ARTIFICIALITÉS FUTURES
SONGDO :
VILLE INTELLIGENTE DU FUTUR OU CAUCHEMAR ORWELLIEN ?
Via: ECHORADAR
(Hors illustrations - Photos)
Septembre 2015
Comme
Brasilia en son temps, la ville de Song Do en Corée du Sud est une
création ex
nihilo.
Pour autant, les raisons et, à plus forte raison, les principes qui
conduisent à son développement sont radicalement différents.
Portée par le concept du « Zéro émission de carbone »
(« Zéro CO² »), sa conception s’appuie fortement sur
les systèmes d’information avec une prépondérance marquée pour
les équipements et les objets connectés.
Peut-on
dès lors considérer Song Do comme une ville-pilote qui viendrait
dessiner l’avenir urbain des grandes métropoles du futur,
écologiques, (ultra) connectées mais aussi plus intrusives, sans
âme et renforçant un peu plus encore l’individualisation de ses
habitants ?
Artificialisation
du territoire
et zone économique franche
Développé
à partir du concept de « ville verte en kit », le projet
de cette ville futuriste est piloté dès 2001 par un consortium
privé [1]. Soutenu par Incheon, la troisième ville de Corée du
Sud, l’ambition de ses promoteurs est de faire de Songdo un modèle
de cité émergente mais aussi exportable pour toute l’Asie. Les
travaux débutent effectivement en 2003 par l’artificialisation du
territoire [2], c’est-à-dire la création de 610 hectares de terre
gagnés sur la mer en sept ans.
Cette
poldérisation s’explique principalement par la volonté
d’optimiser la répartition des zones habitables, la géographie
physique du pays étant constituée à 70% de montagnes. Avec pour
conséquences que les principales métropoles de la Corée du Sud,
comme Séoul [3], possèdent l’une des densités démographiques
parmi les plus élevées au monde.
Le
projet s’inscrit également dans celui de plus grande envergure de
création d’une zone économique franche, l’IFEZ [4], s’étendant
sur trois districts et près de 21 000 hectares. La proximité
d’Incheon mais aussi de Séoul ont prévalu au projet, l’un comme
l’autre étant à environ 20 minutes de train de Songdo. De plus,
l’aéroport d’Incheon met Tokyo ou Shangai à seulement 1h30
d’avion. Songdo pourrait devenir donc le centre d’affaires d’un
hub régional dont l’ambition est d’être l’une des principales
zones de services à haute valeur ajoutée pour l’Asie.
Songdo
en chiffres
Avec
un coût total estimé à 30 milliards de dollars, un métro, des
immeubles résidentiels, des gratte-ciels, deux campus
universitaires, un hôpital, des musées et un parc de 40 hectares
inspiré de Central Park à New York, cette ville sortie de nulle
part devrait, à terme, accueillir 300 000 salariés et 65 000
habitants. Si ses gratte-ciels flambants neufs et ses parcs ne
distinguent pas réellement la ville d’autres villes ultramodernes,
les différences sont en réalité dissimulées au regard. « 99%
des stationnements de la ville sont souterrains, et un imposant
système de collecte et de filtration de l’eau de pluie est situé
sous un terrain de golf », souligne Scott Summers,
vice-président à l’investissement étranger pour Gale
International. [5]
Les
espaces verts représentent par ailleurs 40% de la superficie totale
de la ville, chaque toit d’immeuble est doté de panneaux solaires
et l’eau de mer ainsi que celle de la pluie sont utilisées tant
pour les canaux que l’irrigation des parcs. Les déchets
domestiques de l’ensemble des foyers sont récupérés puis
centralisés par un système complexe de canalisations jusqu’à une
usine de recyclage dont la chaleur est redistribuée à travers la
ville. D’après Scott Summers « cette infrastructure intégrée
permet aussi d’éviter d’avoir des camions à déchets sur les
routes ». L’étape prochaine est de convertir la chaleur
produite par cette usine pour la transformer en énergie disponible
pour le réseau électrique de la ville. [6] Un réseau électrique
vital pour l’ensemble des activités qu’il conviendra de
surveiller et, surtout, de sécuriser envers les défaillances et les
actes malveillants potentiels. [7]
L’ubiquité
comme maître-mot
Songdo
est le prototype complet et abouti de la ville ultra-connectée. Pas
un mètre carré n’est censé échapper au numérique, tant par les
interactions accessibles que par l’ensemble des infrastructures
dissimulées au regard (câbles, équipements, interconnexions,
etc.). Il est par exemple prévu que la municipalité puisse
connaître finement la consommation énergétique de chaque bâtiment.
En fonction de la consommation de chacun d’entre eux, il sera
possible de mieux répartir et rediriger la production et la
consommation d’énergie globales. Ce qui apparaît comme une source
indéniable d’efficacité énergétique possède également un sens
économique loin d’être marginal.
L’idée
maîtresse est que chaque donnée générée, récupérée puis
traitée le sera au profit de la ville et, surtout, à celui de ses
habitants. Il faut dès lors voir Songdo comme une sorte de logiciel
géant dont les algorithmes, notamment prédictifs, seront mis à
jour à mesure de l’apprentissage que les ingénieurs seront
capables de réinjecter dans les systèmes d’information de la
ville. Il sera possible à chaque habitant de pouvoir interagir avec
un panel de services depuis chez soi : cours particuliers,
consultation médicale, commande de produits et de denrées
alimentaires voire même réunions professionnelles.
Cette
ubiquité en quelque sorte immobile offre déjà un vrai confort et
de la valeur ajoutée pour les personnes à mobilité réduite, âgées
ou malades. C’est inversement un cauchemar en puissance en matière
d’interactions et de relations sociales puisque les « vraies »
rencontres, présentielles, pourraient devenir inutiles mais surtout
quasi inexistantes ! Alors que, depuis ces trente dernières
années, les sociétés modernes encouragent une individualisation de
plus en plus accrue des comportements, le modèle Songdo pourrait en
devenir la triste caricature.
Sécurité
et délire orwellien
Songdo
sera truffée de capteurs de surveillance : caméras de
vidéoprotection, lecteurs de plaques d’immatriculation devant les
bâtiments, contrôles automatiques des entrées et sorties des
stationnements. [8] Le mobilier urbain ne sera pas en reste puisque
lui-même intelligent et connecté, il transmettra de multiples
données au système central de surveillance et de sécurité. Si la
protection des données personnelles semble entièrement absente des
débats, doit-on dès lors supposer que les citoyens de Songdo
devront, en échange d’une sécurité optimale, céder des pans
entiers de leur vie privée ?
Il
faut également réfléchir aux nombreuses possibilités offertes en
matière de police et de justice. Les locaux à usage professionnel
seront interconnectés avec leur environnement médiatique et le
reste de la sphère publique. Ces ensembles de « béton intelligent
», par leur capacité à réagir aux besoins de leur environnement,
garantissent ainsi une traçabilité des opérations accomplies. Ils
sont aussi en mesure de faire face à toute tentative d’atteinte à
leur intégrité comme des actes de malveillance physique ou des
cyberattaques. De manière plus globale, la gestion des données,
collectées dans le logement et transmises à l’extérieur pour
permettre un pilotage à distance de certains équipements
domestiques, va élargir le champ des investigations à venir dans le
domaine de la police judiciaire. [9]
Il
parait difficilement envisageable que la municipalité, les services
de police et de justice mais aussi les habitants fassent l’économie
d’un dialogue critique afin d’établir une charte sinon une
politique visant à protéger autant l’intégrité physique des
personnes que les données personnelles les concernant. Sans cela,
les excès et la paranoïa décrits par Georges Orwell dans son livre
culte « 1984 » quitteront le champ de l’imagination pour
investir entièrement celui la vie quotidienne.
Conclusion
Imaginée
dès le départ du projet comme exportable à d’autres pays d’Asie,
Songdo ne possède pas seulement une dimension écologique et
ultra-connectée. Des facteurs économiques, politiques voire
géopolitiques émergent également de l’analyse de cette ville qui
préfigure les métropoles ultra-connectées des prochaines
décennies. Avec une incertitude quant à la réussite qu’un tel
modèle s’impose facilement et sans coup férir. Car le projet de
Songdo n’est pas encore gagné, comme le regrette Scott Summers qui
pointe « la faute à un environnement des affaires trop
réglementé en Corée du Sud » tandis qu’un professionnel du
secteur de la construction évoque quant à lui « un gouffre
financier ». [9]
Les
processus pour assurer la sécurité des personnes et des biens vont
se trouver profondément changés par l’implantation de capteurs de
données dans les espaces publics comme privés. La surveillance de
chaque individu, jusque dans son foyer, sous couvert d’offrir des
services personnalisés et une sécurité irréprochable devra faire
l’objet d’une réflexion en vue de mieux protéger le droit
universel de chacun à la vie privée.
Enfin,
l’individualisation à outrance qu’encourage peut être
involontairement le concept de la ville, n’est pas de nature à
favoriser le sentiment d’appartenance à une communauté de
destin : celle d’un pays, d’un continent et d’une planète.
Pourquoi ne pas prévoir des agoras et des zones communes
d’interaction mais aussi encourager les associations et les
solidarités ? C’est à ces conditions que le modèle Songdo
pourra réellement faire école et se voir reproduit puis multiplié
sur l’ensemble de la planète.
Via: ECHORADAR
(Hors illustrations - Photos)
Septembre 2015
NOTES
[1]
Gale International (géant américain de l’immobilier), POSCO
(coréen et 4ème producteur d’acier mondial) et la banque
d’investissement américaine Morgan Stanley
[3]
Presque 16 700 habitants / km² –
Source https://fr.wikipedia.org/wiki/S%C3%A9oul
[4] Incheon
free economic zone –
Sourcehttps://fr.wikipedia.org/wiki/Incheon#La_zone_.C3.A9conomique_franche
[6]
L’auteur invite le lecteur à lire l’article » Les
réseaux électriques intelligents, opportunités et vulnérabilités
des villes de demain »
de Nicolas Mazzucchi
[7]
L’auteur invite le lecteur à lire l’article « Quelle
sécurité pour la ville connectée »
de Philippe Davadie
[9]
CREOGN, note n°8 sur les villes
intelligentes :http://www.gendarmerie.interieur.gouv.fr/crgn/Publications/Notes-du-CREOGN/Les-villes-intelligentes
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