre, etc. Le but était d’avoir des camarades dans la légalité qui comprenaient la problématique de la lutte clandestine, qui pourraient faire un travail légal avec une intelligence globale des enjeux, des possibilités et des limites. Accessoirement, militairement, cela aurait permis aux Cellules de constituer une « réserve » pour combler les pertes. Pascale et Didier étaient repérés comme militants de Ligne Rouge, mais on les connaissait personnellement et on avait les garanties qu’il ne s’agissait pas d’infiltrés. Le tout était d’organiser leur clandestinisation pour qu’elle soit discrète. Et on a pu organiser cela. Ils ont prétendu partir « faire les vendanges » et ont fait les procédures d’usage pour casser les filatures. Ils se sont installés sous de fausses identités dans une ville où ils n’étaient connus de personne, savoir Charleroi.
Votre première action – connue - remonte à mai 1984, vos arrestations interviennent en décembre 1985, les CCC ont cessé d'exister.
Bon, les arrestations, inutile d’espérer les éviter éternellement. Tôt ou tard elles arrivent. La police travaille, et puis il y a les coups de malchances. D’un point de vue révolutionnaire, la seule question importante est qu’il y ait plus de camarades qui entrent dans l’organisation que de camarades qui entrent en prison…
Suivant ce que nous avons pu reconstituer, lorsque Pascale et Didier sont passés à la clandestinité, la police a activé à leur recherche leur réseau d’indicateurs. L’un d’eux a reconnu Pascale sur photo comme la personne qui venait prendre un café de temps en temps dans son bistrot. Les filatures ont commencé, qui ont mené à la base de Charleroi et donc à Didier, puis à la réunion de Namur où j’arrivais de Bruxelles et Pierre de Liège. Dès qu’ils ont vu Pierre ils ont décidé de l’arrestation, habitués qu’ils étaient à procéder ainsi, puisqu’avec des bandes de truands il suffit d’arrêter un bon échantillonnage du groupe pour que les entre-dénonciations et l’exploitation des imprudences permettent d’arrêter tout le monde. Mais là, cela n’a pas marché. Personne n’a rien dit. Pas un mot. Et ils se sont retrouvés face à un mur.
Pour le coup, la paranoïa de la gauche réformiste qui accusait le ministre de l’intérieur, au mieux de manquer de volonté de nous arrêter, au pire de nous manipuler, nous a été profitable. Les pressions pour avoir des résultats au plus vite ont amené à ces arrestations qui, d’un point de vue de « bonne police » étaient prématurées. La thèse du complot était tellement présente que les autorités ne pouvaient prendre le risque politique de nous laisser un peu courir, le temps de remonter toutes les connexions. Donc, dès qu’ils l’ont pu, ils nous sont tombés dessus comme la vérole sur le bas clergé.
Parmi les « tensions » que doivent gérer les organisations clandestines révolutionnaires, il y a la tension entre l’ouverture (nécessaire pour s’agréger de nouveaux membres) et la fermeture (nécessaire pour se protéger des recherches policières). Mais il y a aussi la tension entre les communications transversales (nécessaires au débat, aux reconnexions en cas de destructions de parties de l’organisation) et le cloisonnement (qui limite les effets d’une attaque policière). Nos arrestations n’en ont pas entraîné d’autres. La police a tendu une embuscade autour de l’appartement-arsenal de Dampremy, découvert grâce aux documents trouvés dans la base de Charleroi. Elle a fait mine de ne pas l’avoir découvert et a attendu en vain que quelqu’un s’y présente. Dans un appartement de Liège, quelques personnes armées ont fait irruption, ont braqué les personnes présentes, et sont parties décontenancés, s’étant visiblement trompé d’endroit. La police a alors investigué et à découvert, à l’étage du dessous, notre principale base … Qui étaient ces personnes armées ? Peut-être des gendarmes des services spéciaux voulant investir notre base sans que cela se sache pour y établir une embuscade, mais qui ne connaissaient pas le bon étage... A Bruxelles, c’est mon propriétaire qui a cru me reconnaître à la télé à l’annonce des arrestations. Il s’est permis une perquisition privée et a trouvé notre seconde grande base.
Après avoir bénéficié de ces deux coups de chance, la police n’a pas pu aller plus loin. Mais dans le fond, elle n’en avait pas besoin : la chute des bases de Liège et de Bruxelles a signifié la liquidation de presque toute de l’infrastructure de l’organisation. Les archives, les stocks de faux documents, une grande partie des armes et explosifs, les plans d’actions futures, etc. étaient aux mains de l’ennemi.
Il y a eu d’autres arrestations pourtant.
Il y avait eu des arrestations avant les nôtres : deux jeunes camarades proches de Ligne Rouge qui déterraient une arme automatique planquée dans un parking d’autoroute. Et il y a eu deux arrestations après les nôtres, deux jeunes membres de Ligne Rouge, et les policiers ont découvert là aussi au moins une arme et un communiqué pour un projet d’action signé des Cellules. Mais il s’agissait d’initiatives prise dans les cercles sympathisants, pas dans le cadre de l’organisation. Tous ont été libérés entre nos arrestations en ’85 et notre procès en ’88.
Les années de détention mériteraient un long développement. Qui fera peut-être, et nous l'espérons, l'objet d'une prochaine interview. Quelques mots à propos de ces années de guérilla pénitentiaire.
Elle a commencée par trois ans de résistance à un régime d’isolement total. Nous avons mené deux longues grèves de la faim, en bénéficiant d’un bon soutien des proches et des sympathisants. La première grève avait débouché sur des engagements que les autorités n’ont pas tenus. La seconde a eu lieu pendant le procès et a perturbé l’image de « bonne justice » que l’ennemi voulait donner à son spectacle. Elle a fini par payer et, si nous n’avons pas eu notre objectif principal (la possibilité de nous rencontrer dans la prison à l’image des collectifs des prisonniers de la RAF du début des années ’70 ou des prisonniers des PCE(r)/GRAPO du début des années ’80), nous avons au moins pu nous écrire et ainsi mener un travail politique. C’est ainsi que nous avons pu produire et rendre public, en ‘93, le texte-bilan intitulé La Flèche et la cible.
Le procès de 1988 a été aussi odieux qu’on pouvait l’imaginer. Le procureur a repris la thèse que, le premier mai, nous avions délibérément tu l’une des deux rues à évacuer pour y décimer les services de secours. Il s’est appuyé sur un faux de la gendarmerie : sur le PV qui prétendait retranscrire l’avertissement téléphonique passé par les Cellules cette nuit là, seule était mentionnée la rue Ravenstein. Nos avocats ont pu faire passer une bande magnétique enregistrée par un dispositif de sécurité auquel n’avait pas accès les gendarmes en poste, et la bande a révélé que notre avertissement portait bien sur la rue Ravenstein ET sur la rue des Sols (où était la camionnette piégée). Ce flagrant délit de manipulation de la gendarmerie n’a eu aucune suite. Pascale et Didier ont été condamnés à perpétuité pour une action qui s’est faite alors qu’ils n’étaient même pas dans l’organisation…
Nos détentions ont duré de 13 à 17 ans. En fin de détention, Didier s’est détaché du collectif et a fait des choix individuels qui, objectivement, devenaient des armes contre nous (il y avait « le raisonnable » et « les irréductibles »), ce qui nous a amené à rompre avec lui. Quand on prend un engagement comme celui d’entrer dans une organisation comme les Cellules, on prend de lourdes responsabilités. Ces responsabilités ne s’arrêtent pas avec l’arrestation. Il y a deux moments pour pouvoir quitter honorablement le processus : avant l’arrestation, après discussion, en continuant à protéger par son silence la sécurité de ses anciens camarades de lutte. Ou alors après une libération. Mais durant la détention, bon gré mal gré, on doit tenir son poste de combat.
Les révolutionnaires savent pertinemment qu'en s'engageant dans la lutte armée, l'emprisonnement ou la mort les attendent, inéluctablement ; au mieux, l'exil…
Il fallait faire attention à ce que les camarades qui s’engagent avec nous, ne serait-ce que pour nous aider occasionnellement, soient bien conscient des risques. Si l’on n’est pas bien préparé à la répression, on risque de ne pas tenir le choc, et de mettre en danger d’autres camarades, voire toute l’organisation.
Quel est l’héritage des Cellules ?
Dans la conscience sociale, à la base, (encore une fois, je ne parle pas de la gau-gauche, des universitaires, etc.) reste le souvenir d’un moment où, pour une fois, c’étaient les ennemis du peuple qui en prenaient plein la gueule. Cela n’a l’air de rien, mais idéologiquement, c’est à la base de tout : on a raison de se révolter, et on peut s’en donner les moyens. Cette dernière leçon n’est pas encore comprise dans la gauche révolutionnaire (ou se voulant telle) : il est possible de lutter contre l’ennemi. Quand la décision politique est fermement prise par un collectif politiquement bien soudé, avec une vision claire et un projet bien définit, collant au réel, le reste vient finalement assez facilement.
Les ennemis du projet révolutionnaire, à commencer par ceux qui s’en prétendent les amis, ou ceux qui ont déserté le camp de la révolution, se reconnaissent à leur surévaluation systématique des difficultés subjectives ou objectives. Pour eux, les masses sont trop bêtes, ou la police est trop intelligente, ou les deux à la fois. Et bien non. Vous savez, la vieille citation de Mao, « Tous les réactionnaires sont des tigres en papier. En apparence, ils sont terribles, mais en réalité, ils ne sont pas si puissants.» c’est quelque chose qu’avec les Cellules j’ai pu toucher du doigt. Le tigre de papier, à une poignée, avec des moyens de bric et de broc, on lui a bel et bien roussi la moustache.
Entretien réalisé en février avril 2013
Yul Akors
Laboratoire Urbanisme Insurrectionnel
Laboratoire Urbanisme Insurrectionnel
LIEN
CCC
Site internet officiel :
Site internet officiel :
NOTES
[1] L'exemple de Jean-Marc Rouillan : http://www.acrimed.org/article3096.html
[2] En France comme en Belgique, cette histoire est encore trop récente pour les universitaires qui peuvent, dans une certaine mesure, rétablir une certaine vérité historique, et selon un spécialiste la recherche historique sur cette période n'en est qu'à ses balbutiements, et elle doit surmonter de très nombreux autres obstacles ; leurs homologues allemands et italiens avancent ici en éclaireurs, avec, sans doute, plus de difficultés encore, mais chacun demeure dans les strictes limites de son pays, et aucun ouvrage - de référence – approche la dimension européenne et moins encore, mondiale.
[3] Klaus Hartung : « Façades et intérieurs » 1983. Il est à noter que Berlin-Ouest était un formidable attracteur pour les jeunes qui domiciliés ici, n'étaient pas obligés d'accomplir leur service militaire du fait du statut particulier de la ville.
[4] La liaison automatique des revenus à la hausse des prix.
[5] Base aérienne de l'OTAN dans le sud de la Belgique.
[6] Noyaux Armés pour l'Autonomie Populaire
[7] Pierre Carette, membre fondateur des CCC.
[8] Carlos Marighela : « Le guérillero urbain ne se déplace jamais sans avoir à l'esprit la préoccupation de mettre au point un éventuel plan d'opération. Il n'y a pas d'interruption dans la vie du combattant ; il doit toujours être en éveil et enrichir sa mémoire de tout ce qui lui être utile dans l'immédiat comme dans le futur. »
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire