CAMPO DE DALIAS
Photographies |
Emilien CANCET *
2007
La
vaste étendue plastifiée
nommée Campo de Dalias, en Andalousie, concentre toutes les formes
radicales d'exploitation de l'Homme et de
son environnement dont est capable le génie humain ; cette Mer
de plastique de 30.000 hectares est dédiée
à l'agriculture intensive, industrielle,
de fruits et de légumes, dont une partie,
alimente la marché français : 40 % des fruits et légumes
vendus en France proviennent d’Espagne (8.000.000 de tonnes de
fruits, 6.000.000 de légumes par an) faisant de l’Espagne le premier
fournisseur agricole et agroalimentaire de la France.
Le
Campo de Dalias, est d'abord l'oeuvre de l'administration du
dictateur Franco et peu l'évoque, mais ce territoire porte la marque
idéologique de trente-cinq années de franquisme caractérisées par
un capitalisme anarchique, un anarcho-capitalisme qui préfigure ou
anticipe, le capitalisme libéral-libertaire post-moderne. Une
idéologie dont les principes affirment l'initiative individuelle,
prônent un laisser-faire et suggèrent ou favorisent par là, une
sorte de déréglementation permanente, une permissivité acceptée,
du moins si elles agissent au nom de l'intérêt économique du pays..
Ce
qui caractérise la production d’Espagne est qu'elle
n'est pas l'oeuvre, seulement,
de consortiums,
de multinationales
ou d'un quelconque groupement d'industriels, au contraire, ce
sont bien des
milliers d'exploitants agricoles issus, à l'origine, des classes les
plus pauvres de l'Andalousie, qui assurent
au pays un prodigieux excédent commercial (10 milliards d’€uros
en 2015). Pour parvenir à un tel exploit, et face notamment à son
concurrent direct, le Maroc, les producteurs espagnols, aidés par
les financements européens, ravagent encore et encore leurs terres,
et, de même, exploitent la force des
travailleurs agricoles, principalement venus d’Afrique du nord.
Source : European space agency
Le Campo de Dalias, est d'abord l'oeuvre de l'administration du dictateur Franco et peu l'évoque, mais ce territoire porte la marque idéologique de trente-cinq années de franquisme caractérisées dans le domaine de l'urbanisme, par un capitalisme débridé, un anarcho-capitalisme qui préfigure ou anticipe, le capitalisme libéral-libertaire post-moderne. Une idéologie dont les principes affirment l'initiative individuelle, prônent un laisser-faire et suggèrent ou favorisent par là, une sorte de déréglementation permanente, une permissivité, du moins si elles agissent au nom de l'intérêt économique. L'intervention de l'Etat y est minimum. Caractéristiques communes à tous les états capitalistes qui ont constituées après la guerre, le lot commun des villes des pays européens, mais qui dans le cadre d'une dictature - en Espagne comme en Argentine - se sont exprimées par une radicalité inédite ; et le paroxysme du Campo de Dalias représente ainsi une sorte de perfection, de summum dans l'idéal capitaliste.
Par la suite, les gouvernements post-franquistes, conservateurs ou socialistes, ont reconduit tacitement le système qui prévalait sous la dictature, et le Campo est aujourd'hui un des plus grands pôles agro-industriels du monde, grâce, en partie, à une main-d'oeuvre immigrée réduite à l'état d'esclave moderne, rappelant ou dépassant même les temps de la dictature, de répression politique et sociale, de pogrom et d'assassinats. La "Mer de plastique" est aussi une "Terre d'apartheid", un vaste "camp de concentration", et ses fruits et légumes sont autant imprégnés de pesticides que du sang de ses esclaves. Une barbarie qu'il convient de rappeler aux consommateurs européens, suggère Juan Manuel Sanchez Gordillo, le maire de Marinaleda, commune "marxiste" proche du Campo, et membre du Sindicato de Obreros del Campo : Le capitalisme, l’agriculture industrielle, l’exploitation de la main-d’œuvre immigrée est extrême ici, mais c’est le même projet socio-économique partout ! C’est pourquoi il faut diffuser l’information et faire connaître la réalité, travailler en réseau, s’appuyer mutuellement.
Le Poniente Almeriense où se situe le Campo de Dalias, se situe au sud-est de la province d'Almeria, délimitée au nord avec la Sierra de Gádor, au sud avec la Mer de Alborán (Méditerranée) , à l'est avec la ville d'Almería et à l'ouest le golfe d'Alméría et la municipalité de Albuñol (Grenade). Les communes sont Roquetas de Mar, Vícar, La Mojonera, El Ejido, Adra, Dalías, Berja, Enix y Felix.
FRANCO,
et
le MODELE MUSSOLINIEN
La situation
traditionnelle de l'Andalousie, celle héritée des années
1940-1950, n'est guère brillante, famines et pauvreté sévissent
obligeant un exode des populations rurales pauvres, à l'étranger et
dans les grandes villes du Nord. Pour pallier à cette extrême pauvreté, le régime du dictateur Franco estimait nécessaire de stimuler la
production agricole afin de parvenir à l'auto-suffisance
alimentaire, et pour y parvenir, d'aménager les zones
improductives ; tout autant que d'empêcher
au mieux le dangereux
exode de la population pauvre des campagnes vers la ville. Le modèle
de référence est bien la politique d'aménagement du territoire du
fascisme mussolinien tel que pratiqué par la mise en culture de
zones marécageuses et la construction de bourgades – les Nuclei
Edilizi
- destinées à maintenir les populations rurales (en 1928, Mussolini
proclamait la « bataille pour la terre », dont la vitrine demeure
l’assèchement des Marais Pontins près de Rome, qui sont mis en
culture et où sont édifié Acilia et Pontinai). Un instrument
politique au sens propre destiné à assurer à l'État le contrôle
de l’exploitation des ressources d'une région, participant à une
idéologie anti-urbaine - caractéristique du fascisme mussolinien -, d'une sublimation de la ville-campagne, de
la ville-agraire, de l'apologie pour la classe paysanne, modèle de
vie saine pour l’hygiène comme pour la moralité. Pendant longtemps affirme l'urbaniste Guy Henry, le régime franquiste a vécu sur l'opposition entre l'Espagne rurale à l'Espagne urbaine, et le franquisme, n'était rien d'autre que le prolongement "pacifique" de l'état de guerre par ceux qui avaient écrasé le mouvement populaire de 1936.
Dans ce cadre, la large
plaine littorale du Campo de Dalias, vaste steppe semi-désertique
entre le massif de la Sierra de Gador et la mer, piquetée d'une rare
végétation, intéressa les plus hautes autorités, Franco l'aurait
d'ailleurs visité à plusieurs reprises. Pourtant, les obstacles ne
manquent pas : le climat le plus aride d'Europe, l'absence de
rivière, hormis les ramblas à écoulement sporadique, la plus
grande part des sols révèlent des taux de salinité élevés
impropres à l'agriculture. Les rares zones agricoles réellement
utiles se réduisaient à 1.000 hectares laborieusement irriguées.
L'eau y est fournie par de nombreux puits de faible profondeur, et
d'une galerie de captage creusée à la fin du 19e siècle sur le
flanc de la Sierra de Gador et, depuis des temps immémoriaux, des
excédents d'arrosage de la vieille vega de Dalias. Le Campo de
Dalias, pour plus de 95% de son étendue, n’était à peu près
d'aucune utilité. La majeure partie de la plaine constitue un maigre
pâturage d'hiver pour les moutons et les chèvres. D'aussi pauvres
ressources ne pouvaient guère susciter un peuplement autonome et une
vie locale importante.
Ainsi,
la maîtrise de l'eau, en premier lieu, constituait un
préalable sans lequel rien n'était possible. Les études
hydrogéologiques faites par les ingénieurs
de l'Institut National de Colonisation (INC) [Instituto
Nacional de Colonización],
organisme d'Etat, dès les années
1940, permirent de vérifier l'existence d'abondantes nappes
phréatiques, et en 1941, le Campo de Dalias est déclaré « zone
d'intérêt national », par décret par l'administration du
dictateur Franco.
Les premiers grands travaux concernent l'électrification de la
région, permettant la modernisation des systèmes d'irrigation :
les propriétaires les plus riches s'équipent en pompes électriques
dont la puissance permet d'extraire l'eau à plus grande profondeur.
La compagnie Valle de Leccrin réalise elle-même de nouveaux
forages, mais ces aménagements, qui préfigurent les systèmes
d'irrigation modernes, sont en partie stérilisés par la spéculation
entretenue par la compagnie. En imposant des tarifs prohibitifs,
celle-ci décourage l'exploitation des puits, qu'elle finit par
acquérir les uns après les autres. Ce monopole, et le frein qu'il
oppose à la mise en valeur de la région, va d'ailleurs être un des
éléments qui provoqueront dans les années 50 l'intervention de
l'administration.
La fin des années 1950 sont celles de la fin de l'isolement politique de
l'Espagne – les Etats-Unis deviennent le principal soutien –
financier et politique - de la dictature – , et de grands
changements. La bourgeoisie
agraire voit son influence dans l'Etat fortement diminuer au profit
des bourgeoisies industrielle et financière des régions les plus
dynamiques, et sont prises des mesures apparemment favorables aux
journaliers agricoles (ce qui n'empêche nullement la répression de
leurs revendications).
Ce sera notamment le cas au Campo de Dalias, mais notons cependant,
qu'il constitue une exception, dans d'autres zones de colonisation
agraire d'Andalousie ou les grandes plaines céréalières, les
principaux bénéficiaires de la générosité de la dictature seront
effectivement les grands propriétaires terriens, la bourgeoisie
affairiste née à l'ombre du régime et autres compagnons partisans
du franquisme.
Ainsi,
au Campo de Dalias, de nouvelles aides sont mises en place pour
favoriser l'installation de colons : l'octroi de crédit pour la
construction d'infrastructures d'irrigation (puits et canaux) et la
menace d'expropriation pour les propriétaires s'ils ne font pas les
installations nécessaires pour l'irrigation de leurs terres et s'ils
n'y installent pas de métayers. L'INC interviendra ainsi avec force
dans le Campo de Dialas et réorganisa la vie locale :
- Le Plan Général de Colonisation autorise l'INC à transformer les terres sèches en terres irriguées et si le propriétaire ne le fait pas lui-même et d'y installer des colons.
- Le Plan de Travaux allie le ministère de l'Agriculture et le ministère des Travaux Publics pour la construction des infrastructures nécessaires : routes, installations électriques, puits : les premiers travaux entrepris par l'INC concernent le creusement d'une centaine de puits dotés de pompes, disposés sur le piémont entre la Sierra et le village de El Ejido. Des expropriations sont déclarées d'utilité publique pour leur construction.
- Plus tardivement, seront construit les nouveaux villages ruraux [Nuevo Pueblo de Colonización] en 1958 autour de la ville d'Almeria : Campohermosa, et Las Marinas, sur le littoral du Campo Dalias, puis Pueblo del Vicar en 1966, sur la route El Ejido Almeria. L'INC attribue les logements à des familles modestes, et sans doute méritantes, qui peuvent les acquérir par crédit étalé sur plusieurs années. Ces villages sont organisés autour de la place de l'Eglise, et de rares équipements publics de première nécessité. Cela étant, le nombre de colons installés par l'INC est assez faible en comparaison du mouvement migratoire qui a lieu au début des années 1960. Moins de 650 parcelles ont été affectées à des familles de colons, pour un total de 1700 hectares qui ont été expropriés pour cela, soit, une part très réduite de la surface concernée par les plans d'irrigation (14000 hectares).
Si
cinq ans après l'installation de structures d'irrigation, les
objectifs de productivité ne sont pas atteints, les terres sont
expropriées. Les grands propriétaires, poussés par la menace de
l'expropriation, font finalement les investissements nécessaires et
de nombreux métayers se sont installés sur ces terres. Beaucoup de
propriétaires ont finalement vendus leur terre aux métayers, à un
prix bien supérieur au coût d'installation des structures
d'irrigation et très supérieur aux indemnisations de l'INC.
Il importe, toutefois, de souligner que c'est encore la colonisation
officielle qui, indirectement, a provoqué cette fièvre de l'eau :
en laissant peser le risque d'une éventuelle expropriation des
terrains insuffisamment productifs, elle a poussé les propriétaires
à valoriser leur terre au mieux, de façon à les exclure de tout
danger de saisie. L'INC reste donc, par ce biais, le principal
instigateur de l'aménagement hydraulique du Campo. Ainsi la colonisation
du Campo n'est pas aux mains de grands propriétaires terriens, ou
d'industriels de l'agro-alimentaire, ayant accaparé les terres les
plus “fertiles”, irriguées, ou proches des puits : contrairement
à ce que l'on pourrait attendre, propriété et parcellaire sont
très morcelés ; la majorité des tenures sont inférieures à 10 ou
même 5 hectares, si l'on excepte quelques rares domaines pastoraux
de dimensions moyennes, et 1,5 ha constituait la dimension la plus
courante (aujourd'hui 16.000 exploitants sont recensés). Certes, la
spéculation “traditionnelle” s'était emparée des terres du
piémont, plus propices à l'élevage ou à la culture du raisin de
treille, mais celles arides du Campo avaient été depuis toujours
délaissées. Ainsi, pour les plus pauvres primo-colons, la
perspective d'acquisition d'une parcelle reste du domaine du
possible, notamment celles éloignées des puits : il suffira alors
de creuser canaux, rigoles, réservoir, voir même un puits, avec
d'autres exploitants au sein d'une coopérative.
ENARENADO
Mais si la maîtrise de
l'eau constituait une condition indispensable de la mise en valeur
agricole, il fallut pourtant très vite admettre qu'elle n'en était
pas la condition suffisante. Les premiers résultats furent
catastrophiques : en 1956, la récolte de maïs se révélait nulle,
celle de tomates ridiculement médiocre. Il restait un obstacle
décisif à franchir, celui du sel : l'eau d'arrosage présentait en
effet une salinité redoutable. Très rapidement, la terre est alors
stérilisée, et c'est à cet endroit que se place la « révolution
» technique décisive qui a permis un essor extraordinairement
rapide de la conquête agricole : la culture sur sable (enarenado),
une double couche, de fumier, sur une dizaine de centimètres, puis
de sable de plage préalablement lavé : le sol cultivé devient
ainsi totalement artificiel. Les avantages en sont considérables. En
premier lieu, disparaissent intégralement tous les risques de
salinité : on peut récolter, avec d'excellents résultats, des
plantes sensibles au sel arrosées avec des eaux très dures [2].
Le dernier obstacle qui paralysait la mise en valeur est ainsi levé,
ouvrant des perspectives immenses. Le mérite d'avoir expérimenté
scientifiquement ses vertus, puis d'avoir favorisé son expansion,
revient encore aux techniciens de l'INC : après l'échec des
premières tentatives d'irrigation ceux-ci équipent de la sorte, dès
1959, une centaine d'hectares répartis sur les terres des premiers
colons. Le succès immédiat a assuré l'expansion rapide de cette
technique aussi bien sur les tenures aménagées par l'Institut que
sur celles des particuliers. Une fois encore, l'initiative des
techniciens officiels se prolonge par une vive expansion spontanée :
dès 1963, un millier d'hectares sont « enarenados », 5000 au moins
en 1973, recouvrant indifféremment sols salins et terres fertiles.
Lors de la dernière décade, les principaux obstacles à la mise en
valeur étaient donc levés successivement. [3]
L'eau – et le sable -
arrivent ainsi en abondance et commence alors la spectaculaire
conquête agricole de cette plaine stérile, nouvel Eldorado pour –
justement - le surpeuplement des régions voisines qui a prodigué en
abondance les cohortes humaines, pauvres, très pauvres, mais
décidées et rudes, nécessaires à sa mise en valeur. Par delà les
nouveautés techniques qui ont permis son développement, la rapidité
de la colonisation agricole s'explique aussi, dans une large mesure,
par des conditions démographiques régionales extrêmement
favorables. Les populations rurales des villages de montagne qui
connaissent un accroissement naturel vigoureux, s'entassent dans les
petites plaines irriguées, où toute possibilité d'extension des
terres agricoles est impossible du fait du morcellement des
structures comme des obstacles naturels (pentes impossibles à
mécaniser, manque d'eau, sols médiocre, etc.). Pressée par les
nécessités les plus immédiates, toute cette paysannerie est
contrainte depuis 1950 à l'émigration : exil temporaire vers les
villes industrielles de l'Europe du Nord-Ouest, départs définitifs
en Catalogne, voir en Argentine aussi. A toutes ces familles acculées
à la misère, sans autre solution que l'exode, la conquête agricole
dans le Campo de Dalias procure une magnifique issue, au moment même
où la nécessité se faisait la plus pressante. L'élan pionnier y
puise ses forces vives.
La population
montagnarde fournit alors les équipes de saisonniers indispensables
pour les travaux agricoles de pointe, elle alimente surtout
l'essentiel du peuplement des nouvelles terres. Les deux-tiers des
immigrants de la décennie 1960-1970 proviennent de l'arrière-pays
montagnard ; un énorme réservoir de main-d'oeuvre pauvre animé
d'une volonté farouche de réussite, au prix même des sacrifices
les plus durs, s'offre à la colonisation. L'initiative privée,
celle d'une foule de petits propriétaires isolés ou associés, a
apporté une contribution importante à la maîtrise de l'eau. Elle
est seule responsable de plusieurs milliers d'hectares irrigués et
elle a aussi partout précédé l'irrigation officielle dans les
périmètres investis par l'INC : l'importance globale des travaux
des particuliers n'est sans doute pas loin d'égaler celle de la
colonisation officielle.
NOUVELLE
IMMIGRATION
A cette première
période de colonisation pionnière, « expérimentale »,
marquée par un certain développement économique, succède, comme
dans chaque cas Eldoradien, celle que l'on peut nommer de
l'affairisme. En 1970, la conquête de la zone jugée irréductible
– la plus proche du littoral -, entre El Ejido et la mer, sera
envisagé : des sondages profonds révèlent d'abondantes venues
d'eaux chaudes. Les dernières réserves sont ainsi levées, et la
totalité du Campo peut être colonisée.
Dès lors, l'influence
du Campo ne se borne pas aux seules régions voisines. Des courants
plus lointains y drainent des immigrants venus de la plupart des
provinces d'Espagne, et même de l'étranger. Les arrivées les plus
nombreuses proviennent de l'Andalousie, du Levant et des régions
castillanes. La plupart des étrangers arrivent des pays de l'Europe
du Nord-Ouest, peu d'Afrique du Nord ou d'Amérique latine. On note,
par exemple, l'installation de quelques ex-coloniaux belges, mais
surtout celle de familles françaises (du Roussillon notamment),
venues tenter leur chance ici: tous sont arrivés après 1969-1970.
Dans l'ensemble, c'est
là une immigration de pauvres gens. La plupart proviennent
directement de milieux ruraux misérables. Une écrasante majorité
d'entre eux (70 %) trouvent à leur arrivée un emploi agricole. Les
plus nombreux, 40 % du nombre total des immigrants, sont totalement
désargentés et s'installent comme ouvriers agricoles, à la tâche.
Certains cependant (30 % des immigrants) débutent immédiatement
comme exploitants et s'essaient à leurs risques à des techniques
toutes nouvelles pour eux : quelques-uns deviennent métayers, les
autres, pourvus d'un modeste pécule, achètent aussitôt un petit
lopin. Enfin, 30 % des immigrants trouvent des emplois hors de
l'agriculture. Ils fournissent la main d'oeuvre des activités
nouvelles induites par l'essor de la production maraîchère et la
croissance démographique : la construction, les transports, les
commerces de tous ordres attirent fréquemment les nouveaux-venus.
Beaucoup d'entre eux deviennent maçons, manutentionnaires chez les
négociants en légumes, parfois conducteurs de camions. [4]
Cette puissante vague
d'immigration, qui entretient un brassage permanent, ne pourrait
s'expliquer qu'imparfaitement par le seul souci de fuir la misère ou
de conjurer le chômage. L'attraction extraordinaire du Campo résulte
tout autant de l'espoir, commun à tous les immigrants, de s'enrichir
rapidement. Les réussites antérieures sont enviées et parfois de
venues légendaires. Chacun vise ainsi un même but, qui autorise les
risques les plus aventureux. La spéculation, finalement, constitue
le moteur essentiel de la poussée pionnière.
LA
FIÈVRE DE SPÉCULATION
La spéculation
s'exerce couramment dans tous les secteurs de la vie locale, aussi
bien dans le secteur de la production agricole ou du négoce que dans
celui du marché foncier.
Le système agricole
est spéculatif par essence. L'orientation presque exclusive vers la
culture maraîchère de contre-saison repose sur un pari toujours
incertain sur les fluctuations probables des cours nationaux ou
internationaux. Il s'agit de prévoir avec exactitude le moment
propice où, faute d'approvisionnement suffisant, les prix «
flambent » sur le marché. Le Campo bénéficie d'ailleurs, pour ce
jeu, d'avantages considérables : les conditions climatiques
exceptionnelles (ensoleillement annuel de plus de 3 000 heures)
permettent ici, mieux que nulle part ailleurs, des récoltes en
n'importe quelle saison. Dégagé de toute contrainte naturelle, le
système est donc intégralement fondé sur le calcul, la justesse
des prévisions. Le problème consiste à obtenir le gros des
récoltes au coeur de l'hiver et au début du printemps, de février
à mai selon les légumes. Le marché est libre alors de toute
concurrence entre la fin des livraisons levantines, surtout
automnales, et le début des gros apports de fin de printemps en
provenance de la plupart des régions maraîchères. Les récoltes
principales de tomates et haricots verts se placent donc en mars et
sont écoulées surtout sur le marché espagnol; l'exportation vers
l'Europe du Nord-Ouest absorbe, par contre, une bonne part des
produits d'automne (novembre) et du début printemps (mai). La
culture de pleine saison est au contraire inconnue : l'été est,
dans le Campo, une période de repos agricole quasi-absolu.
Un autre aspect de la
spéculation agricole consiste à miser sur de nouvelles productions,
temporairement rémunérées à des cours très élevés. Ainsi, à
côté de la trilogie tomate-haricot-poivron, ont été développées
les cultures d'aubergines et surtout de concombres. Ces derniers ont
procuré d'abord de tels bénéfices qu'un véritable engouement
s'est produit en leur faveur... entraînant, faute d'une prospection
parallèle de nouveaux débouchés, la chute des cours et le recul de
leur culture.
Malgré une certaine
souplesse et les faveurs du climat, le système n'est donc pas sans
dangers : une erreur d'appréciation, même légère, peut être
catastrophique. Un hiver trop clément qui prolonge anormalement la
période de production ou avance les récoltes d'autres régions
entraîne sur le marché des télescopages dont les conséquences
sont considérables. Le risque est d'ailleurs énormément accru par
le manque de compétence des nouveaux venus, peu versés dans les
techniques particulières à cette agriculture. Les « mauvaises »
années ne se comptent plus chez les immigrés récents. La déception
est cependant de courte durée : sans se décourager, on se remet
avec acharnement au travail, soucieux de rattraper par de plus grands
succès les pertes de la saison écoulée. Fondé sur la recherche
des gros profits, le système s'éloigne donc d'autant des principes
de sécurité et ne peut se concevoir sans ce goût du risque qui
définit la mentalité pionnière.
PLASTI-CULTURE
La
spéculation entraîne du même coup la quête incessante de nouveaux
procédés de culture susceptibles d'améliorer les profits. Ainsi,
l'évolution continue des techniques prend-elle figure d'une course à
la précocité et aux rendements. Dès le début des années
1970, l'essentiel des cultures maraîchères est en enarenado.
Les prémisses de la catastrophe écologique qui s'annonce se
multiplient : la première étape en a été représentée par
la généralisation de l'usage du sable, « grande affaire » des
années 1960-1965, qui a permis d'augmenter considérablement les
productions ; et pour cela, les anciens pionniers n'hésitent plus à
sacrifier – littéralement - les terres fertiles des antiques
vignobles des piémonts afin de les transformer en enarenado
plus
productif, ou bien par
les travaux de terrassement, de nivellement destinés à agrandir le
périmètre cultivable. La fertilité de ces sols, comme la flore et
la faune originales disparaissent progressivement. Les impacts
environnementaux modifient le paysage, du piémont, de la plaine et
du littoral menacé par l'enlèvement de tonnes de sable destinées à
la culture.
Au
début des années soixante, après l'avènement des enarenados,
les ingénieurs de l'Instituto
Nacional de Colonización, expérimentèrent les premières cultures
sous des serres de
plastique, avec succès, et les « avantages » sont
considérables : possibilité d'avancer les principales
productions en janvier-février, augmentation importante des
rendements, multiplication des récoltes. En d'autres termes, les fruits d'été peuvent désormais être cultivés et vendus en hiver. Le marché à l'exportation est considérable, et les perspectives d'enrichissement feront que le Campo se couvre de plastique au point de devenir la première région espagnole, puis
du monde, de cultures sous abris. Le mouvement a débuté en 1969, où
25 hectares étaient déjà équipés pour l'ensemble de la côte
d'Almeria ; 600 hectares étaient couverts dès l'année suivante
dans le seul Campo qui en 1973, concentre quelques 1.000 hectares de
serres. Mais
l'introduction de ces cultures seront entravées par un coût élevé.
Transformer un hectare en enarenado,
recouvert d'un plastique
-
invernadero
- avait un coût important, trop pour la multitude de petits
exploitants, même si les bénéfices étaient multipliés et les
banques consentantes à de nouveaux prêts. Ainsi, en 1973,
l'Administration conciliante adopta par décret une forme de
subvention pour ce type de culture, et c'est à partir de ce moment
que la « plasti-culture » connût son essor : 2755 hectares en
1979 pour la seule commune d'El Ejido, 5700 en 1984, pour couvrir
aujourd'hui, le Campo de Dalias presque entièrement.
Les activités
commerciales sont également à l'origine d'opérations fructueuses.
Les nouveaux besoins de la production maraîchère ont suscité la
naissance de négoces inédits. On spécule désormais sur les ventes
de sable, de terre, de fumier. Tel propriétaire de beaux champs
limoneux à l'aval des ramblas préfère ouvrir une carrière
d'argile plutôt que de persévérer dans la production agricole : la
vente du limon utilisé pour créer de nouveaux terrains de culture
dans les secteurs encroûtés procure des revenus extrêmement
lucratifs (prix actuel de l'ordre de 100 pesetas le m3). L'énorme
consommation de fumier a également provoqué l'organisation d'un
trafic particulièrement rémunérateur depuis les régions
montagneuses. Le sable enfin, nécessaire en quantité pour la
confection et l'entretien des enarenados, est extrait de la
plage. Les gros besoins situés en été, morte saison agricole dont
on profite pour renouveler le « sol », coïncident avec la période
touristique. L'extraction est alors interdite : les prix flambent au
bénéfice de quelques spéculateurs qui ont su auparavant constituer
des stocks importants.
ALHONDIGISTA
Mais c'est surtout
l'écoulement de la production maraîchère qui se prête le mieux
aux manoeuvres les plus lucratives. Le rouage essentiel du système
est représenté par l'alhondiga, magasin réduit à un simple local
couvert, où sont mis en contact tous les petits producteurs qui
présentent leurs lots et les divers acheteurs, grossistes ou
exportateurs. Le personnage central est l'alhondigista, maître de
céans qui conduit les tractations par un procédé d'enchères à la
baisse et bénéficie pour cela d'un pourcentage (voisin de 5 %) sur
les ventes. De plus, l'alhondigista joue auprès des paysans le rôle
essentiel de distributeur d'engrais, semences, produits
phytosanitaires remboursés avec intérêt en fin de saison, ainsi
que de prêteur pour les gros frais de campagne. Aussi, la masse des
petits paysans est-elle dans une position de dépendance vis-à-vis
de l'alhondigista. Ce dernier utilise son avantage de débiteur et
réalise souvent de mirobolantes affaires. Seul à disposer
d'informations sérieuses sur les cours pratiqués sur les grandes
places espagnoles ou étrangères, il fixe en fait à sa guise le
montant des mises à prix. Bien plus, la conduite des enchères se
prête à toutes les manipulations frauduleuses : l'alhondigista peut
arrêter la vente à son gré et il arrive même souvent que la somme
versée au paysan soit largement inférieure à celle qui avait été
fixée lors de la criée. Tout repose en fait sur la collusion entre l'alhondigista et acheteurs. La complicité est souvent flagrante, la
pratique des pots de vin de notoriété publique. Or, ces pratiques
se perpétuent impunément faute de contrôles et surtout parce que
le paysan, endetté auprès de l'alhondigista, est à sa merci, obligé
de lui livrer sa récolte : bien des caractères qui rappellent le
négoce de traite et procurent à l'intermédiaire de généreux
bénéfices. Par la suite, ce seront les grandes centrales d'achat et les grandes groupes de la distribution européens qui occuperont la place.
Le marché foncier,
enfin, constitue par excellence le domaine de la spéculation où
s'édifient les fortunes les plus rapides et les gains les plus
spectaculaires. Tous y participent, de l'agent immobilier au petit
paysan, du commerçant à l'aventurier.
La spéculation est
nourrie par la plus-value considérable qu'ont acquise les terres du
Campo depuis les premiers travaux d'irrigation. La plupart d'entre
elles, jusqu'alors sans intérêt, atteignent des prix fabuleux. Même
dans ses secteurs jugés les plus stériles, l'ensemble de la région
bénéficie de cette montée continue des valeurs foncières qui,
depuis 1950, n'est sans doute nulle part inférieure à un taux de 1
000 %. Cependant, les hausses les plus brutales portent
essentiellement sur les terrains encore incultes inclus dans un
périmètre où l'irrigation est prévisible à court terme. Les
records appartiennent également aux parcelles situées près des
routes, recherchées aussi bien comme terre à bâtir que comme terre
agricole. Enfin, de plus en plus, par suite de l'augmentation récente
du prix de la main-d'oeuvre et des matériaux, la demande tend à se
concentrer sur les champs préalablement aménagés en enarenado
et prêts à une mise en culture immédiate. [5]
Ainsi, le marché
foncier est-il extraordinairement animé. Les transactions sont
innombrables, s'enchaînent sans fin sur les mêmes parcelles, qui
peuvent changer de mains plusieurs fois en quelques mois. La presque
totalité d'entre elles sont purement privées et ne font intervenir
que les deux parties. Une simple signature scelle la vente et les
conditions du crédit qui, la plupart du temps, est consenti à
l'acheteur. Aucun acte n'authentifie la transaction, qui n'est pas
non plus enregistrée. L'avantage d'une telle formule, malgré les
risques évidents qu'elle comporte, est d'éviter les frais notariaux
ou administratifs, de supprimer les retards de la bureaucratie. Le
système bénéficie de la sorte d'une extrême souplesse et favorise
grandement la mobilité extraordinaire de la propriété. Ce n'est
que lorsque l'acquisition paraît définitive, au bout de 5 ou 10
changements de mains successifs parfois, qu'un acte authentique peut
être dressé devant notaire. Tous les acheteurs-vendeurs, d'un bout
à l'autre de la chaîne, depuis le premier bailleur jusqu'à
l'acquéreur final, se retrouvent à l'étude notariale où, après
règlement du contentieux existant entre les divers maillons
intermédiaires, l'acte officiel est enfin signé entre le
propriétaire originel et le dernier acheteur.
Un tel système
interdit malheureusement toute possibilité de mesure exacte du
volume des transactions. Les administrations concernées, Cadastre ou
Registre de la propriété, demeurent dans l'ignorance complète de
ces affaires. Aussi doit-on se borner à des estimations incertaines
: pour la période actuelle, 5 000 à 6 000 ha changeraient chaque
année de propriétaire ! Chiffre presque incroyable pour une région
dont la superficie totale n'est que de 30 000 ha et qui montre que,
en fait, la majorité de la population est concernée.
La
participation au marché foncier est donc largement ouverte et il est
peu de personnes à n'avoir pas été touchées à un moment ou un
autre par le commerce de la terre. Mais, selon les cas, les buts
visés et les moyens disponibles diffèrent grandement : parmi
les intéressés, plusieurs catégories, aux limites d'ailleurs
incertaines, peuvent être distinguées. Un premier groupe, à
l'origine même de l'énorme demande foncière qui s'est portée sur
le Campo, est constitué par les immigrants. Pour ceux-ci la réussite
passe par l'achat d'une exploitation agricole ; il n'y a pas en
général, au départ du moins, de volonté délibérée de
spéculation. Au contraire, ils représentent pour les véritables
spéculateurs une clientèle idéale, souvent facile à berner car
mal informée des réalités du Campo et des subtilités du marché.
Certains, pourvus de quelque argent après liquidation de la
propriété familiale au village d'origine, se portent acquéreurs
dès leur arrivée. Il en est même qui, totalement démunis, se
risquent sans attendre dans les achats à crédit, hypothéquant les
futures récoltes. Pour ceux-là, le risque est maximal. Beaucoup, en
fait, patientent quelques années, amassant un pécule comme salarié
agricole ou comme métayer, prenant peu à peu la mesure du milieu.
Après quoi, progressivement, au rythme des bénéfices accumulés,
ils se constituent, lopin après lopin, la propriété nécessaire.
Le
second groupe, celui des spéculateurs, est théoriquement moins
nombreux dans la mesure où le commerce de la terre suppose des
capitaux. En fait, il se gonfle considérablement d'une foule de
spéculateurs occasionnels attirés par l'appât de gains rapides et
facilement acquis. Aussi se recrute-t-il dans toutes les catégories
sociales et professionnelles de la région. Les petits paysans
immigrés eux-mêmes, dès qu'ils sont adaptés au milieu, ne
manquent pas de hardiesse et participent nombreux, grâce au jeu du
crédit, à une multitude de transactions, de faible ampleur en
général mais qui, par leur nombre, constituent une part importante
du marché. Bien des réussites de pauvres gens sont dues autant à
quelques bonnes affaires foncières qu'aux seules vertus agricoles
des intéressés. [6]
Il faut noter cependant que, dans ce cas, la spéculation
foncière intervient moins comme une fin que comme un simple moyen de
financer plus rapidement l'agrandissement de l'exploitation agricole,
qui reste le but ultime.
Toute
autre est la mentalité des spéculateurs véritables, professionnels
des transactions foncières qui, parfois, ont pu réaliser des
fortunes considérables. Parmi eux, beaucoup de membres des
professions non agricoles ont recherché d'abord un fructueux
placement à des capitaux disponibles, et se contentent des revenus,
d'ailleurs élevés, du métayage. De nombreux propriétaires
d'alhondigas, de petits commerçants, des membres des professions
libérales d'Adra et surtout d'Almeria mettent ainsi en valeur de
multiples exploitations. Mais il est fréquent aussi qu'ils se
laissent tenter par le trafic de terres, sans toutefois en faire
l'essentiel de leurs activités. La spéculation foncière
systématique et à grande échelle est, par contre, animée par de
véritables aventuriers, d'origines fort diverses, souvent peu
scrupuleux mais doués du génie des affaires. Le principe est
d'acquérir à bas prix de vastes par celles incultes, d'anciens
pâturages du piémont par exemple, et de les revendre à un prix
incomparablement plus élevé après les avoir subdivisées en petits
lots grossièrement aménagés. L'opération prend toute sa valeur
lorsqu'on soupçonne l'existence d'eau en profondeur. Certains,
partis de rien, ont ainsi
bâti
des fortunes énormes. [7]
On
ne peut négliger, enfin, une dernière catégorie de personnes qui,
sans intervenir de façon spectaculaire sur le marché, en
conditionne aussi l'évolution. Ce sont les petits propriétaires
indigènes qui attendent la montée des prix ou le hasard d'une bonne
affaire, en se contentant d'une mise en valeur peu coûteuse pour se
garantir des règlements d'expropriation. Ainsi s'explique, au moins
partiellement, le forage de nombreux puits et le développement de la
vigne, moyen commode d'intensifier une terre sans gros efforts. Il
s'agit alors d'une spéculation d'attente.
En
définitive, la spéculation intéresse plus ou moins toutes les
activités locales. C'est elle qui définit le mieux l'atmosphère
pionnière et qui constitue le ressort le plus efficace de la
conquête agricole. Le succès collectif de la mise en valeur, aussi
bien que la fréquence des réussites individuelles, en légitiment
l'usage. En effet, même si l'on excepte les
fortunes énormes trop rapidement acquises et qui restent
exceptionnelles, l'ascension matérielle des plus humbles est
toujours possible : au plus bas niveau de l'échelle sociale, le
journalier immigré peut échapper très vite à sa condition et,
dans la plupart des cas, accède en quelques années à la propriété.
Le transit continu de la profession de salarié agricole à celle de
salarié possédant un lopin, puis à celle de propriétaire
exploitant, représente un cheminement normal. La
spéculation
en constitue souvent un moyen essentiel, et s'entretient elle-même
au rythme des réussites. La meilleure preuve en est fournie par la
cadence rapide d'accroissement du nombre des propriétaires agricoles
et des petits commerces. De même, quelques indices mesurant la
consommation des ménages agricoles révèlent une aisance certaine
pour des familles récemment immigrées : les deux tiers d'entre
elles disposent de la télévision, plus de la moitié ont des
frigorifiques, tandis que les motocyclettes se multiplient.
L'ANARCHIE
SPATIALE
En
1950, la population du Campo comprend 8.000 âmes, puis 18 600 en
1960 et 40.000 habitants en 1970. C'est là le rythme d'une
véritable « poussée-champignon », qui n'a fait que s'accélérer
au fur et à mesure de l'avance de la colonisation : la population
qui, entre 1950 et 1960, se gonflait de quelque 1 000 individus par
an, augmente, depuis, à la cadence de plus de 1 700 personnes par
an.
El Ejido | Années 1950
Les jadis pauvres bourgades de Roquetas et El Ejido se sont
trouvées promues au rang de villes, atteignant respectivement 5 000
et 7 000 habitants. L'immigration, massive et soutenue, a submergé
la modeste population locale, et fondu dans un même creuset la foule
diverse des nouveaux arrivants, réunis par les mêmes soucis d'une
installation difficile et le même espoir d'une réussite rapide,
prouvée par l'enrichissement de simples anciens travailleurs
agricoles. Le géographe Christian Mignon décrivait en ces
termes, en 1974 le Campo de Dalias :
Le
Campo affiche l'apparence d'un immense chantier, d'un monde instable
et inachevé. La spéculation foncière, les excès du négoce,
manifestent à l'évidence le désordre propre aux régions qui
changent si vite qu'il est impossible d'en maîtriser la croissance.
La confusion du paysage, l'anarchie de l'installation des immigrants
en témoignent avec force. L'accueil des populations nouvelles se
fait difficilement, car le rythme des arrivées est beaucoup plus
rapide que la mise en place de l'équipement indispensable. Le
caractère spontané du peuplement interdit, en grande partie, tout
aménagement préalable, et chacun s'installe à son gré, comme il
peut. Il en résulte une désorganisation générale de l'habitat et
des services.
Dans
un premier temps, le logement des nouveaux venus est assuré
provisoirement par les pensions à bon marché qui ont fleuri dans
les bourgades, par quelques amis ou parents chez qui l'on s'entasse
tant bien que mal, quelquefois par l'employeur qui fournit un local
rudimentaire. Par la suite, il faut trouver un foyer définitif. La
construction va bon train. Un peu partout, des maisonnettes cubiques
élémentaires
surgissent
dans la campagne. L'achat d'une petite parcelle pour bâtir est un
des premiers soucis de l'immigrant. L'usage de matériaux agglomérés
d'utilisation facile permet à chacun de faire soi-même l'essentiel
du travail. Aussi, à l'exception des villages de colonisation
ordonnés en alignements géométriques par l'INC pour les besoins de
ses colons, le nouvel habitat est répartit dans le plus grand
désordre. Les
constructions
les plus nombreuses se disposent au long des routes et à la
périphérie des noyaux préexistants qui bourgeonnent en quartiers
inorganiques ou en hameaux lâches, simples agglomérats
d'habitations, sans rue bien tracée ni centre apparent. Il en
résulte une distribution totalement anarchique, ni bien groupée, ni
totalement dispersée. Les maisons isolées ne sont pas absentes pour
autant : elles se diffusent un peu partout au milieu des champs,
surtout dans les secteurs en voie de conquête, comme le piémont.
Dans tous les cas, l'équipement est encore rudimentaire. Souvent,
les chemins d'accès sont à peine tracés, l'électricité et l'eau
courante font totalement défaut dans les secteurs les plus
tardivement habités. L'infrastructure scolaire, enfin, se révèle
sans cesse insuffisante pour accueillir les enfants toujours plus
nombreux des familles immigrées. Il a fallu construire à la hâte
d'énormes écoles dont les bâtiments à plusieurs étages, d'un
effet surprenant au milieu de l'essaim des maisons basses,
constituent désormais, en bordure des principaux hameaux, un élément
familier du paysage.
Les
services publics, municipalités et postes sont totalement débordés,
ignorent la plupart de leurs administrés perdus dans l'anonymat des
installations récentes. La distribution du courrier, par exemple,
représente des difficultés presque insurmontables dans les secteurs
nouvellement colonisés : nombre de destinataires sont introuvables,
égarés parmi les milliers de maisons nouvellement construites, et
leur nom souvent inconnu même des proches voisins.
L'équipement
commercial est plus satisfaisant. Un peu partout, dès qu'une densité
suffisante est atteinte, apparaissent spontanément des boutiques
d'alimentation, des cafés. Les bourgades anciennes, surtout, ont
développé une infrastructure de services à la mesure des nouvelles
populations. El Ejido est devenu le véritable centre des relations
régionales, la capitale du Campo. Son aspect dénote d'ailleurs ses
origines récentes, et n'est pas sans évoquer la ville légendaire
du Far-West américain. Les immeubles de plusieurs étages, de belle
apparence, concentrent commerces, banques, cabinets médicaux au long
de l'axe de la route nationale, tandis qu'à l'arrière de cette
façade trompeuse s'agglomèrent les quartiers poussiéreux de
pauvres maisons basses.
Au
total, en fonction des degrés divers atteints par la mise en valeur,
naissent de saisissants contrastes. Le Campo présente aujourd'hui
trois visages différents. A l'aspect méticuleux, au pullulement
humain des secteurs complètement aménagés s'oppose violemment la
physionomie désolée des étendues encore vierges, rases et
désertes, seulement ponctuées de loin en loin par un creux labouré
ou quelque cortijo en ruine. Toutefois, il est rare que ces deux
visages extrêmes se juxtaposent. Le plus souvent, un troisième type
de paysage les sépare, incertain mais curieux, celui des franges
pionnières intermédiaires. Là, c'est l'impression d'anarchie qui
prédomine : les témoins de la vieille économie, maisons, puits et
en clos ruinés, lopins plantés de figuiers d'Inde, s'y mêlent
confusément aux champs récemment ouverts, aux nouvelles
constructions et même, ici et là, aux formes les plus élaborées
de la mise en valeur, comme les serres. C'est ici que l'on ressent le
mieux la fièvre conquérante qui définit aujourd'hui le Campo, de
même que le caractère essentiellement spontané de la colonisation
qui s'inscrit ainsi dans le paysage au travers du désordre des
aménagements et de l'anarchie des entreprises individuelles.
LE
MODÈLE DU CAMPO
Au
fur et à mesure de son développement industrio-agricole, le Campo
de Dalias posait de manière évidente toutes les questions d'un
environnement pollué et d'une production susceptible de présenter
des dangers sanitaires pour l'homme, et la chaîne alimentaire.
Toutefois, il constituait un vaste complexe industriel capable de
détourner au profit d'une région sous-développée les courants
orientés vers des destinations lointaines : en cela, il apparaissait
manifestement comme un véritable foyer de croissance, réorientant
au bénéfice de la région le flot humain qui la fuyait, puis un
transfert de capitaux difficilement chiffrable, mais certainement
d'un volume considérable. L'essor agricole du Campo a bouleversé
l'organisation traditionnelle de l'espace régional et s'affirma
comme le pôle d'animation incontesté de l'ensemble régional, voire
comme l'une des pièces maîtresses autour desquelles se construit le
nouvel équilibre géographique de l'Andalousie. Le pouvoir
polarisant du Campo s'exprime avec force en deux domaines essentiels
: par l'attraction puissante qu'il exerce sur les hommes et les
capitaux, il concentre à son profit les ressources vitales d'un
vaste arrière-pays montagnard ; en sens inverse, par la propagation
des cultures nouvelles et des progrès techniques mis au point sur
son territoire, il stimule le renouveau agricole d'autres régions :
il agit comme un modèle susceptible d'être reproduit.
En
se substituant aux grands foyers industriels du Nord pour l'accueil
de l'immigration définitive, en relayant les plaines céréalières
de l'intérieur pour l'emploi des saisonniers, le Campo centralisa
les relations de tout un arrière-pays dont il s'affirmait comme
l'unique pôle attractif. Il constitua donc pour ce littoral un
modèle de développement fidèlement imité et un authentique pôle
d'impulsion économique. La colonisation agricole du Campo de Dalias
apparaît ainsi, au même titre que le grand tourisme, comme l'un des
termes fondamentaux de la restructuration régionale de l'Andalousie.
LIBERALISME-LIBERTAIRE
Ainsi,
à la différence des entreprises de colonisation tentées jusqu'ici
en Espagne, voire dans d'autres pays européens – dont l'Italie
fasciste -, auxquelles on a souvent reproché une regrettable
absence de rayonnement régional, la conquête agricole du Campo de
Dalias revêt une importance qui dépasse de beaucoup son objet
immédiat. L'on évoque, bien sûr, l’esclavagisme moderne
concernant les travailleurs immigrés qui aurait plus que contribué
à la richesse de la région, mais ces commentaires trop succincts ne
peuvent expliquer ce que certains considèrent comme une réussite économique à caractère exceptionnel.
La
principale raison réside essentiellement dans la liberté largement
accordée aux actions spontanées purement individuelles et privées,
par la dictature franquiste et les gouvernements qui se sont succédé
depuis. Aux grandes opérations infrastructurelles rigoureusement
encadrées et planifiées par la dictature franquiste des années
1950, se développa efficacement et sans entraves sérieuses ou
incontournables, l'initiative privée, sous l'égide d'une autre
grande institution, la Banque de Crédit Agricole attribuant
généreusement des prêts avantageux, qui a fourni les moyens
indispensables à la conquête spontanée et désordonnée du
territoire.
Une
caractéristique – paradoxale - de la dictature de Franco, est bien
une « permissivité » laissant
le champ libre à l'anarcho-capitalisme
désavouant la planification technocratique qui restera inopérante.
A Barcelone, le détournement de la procédure de modification des
plans partiels d'urbanisme, plans qui appliquaient les directives du
plan général et décidaient de l'affectation des sols, illustrera
bien l'échec de l'urbanisme réglementaire face à des pratique
illégales devenues règles de fait. Comme l'écrira l'historien
Eduard Moreno : « les plans étaient l'oeuvre des techniciens et les
plans partiels, celle des capitalistes spéculateurs. » Ainsi,
pendant toute la période de dictature, les interventions
urbanistiques de la puissance publique se manifestaient presque
exclusivement sous forme réglementaire par une planification
inefficace, car contournée dans la pratique, la municipalité se
bornant à entériner les opérations spéculatives.
Dans
le cas particulier de Campo de Dalias, la puissance des moyens
publics permit à l'initiative privée de s'épanouir, quelle soit le
fait de spéculateurs franquistes ou de simples métayers pauvres, et
l'entreprise privée individuelle a constitué le moteur essentiel de
la colonisation. Le domaine foncier de l'INC franquiste demeura très
réduit, les exploitations qu'il contrôla et les installations de
colons qu'il a présidées très minoritaires : au début des années
1970, 1 500 hectares avaient été regroupés par ses soins et
répartis entre moins de 500 familles. Et le morcellement ancien de
la propriété n'aura pas permis de dégager de grandes superficies
en « excès » offertes à l'oligarchie franquiste, même si
certaines tenures particulières situées dans les périmètres
d'irrigation ont été rapidement intensifiées. Libre de toute
contrainte sur l'ensemble du Campo, la poussée pionnière résulte
donc d'une prolifération spontanée de petites entreprises
individuelles. Les lotissements des terres, le peuplement, la mise en
culture y ont été surtout assurés par des initiatives privées.
La formule ultra-libérale adoptée permet à l'individu,
propriétaire privé, le maximum d'initiatives et de responsabilités,
et au besoin, une dérogation aux lois admise, sous l'égide d'une
corruption généralisée institutionnalisée.
LE
SOCIALISME POST-FRANCO
La
mort de Franco et la transition vers la démocratie coïncident avec
le début de la crise économique. Mais la fin de la dictature ne
signifia pas pour autant la fin, au Campo, du système
ultra-permissif, de la déréglementation, bien au contraire, ancrées
dans les moeurs, ces pratiques perdurent sous des formes grossières,
puis, au fil du réapprentissage de la démocratie, de manière plus
subtile et pernicieuse ; le Campo de Dalias sera pour longtemps
encore, une zone de non-droit, où les scandales financiers,
fonciers, sanitaires, etc., n'émeuvent guère la population : dans
le cadre d'une économie de marché, l'attrait de gros profits
individuels, l'enrichissement rapide n'est guère concevable à
présent, sans recours au mieux à la spéculation ou à la
corruption, au pire aux méthodes frauduleuses et peu recommandables.
Jusqu'en
1982, sont au pouvoir à Madrid des gouvernements centristes qui
maintiennent pour l'essentiel le système dans le domaine des
structures agraires. Le changement le plus important est avec le
rétablissement de la démocratie la légalisation des organisations
syndicales, interdites sous la dictature. Celles-ci peuvent à
présent participer et peser lors des négociations, et
naturellement, mener luttes et grèves. D'ailleurs, le changement de
régime voit naturellement une multiplication des conflits, et cela
non seulement parce qu'il rétablit au moins formellement la liberté
d'action des travailleurs, mais aussi parce qu'il coïncide avec la
crise économique.[8] En Andalousie, la
frustration et l'humiliation se traduisent par des actes de désespoir
: incendies de récoltes, bris de machines, occupations
d'exploitations, d'édifices publics ou d'églises, marches sur des
chefs-lieux de province, barrages sur les voies de communication ou
encore grèves de la faim collectives, comme en 1980 dans le bourg
sévillan de Marinaleda, sous l'égide du maire marxiste Juan Manuel
Sanchez Gordillo, membre du Sindicato de Obreros del Campo. [9]
Mais
ce mouvement n'aura guère de prise au Campo de Dalias : ici,
les exploitants sont dans leur grande majorité des
propriétaires-ouvriers. Cette communauté de condition, de même
que les liens plus ou moins étroits de parenté, amitié ou
convivialité noués entre les membres des deux groupes dans le cadre
des communautés locales, les prédisposent à la solidarité. Les
paysans minifundistes auront tendance à offrir de meilleures
conditions d'emploi aux ouvriers de leur connaissance, tandis que
ceux-ci seront incités à travailler plus durement aux côtés de
ces « patrons-travailleurs ». Par ailleurs, les deux groupes ont
souvent lutté, les minifundistes étant même souvent à
l'avant-garde des luttes (à tout le moins jusqu'au premier tiers du
XXe siècle), parce que c'étaient eux qui étaient le plus durement
affectés par les réformes. Dans les années soixante-dix, encore,
l'appartenance « objective» des deux groupes à une même classe
sociale conduisait les syndicats à espérer leur alliance contre le
grand capital et le soc voulait même les réunir dans une même
organisation. Si ces espérances et ces tentatives ont paru
confortées un moment par des luttes convergentes, elles ont volé en
éclats dès 1979. Depuis lors, les conflits n'ont fait que se
multiplier entre les journaliers et les petits exploitants engagés
dans un processus de modernisation, les exigences de l'accumulation
et de la compétitivité conduisant ceux-ci à comprimer leurs coûts
salariaux.
En
1984, après le triomphe du PSOE [Parti socialiste] aux élections
législatives (1982) et de la Région de l'Andalousie (1983), le
Parlement régional accouchait d’une loi dite de réforme agraire
qui excluait sans ambages toute véritable remise en cause des
structures foncières de la région, notamment de la propriété
latifundiaire, sans conséquences pour le Campo de Dalias.
Paradoxalement, les législateurs socialistes reprenaient les
principes et instruments de la dictature (dont ceux de la loi de 1953
d'expropriations sur les « exploitations susceptibles
d’amélioration », les Fincas Manifiestamente Mejorables). [10]
Les principales avancées concernent
le régime de protection pour le chômage des journaliers
agricoles. Peu de changements structurels, sinon
un clientélisme politique offrant aux anciens ennemis de Franco
quelques postes à responsabilité au sein des nouvelles structures
régionales ou municipales, et à des « colons » socialistes un
accès en tant que cessionnaires à quelques milliers
d’hectares dans toute l'Andalousie qui furent achetées par l’Institut andalou de la
réforme agraire (à nouveau, une pratique qui avait aussi été
celle de ses prédécesseurs du vieux régime, l’Institut national
de colonisation et l’Institut de réforme et de développement
agraire). D'autres lois nationales et décrets régionaux concernant
la protection de l'environnement, ne furent que des déclarations de
principe très largement contournées ou ignorées par les exploitants.
L'interdiction de nouvelles surfaces agricoles en serres plastifiées,
votée en 1984, eut comme conséquence immédiate leur recrudescence,
admise au nom de l'impératif économique.
A
partir de 1986, le PSOE débute le cycle d'infléchissement vers le
libéralisme, au niveau régional comme au niveau national. [11]
A cette même époque, le gouvernement du PSOE pourra « bénéficier »
de l’émigration africaine, et notamment du Maroc, celle, bien
entendu du travail, y compris clandestin, qui a commencé à prendre
un essor considérable en Espagne, alors qu'était prise la décision
unilatérale par l’ensemble des pays traditionnels d’emploi de
l’Europe du Nord de suspendre l’immigration ; soit cette
armée de réserve de bas salaires nécessaire pour le bon
épanouissement du capitalisme : le PSOE n'y verra que peu
d’inconvénients.
LES
NOUVEAUX ESCLAVES
Lasciate
ogne speranza, voi ch'intrate
DANTE
Si
“l’exportation des muscles” de l'Afrique était plus ou moins
bien encadrée en Europe du Nord par des conventions signées par les
pays concernés, ce ne sera plus le cas avec l'Espagne. On peut
admettre que l’accélération spectaculaire du phénomène en très
peu de temps ait dépassé toute capacité éventuelle de réponse
des administrations, car ce fut un raz-de-marée. Une des
destinations d'accueil sera le Poniente.
Afin d'amortir des coûts d'exploitation toujours plus
importants, la main-d'œuvre immigrée s'est ainsi substituée à la
main d'œuvre familiale ou locale. Par ailleurs, les profonds
changements vécus par la société depuis la fin de la dictature ont
entraîné ici comme ailleurs un désintérêt des Espagnols pour des
emplois mal rémunérés, et même à présent dénigrés par la
jeunesse, dans un pays prospère qui s'ouvre au marché commun, à la
concurrence. Les travailleurs immigrés, pour moitié clandestin,
(selon
M. Juan Carlos Checa, chercheur au laboratoire d’anthropologie
sociale de l’université d’Almería, « on peut estimer le
nombre d’ouvriers agricoles dans les serres à cent dix mille, dont
quatre-vingt à quatre-vingt-dix mille étrangers. Parmi eux, vingt
mille à quarante mille sont illégaux » — marocains (50 %),
subsahariens, latino-américains et roumains) constitueront
donc cette armée de réserve, flexible et malléable, pour les
exploitants agricoles, la plupart, eux-mêmes issus de la misère.
D'ailleurs,
ces propriétaire n'ont de cesse de déclarer dans la presse que :
« Les
gens ici ont travaillé dur. Et certains ne comprennent pas qu’on
vienne les critiquer au sujet des immigrés, car eux aussi ont
souffert. » Sans doute, mais dans le cas des travailleurs
immigrés, aucune quelconque perspective d'ascension social n'est à
attendre, peu de
possibilités, voire aucune d’avancer sur la voie de l’intégration
dans la société espagnole. Les exploitants, soutenus par les municipalités du Campo, pourront ainsi sans être inquiétés, bâtir un système d'esclavagisme moderne consistant à la
surexploitation d’une communauté immigrée, à laquelle est
contestée la simple revendication de ses droits sociaux, et soumise
à des conditions de vie infrahumaines et dangereuses. De nombreux rapports, et études soulignent qu'un grand nombre d'entre eux - nul ne sait le pourcentage exact, naturellement -, manient les pesticides les plus toxiques sans aucune protection (masque, gants, combinaison, etc.), et ils évoquent outre les malaises, étourdissement et maladies consécutives, le cas de décès.
A El Ejido, « terre
d’apartheid sous plastique », la fragilité de la situation
économique des communautés immigrées, les destine à « loger »
dans les lieux les plus improbables, à chercher une habitation de
fortune ayant un minimum de confort. Ceux qui ne sont pas parvenus à
stabiliser leur situation ou qui sont arrivés de fraîche date
habitent – à cinq, dix personnes, voire plus – des cabanes
dépourvues d’eau, d’électricité, de toilette, de douche… La
majorité d’entre eux végète dans des habitations de fortune
abandonnées par la population locale, des entrepôts ou dans des
huttes, bricolées avec des rebuts (plastiques, cordes, tôles,
contreplaqués, cartons). Un rapport sur les conditions de vie des
ouvriers agricoles à El Ejido précisait : « Sur 260 logements dans
lesquels vivent 1150 personnes, 33 % seulement peuvent être
considérés comme aux normes ; 42 % sont de simples entrepôts
agricoles ; 15 % des maisons semi-détruites et 10 % des cortijos
en ruine. 60 % des logements sont situés dans des zones disséminées,
en marge des noyaux de peuplement.» Et le rapport de conclure : «
Cela signifie qu’il y a peu de possibilités, pour ne pas dire
aucune, pour les immigrés d’avancer sur la voie de l’intégration
dans la société d’Almería...» Le rapport mentionnait aussi
qu’à la relégation loin des villes, s’ajoutait la
discrimination dans les lieux publics, les travailleurs maghrébins
étant jugés indésirables dans les bars et les cafés, et le refus
de les servir fréquent.
LE
POGROM
En
février 2000, le racisme haineux d'El Ejido se radicalise après le
meurtre à dix jours d'intervalle de deux agriculteurs par
un sans papiers marocain, puis quinze jours plus tard, d’une jeune
femme tuée au couteau par un déséquilibré mental, toujours
marocain. Ce fut le cas lors de la «chasse à
l'Arabe» spontanée puis encouragée puis
organisée durant trois jours à El Ejido par la municipalité, sous
la bienveillance de la police, qui n'intervint pas. Leurs habitations
sont détruites, leurs voitures incendiées, leurs commerces et
mosquées saccagés, tandis que les ratonnades blessent une
soixantaine d'entre eux. La grève des journaliers immigrés qui
s'ensuivit, organisée par le collectif,
le «Consejo de Trabajadores
Magrebíes del Poniente Almeriense»
(Conseil des travailleurs maghrébins du Poniente almérian), apparût
bientôt comme une gigantesque catastrophe économique à l'échelle
de la région : selon un quotidien, au deuxième jour de la
grève, les pertes financières sont estimées à 48 millions
d’euros. Des négociations débutèrent sous l'égide de
responsables gouvernementaux alors dirigé par Jose Maria Aznar
(Parti Populaire), et l'Europe consternée prit enfin connaissance de
la réalité du miracle économique du Poniente.
La
réaction des producteurs Espagnols sera à la mesure de la grève :
certains exploitants décidèrent de ne plus embaucher de Maghrébins
et de recourir à des travailleurs latino-américains et des pays de
l'Est, Roumains et Russes, perçus comme culturellement plus
assimilables. Pour sa part, le maire Juan Enciso du Parti Populaire
a maintenu sa politique raciste à l'égard des immigrés,
bénéficiant du soutien de son parti au plus fort de la crise. Cette
politique municipale que certains médias n'ont pas hésité à
qualifier d'apartheid a de plus reçu l'approbation d'une large part
de la population locale. Ainsi le Parti Populaire a-t-il obtenu à El
Ejido 63,42 % des suffrages exprimés lors des élections générales
de mars 2000, tandis qu'il marquait une avancée très sensible dans
cette province comme dans le reste de l'Andalousie traditionnellement
acquise aux socialistes. Cela étant, le PSOE, à El Ejido et ailleurs accepte
bien des compromis, et s’insurge
Abdelkader Chacha, responsable local du syndicat des ouvriers
agricoles : «
Nous
vivons une véritable omerta dans cette région, ce sont aux pays
acheteurs comme la France de s’indigner du sort fait aux ouvriers
agricoles ».
Car
aucune promesse ne fut tenue. M’hamed Lazaar,
maître de conférence à l’université de Fès, jugeait de la
situation : « Aujourd’hui, les Espagnols ne veulent
voir les Marocains que dans les champs, sous les serres et sur les
chantiers du bâtiment. Ailleurs, en ville, ils sont indésirables.
Ils ne veulent pas qu’ils fréquentent les bars, les discothèques,
les cafés où il arrive qu’on refuse de les servir. Parfois, les
Espagnols ne souhaitent même pas partager avec eux la même rue. À
El Ejido, “ville du non-droit”, des journalistes marocains
invités en 2001 par l’Association pour le développement et la
coopération avec le Nord Africain, nous décrivaient comment les
enfants et femmes espagnols changeaient immédiatement de rue une
fois qu’ils remarquaient l’arrivée d’un Arabe et surtout d’un
marocain, un “moro”. »
POLLUTIONS
Aujourd'hui,
les 16 000 exploitations d'Almería produisent annuellement 3
millions de
tonnes de fruits et légumes. En janvier et février, la production
de la province représente 80 % des exportations espagnoles en fruits
et légumes. Le
chiffre d’affaires généré par la production almériane s’élève
à 1,3 milliard d’euros par an, soit 22 % du PIB de la province.
L’activité agricole du
Poniente emploie
directement ou indirectement plus de 100 000 personnes, et représente la
plus importante concentration de culture sous serres au monde. La «
Mer de plastique »
s’étend désormais sur plus de 30 000 hectares. Les conséquences
pour l'environnement sont donc catastrophiques, autant que celles
sanitaires pour l'homme mais aussi pour la chaîne alimentaire
(bétail, poissons et insectes) contaminés par les pesticides. Les quelques photomontages comparant l'emprise de la zone d'agriculture à de grandes capitales mesurent l'ampleur des "dégâts" : l'échelle du territoire du Campo de Dalias se situe plus ou moins entre les capitales européennes et les mégapoles de Los Angeles, Mexico, Tokyo, etc.
Il serait prétentieux de lister les atteintes écologiques faites par l'homme tant elles sont ici innombrables, insidieuses et cachées. Et à notre connaissance, aucun rapport sérieux élaboré par un institut compétent n'a été établi sur la situation exacte du Poniente. Soulignons cependant quelques faits parmi les plus importants, en considérant qu'ils émanent de sources peu fiables, complaisantes ou intéressées, ou incomplètes.
EL PIMIENTO SUCIO
Ce
type d’agriculture hors-sol et industriel ne peut fonctionner que
grâce au recours massif de toute la gamme des produits
phytosanitaires – pesticides, herbicides, insecticides, fongicides,
etc… Des accidents résultant soit d’un mauvais usage soit d’un
surdosage de ces produits ont, à plusieurs reprises, entraîné le
retrait de cargaisons entières. Les scandales se succèdent depuis
plusieurs années, comme ce fut le cas en 2006 avec « El
pimiento sucio», le
poivron sale, imprégné de résidus d'un pesticide illégal
car dangereux pour la santé ; la même année, des analyses
faites sur des tomates prouvent l'utilisation d'un autre pesticide
tout aussi dangereux : la mauvaise réputation sera ainsi faite des
invernaderos du Poniente
et plus largement de l'Espagne, auprès des instituts de contrôle et
des consommateurs de l'Europe. De même, les déchets végétaux tout
aussi imprégnés de pesticide sont utilisés comme nourriture pour
le bétail, pouvant ainsi contaminer le consommateur. Il arrive
parfois qu'une partie de la récolte soit sacrifiée, selon les aléas
du marché, ou des défauts (notamment pour les melons et pastèques),
et répandue dans les espaces non cultivés, entraînant ainsi la
prolifération de véritables nuages de moustiques, mouches et autres
parasites se régalant d'un tel festin.
Les
sols aussi bien que les nappes phréatiques même profondes seraient
gravement contaminés par l'utilisation intensive et abusive des
engrais chimiques, et des
pesticides (rejets de pesticides dans les égouts, les puits, par le
nettoyage du matériel, les récipients abandonnés, etc.). La
région est souillée par des déchets potentiellement dangereux
: résidus végétaux, bien sûr, dont la plupart contiennent encore
des pesticides, résidus plastiques (voiles de serres, bidons usagés
de produits phytosanitaires, etc..), et autres résidus métalliques
(fils d'acier des serres, clôture, etc.). Leur
quantité a été évaluée à trois millions de tonnes par saison,
soit l’équivalent de la production légumière elle-même. Il
existe certes des décharges contrôlées, des usines de recyclage ou
d'incinération, mais elles sont insuffisantes. D’où l’abondance
des décharges sauvages, et des incinérations des déchets sur
place, y compris des emballages plastiques, rigoureusement interdits.
Les résidus plastiques des serres souillent le territoire, y compris
maritime, qui en se décomposant dans la mer, contaminent la faune
sous-marine : le degré de vie nocive des microparticules, dans
ce cas, s'exprime en centaine d'années, et sont absorbés par les
poissons, contaminant leurs prédateurs et l'homme. Le cachalot n'est
pas épargné, en 2012, 2013 deux spécimens échoués sur des plages
de l'Andalousie ont trouvé la mort après avoir englouti bâches et
cordes en plastique. [12]
Le littoral est, de toute façon, aussi contaminé que les sols
cultivés, réceptacle des rejets des eaux usées polluées des
exploitations, des installations touristiques et des villes. Déguster
un quelconque poisson ou crustacé péché ici, équivaut à un acte
suicidaire...
L'EAU
POTABLE
L'accroissement
des cultures, mais également le développement de l'urbanisation et
des activités touristiques sur le littoral, au fil des ans, s'est
fait au détriment d'un déficit structurel d'approvisionnement en
eau. Dès 1984, en raison de l’état alarmant des nappes
phréatiques, un décret avait interdit la construction de nouvelles
serres dans le Poniente. Mais face aux espoirs
d’enrichissement, les pratiques de surexploitation ont perduré.
Depuis cette interdiction officielle, la surface des serres a doublé
pour dépasser aujourd’hui les 32 000 hectares. Et le phénomène
est maintenant en train de s’étendre à l’est de la province, le
Levante qui, lui aussi, est désormais dans une situation
hydrique critique. Un rapport officiel constate bien que c’est «
l’intense pression sociale pour la disponibilité en eau qui a
développé de facto les ressources disponibles jusqu’au point
actuel, intenable, d’épuisement complet ».
Ainsi, pour palier au manque d’eau, ont été construites
des usines de dessalement avec l’aide de fonds européens. Tous les
experts s’accordent à dire que quelle que soit la technique
utilisée, ces usines présentent de sérieux inconvénients pour
l’environnement, en raison des rejets d’eau chaude et de
saumures, en mer, ou dans les sols, et de leur prodigieux besoin en
énergie pour fonctionner, outre leur coût de construction
pharaonique.
UN
AVENIR SOMBRE
Les
crises successives n'ont pas épargné les agro-industriels du
Poniente travaillant pour l’exportation : à la baisse du
pouvoir d'achat dans les pays de l'Europe, les coûts de production
ont considérablement augmenté (énergies, équipements, produits
phytosanitaires, etc..), tandis que leur principal prédateur, les
toutes-puissantes centrales d’achat européennes, imposent des
conditions de plus en plus fastidieuses. A cela, les
scandales à répétition concernant l'utilisation de pesticides
interdits par la CEE, ont suscité l'attention des grands quotidiens
européens, qui n'hésitent pas à de sérieuses mises en garde,
voire à un appel au boycott pour certains fruits (la fraise, par
exemple), ou bien la consommation de fruits d'été – pesticidés -
en plein coeur de l'hiver, tout en rappelant au passage les
conditions infra-humaines de vie et de travail des travailleurs
immigrés, et à ce titre d'autres associations préconisent
également le boycott, en signe de solidarité.
Mais
le plus grand danger pour le Poniente est la concurrence
internationale ; sur le même modèle, les méthodes et
techniques inventées en Espagne s'exportent avec succès dans
d'autres pays dont la Hollande, Israël, le Maroc ; et la
production légumière hollandaise - 60 kg au mètre carré –
dépasse allègrement les 20 kg du Poniente. Leur hégémonie de
production de fruits et de légumes « toutes saisons »,
en plein coeur de l'hiver, est révolue. Ironie du sort, les banques
espagnoles n’hésitent pas à investir en Afrique du Nord, au Maroc
notamment, et certains propriétaires du Poniente et de la
région [notamment les gros producteurs de fraises] y auraient acheté
des vastes propriétés : ici la main-d’oeuvre est encore
moins chère, les contraintes environnementales quasi inexistantes,
et la corruption une pratique nationale. Pour les moins fortunés,
et les plus endettés, la crise « espagnole » leur impose
l’exploitation scandaleuse de la main-d’oeuvre immigrée, qui
reste la règle, plus que jamais.
LE
CAPITALISME VERT
Néanmoins
de plus en plus de voix appellent à un nécessaire changement, car
le Poniente frôle à présent le désastre économique. Face à ces
grandes difficultés, à un consommateur européen averti sur la
nocivité des fruits et légumes d'Espagne – on se souvient de
l'affaire du concombre « tueur » -, quelle peut être la
voie du Salut, inversant de manière drastique les courbes de
« popularité » et des profits ?
Elle
sera inspirée par les demandes de la grande distribution : le
pseudo- « bio » issu d’une agriculture
« biologique » industrielle intensive,
pseudo-satisfaisant après une
série
de crises sanitaires mondiales, les consommateurs demandeurs de
produits sains. Le
Conseil d’Agriculture d’Andalousie s'est engagé dans la voie
d'un programme de développement durable baptisé « l’Engagement
Vert » et organise des séances de sensibilisation auprès des
exploitants ; dans la même veine, la Province d’Almería
subventionne les exploitations utilisant des méthodes et green-tech
plus respectueuses pour l’environnement ; l'éco-agriculture
semble ainsi être une voie possible et souhaitable, mais à long
terme.
Pour autant, l'on atteint pas le ridicule en tentant d'obtenir un
label bio, et l'avenir pour la grande majorité des exploitants est
l'amélioration de la productivité, plutôt que l'emploi de
coccinelles et autres procédés écologiques à la place
d'insecticides. La Région d’Andalousie,
plus réaliste, car devant faire face en 2013 à un taux de chômage
exceptionnel de
36,87 % de sa population active, sans compter les milliers de
travailleurs immigrés saisonniers ou clandestins,
accorde ainsi de larges subventions destinées à moderniser les
installations – dans le but d'égaler la production hollandaise -,
et à encourager la création de filières de commercialisation et de
distribution plus aptes à faire face aux centrales d’achat.
Si
l'on fait le bilan de l'évolution que nous venons de retracer, une
récurrence apparaît qui doit retenir l'attention : la question
agraire tend à n'être plus qu'un chapitre à peine différencié de
l'ensemble des politiques économiques et sociales ; les décisions
la concernant tendent à échapper aux acteurs régionaux au profit
des marchés mondiaux, des entreprises capitalistes du secteur
agro-alimentaire et des organisations internationales. Au Campo de
Dalias, exploitants, politiciens, et même le Sindicato de Obreros
del Campo, s'accordent pour accuser et dénoncer avec vigueur les
grandes centrales d'achat, les groupes de la grande distribution
européens, qui exigent sous la menace les pires sacrifices. Comme hier était critiqué la caste des Yalhondigista [13]. Pour les politiciens, et les syndicats « modérés »
l’agriculture intensive est et restera l’activité industrielle
principale, et, selon les discours des uns et des autres, « en
plus d’avoir une notable capacité d’entraînement,
l'agro-industrie du Campo de Dalias est compétitive, capable
d’innover ainsi que de profiter des opportunités du marché. »
Un rapport officiel, concernant le préoccupant et crucial problème
de l'eau concluait ainsi :
«
Par conséquent, il est logique de ne pas imposer d’autolimitation
ou de réduction de la taille du secteur pour le rendre adéquat avec
les possibilités des ressources naturelles. Au contraire, il est
plus cohérent et judicieux d’aborder la conception d’un modèle
général d’utilisation des ressources, surtout de l’eau, qui
permette de soutenir sans faille l’évolution du secteur ».
L'ALTERNATIVE MARINALEDA
Seul,
le Sindicato de Obreros del Campo refusa
d'adhérer au modèle dominant de développementisme et se
prononça au contraire pour une rupture révolutionnaire, qui
permettrait à l'Andalousie de se libérer du système capitaliste
mondial, d'établir le socialisme et de réaliser l'autocentrage de
son économie. Les ouvriers et journaliers agricoles andalous ignorés
des autres syndicats et des partis politiques de la gauche, sont pour
le soc-sat une véritable avant-garde, leur condition même leur
conférant la mission de conduire les luttes, dans l'union avec les
autres classes et nations exploitées et dominées du Tiers Monde,
pour un nouveau modèle de société. La modernisation de
l'agriculture sera non seulement acceptable mais aussi souhaitable,
parce qu'elle profitera à tous.
Mais,
dans les circonstances de crises successives, elle ne peut être qu'«
un faux progrès, qui enrichit les riches et appauvrit les pauvres »
et qui en outre renforce la subordination de l'Andalousie aux centres
du capitalisme mondial. Le soc-sat s'oppose donc résolument à la
mécanisation des cultures, à l'application des techniques de la «
révolution verte », aux mises en jachère, etc. Il réclamait une
réorientation complète du système de production agricole de façon
qu'il respecte l'environnement, fournisse en priorité des produits
répondant aux besoins des couches populaires et surtout crée le
maximum d'emplois. De même, les pouvoirs publics doivent réaliser
dans le secteur rural de très importants investissements ayant pour
objet de reconstituer et améliorer les ressources productives,
améliorer le niveau de vie et employer les travailleurs en chômage
; ils doivent aussi, au besoin, obliger les patrons à employer un
nombre déterminé de travailleurs. Certes,
comme l'affirmait l'un des leaders du soc, Juan Manuel Sanchez
Gordillo : « demander du travail au système capitaliste en
crise, c'est comme demander la lune (en espagnol : demander des
poires à l'orme) mais pour cette raison même c'est une
revendication révolutionnaire, parce que c'est demander au système
ce qu'il est incapable de donner. » [14]
Juan Manuel Sanchez Gordillo, membre
de Izquierda Unida et maire marxiste de Marinaleda, ilôt "utopique", alternative anti-capitaliste de démocratie directe et participative, située à quelques dizaines de kilomètres du Campo de Dalias, qui représente son plus parfait opposé.
A découvrir ici :
MARNALEDA
A découvrir ici :
MARNALEDA
PHOTO
* Emilien CANCET
L'Eldorado sous plastique
2007
La légende des photographies sont disponibles sur son site Internet, et d'autres reportages d'aussi grande qualité y sont à découvrir. Nous recommandons vivement la visite !
NOTES
[1]
Les
terres sont classées en trois groupes :
- La réserve : Terres laissées aux propriétaires à condition qu'ils les cultivent eux- mêmes ou qu'ils y installent des métayers.
L'exception
: les terres qui, déjà irriguées atteignent les objectifs de
productivité de l'INC ou les terres qui ne peuvent pas être
irriguées.
[2]
De plus, d'autres faveurs s'ajoutent à ce premier bienfait : les
capacités calorifiques combinées du sable et du fumier permettent à
la fois d'accroître les rendements et d'avancer les récoltes de
plusieurs semaines par rapport aux champs normaux, favorisant la
spécialisation maraîchère. L'économie d'eau est importante et
peut atteindre jusqu'à 50 % du volume habituellement utilisé. Le
principal inconvénient du système, hormis son coût élevé (il
faut changer régulièrement sable et fumier), est que, en augmentant
anormalement la température au sol, il interdit
presque les cultures de
saison chaude. Ainsi, le maraîchage de contre-saison représente-t-il
un système aussi bien dicté par les nécessités techniques que par
les sollicitations
économiques. L'origine du procédé demeure obscure et auréolée
de légende. Il aurait
été découvert sur la côte grenadine à la fin du xixe siècle ;
mais les véritables débuts de son développement, dans les petites
plaines voisines, ne remontent pas au-delà des années
d'après-guerre.
[3]
Il suffit que le sol qui sert de plancher à la couverture sableuse
soit labourable et pas trop perméable. Aussi, l'existence
d'encroûtements calcaires ne constitue plus un handicap sérieux :
sur les terres qu'il aménage, l'INC les fait « sauter » sur de
vastes surfaces ; les particuliers, quant à eux, préfèrent souvent
acheter quelques camions de limon argileux, puisé dans des carrières
nouvellement ouvertes, et en recouvrir la carapace calcaire.
[4]
En
général, ce sont des familles entières qui arrivent dans le Campo
: jeunes ménages accompagnésde nombreux enfants et, parfois aussi,
des vieux parents. La plupart des immigrants ont entre 15 et 40 ans,
mais le tiers d'entre eux sont des enfants de moins de 15 ans.
Souvent, d'ailleurs, le départ est préparé par quelques séjours
antérieurs dans le Campo : le père vient d'abord comme saisonnier,
prend contact, puis, peu après, décision arrêtée, vient
s'installer définitivement comme journalier. Mais fréquemment, ce
n'est que dans un troisième temps, une fois aplanies les plus
grosses difficultés d'installation, que femmes et enfants viennent
le rejoindre.
[5]
Selon l'étude de Christian Mignon : Ainsi, une terre
d'excellente qualité, mais totalement dépourvue d'eau, valait déjà
20 000 pesetas l'hectare en 1958, 36 000 en1963 et jusqu'à 150 000
en 1970. Les terrains irrigués ont pu passer, entre 1963 et 1970, de
180 000 à 750 000 pesetas l'hectare. En 1974, les valeurs moyennes
se situent entre 30 000 et 60 000 pesetas/ha pour les terres «
blanches », c'est-à-dire non irriguées, de 400 000 à 700 000
pesetas /ha pour les terres dotées d'un droit d'eau ou d'un puits,
et de 800 000 à 1 000 000 de pesetas pour les champs arrosés et
aménagés en enarenado.
[6]
Selon
l'étude de Christian Mignon : Citons,
par exemple, le cas de cet immigré de fraîche date, contremaître
sur une exploitation maraîchère, mais pourvu d'un capital issu de
la vente de la propriété familiale au village d'origine ; de 1969 à
1973, notre homme n'a pas participé à moins de 5 opérations :
- 1969 : achat de 11 000 m² d'enarenado pour 300 000 pesetas;
- 1970 : les 11 000 m² sont revendus pour 400 000 pesetas à un acquéreur étranger à la région, dont il devient fermier;
- 1971 : achat de 9 000 m² non aménagés mais bien situés près de la route nationale, au prix de 500 000 pesetas;
- janvier 1973 : vente des 9 000 m² pour 765 000 pesetas;
- juin 1973 : achat de 3 800 m² « en blanc » pour le prix de 152 000 pesetas.
En
même temps fermier et exploitant direct, l'intéressé envisage
d'acheter très rapidement 4 000 m² nouveaux, puis, peu à peu doté
d'une trésorerie confortable, de devenir totalement indépendant.
Les 150 petits propriétaires voisins, issus du lotissement de la
même vaste parcelle de pâturage depuis 1966, agissent de façon
identique...
[7]
Selon l'étude de Christian Mignon : Un exemple récent et très
représentatif est celui de trois associés venus de la montagne
d'Alpujarra en 1969 avec pour tout capital... 3 000 pesetas et un
vélomoteur, et qui, 4 ans plus tard, possèdent villas, roulent en
Mercedes et sont considérés comme les plus gros manieurs d'argent
du secteur. Pour eux, l'aventure a commencé par l'achat d'une vaste
pièce de terrain de 152 ha, déjà dotée de 2 puits, pour la somme
de 29 M ptas, payable en 3 échéances dont la première était fixée
au 6e mois. Il leur suffit alors de lotir sans retard l'ensemble de
la propriété en petites unités de 10 000 à 12 000 m², vendues
immédiatement. Le résultat de la vente se montait à 45 M ptas...
Ainsi, pour une opération engagée sans le moindre capital, un
bénéfice net de 16 M ptas avait été réalisé en moins de 6 mois,
grâce à une habile utilisation des facilités de crédit.
[8]
Les conflits sont d'autant plus durs que chacun des groupes sociaux
impliqués connaît une forte détérioration de sa situation : les
gros exploitants avec la réduction de leurs possibilités de profit
et l'affaiblissement de leur position politique ; les petits et
moyens exploitants avec l'aggravation des processus de
marginalisation et prolétarisation auxquels ils sont soumis ; et les
ouvriers agricoles, avec l'augmentation vertigineuse du chômage.
[9]
On remarquera cependant que si ces
conflits servent souvent de caisse de
résonance
aux thèses du soc, en Andalousie, dans le reste de l'Espagne et même
à
l'étranger, le nombre de ses militants et des localités où il est
implanté ne s'accroît pas pour autant, sans doute parce que la
plupart des conflits surgissent plus ou moins spontanément, le soc
n'agissant éventuellement que comme catalyseur.
[10]
Elle a pour objectif l'augmentation de l'efficacité sociale et
économique des structures agraires, en pénalisant les grandes
exploitations qui n'atteignent pas certains niveaux de mise en valeur
et d'emploi par hectare (par un impôt spécifique, des plans
obligatoires d'amélioration ou même la dépossession de l'usage ou
de la propriété de la terre), en attribuant des terres (qu'il
s'agisse de terres privées provenant des exploitations touchées par
les mesures antérieures ou acquises sur le marché ou de terres du
domaine public) à des ouvriers agricoles et des paysans
minifundistes dans le cadre de coopératives d'exploitation en
commun, en réalisant des travaux d'infrastructure (notamment dans le
domaine des communications et de l'irrigation) et en favorisant le
développement des structures de commercialisation et des industries
agro-alimentaires.
[11]
Cet infléchissement est commandé ou tout au moins justifié par
l'intégration de l'Espagne dans la Communauté européenne. Il
s'accentue en 1990 et se traduit notamment par la mise en sommeil
d'une réforme agraire qui de toute façon n'était entrée en
application que très lentement et très partiellement (les quelques
mesures d'expropriation ou de location forcée ayant fait l'objet de
recours juridiques de la part des propriétaires concernés). Si elle
n'est pas formellement abandonnée, elle est reformulée, dans le
cadre plus large et plus lâche d'un plan de développement rural,
pour la mettre en conformité avec les impératifs de la politique
agricole commune et de la compétitivité sur les marchés mondiaux :
cela suppose en particulier des gels de terre, des quotas de
production, des aides à la réorientation des cultures, l'incitation
à l'accroissement de la productivité, toutes mesures qui
nécessitent la concertation et même la collaboration avec les
organisations patronales, c'est-à-dire en fait avec les grands
propriétaires. La baisse des prix des produits agricoles pousse de
toute façon ceux-ci à accélérer encore la capitalisation de leurs
exploitations et à diminuer leurs coûts en main-d'oeuvre. Parmi
celle qu'ils continuent à employer, la proportion d'ouvriers
temporaires devient écrasante.
[12]
"Nous nous sommes vite rendus compte qu'il avait une véritable
serre dans l'estomac : on ne s'y attendait pas, mais ça ne nous a
pas étonné", affirmait Renaud de Stephanis, membre de la
station biologique de Doñana, du Conseil supérieur d'enquêtes
scientifiques (CSIC) espagnol. "Il
y avait une dizaine de mètres de cordes en plastique, des bâches
servant à couvrir l'extérieur et du plastique utilisé à
l'intérieur et même deux pots de fleurs", témoigne-t-il. En
tout, plus de 17 kilos de déchets provenant principalement de
serres, dont près de 30 m² de bâche, remplissaient l'estomac du
mammifère. Pouvant chasser les calamars jusqu'à 1.500 mètres de
profondeur, le cachalot évolue dans toute la Méditerranée.
[13] Christian Mignon faisait déjà en 1973 cette observation : Mais
c'est surtout dans le domaine anarchique de la commercialisation des
produits agricoles que le Campo a un rôle déterminant à jouer. Il
devient de plus en plus indispensable, alors que la production
s'accroît sans cesse, d'organiser rationnellement un système
démesurément fragmenté et entièrement contrôlé par une foule
d'intermédiaires peu scrupuleux. L'ouverture en
1973 de Mercoalmeria constitue un pas décisif dans cette voie, qui
peut faire d'El Ejido la place centrale du négoce des fruits et
légumes pour la région toute entière : il s'agit d'un marché de
gros d'expédition, semi-officiel, équipé de tous les moyens modernes
d'information, de conditionnement et de manipulation. Les
transactions y sont placées sous qui garantit la stricte observation
des règlements. Un tel organisme devrait normalement jouer un rôle
essentiel dans la fixation des cours pour l'ensemble de la région
et, s'il procure aux petits producteurs l'assurance de prix justes,
concentrer sur El Ejido les apports d'une bonne partie des secteurs
maraîchers de la côte.
[14] Entrevue de Juan Manuel Sanchez Gordillo à Nation Andaluza, n° 2-3, 1984.
EXTRAITS
Christian
MIGNON
Un
« nouveau Sud » en Espagne : colonisation et pionniers du Campo
de Dalias
Espace
géographique | 1974, n°4
Maxime
HAUBERT
Reconversion
agricole, syndicalisme ouvrier et conscience de classe en Andalousie
Tiers-Monde
| 1995, n°141
SOURCES
Nuevo
Pueblo de Colonization
LIENS
Sindicato
Andaluz De Trabajadores - Sindicato de Obreros del
Campo | Almeria
Izquierda
Unida
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