Esquema de Plan director para La Habana, años 60
Instituto de Planificación Física.
|
Jean-Pierre
Garnier
Une
ville et une révolution, La Havane
De l'urbain au politique
De l'urbain au politique
Revue Espaces et Sociétés | n° 1, 1970
LA
VILLE ENTRE PARENTHESES
«
... Notre capitale est une cité géante, compte tenu de la
taille de notre pays. Si nous avions eu entre les mains le pouvoir
de fonder la ville de La Havane, en vérité nous l'aurions fondée
en un autre endroit où nous n'aurions pas permis que cette ville
croisse tant. »
Fidel
Castro
Le
tournant décisif
Ville
touristique et récréative, commerciale et consommatrice, tertiaire
et bureaucratique, La Havane demeurait en 1963, en dépit ou à cause
du bouleversement révolutionnaire, une ville productive, une ville
parasitaire (1). Les habitants avaient pris possession de leur ville.
Il restait au pays à s'approprier sa capitale. Peu en étaient
conscients dans les années d'euphorie qui suivirent le triomphe de
la rébellion. Il semblait normal que les masses exproprient leur
ancienne classe dominante. On oubliait que de ce fait la population
de la capitale risquait de se convertir en une sorte d'aristocratie
urbaine aux dépens du reste du pays, maintenant avec lui des
relations semi-coloniales. Refusant les conditions de vie dégradantes
qui régnaient dans les campagnes, des flots d'immigrants venus des
autres provinces grossissaient chaque jour la population de la
capitale, dans l'espoir de participer aux avantages que pouvait leur
offrir une ville désormais ouverte à tous. Un tel phénomène était
incompatible avec les nécessités du développement, et c'est de
cette contradiction que devait naître une première prise de
conscience.
L'année
1963 marqua un tournant essentiel dans la politique économique
cubaine. Reléguée à un rôle secondaire au cours de la première
phase (1959-1963) l'agriculture va devenir la base du futur
développement industriel. Celui-ci doit « constituer
l'aboutissement d'un processus préalable de développement agricole,
prémices de la transformation d'une économie éminemment agricole
en une économie agro-industrielle » (2). En ne faisant plus
dépendre les progrès économiques immédiats de ceux de l'industrie
et, plus particulièrement, de ceux de l'édification d'une industrie
lourde, option antérieure fortement influencée par le « modèle »
soviétique, là direction cubaine adoptait une stratégie du
développement qui n'allait pas manquer d'avoir des répercussions au
niveau de la planification territoriale.
La
production agricole - avec |e sucre comme base principale - et
l'élevage devenant les points d'appuis fondamentaux et là nouvelle
ligne de développement économique, les responsables cubains de
l'aménagement du territoire étaient logiquement amenés à
privilégier le développement des campagnes aux dépens des villes,
et de celles de l'intérieur aux dépens de la capitale. Celle-ci,
d'ailleurs, en raison du caractère même de la nouvelle politique
économique, ne se trouvait que très partiellement concernée, à
première vue du moins, par le processus ainsi déclenché : sauf
exception, les grands plans agricoles qui allaient être mis en
oeuvre avaient été localisés hors de la Province de La Havane.
Il
était dès lors évident que l'essor démographique de
l'agglomération de La Havane, dont le rythme n'avait fait que
s'accélérer au cours des premières années de la Révolution (40
000 habitants supplémentaires par an en moyenne de 1959 à 1963, ce
qui donnait un taux d'accroissement annuel de 2,5 %) devait
inévitablement entrer en contradiction avec les nouvelles
orientations qui avaient été fixées en matière de développement.
Face à l'incompatibilité manifeste existant entre ces orientations
et la poursuite de la croissance effrénée de La Havane, les
architectes et urbanistes de l'Institut de Planification Physique (3)
réagirent en adoptant, à l'égard de l'évolution ultérieure de la
capitale, une position « malthusienne » qui ne faisait que
refléter, en réalité, leur souci de voir cesser des flux
migratoires dont la prolongation risquait de priver les Provinces de
l'intérieur de la majeure partie de leurs forces vives.
Le
Plan Directeur de La Havane Métropolitaine
(Première
version)
La
préparation de ce plan débute justement au moment où est
abandonnée la politique d'industrialisation immédiate, avec la mise
sur pied d'une équipe d'architectes qui avait pour mission
d'effectuer une série d'études sur les problèmes fondamentaux
affectant la vie de la capitale, « préalable à une structuration
et à une organisation des principales fonctions urbaines permettant
de résoudre ces problèmes ». C'est donc au recensement de ces
problèmes et à la recherche des solutions tendant à en atténuer
l'acuité que sera d'abord consacré l'essentiel des efforts, étape
qui précédera l'élaboration proprement dite du Plan Directeur.
Très rapidement, cependant, la ligne directrice de cette élaboration
s'écartera du projet initial: il s'agira moins de résoudre les
problèmes de la capitale que d en limiter la croissance. Bien que le
second objectif soit présenté comme un moyen d'atteindre le
premier, l'importance qui lui est donnée ne laisse aucun doute à
cet égard. Le rapport publié en 1965 qui précise les options du
Plan Directeur est, sur ce point, révélateur.
Ses
auteurs ont fait de la «taille disproportionnée » de la capitale
et de sa « croissance démesurée » le point de départ de leur
réflexion. Il faut y voir l'origine de tous les problèmes. Ceux-ci,
en effet, apparaissent seulement comme des conséquences directes ou
indirectes, de cette expansion démographique incontrôlée, qu'il
s'agisse de la surpopulation des quartiers centraux, du manque
d'espaces verts, du déficit en eau ou de la congestion des moyens de
transport.
Malthusianisme
urbanistique
et
croissance économique
Il
faut donc distinguer, dans le rapport sur le Plan Directeur de
l'année 1965, entre les recommandations « restrictives » et les
recommandations « constructives ». Les premières avaient d'autant
plus de chance d'être écoutées qu'elles correspondaient en fait
aux impératifs qui découlaient de la nouvelle stratégie
économique, bien qu'un autre facteur, d'ordre idéologique celui-là,
ait également joué un rôle non négligeable dans le même sens,
comme nous le verrons par la suite.
Comme
à partir de 1963, les investissements industriels devaient être
essentiellement décidés en fonction des besoins de l'agriculture,
on avait abandonné, sauf quelques exceptions (extensions de
capacités existantes) toute création d'unités de production non
liées - en amont ou en aval - à l'agriculture.
Le
Plan Directeur, qui préconisait l'élimination des industries
vétustés et non rentables situées à La Havane - quitte à les
remplacer par des usines modernes implantées hors de la capitale -
et n'acceptait les créations ou extensions technologiquement
justifiées qu'à la condition «qu'elles ne viennent pas aggraver
les problèmes existants relatifs à l'eau ou à la main- d'oeuvre »,
ne faisait que refléter, d'une manière déformée, le nouveau cours
de la politique économique : ce plan d'Urbanisme malthusien, tout
entier orienté vers l'arrêt des courants migratoires, n'était que
la contrepartie logique d'une politique de croissance fondée sur
l'expansion des zones agricoles.
Quant
à la seconde mesure prônée dans le rapport, à savoir «
l'interdiction de tout investissement qui implique une augmentation
des possibilités de travail dans la capitale », elle revenait, sous
couvert de bloquer l'immigration en provenance des autres régions, à
interdire non seulement le développement de nouvelles industries
mais aussi la construction d'équipements et de logements. Il est
évident, dans ces conditions, que des propositions telles que « la
construction massive de logements » à l'est de la ville pour
absorber l'excédent naturel et résorber le surpeuplement existant,
ou la réalisation d'équipements devant répondre aux besoins des
seuls havanais, étaient vouées à rester lettre morte.
En
réalité, dès la fin de l'année 1965, on pouvait observer un début
de ralentissement de la croissance démographique de la capitale, que
l'évolution ultérieure ne ferait que confirmer.
Le
développement économique des régions de l'intérieur avait
contribué à fixer une grande partie de la population active,
réduisant de ce fait les flux migratoires vers la capitale.
L'amélioration indéniable des conditions de vie d'autre part, grâce
en particulier à la construction d'équipements collectifs, jointe à
une certaine détérioration de celles des habitants de la capitale,
beaucoup plus sensibles d'ailleurs à la pénurie croissante de biens
de consommation, avait quelque peu contribué à réduire les
inégalités entre la capitale et le reste du pays, et, par
conséquent, atténué la fascination qu'exerçait la première sur
ceux qui n'y résidaient pas. Ce pouvoir s'était surtout affaibli en
raison de la paralysie de l'activité constructive et du
ralentissement du rythme de création des emplois. Même si ces
phénomènes découlaient avant tout de l'application d'une politique
économique, ils pouvaient être interprétés comme les éléments
d'une politique de dissuasion efficace à l'égard des immigrants
éventuels.
A
cela, il faut ajouter une baisse assez sensible de la natalité à
partir de 1965, après le « boom » des années d'euphorie.
L'émigration interne d'abord, externe ensuite, joua également un
rôle non négligeable dans l'évolution de la capitale au cours de
cette période (1964-1967). La concentration des établissements
scolaires commença enfin à être conçue comme un moyen de
redistribution spatiale des ouvriers, techniciens et spécialistes
nouvellement formés, dans toutes les régions du pays selon les
nécessités (4). La nécessité de. satisfaire les besoins en
main-d'oeuvre dans les zones agricoles en développpement obligea
même le gouvernement à faire appel à des. milliers de volontaires
qui partirent, en «colonnes » ou en « brigades », participer dans
l'Ile des Pins, dans la Province sous-peuplée de Camaguëy ou dans
toute autre région, aux activités les plus diverses qu'exigeait le
développement.
Lorsqu'à
partir de 1966, Fidel Castro autorisa les gens qui n'acceptaient pas
le régime à sortir du pays, l'émigration extérieure, bien que
contingentée, commença à « priver » la capitale d'un pourcentage
assez considérable de ses habitants. Plus imprégnés par
«l'Américan way of life », longtemps privilégiés par rapport à
ceux du reste du pays, les habitants de La Havane ressentaient
beaucoup plus les privations engendrées par le blocus, les
nécessités de l'accumulation socialiste et certaines incohérences
de la politique économique, tant au niveau de la conception qu'à
celui des modalités d'application. Ce sont donc eux qui fournirent
le gros des « gusanos » qui partaient chaque année en exil (35 000
environ sur une moyenne annuelle de 50000).
Tous
ces facteurs conjugués affaiblirent le rythme de croissance de la
population de La Havane à un tel point que celui-ci se stabilisa à
partir des premiers mois de 1967. Non seulement le voeu des auteurs
du Plan Directeur était exaucé, mais il l'avait été beaucoup plus
rapidement qu'ils pouvaient l'espérer (5).
Les
obstacles à une amélioration sensible des conditions de vie dans la
capitale étaient donc levés et rien, en principe, ne s'opposait à
ce que les options « constructives » du Plan se traduisent sur le
terrain. Qu en était-il en réalité ? Loin de connaître des
progrès, la situation de la capitale n'avait cessé de se détériorer
et les problèmes non résolus continuaient de s'accumuler.
Depuis
quatre ans environ, La Havane avait pour ainsi dire été « mise
entre parenthèses ». Le problème n'était pas urbanistique mais
politique : à quels calculs obéissait une politique qui laissait en
suspens le sort d'une ville où vivait presque le quart de la
population du pays ? Quel avenir lui réservait-on ? Quelle était la
nature du projet qui guidait cette politique et quelle idéologie
inspirait ce projet ? Il fallut attendre le début de l'année 1967
pour qu'un coin de voile commence à être soulevé, faisant
entrevoir les premiers éléments de réponse.
Le
mois de mars 1967 marque une date dans l'histoire de La Havane : la
lutte contre le bureaucratisme qui se déroulait depuis plus d'un an
d'une manière plus ou moins ouverte et plus ou moins suivie se
convertit en une offensive généralisée qui allait prendre La
Havane pour principal théâtre des opérations. A cette époque, en
effet, le gouvernement révolutionnaire met à l'ordre du jour
l'élimination radicale d'un phénomène qui risquait de compromettre
le développement de l'économie du pays et de donner naissance à
une nouvelle couche privilégiée.
Étant
donné l'extrême centralisation administrative héritée du régime
antérieur, et que n'avait fait que renforcer la création des
nouveaux organes de l'État révolutionnaire, il était évident que
la majeure partie des coupes sombres qui allaient être pratiquées
dans les rangs du personnel administratif allaient affecter en
premier lieu les cadres et les employés travaillant dans les bureaux
de la capitale.
Le
premier ministre ne cherchait plus à dissimuler ses intentions à ce
sujet (6) et les éditoriaux retentissants que publia le « Gramma »
pour appeler les masses à appuyer la lutte contre le bureaucratisme,
se montrèrent plus explicites encore. « La Havane métropolitaine -
y affirmait-on notamment - a la plus forte concentration
bureaucratique, et par conséquent constitue le principal bastion de
la conception petite-bourgeoise. Les études réalisées donnent un
chiffre approximatif de 74000 employés et fonctionnaires
administratifs, avec un fonds de salaire annuel de 140 millions de
pesos. C'est pourquoi, suivant une politique révolutionnaire, mais
sans que personne ait à craindre l'insécurité pour son avenir,
nous devons livrer ici la bataille décisive contre cette maladie
dans notre appareil d'Etat. C'est la raison pour laquelle la lutte
contre la bureaucratie devient la tâche la plus importante de notre
Parti dans la capitale ».
Avec
les prémisses posées de manière aussi nette, les mesures visant à
débureaucratiser la capitale ne se firent pas attendre. Des milliers
d'emplois administratifs furent supprimés en quelques semaines,
leurs occupants étant affectés à d'autres activités, productives
ou de services, ou laissés disponibles, tout en continuant de
percevoir leur salaire, dans l'attente de propositions du Ministère
du Travail conformes à leurs aspirations et leurs possibilités. Les
jeunes étaient d'ailleurs invités à s'incorporer aux grands plans
agricoles qui se développaient dans les autres provinces, là où
l'on devait «gagner ou perdre la bataille du développement».
Outre
le déficit croissant de techniciens et de main-d'oeuvre provoqué
par l'essor économique des autres régions et ses exigences
techniques, l'accroissement des plans d'éducation et l'augmentation
des services à la population rendaient nécessaire le départ de
travailleurs de la ville pour la campagne et principalement de
travailleurs appartenant jusqu'alors aux unités administratives de
la capitale.
Au
lieu de se prolétariser à partir du triomphe de la Révolution, la
capitale, malgré l'option socialiste, avait connu un processus
ininterrompu d'embourgeoisement. Dès lors, l'état d'abandon dans
lequel on laissait sombrer La Havane commençait à prendre son sens.
La mise entre parenthèses de la ville était en quelque sorte une
mise en pénitence. L'indifférence apparente manifestée au cours
des trois dernières années à l'égard du sort futur de la capitale
ne s'expliquait pas seulement par la négligence.
Certes,
les effets conjugués de la nouvelle politique, de la limitation des
ressources et du manque d'organisation au niveau des organismes
responsables entraient pour une bonne part dans la détérioration
des conditions de vie à La Havane. Mais ces effets auraient été
moins négatifs s'ils n'avaient rencontre dans les sphères
dirigeantes un climat propice à leur aggravation.
Au
spectacle de la décadence physique du cadre urbain, de la lente
dépréciation du patrimoine immobilier, de la dégradation de
l'aspect matériel de la capitale, qui effaçaient peu à peu le
souvenir de sa splendeur d'antan, l'observateur étonné en venait à
se demander si une condamnation mystérieuse ne pesait pas sur
l'ancienne métropole.
DE
LA METROPOLE AU GRAND VILLAGE.
Plus
de ruralisme et moins d'urbanisme !
Fidel
Castro
Plus
de 8 ans s'étaient écoulés depuis lé jour où les « barbudos »
de l'Armée Rebelle avaient fait leur triomphale entrée dans La
Havane en liesse. Il semblait pourtant, alors que l'année 1967
allait vers son terme, que la capitale fût
vouée à expier éternellement un triple péché : celui de n'avoir
que maigrement contribué au triomphe de la Rébellion, d'en avoir
été la principale bénéficiaire, et, enfin, d'évoluer à la
remorque de la Révolution pour ne pas dire à contre-courant.
Comme
devait le souligner lui-même Fidel exactement un an après (7), le
28 septembre 1967 « marqua le début d'une nouvelle révolution dans
la province de La Havane... d'une révolution d'ordre matériel et
d'ordre politique; c'est-à-dire qu'a débuté alors une véritable
révolution dans l'agriculture de cette province, en même temps que
commençait une véritable révolution dans l'esprit des masses de la
capitale du pays ».
Le
premier aspect de ce processus mériterait une étude à lui seul,
car il constitue l'une des solutions les plus originales qui aient
jamais été apportées aux questions agraires dans un pays
socialiste. Tentons d'en résumer les traits principaux (8).
Le
« Plan Cordon » de la Havane,
ou
Plan de la ceinture Verte
Des
55 000 hectares occupés par le territoire de la Havane
Métropolitaine, 17000 seulement sont urbanisés. Le « Plan Cordon
», dont le démarrage remontait en réalité au mois d'avril 1967,
prévoyait le développement agricole de toutes les terres
cultivables entourant la capitale de la République, soit environ 30
000 hectares. 19 000 hectares devaient être plantés d'arbres
fruitiers intercalés avec des plants de cafés. Le reste se
répartissait principalement entre 6 et 7 000 hectares de pâturages,
formant un anneau dans la partie sud-est du « Cordon », une zone de
canne à sucre - pour alimenter la seule centrale demeurée sur le
territoire métropolitain- et des espaces verts à usage récréatif
dont il sera question plus loin.
L'obstacle
initial à la réalisation de ce plan était d'ordre politique : il
couvrait des terres dont plus de la moitié appartenaient aux petits
paysans. La Révolution s'appuyant sur l'alliance des ouvriers et des
petits paysans, on excluait par avance toute solution de type
autoritaire.
Le
procédé choisi révéla, s'il en était encore besoin,
l'imagination et le tact politique de son promoteur, Fidel Castro. Le
paysan garderait la propriété de sa terre, mais l'incorporerait à
la zone de production où elle se trouvait, acceptant d'y voir
pousser les cultures qui correspondaient à cette zone et ne gardant,
pour son autoconsommation, que la superficie qui lui permettrait de
subvenir directement aux besoins de sa famille. Hormis ce lopin qu'il
pouvait continuer à cultiver pour son usage propre, l'exploitation
du reste de ses terres était prise en charge par l'Etat, qui
fournirait les engrais, les insecticides, les graines, les outils
ainsi que les machines et la main-d'oeuvre pour les tâches exigeant
de grandes quantités de travail.
Le
produit de ces cultures serait livré par le paysan à l'Etat à un
prix fixé par ce dernier. Dans la période intérimaire qui devait
précéder la première récolte, le petit agriculteur recevait un
subside principalement destiné à faire face aux dépenses de
caractère non-alimentaire. A cela, il faut ajouter la destruction du
« bohio » (9) où il vivait, et la construction d'une maison neuve
en ciment, ainsi que de l'étable et du poulailler où le paysan
élevait ses animaux personnels. Selon les voeux du paysan, son
nouveau logement pouvait être reconstruit là où se trouvait
l'ancien ou faire partie de l'un des huit nouveaux villages que l'on
se proposait de réaliser dans la zone du « Cordon ». Ce
regroupement en village visait un triple but: réduire au minimum le
nombre des maisons isolées qui, entourées de leur lopin «
individuel » et de leurs dépendances (locaux pour les animaux et
les outils) gênaient les manoeuvres des machines agricoles et des
bulldozers ; faciliter aux familles paysannes la prestation de
services collectifs (crèches, écoles, centre commercial,
polyclinique, etc.) ; rompre avec l'isolement où,
traditionnellement, la famille paysanne restait confinée, et
faciliter de cette manière l'intégration de ses membres au
processus de socialisation du mode de vie.
Ainsi,
parallèlement à ce plan de développement agricole, était
poursuivie une politique sociale au bénéfice du petit paysan. Nul
ne s'étonnera, dans ces conditions,, du succès rencontré par le
Plan auprès des petits agriculteurs qui, jusque-là, vivaient
misérablement aux alentours de la Capitale, tout en travaillant
selon des méthodes archaïques aboutissant à une véritable
sous-utilisation de la terre. En moins d'un an, plus de 90 % des
paysans s'intégrèrent à un « microplan » (10) - soit environ 1
100 familles - certains d'entre eux optant pour une autre formule,
également proposée par le gouvernement révolutionnaire. Le paysan,
en effet, pouvait louer sa terre à l'État et se transformer en
ouvrier agricole, au lieu d'avoir la responsabilité de la mise en
culture de ses terres selon les directives du Plan et l'obligation
d'en vendre le produit à l'État au prix fixé par ce dernier.
L'absolu
volontariat de cette incorporation, quelles qu'en fussent les
modalités, et les nombreux avantages matériels - mais non
monétaires-qui y étaient liés, expliquent l'empressement avec
lequel les petits paysans - ou leurs épouses (11) - accueillirent
les initiatives de Fidel Castro destinées à mettre fin au
gaspillage des terres agricoles de la Province (12). La construction
de logements, sous forme de maisons isolées ou regroupées en
villages, dont certains comportaient même des édifices
multi-familiaux de 4 étages, la création d'une série d'équipements
sociaux souvent plus complets et plus modernes que ceux dès
quartiers périphériques de la capitale, la réalisation de
nombreuses installations nécessaires à la production (étables,
châteaux d'eau, entrepôts...), l'apparition de nouvelles routes là
ou n'existaient que des chemins bourbeux, donnaient aux paysans et à
leur famille l'impression que l'histoire s'était soudain accélérée,
que l'écart séculaire qui les séparait des citadins se réduisait
à une allure vertigineuse, qu'en un mot la campagne n'était plus
tout à fait la campagne.
Ce
phénomène, qui les surprenait et les émerveillait à la fois,
n'était que la traduction visible d'un processus planifié auquel
Fidel venait de donner un nom : « l'urbanisation de la campagne ».
Mais le Plan Cordon de La Havane, c'était aussi la ruralisation de
la ville.
La
« détertialisation » de la capitale était une condition
nécessaire mais non suffisante : il était indispensable de la
compléter par une «prolétarisation» des habitants qui, étant
donné le niveau des forces productives et la stratégie de
développement adoptée, ne pouvait être qu'au travers d'un
processus de « ruralisation ».
A
partir de la fin de l'année 1967 et surtout du printemps de l'année
suivante, la Capitale se « vêtira d'ouvriers pour le travail
créateur »: En avril 1968 auront lieu les «grandes semailles du
Printemps», dans le Cordon de La Havane. Un demi-million de Havanais
seront mobilisés, au rythme de 125.000 par semaines durant un mois.
Répondant à l'appel de leur « leader maximo », les habitants
sortent par dizaines de milliers de leurs centres de travail, de
leurs établissements d'enseignement ou de leurs foyers pour aller,
en caravanes impressionnantes et spectaculaires qui embouteilleront
toutes les routes et les chemins de la province, prêter main-forte
aux paysans et aux ouvriers agricoles des différents plans de la
province et même des provinces voisines. C'est alors que les hommes
et les femmes de l'ancienne métropole commencèrent à envahir les
autres régions nourrissant par milliers les bataillons de
travailleurs qui, la « machete » à la main, affrontaient le
déficit en main-d'oeuvre au cours des zafas sucrières, spécialement
dans la province de Camaguëy, immense et sous-peuplée ; les
écoliers et étudiants de la capitale répondirent en masse au Plan
de l'École à la Campagne (13), grossissant les rangs de la «
Colonne du Centenaire » (14), affluant à l'Ile des Pins ou se
déplaçant vers le Cordon et «au-delà du Cordon ». En un mot, la
ville de La Havane, traditionnellement parasitaire et
petite-bourgeoise, se « prolétarisait ».
Le
Plan Cordon de La Havane, étape passionnante d'un processus de
prolétarisation qui devait durer plusieurs années, ne donna pas les
résultats économiques escomptés. La hâte et l'improvisation qui
caractérisèrent tant son élaboration que son exécution,
conduisirent à un échec partiel qu'il serait absurde de passer sous
silence (15).. Mais, outre qu'il serait tout aussi injuste de passer
sous silence certains résultats incontestablement positifs sur le
plan de la production (arbres fruitiers, élevage), c'est en fonction
de son objectif politique que le bilan du Plan Cordon doit être
dressé. Or, considéré sous cet angle, le Plan est une
incontestable réussite.
En
soumettant La Havane et ses habitants à une « ruralisation »
intégrale, il devait asséner le coup de grâce à la
ville-métropole. La renaissance de La Havane comme capitale était à
ce prix.
Le
Plan Cordon pouvait apparaître à première vue comme un purgatoire
devant offrir à l'ancienne métropole exploiteuse et improductive
l'occasion d'expier ses péchés. Et il l'était en réalité. Mais
il contenait aussi les germes d'une régénération de la capitale,
de son renouveau. Le Plan Cordon, en effet, n'avait pas pour seul
objectif de faire participer les Havanais à la création de la
richesse nationale : il tendait aussi à créer les conditions d'un
enrichissement de leur propre existence, en tant que citadins.
Le
Plan Cordon doit en réalité être analysé comme un processus qui à
provoqué, tant dans la capitale que chez ses habitants, une mutation
profonde. Or, c'est sur le sens de cette mutation qu'il convient de
s'interroger.
A
première vue, le Plan Cordon apparaît comme le contrecoup de la
nouvelle politique économique sur le territoire métropolitain : la
vague « d'agriculturation » qui déferle sur l'ensemble du pays
vient battre contre les quartiers périphériques de la capitale.
Les
relations entre ville et campagne deviennent mouvantes. La Havane
n'est déjà plus cette « agglomération de béton et d'asphalte »
au-delà de laquelle commence un paysage agreste et inculte. La
nature marquée par le sceau de l'intelligence et de la volonté des
hommes, pénètre dans la ville, la revitalise et l'a rafraîchit,
tandis que la ville se tourne vers la nature environnante et la
domestique. Curieusement,
celle-ci n'est pas le produit d'une industrialisation de la capitale
- il faudra attendre 1970 pour voir cette perspective clairement
tracée mais le résultat d'une participation au développement des
plans agricoles.
Ville
tertiaire, elle doit devenir primaire pour prétendre accéder un
jour au secondaire. Ainsi, La Havane va-t-ellë se transformer en
capitale productive bien reliée au reste du pays. A ce titre, sa
croissance peut reprendre, à condition toutefois de s'effectuer à
un rythme inférieur à celui d'autres villes industrielles de
l'intérieur (16). Pour faire face à une expansion démographique et
spatiale désormais justifiée par le développement des activités
productives, de grandes zones d'extension ont été prévues qui
doivent permettre la construction massive des logements destinés à
absorber la; croissance naturelle de la population et à assurer le
renouvellement duparc immobilier (17).
Cette
politique rompt donc avec celle encore préconisée par Fidel un an
plus tôt et appliquée depuis environ 5 ans à La Havane. «La
politique que l'on suivra – déclare-t-il - sera la priorité de la
campagne sur la ville dans la construction » (18).. Ce revirement
n'est d'ailleurs que la conséquence d'un changement d'attitude à
l'égard des perspectives démographiques de la capitale. Dans le
même discours, Fidel affirmait encore : « dans les plans de
développement futur nous devons arriver à ce que La Havane ne
croisse guère plus ». Selon lui, il fallait non seulement que «
l'émigration vers la capitale s'arrête définitivement », mais
aussi que de « nombreux jeunes techniquement qualifiés originaires
de La Havane aillent travailler à l'intérieur du pays ».
Désormais,
l'expansion de la capitale n'est plus un mal en soi : elle doit être
favorisée si elle bénéficie à l'ensemble du pays. Une
orientation, cependant, restera en vigueur : la construction en
hauteur. Ainsi, qu'il s'agisse du schéma routier, tendant à
articuler la capitale avec les principales zones de production des
autres régions de la Province ainsi qu'avec celles des provinces de
l'intérieur, de l'implantation des industries et des entrepôts,
dans des zones dont l'importance influe sur la configuration même du
futur complexe urbain ou des vastes zones réservées au logement,
que l'on situe à proximité des grandes concentrations d'activités
industrielles et de transports, tout est conçu, étudié et agencé
de manière à ce que « la capitale soit mieux à même de jouer le
rôle économique qui doit être le sien ». Développement de la
fonction productive, rationalisation du fonctionnement interne de
l'agglomération et amélioration de ses relations avec le reste du
pays, telles sont les orientations essentielles qui découlent de cet
objectif.
NOTES
(1)
30,6% seulement dé la population active était employée dans la
production.
(2)
Michel Gatelman, L'agriculture socialisée à Cuba, Maspero.
(3)
Placé sous le contrôle direct des instances supérieures du Parti
Communiste Cubain, l'Institut de Planification Physique
administrativement rattaché au ministère .de la construction, dont
il constituait un département au moment de sa création en 1960,
jouissant en fait d'une autonomie complète à l'égard de ce
ministère, l'I.R.F. est chargé de réaliser les plans et mener les
études qui ressortent de l'aménagement du territoire, de la
planification régionale et de la planification urbaine.
(4)
« ... La Havane a la mission de produire des techniciens pour
l'intérieur du pays. Une grande partie des techniciens que nécessite
l'intérieur du pays, et sous de multiples formes, elle est en train
de le faire... » F. Castro, discours du 6 janvier 1968.
(5)
Ceux-ci prévoyaient une stabilisation de la population pour 1985,
autour de 2 M 500 000 habitants. La Havane s'était stabilisée à 1
M 760 000, chiffre qui est encore celui de 1970.
(6)
Voir en particulier le discours du 2 février 1967 aux ouvriers de
l'entreprise « Cubana Acevo ».
(7)
Discours du 28 septembre 1968.
(8)
Les aspects purement économiques, agronomiques et techniques seront
laissés de côté dans la mesure où ils n'interviendront pas dans
les développements qui suivront.
(9)
Maison en bois au toit de feuille de palme et au sol en terre battue.
Habitation traditionnelle du paysan cubain.
(10)
Terre désignant à la fois l'affectation d'une parcelle à une
culture déterminée en fonction ; des impératifs du Plan et la
construction du logement du propriétaire de cette parcelle.
(11)
Il arrivait souvent que des paysans, réticents au départ, se
voyaient convaincre par leurs épouses prises d'émulation face à
des voisins en train d'emménager dans leur nouvelle maison.
(12)
tous les grands Plans Agricoles de la Province, dont le Plan Cordon
ne constitue qu'un élément, furent réalisés selon les mêmes
principes en ce qui concerne la politique menée à l'égard des
petits paysans.
(13)
Le plan prévoit que chaque année pendant 45 jours toutes les écoles
de la ville doivent se transporter à la campagne, où élèves et
professeurs font alterner les activités productives et les études.
(14)
Organisée militairement, cette «colonne» de 50 000 jeunes dont 15
000 résidaient à La Havane, fut envoyée à Camaguëy pour pallier
le déficit en main-d'oeuvre qui empêcha la réalisation des plans
de développement agricole, chaque participant devait y demeurer
trois ans (temps égal au service militaire obligatoire).
(15)
La culture du « gandul », légumineuse miraculeuse qui devait
nourrir les animaux et les hommes, fut abandonnée. Plus de 50 % des
pousses de café plantées durent être arrachées faute de
conditions pédologiques appropriées.
(16)
Au rythme de 1,40 % contre 1,7 % de moyenne nationale, les
perspectives démographiques les plus récentes prévoient qu'elle
atteindrait les 3 M. Entre 2000 et 2010.
(17)
Les deux zones les plus importantes doivent accueillir respectivement
250 000 et 125 000 habitants.
(18)
Discours du 6 janvier 1968.
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