Flash Art n°5, 1967. Copyright Flash Art Archive. |
« Ne faisant plus partie des rangs des exploités, l’artiste devient un guérillero, capable de choisir ses lieux de combat et avec les avantages que confère la mobilité, surprenant et frappant, plutôt que l’inverse.»
Germano Celant
Notes sur une guérilla
Flash Art, 5 novembre-décembre 1967.
L'Italie des années 1960-70 a été le berceau de deux mouvements majeurs d'avant-garde : l'architecture radicale [1] dans les domaines de la ville et de l'architecture, et l'arte povera dans le domaine des Arts. Deux expressions inventées et mises à l'honneur par le critique d'art italien Germano Celant. Pas de véritables connivences entre ces deux avant-gardes sinon des oeuvres - et pratiques - ayant vocation, entre autre, de démolition des structures mêmes de la culture d'Etat bien au-delà de ses produits ; une critique idéologique des valeurs consuméristes et de la société des loisirs anglo-saxonne, magnifiée par le pop art. Des critiques estiment que l’arte povera a été une des plus puissantes provocations de l’après-guerre envers la pratique artistique traditionnelle. Dans ce contexte historique de l'Italie où l'agitation ouvrière et étudiante atteignent leur paroxysme qui peut expliquer l'humeur subversive et l'effervescence artistique contre les institutions académique et culturelle.
Celant définissait ainsi l'arte povera (art pauvre) dans ce manifeste en tant que guérilla culturelle ; un aphorisme bien éloigné de ce que définit le terme de guérilla [2] : les artistes rassemblés sous le label arte povera n'exprimaient aucune revendication politique en tant que telle (au contraire d'autres mouvements), et leurs œuvres furent de leur vivant la proie des collectionneurs et des musées ; et dès lors, les guérillos culturels intégrèrent l'industrie culturelle-capitaliste mondialisée, qu'ils critiquaient. L'artiste Giuseppe Penone questionnait ce dilemme :
« Ces oeuvres étaient faites pour changer le système, et en même temps elles avaient besoin de lui. Car, sans lui, elles sont perdues. Sans les musées qui font l'histoire des pièces et qui peuvent les reconstruire, très peu de gens peuvent les reconnaître en tant qu'oeuvres d'art si elles tombent dans la rue. En conséquence, j'ai vu, dès le début, qu'il y avait là une grande limite (...).»[3]
Germano Celant :
« D'abord vint l'homme puis le système, c'est du moins ce qui se passait dans l'Antiquité. Mais aujourd'hui, la société a la prétention de fabriquer des êtres humains pré-emballés, prêts à être consommés. Chacun peut proposer des réformes, critiquer, violer, démystifier, mais toujours avec l'obligation de rester dans le système. Il est interdit d'être libre. Une fois que vous avez créé un objet, vous devez toujours rester à ses côtés. C'est ce que le système ordonne. Cette attente n'est jamais frustrée, et une fois qu'un individu a assumé un rôle, il doit continuer à l'exercer jusqu'à sa mort. Chacun de ses gestes doit être absolument cohérent avec son comportement passé et doit préfigurer son avenir. Exister en dehors du système équivaut à une révolution.
L'artiste, nouvel apprenti bouffon, est ainsi appelé à produire de belles marchandises commerciales, offrant satisfaction aux palais sophistiqués. Une fois qu'il a une idée, il doit vivre pour elle et avec elle. La mentalité de la production de masse l'oblige à produire un objet unique qui satisfasse le marché jusqu'à saturation. Il ne lui est pas permis de simplement créer l'objet et de l'abandonner ensuite à son destin. Il doit le suivre, le justifier, l'introduire dans les circuits de distribution, se transformant ainsi, en tant qu'artiste, en un substitut de chaîne de montage. De stimulateur, de technicien ou de spécialiste de la découverte, il devient un rouage d'un mécanisme. Son comportement est conditionné à ne jamais offrir plus qu'une « correction » au monde, à perfectionner ses structures sociales mais sans jamais les modifier ni les révolutionner. Même s'il refuse la société de consommation, il se découvre l'un de ses producteurs. La liberté est un vain mot. L'artiste se rattache à l'histoire, ou plutôt à un programme, et existe à partir du présent. Il ne crée jamais de projet, et ne cherche que l’intégration. Pour « inventer », il est obligé de se comporter en kleptomane et de se servir sur les fonts baptismaux des autres systèmes linguistiques. Mais que voulait Marcel Duchamp ? Il ne s’intéressait certainement pas à satisfaire le système. L’existence, pour lui, ne pouvait signifier, et ne signifie toujours, que jouer au jeu d’échecs (où le cavalier ne se déplace jamais en ligne droite) et faire ses propres choix, sans jamais attendre simplement d’être choisi. Le système a essayé à plusieurs reprises de le chercher, mais il ne s’est jamais trouvé là où il s’attendait à le trouver.
Dans un contexte dominé par les inventions et les imitations technologiques, on se trouve face à deux choix : soit une confiance kleptomane dans le système et l'utilisation de langages codifiés et artificiels en dialogue confortable avec les structures existantes, tant sociales que privées, l'acceptation de l'idéologie et de ses pseudo-analyses, une osmose avec toutes les révolutions apparentes qui sont immédiatement réabsorbées, la subordination de son travail au microcosme abstrait (op) ou au macrocosme socioculturel (pop) et formel (structures primaires) ; soit, tout à fait à l'autre extrême, une alternative pour l'auto-développement libre et individuel.
Là un art complexe, ici un art pauvre, engagé dans la contingence, dans l’événementiel, dans le non-historique, dans le présent — « nous ne sommes jamais tout à fait les contemporains de notre présent » (Jules Régis Debray), dans une perspective anthropologique, dans l’homme « réel » (Karl Marx), et dans l’espoir (en fait, désormais, la certitude) de pouvoir se libérer entièrement de tout discours visuel qui se présenterait comme univoque et cohérent. La cohérence est un dogme qu’il faut transgresser, et l’univoque appartient à l’individu et non à « ses » images et à ses produits. Une nouvelle attitude de reprise de possession d'une domination « réelle » sur notre existence conduit l'artiste à des incursions continuelles en dehors des lieux qui lui sont assignés, éradiquant le cliché que la société lui a imprimé à son poignet. Ne faisant plus partie des rangs des exploités, l’artiste devient un guérillero, capable de choisir ses lieux de combat et avec les avantages que confère la mobilité, surprenant et frappant, plutôt que l’inverse.
D'un côté, nous avons une attitude que l'on peut définir comme « riche », car elle est osmotiquement liée aux énormes possibilités instrumentales et informationnelles qu'offre le système ; une attitude qui imite et médiatise le réel, qui crée la dichotomie entre l'art et la vie, le comportement public et la vie privée. De l'autre, nous avons une recherche « pauvre », qui s'efforce d'identifier l'individu dans ses actions, l'individu dans son comportement, éliminant ainsi toute séparation entre ces deux niveaux d'existence. Il s'agit d'une manière d'être qui ne demande que l'information essentielle, qui refuse le dialogue avec le système social comme avec le système culturel, et qui aspire à se présenter comme quelque chose de soudain et d'imprévu par rapport aux attentes conventionnelles : une manière de vivre asystématique dans un monde où le système est tout. Une telle attitude (qui ne se voit évidemment pas en opposition avec une quelconque forme de recherche, puisqu'elle est plus qu'une école, une façon de se comporter et qu'elle s'engage même à éviter la compétition pour ne pas retomber dans l'intégration, dans les lois du système ou dans un quelconque dialogue avec lui) - une telle attitude vise à récupérer la signification factuelle du sens émergeant de la vie humaine. Il s'agit d'une identification entre l'homme et la nature, mais sans aucun des objectifs théologiques du narrateur-narratum médiéval ; l'intention, bien au contraire, est pragmatique et le but est la libération plutôt que l'addition d'idées ou d'objets au monde tel qu'il se présente aujourd'hui. Il y a donc une abolition de toutes les positions formulées en termes de catégories (soit « pop », soit « op », soit « structures primaires ») au profit d'une focalisation de gestes qui n'ajoutent rien à nos raffinements de perception, qui ne s'opposent pas en tant qu'art à la vie, qui ne conduisent pas à la fracture et à la création de deux plans différents de l'ego et du monde, et qui vivent plutôt comme des gestes sociaux autosuffisants, ou comme des libérations formatrices, compositives et antisystématiques, visant à l'identification du monde et de l'individu humain.
Le glissement à opérer est donc le retour à des projets limités et annexes où l'être humain est le pivot et le feu de la recherche, en remplacement du médium et de l'instrument. L'homme est le message, pour paraphraser Marshall McLuhan. La liberté, dans les arts visuels, est un germe contaminant. L'artiste refuse toute étiquette et ne s'identifie qu'à lui-même.
Dès 1964, Michelangelo Pistoletto (comme Andy Warhol, Enzo Mari et Jerzy Grotowski) s’est ainsi consacré au problème d’une liberté de langage qui n’est plus liée au système ni à une quelconque cohérence visuelle, mais à une cohérence « intérieure », et il a produit en 1966 une série d’œuvres extrêmement « pauvres » : une crèche de Noël, un puits en carton avec une toile déchirée au centre, une vitrine pour vêtements, une structure pour discuter debout et une structure pour discuter assis, une table faite de cadres et de tableaux, une photographie géante de Jasper Johns et une lampe à mercure. Cette œuvre s’attache à enregistrer « l’irrépétabilité de chaque instant » (Pistoletto) et présuppose le rejet de tout système et de toute attente codifiée. Un mode d’action libre, imprévisible et sans contraintes (en 1967, un sarcophage, une maison peinte avec une grande liberté chromatique, une sphère de papier journal compressé, un corps recouvert de mica) et franchisé pour frustrer les attentes, qui permet à Pistoletto de toujours chevaucher la frontière entre l’art et la vie.
Ce mode d’existence révolutionnaire se transforme en Terreur avec Boetti, Zorio, Anselmo, Piacentino, Gilardi, Prini, Merz, Kounellis, Paolini et Pascali, tous artistes dont les modes d’action posent le problème de cette récupération de la libre autodétermination.
Paolini met ainsi l'accent sur le caractère empirique plutôt que spéculatif de son travail, en soulignant le donné factuel, la présence physique de l'objet et le comportement de l'individu par rapport au système de la peinture. Ses superpositions d'idées et d'images le conduisent à une prise de pouvoir par rapport à des instruments élémentaires (non encore dirigés ou systématisés) tels que la toile, la couleur et l'espace (qui devient désormais l'espace du monde). Les composantes linguistiques de la peinture reviennent ainsi sur le terrain comme paradigmes primaires, aniconiques, libérés de tout système de collocation iconologique. Ce sont des éléments d'une auto-construction jamais enchaînée à l'image à réaliser, et elles se présentent plutôt comme des « imitations » d'elles-mêmes.
Chez Pino Pascali et Jannis Kounellis, une sensualité d’orientations comportementales monte sur l’autel. La réalisation immédiate des sensations a conduit Pascali, en quelques années, à passer des torses féminins aux murs, aux canons, aux animaux mythiques, aux bateaux, à la mer, aux flaques, aux blocs de terre et aux champs labourés. Son attitude libre est évidente, et pourquoi se limiterait-il à un seul produit ? Chacun des éléments qu’il touche est en fait une synecdoque naturelle de tout son processus de vie et de sa sensibilité perceptive et plastique, alors pourquoi devrait-il devenir un paradigme ? Il en va de même chez Kounellis : frappé par la richesse de son existence, il récupère le geste artistique en donnant de la nourriture aux oiseaux, en détachant des roses d’un tableau, et il aime s’entourer d’objets banals mais naturels comme le charbon, le coton ou un perroquet. Tout se réduit à un savoir concret qui lutte contre toute réduction conceptuelle de lui-même, et l’important pour Kounellis est de se concentrer sur le fait que Kounellis est vivant et que le reste du monde peut aller au diable.
Étouffé par le polyuréthane de ses « tapis-nature », Piero Gilardi prend conscience d’une urgence existentielle qui le conduit, en 1966 (exposition « art habitable » avec Gian Enzo Sperone), à la réalisation d’objets qui ne sont plus une concrétisation médiatisée ou mimétique de ses modes de comportement fonctionnels et instrumentaux : on se retrouve face à son bât, sa brouette, sa scie, son échelle. Pour qui connaît un Gilardi « opératif », ce sont ses symboles.
La tautologie est le premier instrument de prise de possession du réel, puisque c'est par l'élimination des superstructures que l'on recommence à avoir conscience du présent et du monde.
Luciano Fabro, au cours d'une année, se montre ainsi en train d'accomplir deux ou trois actes qui prennent possession de la réalité. La difficulté de la connaissance, ou de la prise de possession des choses, est énorme : le conditionnement nous empêche de voir un trottoir, un coin, un espace quotidien, et Fabro propose de redécouvrir un trottoir, un coin, ou l'axe qui unit le sol et le plafond d'une pièce. Il ne se soucie pas de satisfaire le système, il entend au contraire l'éventrer.
De la même manière, Alighiero Boetti réinvente les inventions des êtres humains. Ses gestes ne sont plus une accumulation ou un entrelacement de signes, mais les signes de l’accumulation et de l’entrelacement. Ils se posent comme une compréhension immédiate de tout archétype gestuel, de toute invention primitive. Ce sont des gestes univoques qui portent « tous les processus formatifs et organisationnels possibles », libérés de toute contingence historique ou sociale. Et il n’y a qu’un pas entre les annotations gestuelles de Boetti et les annotations paramétriques et spatiales d’Emilio Prini. Une pièce est et résonne avec quatre coins, un homme reste bloqué dans une foulée d’un mètre, un sol se transforme en escalier, une chaise est une image plate ; chacun des gestes de Prini se conclut en se présentant simplement. La domination devient l’apanage de l’homme à « n » sens.
L'autonomie est une maîtrise incontestée chez Gianni Piacentino. Ses compositions « monumentales » s'imposent comme un défi ouvert aux conventions de l'espace et de l'ambiance. Impossible de les réorganiser, de les placer, de les plier à un code spatial habituel ; bien qu'elles se rendent chromatiquement disponibles, au point même de flatter le raffinement des perceptions du spectateur, elles finissent par nous fuir. Tout comme la lumière fuit, ou le monde lui-même. Si nous voulons posséder de telles choses, nous devons les arrêter au moment même où nous les rencontrons. Mario Merz viole ainsi les objets et la réalité avec des tubes de néon. Il a une façon dramatique et effrayante de clouer les choses. Il accomplit un sacrifice constant de l'objet banal, quotidien, comme s'il s'agissait d'un Christ retrouvé (le culte de l'objet est une nouvelle religion). Ayant trouvé son clou, Merz devient le philistin du système et crucifie le monde.
La « pauvreté » de l’action de Giovanni Anselmo est plus subtile. C’est la précarité qui attire ici l’attention. Ses objets vivent dans le moment où ils sont composés et assemblés et n’ont pas d’existence en tant qu’objets immuables. Pour réexister, ils doivent être recomposés, ce qui signifie que leur existence dépend de nos interventions et de notre comportement. Plutôt que des produits autonomes, ils sont instables et vivants en relation avec nos propres vies.
Enfin, il y a les entités expressives de Gilberto Zorio, comme des accentuations visuelles d'un événement instable. Ainsi, la violence de ses tubes d'échafaudage, de ses pigments et de ses ciments dialogue avec la précarité du temps, avec l'instabilité subtile de la grille qui est sur le point de tomber sur la chaise, avec la lente cristallisation de l'eau salée, avec l'incroyable résistance des cordes élastiques par rapport à une structure en acier. Cela crée une coexistence déconcertante de la force brute et de la précarité existentielle, sapant ainsi la possibilité même de toute affirmation et nous rappelant que toute « chose » est précaire : il suffit d'agir contre son point de rupture et elle s'effondrera inévitablement. Pourquoi ne pas essayer avec le monde lui-même ?
Aujourd'hui, 23 novembre 1967, je rencontre Icaro et Ceroli et ils me confirment que ces attitudes sont désormais le lot commun de nombreux artistes : Alviani, Scheggi, Bonalumi, Colombo, Simonetti, Castellani, Bignardi, Marotta, De Vecchi, Tacchi, Boriani, Mondino, Nespolo. Des lacunes se glissent dans le texte même en train de s'écrire. La guérilla, en fait, a déjà commencé.»
NOTES
[1] Mais également La Tendenza, théorisée par l'architecte Aldo Rossi, qui porte un regard critique sur toutes les dimensions de la discipline : esthétiques, sociales, politiques, et prône un retour aux formes historiques : soit le passé comme futur, l'exact opposé des thèses radicales. Elle prend, à la fin des années 1980, le nom de postmodernisme.
L'architecture radicale est née simultanément en Autriche et Grande Bretagne, principaux pourvoyeurs en architectes les plus radicaux.
[2] Les architectes radicaux en Italie, dans leur première période proche des mouvements contestataires de la gauche, se désignaient également en tant que guerrilos ou même terroristes (intellectuels).
[3] In Liberation, 29 août 1996
Interview : Penone enracine l'Arte povera.
Interview : Penone enracine l'Arte povera.
LIEN
https://flash---art.com/article/germano-celant-arte-povera-notes-on-a-guerrilla-war/
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