Andreas Gursky | 99 cents |1999
Guy DEBORD
La Planète Malade
1971
La
« pollution » est aujourd'hui à la mode, exactement de la même
manière que la révolution : elle s'empare de toute la vie de la
société, et elle est représentée illusoirement dans le spectacle.
Elle est bavardage assommant dans une pléthore d'écrits et de
discours erronés et mystificateurs, et elle prend tout le monde à
la gorge dans les faits. Elle s'expose partout en tant qu'idéologie,
et elle gagne du terrain en tant que processus réel.
Ces
deux mouvements antagonistes, le stade suprême de la production
marchande et le projet de sa négation totale, également riches de
contradictions en eux-mêmes, grandissent ensemble. Ils sont les deux
côtés par lesquels se manifeste un même moment historique
longtemps attendu, et souvent prévu sous des figures partielles
inadéquates : l'impossibilité de la continuation du fonctionnement
du capitalisme.
L'époque
qui a tous les moyens techniques d'altérer absolument les conditions
de vie sur toute la Terre est également l'époque qui, par le même
développement technique et scientifique séparé, dispose de tous
les moyens de contrôle et de prévision mathématiquement
indubitable pour mesurer exactement par avance où mène - et vers
quelle date - la croissance automatique des forces productives
aliénées de la société de classes : c'est à dire pour mesurer la
dégradation rapide des conditions mêmes de la survie, au sens le
plus général et le plus trivial du terme.
Tandis
que des imbéciles passéistes dissertent encore sur, et contre, une
critique esthétique de tout cela, et croient se montrer lucides et
modernes en affectant d'épouser leur siècle, en proclamant que
l'autoroute ou Sarcelles ont leur beauté que l'on devrait préférer
à l'inconfort des « pittoresques » quartiers anciens, ou en
faisant gravement remarquer que l'ensemble de la population mange
mieux, en
dépit des nostalgiques de la bonne cuisine, déjà le problème de
la dégradation de la totalité de l'environnement naturel et humain
a complètement cessé de se poser sur le plan de la prétendue
qualité ancienne, esthétique ou autre, pour devenir radicalement le
problème même de la possibilité matérielle d'existence du monde
qui poursuit un tel mouvement. L'impossibilité est en fait déjà
parfaitement démontrée par toute la connaissance scientifique
séparée, qui ne discute plus que de l'échéance ; et des
palliatifs qui pourraient, si on les appliquait fermement, la reculer
légèrement. Une telle science ne peut qu'accompagner vers la
destruction le monde qui l'a produite et qui la tient ; mais elle est
forcée de le faire avec les yeux ouverts. Elle montre ainsi, à un
degré caricatural, l'inutilité de la connaissance sans emploi.
On
mesure et on extrapole avec une précision excellente l'augmentation
rapide de la pollution chimique de l'atmosphère respirable ; de
l'eau des rivières, des lacs et déjà des océans, et
l'augmentation irréversible de la radioactivité accumulée par le
développement pacifique de l'énergie nucléaire ; des effets du
bruit ; de l'envahissement de l'espace par des produits en matières
plastiques qui peuvent prétendre à une éternité de dépotoir
universel ; de la natalité folle ; de la falsification insensée des
aliments ; de la lèpre urbanistique qui s'étale toujours plus à la
place de ce que furent la ville et la campagne ; ainsi que des
maladies mentales - y compris les craintes névrotiques et les
hallucinations qui ne sauraient manquer de se multiplier bientôt sur
le thème de la pollution elle-même, dont on affiche partout l'image
alarmante - et du suicide, dont les taux d'expansion recoupent déjà
exactement celui de l'édification d'un tel environnement (pour ne
rien dire des effets de la guerre atomique ou bactériologique, dont
les moyens sont en place comme l'épée de Damoclès, mais restent
évidemment évitables).
Bref,
si l'ampleur et la réalité même des « terreurs de l'An Mil »
sont encore un sujet controversé parmi les historiens, la terreur de
l'An Deux Mille est aussi patente que bien fondée ; elle est dès à
présent certitude scientifique. Cependant, ce qui se passe n'est
rien de foncièrement nouveau : c'est seulement la fin forcée du
processus ancien. Une société toujours plus malade, mais toujours
plus puissante, a recréé partout concrètement le monde comme
environnement et décor de sa maladie, en tant que planète malade.
Une société qui n'est pas encore devenue homogène et qui n'est pas
déterminée par elle-même, mais toujours plus par une partie
d'elle-même qui se place au-dessus d'elle, qui lui est extérieure,
a développé un mouvement de domination de la nature qui ne s'est
pas dominé lui-même. Le capitalisme a enfin apporté la preuve, par
son propre mouvement, qu'il ne peut plus développer les forces
productives ; et ceci non pas quantitativement, comme beaucoup
avaient cru le comprendre, mais qualitativement.
Cependant,
pour la pensée bourgeoise, méthodologiquement, seul le quantitatif
est le sérieux, le mesurable, l'effectif ; et le qualitatif n'est
que l'incertaine décoration subjective ou artistique du vrai réel
estimé à son vrai poids. Pour la pensée dialectique au contraire,
donc pour l'histoire et pour le prolétariat, le qualitatif est la
dimension la plus décisive du développement réel. Voilà bien ce
que, le capitalisme et nous, nous aurons fini par démontrer.
Les
maîtres de la société sont obligés maintenant de parler de la
pollution, et pour la combattre (car ils vivent, après tout, sur la
même planète que nous ; voilà le seul sens auquel on peut admettre
que le développement du capitalisme a réalisé effectivement une
certaine fusion des classes) et pour la dissimuler : car la simple
vérité des nuisances et des risques présents suffit pour
constituer un immense facteur de révolte, une exigence matérialiste
des exploités, tout aussi vitale que l'a été la lutte des
prolétaires du XIX siècle pour la possibilité de manger. Après
l'échec fondamental des tous les réformismes du passé - qui tous
aspiraient à la solution définitive du problème des classes -, un
nouveau réformisme se dessine, qui obéit aux mêmes nécessités
que les précédents : huiler la machine et ouvrir de nouvelles
occasions de profit aux entreprises de pointe. Le secteur le plus
moderne de l'industrie se lance sur les différents palliatifs de la
pollution, comme sur un nouveau débouché, d'autant plus rentable
qu'une bonne part du capital monopolisé par l'État y est à
employer et manoeuvrer. Mais si ce nouveau réformisme a d'avance la
garantie de son échec, exactement pour les mêmes raisons que les
réformismes passés, il entretient vis-à-vis d'eux cette radicale
différence qu'il n'a plus le temps devant lui.
Le
développement de la production s'est entièrement vérifié
jusqu'ici en tant qu' accomplissement « de l'économie politique :
développement de la misère, qui a envahi et abîmé le milieu même
de la vie. La société où les producteurs se tuent au travail, et
n'ont qu'à en contempler le résultat, leur donne franchement à
voir, et à respirer, le résultat général du travail aliéné en
tant que résultat de mort. Dans la société de l'économie
sur-développée, tout est entré dans la sphère des biens
économiques, même l'eau des sources et l'air des villes,
c'est-à-dire que tout est devenu le mal économique, « reniement
achevé de l'homme » qui atteint maintenant sa parfaite conclusion
matérielle. Le conflit des forces productives modernes et des
rapports de production, bourgeois ou bureaucratiques, de la société
capitaliste est entré dans sa phase ultime. La production de la
non-vie a poursuivi de plus en plus vite son processus linéaire et
cumulatif ; venant de franchir un dernier seuil dans son progrès,
elle produit maintenant directement la mort.
La
fonction dernière, avouée, essentielle, de l'économie développée
aujourd'hui, dans le monde entier où règne le travail-marchandise,
qui assure tout le pouvoir à ses patrons, c'est « la production des
emplois ». On est donc bien loin des idées progressistes du siècle
précédent sur la diminution possible du travail humain par la
multiplication scientifique et technique de la productivité, qui
était censée assurer toujours plus aisément la satisfaction des
besoins « antérieurement reconnus par tous comme réels », et sans
« altération fondamentale » de la qualité même des biens qui se
trouveraient disponibles. C'est à présent pour produire des emplois
, jusque dans les campagnes vidées de paysans, c'est-à-dire pour
utiliser du travail humain en tant que travail aliéné , en tant que
salariat, que l'on fait «tout le reste» ; et donc que l'on menace
stupidement les bases, actuellement plus fragiles encore que la
pensée d'un Kennedy ou d'un Brejnev, de la vie de l'espèce.
Le
vieil océan est en lui-même indifférent à la pollution ; mais
l'histoire ne l'est pas. Elle ne peut être sauvée que par
l'abolition du travail-marchandise. Et jamais la conscience
historique n'a eu autant besoin de dominer de toute urgence son
monde, car l'ennemi qui est à sa porte n'est plus l'illusion, mais
sa mort.
Quand
les pauvres maîtres de la société dont nous voyons le déplorable
aboutissement , bien pire que toutes les condamnations que purent
fulminer autrefois les plus radicaux des utopistes, doivent
présentement avouer que notre environnement est devenu social ; que
la gestion de tout est devenue une affaire directement politique,
jusqu'à l'herbe des champs et la possibilité de boire, jusqu'à la
possibilité de dormir sans trop de somnifères ou de se laver sans
souffrir d'allergies, dans un tel moment on voit bien aussi que la
vieille politique spécialisée doit avouer qu'elle est complètement
finie.
Elle
est finie dans la forme suprême de son volontarisme : le pouvoir
bureaucratique totalitaire des régimes dits socialistes, parce que
les bureaucrates au pouvoir ne se sont même pas montrés capables de
gérer le stade antérieur de l'économie capitaliste. S'ils polluent
beaucoup moins - les États-Unis à eux seuls produisent 50 % de la
pollution mondiale -, c'est parce qu'ils sont beaucoup plus pauvres.
Ils ne peuvent, comme par exemple la Chine, en y bloquant une part
disproportionnée de son budget de misère, que se payer la part de
pollution de prestige des puissances pauvres ; quelques redécouvertes
et perfectionnements dans les techniques de la guerre
thermonucléaire, ou plus exactement de son spectacle menaçant. Tant
de pauvreté, matérielle et mentale, soutenue par tant de
terrorisme, condamne les bureaucraties au pouvoir. Et ce qui condamne
le pouvoir bourgeois le plus modernisé, c'est le résultat
insupportable de tant de richesse effectivement empoisonnée. La
gestion dite démocratique du capitalisme, dans quelque pays que ce
soit, n'offre que ses élections-démissions qui, on l'a toujours vu,
ne changeaient jamais rien dans l'ensemble, et même fort peu dans le
détail, à une société de classes qui s'imaginait qu'elle pourrait
durer indéfiniment. Elles n'y changent rien de plus au moment où
cette gestion elle-même s'affole et feint de souhaiter, pour
trancher certains problèmes secondaires mais urgents, quelques
vagues directives de l'électorat aliéné et crétinisé (U.S.A.,
Italie, Angleterre, France). Tous les observateurs spécialisés
avaient toujours relevé - sans trop s'embarrasser à l'expliquer -
ce fait que l'électeur ne change presque jamais d' « opinion » :
c'est justement parce qu'il est l'électeur, celui qui assume, pour
un bref instant, le rôle abstrait qui est précisément destiné à
l'empêcher d'être par lui-même, et de changer (le mécanisme a été
démonté cent fois, tant par l'analyse politique démystifiée que
par les explications de la psychanalyse révolutionnaire). L'électeur
ne change pas davantage quand le monde change toujours plus
précipitamment autour de lui et, en tant qu' électeur, il ne
changerait même pas à la veille de la fin du monde. Tout système
représentatif est essentiellement conservateur, alors que les
conditions d'existence de la société capitaliste n'ont jamais pu
être conservées : elles se modifient sans interruption, et toujours
plus vite, mais la décision - qui est toujours finalement décision
de laisser faire le processus même de la production marchande - est
entièrement laissée à des spécialistes publicistés ; qu'ils
soient seuls dans la course ou bien en concurrence avec ceux qui vont
faire la même chose, et d'ailleurs l'annoncent hautement. Cependant,
l'homme qui vient de voter « librement » pour les gaullistes ou le
P.C.F., tout autant que l'homme qui vient de voter, contraint et
forcé, pour un Gomulka, est capable de montrer ce qu'il est
vraiment, la semaine d'après, en participant à une grève sauvage
ou à une insurrection.
La
soi-disant « lutte contre la pollution », par son côté étatique
et réglementaire, va d'abord créer de nouvelles spécialisations,
des services ministériels, des jobs, de l'avancement bureaucratique.
Et son efficacité sera tout à fait à la mesure de tels moyens.
Elle ne peut devenir une volonté réelle, qu'en transformant le
système productif actuel dans ses racines mêmes. Et elle ne peut
être appliquée fermement qu'à l'instant où toutes ses décisions,
prises démocratiquement en pleine connaissance de cause, par les
producteurs, seront à tout instant contrôlées et exécutées par
les producteurs eux-mêmes (par exemple les navires déverseront
immanquablement leur pétrole en mer tant qu'ils ne seront pas sous
l'autorité de réels soviets de marins).
Pour
décider et exécuter tout cela, il faut que les producteurs
deviennent adultes : il faut qu'ils s'emparent tous du pouvoir.
L'optimisme
scientifique du XIX siècle s'est écroulé sur trois points
essentiels. Premièrement, la prétention de garantir la révolution
comme résolution heureuse des conflits existants (c'était
l'illusion hégélo-gauchiste et marxiste ; la moins ressentie dans
l'intelligentsia bourgeoise, mais la plus riche, et finalement la
moins illusoire). Deuxièmement, la vision cohérente de l'univers,
et même simplement de la matière. Troisièmement, le sentiment
euphorique et linéaire du développement des forces productives. Si
nous dominons le premier point, nous aurons résolu le troisième ;
et nous saurons bien plus tard faire du second notre affaire et notre
jeu. Il ne faut pas soigner les symptômes mais la maladie même.
Aujourd'hui la peur est partout, on n'en sortira qu'en se confiant à
nos propres forces, à notre capacité de détruire toute aliénation
existante, et toute image du pouvoir qui nous a échappé. En
remettant tout, excepté nous-mêmes, au seul pouvoir des Conseils
des Travailleurs possédant et reconstruisant à tout instant la
totalité du monde, c'est-à-dire à la rationalité vraie, à une
légitimité nouvelle.
En
matière d'environnement « naturel » et construit, de natalité, de
biologie, de production, de « folie »., il n'y aura pas à choisir
entre la fête et le malheur mais consciemment et à chaque
carrefour, entre mille possibilités heureuses ou désastreuses,
relativement corrigibles et, d'autre part, le néant. Les choix
terribles du futur proche laissent cette seule alternative :
démocratie totale ou bureaucratie totale. Ceux qui doutent de la
démocratie totale doivent faire des efforts pour se la prouver à
eux-mêmes, en lui donnant l'occasion de se prouver en marchant ; ou
bien il ne leur reste qu'à acheter leur tombe à tempérament, car «
l'autorité, on l'a vue à l' oeuvre, et ses oeuvres la condamnent »
(Joseph Déjacque).
«
La révolution ou la mort », ce slogan n'est plus l'expression
lyrique de la conscience révoltée, c'est le dernier mot de la
pensée scientifique de notre siècle. Ceci s'applique aux périls de
l'espèce comme à l'impossibilité d'adhésion pour les individus.
Dans cette société où le suicide progresse comme on sait, les
spécialistes ont dû reconnaître, avec un certain dépit, qu'il
était retombé à presque rien en mai 1968. Ce printemps obtint
aussi, sans précisément y monter à l'assaut, un beau ciel, parce
que quelques voitures avaient brûlé et que toutes les autres
manquaient d'essence pour polluer. Quand il pleut, quand il y a de
faux nuages sur Paris, n'oubliez jamais que c'est la faute du
gouvernement. La production industrielle aliénée fait la pluie.
La
révolution fait le beau temps.
Guy Debord
1971
La brochure au format PDF sur le site non-fides :
Whaou !!!!
RépondreSupprimer1971....!
Merci !
PROPHETIQUE !
RépondreSupprimerUn texte à fleur de peau, qui n'a pas pris une ride et un sujet toujours d'actualité, 45 ans plus tard : consommer toujours plus et toujours plus mal. On assiste aux débordements de la consommation à outrance, où les produits de consommation courante sont galvaudés et gaspillés, où la vie animale est bradée, dénuée de sens, détruite dans sa chair, et où la vie humaine n'est guère mieux lotie...
RépondreSupprimerOn constate la perte des savoir-faire, la destruction de notre patrimoine, la dissolution de nos repères et la rationalisation des goûts et des couleurs. L'illusion de la liberté de choix s'est elle-même émoussée et les décisions de la vie courante sont maintenant prises pour nous par le gouvernement et ses institutions ramifiées. La mondialisation n'arrangera rien.
Des solutions existent pour ralentir cette folie mais le système tel qu'il a été consacré par les "pouvoirs suprêmes" en a décidé autrement. La consommation est devenue une servitude. Libre à nous, à échelle individuelle, de limiter son emprise sur notre existence.