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ITALIE : Lutte urbaine 1974 / 1976

ROMA, S. Basilio. Un momento degli scontri Roma, settembre 1974


Toutes les photographies sont signées [sauf mention contraire] 
par le journaliste et photo-reporter italien Tano D'Amico. 


Du bon usage capitaliste de la crise
comme stratégie contre-révolutionnaire

Les premières conséquences de la crise économique internationale liée au choc pétrolier affecteront de manière profonde l’Italie : l‘idéologie de la croissance continue, du plein emploi sera relayée par une situation de crise ouverte. La Fiat licencie 65.000 ouvriers : c’est le signal le plus spectaculaire de la fin de l’ère de plein emploi, de la contre-attaque du capital contre les acquis des luttes de la classe ouvrière mais aussi du début de la restructuration de l’industrie.


Lettre de licenciement Fiat 

Après 1973 le cycle des luttes ouvrières connaît une phase descendante. Le spectre de la récession économique fonctionne comme une puissante arme de dissuasion et impose une restructuration productive avec un prix très lourd à payer, en termes de salaire et d’emploi, pour la classe ouvrière. Deux phénomènes vont se conjuguer pour toucher durement les classes populaires : une augmentation sans précèdent du nombre de demandeurs d’emplois et une inflation qui agit tout autant sur les prix de vente que ceux de production. L’augmentation phénoménale des prix (les pâtes, aliment de base des italiens, augmentent de 25%), des loyers, des services publics (transports, énergie, etc.), conjuguée à une forte baisse du revenu familial consécutive à la perte d’un emploi ou à une restriction d’horaires de travail auront comme conséquence une offensive massive des organisations syndicales, des conseils d’usine sur les problèmes urbains, en particulier sur le prix des services et des loyers.



Ainsi, une forme de radicalisation des luttes sociales et urbaines caractérise cette période qui voit également les deux premiers assassinats accidentels des Brigate Rosse, le 17 juin 1974. Il se profile un premier ressentiment de l’opinion publique envers les groupes de la Nouvelle Gauche, malgré leur condamnation publique des actes terroristes sur des personnes. Le capital sympathie s’amenuisera au fil des attentats, des assassinats et des jambisations, de la violence en général.

Certains historiens évoquent également, pour expliquer cette radicalisation des luttes, le «compromis historique» du Parti communiste qui l’engage à l’adversaire de toujours, la Démocratie-chrétienne. L’alliance et l’entente tacite entre les deux partis politiques s’étendront à tout le système de pouvoir, à l’administration centrale, aux syndicats, à la gestion des moyens de communication et, dulcis in fundo, à la police.


CRISE ET LOGEMENTS

La crise du logement s’accentue et affecte désormais les employés de bureaux, les jeunes salariés, le corps enseignant, les étudiants, soit la classe moyenne et non plus seulement les classes défavorisée et populaire, les populations marginales. Cette « faim de logement » ainsi dénommée par Doelio Andreina dans son livre collectif Le lotte par la casa in Italia paru en 1974, témoigne d’un climat social particulièrement tendu. Malgré des prémisses de méfiance, le soutien de l’opinion publique en faveur des mouvements luttant pour des meilleurs conditions de vie, que la presse même la plus conventionnelle était bien contrainte de répercuter, a joué un rôle important en faveur des organisations luttant contre le mal-logement. A partir de 1974, la production de logements sera ralentie par l’augmentation des coûts des terrains et des coûts de production. Les prix à la location ou à la vente vont augmenter considérablement. Inquiets, les promoteurs hésitent à investir car les acheteurs potentiels étaient désormais peu solvables et les locataires s’organisaient en comité de plus en plus puissant. Du fait de la crise, l’augmentation du coût de la construction des logements sociaux était telle que les loyers demandés étaient impraticables pour les classes populaires. Les logements destinés à l’origine à la classe ouvrière étaient donc soit attribués à la classe moyenne ou restaient inoccupés. Le problème n’était pas seulement du fait de la pénurie de logements mais des formes de distribution du logement.

Pour les moins fortunés, la cohabitation forcée dans les logements des grands ensembles devient une pratique courante : le plus souvent les parents cohabitent avec les nouvelles familles de leur enfant, ou bien ils hébergent de la proche famille , qui nous rappelle le film de 1956, «Le toit» de De Sica. Ces cohabitations s’effectuaient illégalement sans attribution par les organismes qualifiés ou les mairies. La situation est encore plus pénible dans le Sud de l’Italie où le poids de la religion, très présent encore même dans les milieux ouvriers, contraignait les fiancés au mariage avant de pouvoir s’établir sous le même toit ; ce qui compliquait davantage les choses.

La crise mondiale porte également ses premières conséquences dans les grands ensembles d’habitat social qui vont devenir progressivement des zones de relégation pour les populations les plus précaires. Les familles les plus modestes et les nouveaux noyaux familiaux étaient donc dans une situation particulièrement difficile qui ne pouvait désormais être résolue que par l’intervention de l’état en faveur d’une production adaptée de logements. Malgré la crise du logement qui prenait maintenant des proportions importantes dont les effets les plus néfastes étaient dénoncés autant par les partis de gauche que par les personnalités progressistes et catholiques, l’État poursuivra sa politique de restrictions budgétaires. A Naples, le déclin de l’intervention publique est significatif : 30.000 pièces subventionnées construites par an entre 1951 et 1961, 25.000 entre 1961 et 1971, 16.000 entre 1971 et 1981.

LA VILLE INVISIBLE

Les aires de constructions illégales s’étendent inexorablement dans les zones périphériques des grandes agglomérations échappant, en grande partie, au contrôle des autorités. L’abusivismo edilizio s’était à ce point développé qu’il concernait maintenant des quartiers denses. Les aires de constructions illégales se forment, de plus en plus, dans les zones dangereuses ou insalubres, interdites à la construction : zone inondable, talus de coteaux sujets à des glissements de terrain, ancien marécage ou comme à Naples, sur les pentes du Vésuve. Les décisions municipales - de gauche comme de droite- de procéder à des travaux de raccordement en eau, électricité et réseaux d’eaux usées, d’ouvrir de nouvelles lignes de transport public, d’équiper en services publics des agglomérats urbains illégaux, sous la pression constante (manifestations, pétitions,...) des habitants pourtant en situation irrégulière rend compte d’une situation inextricable. Le paroxysme kafkaïen est atteint par les services des cadastres municipaux qui, faute de déclarations légales, inscrivaient sur leurs plans d’urbanisme des zones agricoles, rien, là où étaient bâtis des quartiers habités par des centaines d’habitants. Il serait possible ici d’évoquer Les villes invisibles, le roman d’Italo Calvino, ou les quartiers « fantômes » pour juger d’une telle situation.


ROMA- Via appia antica, photo Unita

Les autorités ne purent endiguer le phénomène du développement considérable de l’habitat illégal. Une autre vision des choses est avancée par l’urbaniste italien B. Secchi qui affirme que la réponse de l’État faite à la population, face à une crise économique sans précédent a été «do it yourself. En d’autres termes, «débrouillez-vous tout seul!». Il s’agit d’une mobilisation individuelle favorable au consensus social. Le résultat ne s’est pas fait attendre, chacun s’est «arrangé». [...] La «ville diffuse», c’est un peu cela, un vaste mouvement d’urbanisation désordonné de la campagne, qui est aussi le refus de l’habitation collective, la condamnation des grands ensembles assez uniformes. Du point de vue architectural, cette «ville diffuse» est une invraisemblable addition d’horreurs! Mais elle répond à la demande des gens qui souhaitent posséder une petite maison avec un jardin. De quel droit l’urbaniste ou l’architecte pourraient-ils s’opposer à cela?»[1]

ROMA Romanina borgata, photo Unita

Les mouvements de revendication des habitants/propriétaires des constructions illégales réclamaient la légalisation de leurs biens immobiliers, la reconnaissance de leurs droits en matière d’équipements publics et notamment pour les réseaux d’eau potable, d’électricité, de voiries, de transport en commun, d’équipements hospitaliers et d’écoles. A Rome, les habitants s’étaient organisés en plusieurs associations qui, depuis des années oeuvraient pour cette reconnaissance, malgré leur situation irrégulière. En avril 1976, la commune procéda à la régularisation de borgete de la périphérie romaine qui faisait obligation pour les autorités d’un recupero edilizio ed urbanistico et de procéder à la construction de l’ensemble des équipements publics techniques nécessaire à l’hygiène public. Le secrétaire de l’Union Borgate déclara alors : « C’est une victoire pour les travailleurs immigrés arrivés ici dans les années 1950. C’est n’est pas seulement une simple prise en compte de l’existence des borgate mais un engagement politique pour leur rénovation et leur insertion dans la ville légitime. C’est la régularisation de vastes zones de Rome qui manquent de tout.»[2] Selon les chiffres avancés par cette association, les 44 borgete légalisées incluses dans le PRG [Plan Régulateur Général] abritaient 520.000 habitants auquel il faut ajouter les 310.000 habitants des borgete encore illégales non incluses dans le PRG. Bien évidemment la régularisation par les autorités des constructions illégales fut une incitation directe pour que d’autres mal-logés et investisseurs privés construisent en toute illégalité, certains un jour, d’être régularisés.


ROMA, Romanina borgata, photo Unita
ROMA Dragona borgata, photo Unita


LA NUOVA SINISTRA

Peu avant la crise économique, les groupes de la Nuova Sinistra s’étaient recomposé en nouvelles factions ou avaient procédé à l’élaboration de nouvelles stratégies politiques. En 1973, des groupes issus de l’opéraïsme organisent en parti politique l’Autonomie ouvrière [Autonomia Operaia]. Deux grandes tendances dominent ce mouvement, une première se réclamant des « opéraïstes » orthodoxes comprenant notamment les Comités Autonomes Ouvriers dont le collectif de la via dei Volsci à Rome ; une seconde tendance représentée par Toni Negri, organisée au sein des Collectifs Politiques Ouvriers. Puis à partir de 1975, d’autres organisations se forment dont le Comitato Comunisto per il Potere Operaio (Comité Communiste pour le Pouvoir Ouvrier) qui représente une tendance insurrectionnaliste de l’Autonomie ouvrière. Selon ces grandes tendances, se construisent des comités ouvriers, d’employés, de fonctionnaires, de chômeurs, de quartier, des collectifs d’étudiants. Comme signe de reconnaissance, affirmant leur indépendance politique, ils utilisaient des sigles où apparaissait le mot « autonome » – par exemple, « Comité Autonome de Quartier » ou « Collectif Architectes Autonomes ». A cela s’ajoute des groupes se réclamant de l’Opéraismo, dont Lotta Continua et les mouvements de l’Autonomie «Désirante» qui prendra par la suite une place prépondérante.

Enfin, dénonçant la « traîtrise » du Parti Communiste certains groupes de la Gauche extraparlementaire vont intensifier leurs actions terroristes, dont notamment les Brigades Rouges et le groupe Primea Linea [Première Ligne] créé par des ex-militants de Lotta Continua et de Potere Operaio. Les Brigades Rouges qui existaient depuis 1970 commencèrent à organiser la lutte armée et orchestrer des pratiques de « justice prolétarienne », tantôt de masse, tantôt clandestines : les attentats, les « jambisations », les meurtres et les hold-up.

Si la quasi-totalité des collectifs Autonomes dénoncent l’action terroriste des Brigades Rouges, ils sont obligés de créer leur propre groupe armé pour se protéger des groupes armés néo-fascistes et des charges policières lors des manifestations. Puis, la radicalisation de la lutte armée prendra son essor par la constitution de cellules combattantes au sein même des groupes existants. Des centaines de groupes prônent la lutte armée mais se limitent aux attentas contre des installations et aux hold-up : « Il va naître une pléthore de groupes armés ! Mais incroyable ! Enfin, je veux dire, à une échelle… Des centaines de groupes armés ! C’est-à-dire il n’y a pas de collectif qui n’ait pas son groupe armé ! »[3]

Photo anonyme


PRENDIAMOCI
LA CITTA :
L‘AGE D’OR des
LUTTES URBAINES

«Je voudrais souligner aussi que ces luttes urbaines on été très dures et que les combattants ont payé un lourd tribut : il y a eu dans cette période de nombreux morts et blessés.» [4]
Maurizio Marcelloni.


Dans ce contexte très particulier des prémisses de la fin de l’État Providence et de la volonté du Parti communiste d’apparaître comme un parti « de l’ordre social », ce sont les groupes se réclamant de la Nuova Sinistra qui vont orienter les actions vers des formes de luttes inédites et massives et, dans une certaine mesure, réfléchir à une utilisation alternative de l’habitat. Les conséquences désastreuses de la crise apportent aux comités de quartier de plus en plus d’habitants en proie à des difficultés financières. Sans doute pour des raisons plus politiques qui exprimaient un mécontentement général envers les partis politiques traditionnels. D’autre part, les actions menées les années précédentes par les comités de quartier pour exiger des équipements technique, sanitaire et social ont permis des réalisations, des procédures en cours ou des avis favorables des autorités compétentes. Ce qui incitera d’autres quartiers à la création de leur propre comité.

ROMA, PrimaValle, 1974

LOTTA CONTINUA

Le prestige de Lotta Continua aura comme conséquence l’afflux continu de nouveaux adhérents et militants, ce qui posa l’éternel problème de l’organisation. Lotta Continua qui s’était opposé farouchement à toute forme d’organisation politique traditionnelle, qui prônait les conseils ouvriers et les comités de quartier en tant qu’assemblée ouverte, sans délégué, sans secrétaires, était confronté au dépassement organisationnel spontanéiste des premiers temps qui ne pouvait plus répondre efficacement à la masse des militants, à leur coordination sur le territoire et dans les villes et plus que cela, à définir une ligne directrice claire partagée par tous.

Lotta Continua, Affiche 1973
Dès les années 1970, la question fut posée de comment éviter le danger de la professionnalisation de la politique. La première réponse fut l’obligation pour les intellectuels et les étudiants qui occupaient la fonction de militant à plein temps, après une période, d’occuper un emploi, avec une recommandation d’un emploi manuel. Contre la bureaucratisation, contre la professionnalisation, cette méthode devait permettre de construire une direction politique sans produire de leader charismatique et de dirigeant politique coupés de leur base militante. L’organisation était ainsi caractérisé par un turn-over fréquent du personnel exécutif de la coordination nationale et des assises régionales. Mais selon D. Giachetti, « La nécessité de dépasser les limites de l’improvisation, du mouvement permanent, du bénévolat, la nécessité d’assurer la continuité du travail, d’améliorer les compétences et de valoriser la disponibilité, d’avoir des dirigeants compétents capable de prendre des décisions rapidement, avaient conduit à l’élaboration d’une organisation en sections territoriales et en fédérations régionales.» [5] Soit une forme organisationnelle verticale traditionnelle qui allait inévitablement connaître les mêmes écueils que les partis politiques : une institutionnalisation progressive moins spontanée et moins créatrice, coupée de la base militante. En 1976, Lotta Continua se constitua en parti politique et se présenta aux élections.

Dans le cadre des luttes urbaines, face aux échecs de la période précédente, les groupes de la Gauche dissidente, et Lotta Continua en particulier, donneront aux modes d’actions plus ou moins spontanées des années précédentes, une meilleure organisation.

Le constat était que les mouvements sociaux urbains répondaient davantage à une lutte « à partir » des dysfonctionnements et non pas « contre » le système les créant et les normalisant. Cavazonni affirme ainsi que «l’affirmation d’une spontanéité créatrice, auto-organisatrice et autogestionnaire des masses a toujours besoin de la référence négative à un Appareil et à une Bureaucratie, pour leur opposer la promesse toujours inaccomplie, voire ontologiquement inaccomplissable d’une puissance praxique qui serait bien, elle, créatrice de mondes et de formes de vie et par conséquent porteuse d’émancipation, s’il n’y avait pas malheureusement d’organisation pour l’en empêcher.»[6]

Lotta Continua élabore ainsi de nouvelles mesures qui seront progressivement mises en œuvre :
. l’organisation conjointe des luttes urbaines au sein des comités d’usine,
. la création de comités de quartiers,
. la prise en considération de l’ensemble des problèmes d’un quartier, et non plus seulement la seule question relative à l’habitat,
. l’appropriation collective de logements sur des biens privés de sociétés immobilières de grande et moyenne dimension, et non plus seulement des biens publics.

L’organisation des luttes urbaines au sein des comités d’usine et des syndicats de l’Autonomie ouvrière représente une importante évolution. Parallèlement aux grandes revendications touchant à la vie politique du pays, les comités d’usine ouvriront un nouveau front de bataille pour des questions catégorielles liées aux conditions de vie : les questions relatives à l’habitat, aux transports et aux services publics seront au cœur des préoccupations des organisations syndicales. La crise économique constituera alors le lien et le chaînon manquant entre les luttes sociales des mouvements ouvriers et les luttes urbaines qui étaient jusqu’alors distincts. C’est au sein des comités d’usine de l’Autonomie ouvrière que pourront être organisé à une échelle massive les autoréductions des services.

La réorganisation et la création de comités de quartier constitueront des structures stables permettant d’une part la mise en rapport avec des spécialistes qui leur apportaient une aide bénévole : notamment des architectes, des juristes, des avocats et des étudiants et d’autre part d’élargir leur base sociale et d’investir d’autres groupes sociaux. V. Miliucci témoigne à ce sujet : « Donc c’est pour ça qu’il y avait des gens qui rejoignaient le mouvement qui venaient même de la base de la Démocratie Chrétienne ou des socialistes, donc qui n’avaient rien à voir, mais vivaient ces conditions de prolétaires, et donc qui rejoignaient cette lutte. Cette lutte a montré la faillite de la politique du logement des partis de gouvernement de droite ou de gauche.»[7]  Les juristes bénévoles intenteront de nombreux procès contre les constructeurs, les promoteurs et les communes pour avoir délivré des permis de construire dans des zones interdites à la construction. Face au mécontentement général, certains magistrats n’hésitaient pas à dénoncer les illégalités et à condamner les investisseurs privés et, dans une certaine mesure, ils ont contribué à légitimer l’ensemble des luttes en faveur du logement.

L’extension des occupations illégales sur des biens immobiliers privés représente une nouveauté dynamique. C’est à Rome que les groupes de l’Autonomie ouvrière ont, pour la première fois, occupé des biens immobiliers privés appartenant à des membres de la toute puissante ACER, l’association des promoteurs entrepreneurs romains, le coeur de la spéculation immobilière. Jusqu’à présent, les occupations illégales de biens publics étaient un moyen de pression, une prise de gages pour renforcer la position des groupes dans les négociations (relogement, inscriptions sur les listes d’attente) qui, le plus souvent, faisaient intervenir les constructeurs, les organismes logeurs, la municipalité, les syndicats et le Parti Communiste. Ces négociations ne seront plus possible avec les occupations de biens privés et le Parti Communiste ne disposera plus du rôle de médiateur qu’auparavant.

ALTERNATIVES URBAINES

Sous l’impulsion de la Nuova Sinsitra, certains quartiers populaires deviennent des véritables bastions de la rébellion, des poches de résistance et de subversion. La forte implantation des organisations étudiantes, de la Gauche extraparlementaire et la détermination des habitants forment une forte solidarité qui s’exprime par des initiatives d’autogestion. Le mot d’ordre « Prenons la ville » [Prendiamoci la città] lancé par le groupe Lotta Continua en 1970 qui avait été à l’origine, durant la période précédente, d’actions spontanées prendra toute sa valeur grâce aux nouvelles structures bien implantées dans les quartiers.

L’occupation illégale de logements dans les quartiers populaires devient plus clairement encore une expérience d’autogestion et de vie alternative guidée par le « besoin de communisme immédiat », ainsi que l’instrument d’une « réappropriation du territoire » visant à le soustraire du contrôle étatique. Un changement d’échelle puisqu’il ne s’agit plus d’occuper des immeubles mais des quartiers. Les quartiers « occupés » sont envisagés comme des « bases rouges » et définis comme des « organisations de situations, secteurs sociaux, strates du prolétariat, structures territoriales où la lutte contre le système social dans son ensemble permet d’instaurer un mode communiste de vivre, de s’organiser, de lutter ». Selon les groupes de la Nouvelle Gauche, la théorie du « communisme immédiat » doit s’effectuer également au sein des quartiers ouvriers et la mise en pratique des objectifs doit être en mesure d’inventer des nouvelles pratiques de vie communautaire, une «aire sociale capable d’incarner l’utopie d’une communauté qui se réveille et s’organise en dehors du modèle dominant d’échange économique du travail et du salaire.» 


Lotta Continua apportera son soutien ou organisera des structures de vie communautaire : mise en place de crèches, de maternelles mais également d’écoles de quartier, de « marchés rouges », de dispensaires et de cantines communes. Pratiquement, la création d’un dispensaire s’effectuait par l’occupation d’un local vide et les consultations étaient assurées par le bénévolat de médecins et d’étudiants de la faculté de médecine. De même pour la création d’écoles occupant des locaux vides et bénéficiant de l’enseignement de professeurs et d’étudiants bénévoles et ce, en marge de l’appareil scolaire administratif. La création d’écoles et de crèches par les comités connut un essor important car les femmes devaient à présent travailler afin d’assurer un niveau de revenu suffisant, un salaire étant largement insuffisant pour une famille avec enfants.

L’autoréduction des loyers et des services

L’autoréduction et la grève des loyers qui se pratiquaient depuis longtemps, allaient se développer massivement. L’autoréduction des loyers était pratiquée soit par réduction automatique de 50 %, soit par grève totale ou le plus souvent par une réduction aboutissant à un loyer représentant 10 % du salaire familial, revendication unitaire pour l’ensemble de l’Italie.


Affiche 1975 signée Coordinamento dei Comitati per l’autoriduzione

Les hausses de l’ensemble des prix des services publics -transports, électricité, gaz, téléphone- seront phénoménales ; à titre d’exemple, les tarifs d’électricité augmentèrent de 70 %. Les auto-réductions connurent un grand succès populaire comme moyen de combattre les augmentations des tarifs de l’électricité et du téléphone. Alors que de telles activités prenaient rapidement les dimensions d’un mouvement de masse capable de mobiliser des milliers de personnes comme à Milan ou à Turin, les partis politiques et les syndicats affiliés se trouvèrent divisé sur la question. Y. Collondes et P.G. Randal soulignent bien l’opposition entre la Nuova Sinistra et le Parti Communiste : « La direction du Parti Communiste refuse de soutenir les autoréductions d’électricité mais hésite à s’y opposer ouvertement ; pour certains syndicalistes, cadres dissidents du PCI, les autoréductions devaient se limiter à l’électricité, être organisés à partir des usines, et conduire à une négociation dont le but sera la baisse des tarifs ; à cette occasion se posera la question de rembourser les impayés. Mais pour d’autres (Lotta Continua, Autonomie ouvrière), les autoréductions, loin d’être une forme de grève pression sur un secteur particulier, doivent s’étendre à tous les éléments de la vie quotidienne, être l’occasion d’une auto-organisation des travailleurs aussi bien sur la base du quartier que de l’usine, et devenir un phénomène permanent, construction d’un « pouvoir ouvrier » sur toute la société. Entre les uns et les autres le débat sera ininterrompu, mais le phénomène déterminant reste la pression « de la base » qui emporte toutes les réticences et semble vouloir s’installer dans les autoréductions de manière définitive.»[8] 


A Milan, les syndicats traditionnels marqueront leur désaccord et déclaraient sans ambiguïté : « Le mouvement ouvrier a dépassé le stade de la lutte passive, et l’expérience montre qu’à ce type de lutte il manque deux choses pour être vraiment efficace : elle ne réalise pas l’unité des travailleurs et elle ne peut être une lutte de masse – Nous condamnons ce type d’initiative corporatiste qui ne trouve pas l’adhésion des masses et n’a aucun objectif politique ».

Les transports publics

Les transports publics constituaient pour les ouvriers une forme d’extension de la durée du travail mais également un fardeau financier important. La pratique de l’autoréduction des tarifs des transports publics se développa davantage dans les grandes villes et seront initiées par les comités d’usines. Le plus généralement, un délégué par autobus percevait le prix des billets à leur ancien tarif et donnait en échange un billet émis par le conseil d’usine qui faisait foi du paiement du billet, mais à l’ancien tarif. 


Au printemps 1974, à Turin, décision des autorités régionales fut prise de privatiser deux compagnies de transport publics avec une augmentation des tarifs de 50 % ; la réaction des ouvriers fut immédiate, bloquant les bus à Pinerollo, un point de collecte important de pour les ouvriers de Fiat. Devant le refus des autorités de rétablir les tarifs initiaux, le Comité d’ouvriers de Fiat Rivalta décide de prendre en main l’organisation de la lutte sur la base de l’autoréduction : le ticket de transport hebdomadaire doit être acheté au vieux prix car le refus de tout paiement entraînerait les sociétés de transport à arrêter le service. Dans chaque bus, des délégués sont désignés pour rassembler des abonnements au vieux prix en échange d’un reçu préparé par les syndicats. L’argent rassemblé est alors rendu aux sociétés. Par la suite, un accord fut trouvé entre Fiat, le gouvernement régional, les syndicats et les sociétés de transport. A Milan en août 1974, le gouvernement régional décide d’augmenter de 60% le prix des transports, déclenchant ainsi immédiatement une riposte du Comité unitaire de base sur le même modèle des Comités ouvriers turinois. La très active Federacione di Lavoratori Metalmecanicci, contre les syndicats traditionnels, organisera la vente de tickets à l’ancien tarif, portant son tampon aux stations des bus, aux portes des usines et dans les conseils d’usine. 40.000 personnes participent à cette lutte qui aboutira, comme à Turin, à un accord annulant l’augmentation. 


Dans les villes moins industrieuses, les comités Autonomes, notamment d’étudiants et de chômeurs, inventèrent diverses méthodes pour la fabrication de faux billets. Ugo Tassinari explique un des procédés : « Le Collectif Autonome Universitaire de Naples s’était spécialisé dans la fabrication de faux billets de train qu’on vendait à tous les militants à 25 % du prix. On achetait les billets les moins chers avec la plus courte distance et par-dessus on collait une photocopie d’un billet longue distance. Mais des sauvages nous achetaient nos billets pour ensuite se les faire rembourser au guichet ! Au guichet, les billets étaient remboursés à 90 %... Nous on avait appris cette technique de fabrication chez les militants de Bologne, mais il devait y avoir au moins un groupe dans chaque ville spécialisé dans la fabrication de faux billets de train.»[9]

TURIN

La nouvelle vague d’occupations de logements commencée à Rome s’étend à Turin dès octobre puis à toute l’Italie ; la répression des forces de l’ordre est d’une extrême violence. Les premières unités de police spécialisées dans la guérilla urbaine apparaissent tant la détermination des autorités est grande pour mettre fin à un mouvement qui prend une ampleur considérable.


Les luttes se concentrent sur le nouveau quartier d’habitat social de Falchera. En septembre 1974, 600 familles s’approprient les nouveaux immeubles en cours de construction et au cours d’une tentative d’évacuation par les forces de l’ordre, plusieurs personnes seront blessés gravement. Après plusieurs mois de lutte, les familles obtiendront un relogement ou leur régularisation. Les femmes joueront ici un rôle prépondérant par leur détermination à organiser des actions pour l’obtention de services publics. Les femmes décidèrent également de créer leur propre association et les premières revendications porteront sur l’ouverture d’une centre gynécologique et d’un jardin public pour les enfants. Une habitante, mère de famille d’origine calabraise, fut nommé déléguée responsable de son immeuble témoigne de son engagement : « Avant l’occupation, je vivais dans la vieille ville ; l’appartement était très vieux et en mauvais état. Le jour de l’occupation, je suis allé travailler et je ne savais pas ce qui allait arriver. Je ne dis pas que j’étais contre les occupations, mais je pensais que ceux qui étaient sur les listes d’attente en avait vraiment besoin. Je suis rentré du travail et j’ai trouvé l’appartement vide et une note de ma mère disant qu’elle était parti à Falchera rejoindre le mouvement d’occupation. Je dois dire que je n’étais pas contente du tout, parce que je n’étais pas sûre que c’était juste. Alors je suis allé la rejoindre à Falchera et quand on s’est retrouvé, elle m’a dit, hésitante : «écoute, je suis venu ici parce que j’ai vu tout le monde y aller et j’ai trouvé que c’était juste ; à quatre dans une cuisine et une chambre, plus moi, ça fait cinq». Il n’y avait pas de toilettes dans notre vieil appartement, ils étaient dehors et sales. Alors j’ai dis qu’elle avait bien fait, mais en moi je n’étais pas contente. Mais quand la lutte a commencé, j’ai réalisé qu’ils attribuaient les appartements à des personnes mieux que nous. Et je me suis dis que nous avions bien fait. Avec ma mère nous avons rencontré les autres femmes qui occupaient les appartements. Beaucoup de choses ont changé pour moi pendant l’occupation ; à l’usine j’étais toujours en faveur de la grève et je sais ce que c’est de se battre. Mais l’occupation à Falchera a été différente parce que beaucoup de femmes étaient actives et impliquées. Et puis, on parlait d’autres choses que la lutte.»[10]

Le 5 octobre 1974, débute une nouvelle série d’appropriation collective d’immeubles et de maisons du nouveau quartier Falchera menée par Lotta Continua. Le 24 octobre 1974 la police intervient pour évacuer un immeuble occupé illégalement par des familles sans-abris dans le quartier de la via Toscana. Le 9 novembre 1974, les forces de l’ordre interviennent dans le quartier Falchera pour déloger les occupants illégaux qui aidés par les militants des Comités d’ouvriers Autonomes de l’usine Pirelli organisent une manifestation. Le 26 novembre 1974 est signé un accord entre les autorités locales et les occupants illégaux qui assigne 368 appartements et maisons avec un loyer égal à 12% du revenu total du ménage.

En 1975, un militant de Lotta Continua, Tonino Miccichè, est tué par un habitant du quartier. Ce jeune militant de 25 ans né dans le sud de l’Italie, exilé à Turin, employé dans les usines Fiat, et militant de Lotta Continua, un avanguardia interna selon la formule de l’époque, est arrêté en 73 lors d’une manifestation à Turin et incarcéré pour quelques mois. A sa libération, les portes de l’usine Fiat et des autres firmes sont définitivement closes pour lui en raison de son emprisonnement. Il s’impliqua davantage dans le comité de quartier de Lotta Continua à Falchera et en devint le représentant. Le 17 avril 1975, un habitant du quartier, un vigile et membre des «citoyens de l’ordre», mouvement anti-communiste, le tua de son arme car il refusait de louer son garage au comité de quartier qui souhaitait en faire son siège. Son assassin fut condamné à une faible peine de prison, les magistrats considérant qu’il ne s’agissait ici que d’un simple litige.


MILAN

Le Cpm / Sinistra Proletaria qui avait été le protagoniste des luttes urbaines des années précédentes s’était engagé dans la voie révolutionnaire armée avec les Brigades Rouges ; ce qui explique le nombre moins important d’actions d’appropriations pour cette période. Le 4 mai 74, la police procède à des expulsions d’immeubles occupés illégalement dans les quartiers de Gallarate, Cinisello et Balsamo faisant 70 blessés et 30 arrestations. Le 15 novembre 74, Lotta Continua organise l’appropriation collective d’un complexe de maisons en construction dans le quartier Famagosta. La police intervient le 29 novembre, en pleine nuit, et évacue avec violence les occupants illégaux. Sept personnes sont arrêtées et condamnés par la suite à des peines d’emprisonnement pour violence et résistance contre des représentants de l’ordre public. Le 3 février 1976, la police procède à l’expulsion de familles occupant illégalement des appartements de la via Piave. Après une grande manifestation dans le quartier, les occupants re retrouvent leur logement. Le 9 février, les forces de l’ordre déploient un important dispositif pour expulser les occupants illégaux d’immeubles des quartiers de la via Piave, Capecelatro et Viviani.



NAPLES

Durant les années 1970, Naples fut dirigé par le maire communiste Maurizio Valensi qui accorda une attention particulière au respect des normes et des plans d’urbanisme de la ville et des communes périphériques afin de stopper le phénomène de l’abusivismo edilizio et de procéder, autant que possible, à la démolition des biens immobiliers construits sans autorisation. Cette politique de maîtrise et de contrôle strict du développement de l’agglomération ralentit considérablement la construction de logements ; et pour faire face à la pénurie d’habitat social, la municipalité engagea de nombreux accords avec les propriétaires privés afin de régulariser les occupations illégales. Le manque de logements sociaux et la régularisation des abusivi incitèrent les mal-logés à prendre part à de nombreuses occupations illégales ; Ugo Tassinari témoigne : « A Naples, on peut distinguer deux grandes vagues d’occupations de logements. La première vague en 1973-1975, avec des occupations dans la banlieue. Les appartements occupés étaient encore en construction. Les habitants s’organisaient en groupes d’autodéfense, allant parfois jusqu’à la guérilla urbaine. Parfois les habitants obtenaient le maintien dans les lieux, parfois ils étaient expulsés. A chaque expulsion, les squatters allaient occuper l’école d’architecture avec des militants afin de préparer et d’organiser une nouvelle ouverture de squat. Cela permettait aux gens de rester unis. Les leaders de chaque squat participaient aux réunions d’organisation de la défense militaire des squats. Pour défendre un squat, les militants fermaient le quartier en faisant des barricades dans les 150 à 200 mètres autour de la zone où vivaient les familles. Lorsqu’il n’était plus possible de tenir les barricades, les militants essayaient de s’échapper et ne restaient pas à l’intérieur du squat. Si la police entrait dans le squat, les femmes jetaient des objets sur les policiers et se servaient des enfants au moment de l’entrée de la police. Les hommes participaient aux affrontements avec les militants puis s’échappaient avec eux car s’ils étaient photographiés ils risquaient d’être arrêtés. Mais les policiers n’arrêtaient pas les femmes. En ce qui me concerne, j’ai fait six mois de prison après avoir été arrêté dans des affrontements au cours d’une expulsion. A Naples, il y avait une forte tradition d’émeutes de chômeurs avec des occupations d’églises et de bâtiments publics. La police évacuait les occupants et ensuite par exemple les occupants évacués incendiaient un autobus. Mais les chômeurs qui étaient arrêtés dans ces émeutes ne restaient que quelques mois en prison.»[11]

Le 11 février 1976, les policiers interviennent pour expulser les occupants illégaux d’immeubles du quartier Ponticelli. Le 23 février la police expulse 120 familles occupants des immeubles dans le quartier Pica Dura.


BARI

Bari, la capitale des Pouilles se réveille en même temps que Naples. Elle avait cependant connut des grèves ouvrières en 1962 particulièrement violentes : pendant dix jours, le centre ville est le lieu d’affrontements entre les ouvriers du bâtiment en grève et la police. La colère des travailleurs se heurte à la dure répression de la police : toute la vieille ville et le quartier Murat sont placés sous vigilance policière. Pendant près d’une semaine, la situation devient pré-insurrectionnelle, Barivecchia (les vieux quartiers historiques) fut transformé en un véritable espace libéré par les émeutiers soutenus et aidés par la population. Les dirigeants du Parti communiste arrivent à étouffer la révolte. Dans les années 70, Bari, ville natale de Aldo Moro et de plusieurs ministres de la Démocratie-chrétienne, est encore une ville de province fortement liée à la terre et à son économie malgré l’installation de grandes usines. Barivecchia était au cœur du mouvement social, quartier populaire historique où le PCI avait construit une véritable hégémonie électorale. Les conditions de vie du quartier sont désastreuses du fait d’un réseau d’égouts antique, de l’abandon par les municipalités (Démocrate-chrétienne) de toutes les structures sociales et sanitaires en vue de faciliter le travail de «déportation» des familles dans les grands ensembles d’habitat de la périphérie. Qui deviendront les foyers actifs des grèves de loyers et de l’électricité. Avec le déclin progressif du port apparaît alors un vaste réseau lié à la contrebande. Des milliers de familles tentent de survivre par le trafic et la commercialisation des cigarettes. Lotta Continua s’implantera fortement et réussira à inculquer (des militants de Turin sont envoyés spécialement pour cela) les méthodes de grèves dures au sein des usines et les actions concernant les appropriations collectives et les grèves massives de loyers.

Plusieurs appropriations collectives s’effectueront dont notamment celle d’une vaste propriété abandonnée, la «Villa Camomille» entourée de jardins dans le quartier San Pasquale qui deviendra un centre vital pour les initiatives de quartier et le symbole de la lutte contre la spéculation immobilière. Les occupants organiseront la pratique hebdomadaire de «marchés rouge», à des prix «politiques» pour vendre des fruits et des légumes, du pain, lait et fromage. Une cantine «rouge» sera également mise en place ainsi qu’une crèche et une garderie d’enfants.

Mais à Bari, la question du logement n’était pas aussi cruciale que dans les grandes villes du nord, du fait, justement, des multiples vagues de départ des populations vers d’autres pays et des villes du Nord. Les quartiers historiques des villes aux alentours de Bari, notamment Corato, Molfetta, Barletta Trani, se vidaient littéralement de leur population qui émigraient vers d’autres contrées ou bien qui préféraient habiter une maison individuelle dans la campagne environnante [12].

ROME

En janvier 1974, les groupes de l’Autonomie Ouvrière sous l’impulsion notamment de Lotta Continua engagent à Rome une offensive massive et coordonnée d’appropriations illégales de centaines de logements. Les organismes logeurs et les propriétaires engagent alors une série d’expulsion. Les interventions systématiques des carabiniers pour expulser les occupants, seront à chaque fois l’occasion d’affrontements violents impliquant parfois tout un quartier. Les propriétaires privés n’hésitent pas à engager des bandes néo-fascistes, ravies de «casser du communiste», qui tenteront par des provocations continuelles, de briser le mouvement. La répression s’applique également aux Comités d’ouvriers d’usine (et particulièrement par l’Assemblée Autonome de la Fatmé) organisant les appropriations et les grèves de loyers : arrestations de quelques « leaders» ouvriers, à l’initiative du Parti Communiste, exclusion du conseil d’usine des délégués qui appuient les occupations. La forte organisation et la coordination des luttes présentent une formidable concertation collective ; à présent le mouvement des luttes urbaines peut s’appuyer sur les structures stables des comités de quartier et de la participation des conseils d’ouvriers des usines. Le mouvement d’occupation de maisons à Rome marque un saut par rapport au reste des actions déjà entreprises à Milan par exemple, ou à Venise. La lutte du quartier San Basilio à Rome, qui a coûté un mort au mouvement de l’Autonomie ouvrière, a marqué un pas en avant et a été suivie de toute une série d’occupations victorieuses.

D’autres formes d’actions inédites apparaissent dont notamment celles organisées par l’OPR (Organisation Prolétarienne Romaine) qui concernent la construction de maisons populaires dans le bidonville de CasalBruciato. 

Photo Unita

A Rome, le Comité Autonome Ouvrier se forme en 1974, issu des militants du collectif du Policlinico et du collectif de la Via dei Volsci ; implanté dans le quartier populaire San Lorenzo, il organisera de très nombreuses occupations illégales.

Le Quartier Magliana

Le quartier Magliana à Rome est un exemple significatif des luttes urbaines. Comme la plupart des anciennes borgete, les baraquements se disputaient le territoire aux maisons auto-construites, ensembles d’habitat social de toutes époques mais également aux résidences destinées à la classe moyenne ; malgré une interdiction de bâtir car une grande partie du quartier était classé en zone inondable du fait de la proximité du fleuve Tevere et de la nature argileuse des sols. Comme dans beaucoup de quartiers périphériques de Rome, les équipements techniques publics n’ont pas été construits : l’éclairage publique, le revêtement des voies principales et secondaires, les réseaux d’égout sont absents dans les parties les plus pauvres du quartier. L’absence d’équipement scolaire et de loisirs, de grand’place, de squares, le reléguait à n’être qu’une succession de cités dortoirs. Le Sunia se partageait ici le territoire avec les organisations catholiques (en 1963, le pape viendra en personne donner la bénédiction aux habitants). 


Le Comitato agitazione borgate s’implantera brièvement entre 1969 et 1970, puis Lotta Continua qui formeront un « Comité de quartier autonome » et un « Comité de lutte pour le logement » [Comitato di lotta per la casa] organisant conjointement les autoréductions de loyers et les appropriations de logements. L’Unia proposait aux habitants d’autoréduire leur loyer de 30 % mais uniquement pour les immeubles appartenant à des organismes publics ou semi-publics et aux sociétés immobilières privées filiales des compagnies d’assurance. Lotta Continua proposait aux habitants des autoréductions de 50 % s’appliquant à tous les organismes publics et privés puis, par la suite, une autoréduction correspondant à 10 % de leur salaire. De même pour les occupations illégales, si le Sunia organisait des occupations «démonstratives» pour faire pression sur la municipalité, le comité de quartier organisait des actions d’appropriation non plus symboliques mais durables. 




Le Comité de lutte pour le logement [Comitato di lotta per la casa] qui regroupait des ouvriers mais également des employés de bureau et des petits commerçants proposait d’assurer le maintien effectif des familles occupant illégalement un logement par des actions légales. Les associations d’habitants organisaient également des actions plus traditionnelles, manifestations, pétitions et les premiers recours en justice contre les sociétés immobilières privées. Les mères de famille jouent un rôle important dans la contestation notamment pour les revendications concernant l’ouverture de crèches, d’écoles et la construction d’équipements de loisirs destinés aux enfants. 


La plupart des organisations publiaient leur journal local devant informer les habitants, et notamment du bien fondé de leurs actions illégales, comme ce texte, de février 1974, publié dans le journal du comité de quartier : « Les quatre cents appartements que les patrons préféraient ne pas louer de peur que leurs nouveaux occupants ne participent aux luttes de l’autoréduction sont actuellement entièrement occupés par des travailleurs. Parmi ceux-ci, il y a 26 ouvriers et 51 travailleurs du bâtiment, 30 artisans (tailleurs et menuisiers), 71 employés des services (hôpital, garage), 14 chômeurs, 9 ménagères, 15 retraités et invalides. Ces travailleurs proviennent de tous les quartiers de Rome.»[13]


La bataille du quartier San Basilio

A nouveau et encore les habitants de San Basilio seront au centre des luttes urbaines. En février 1974, une offensive générale d’appropriations collectives de logements est lancée ; des milliers de logements sont occupés. Les occupants seront expulsés par la police, aidée de l’armée, au cours d’affrontements particulièrement violents. Cette répression n’entame guère la résolution des habitants et en septembre, 140 familles occupent des logements de l’Iacp [Instituto Autonomo delle Case Popolari]. Le jeudi 5 septembre, 1.500 policiers interviennent pour expulser les familles. Le vendredi matin, les habitants du quartier s’organisent et bloquent la grande voie d’accès, la Tiburtina. Des affrontements très violents ont lieu jusqu’à l’après midi et contraignent la police à abandonner les expulsions. Samedi matin, la police revient avec des moyens plus importants, mais se retrouve face à une forte mobilisation du quartier, les habitants ont érigé des barrages routiers et des militants sont restées dans le quartier en attendant l’arrivée de la police. Un bus et plusieurs voitures sont incendié faisant barrage aux forces de l’ordre. Refusant une nouvelle confrontation directe, les militants de Lotta Continua obtiennent des autorités une trêve. 



Le lendemain, les forces de l’ordre sont à nouveau présentes et bien déterminées à procéder aux expulsions. Les policiers doivent faire face aux barricades et aux jets de pierres et sont obligés de demander des renforts. Les policiers parviennent à dépasser les barricades et à éviter les cocktails Molotov, les jets de pierre et de boulons ; les manifestants ne peuvent résister à la violence de leur charge. Les policiers investissent les immeubles, pénètrent dans les appartements ; ordre est donné de saccager les biens des occupants, les meubles sont jetés par les fenêtres, ou démolis. Ils n’hésitent pas à uriner dans les appartements devant les femmes et les enfants. Les policiers parviennent à contrôler l’ensemble du quartier et une trêve est établie. Les policiers procèdent aux expulsions. Le lendemain à l’aube, ils reviennent pour expulser les derniers habitants encore nombreux. Le comité de lutte pour le logement appelle à une assemblée générale sur la place centrale ; la police tente de disperser les manifestants. Vincenzo Miliucci, alors membre des Comités Autonomes Ouvriers de Rome commente la tragédie : « Au troisième jour, le 8 septembre, une femme prend le fusil de chasse de son mari et tire sur la police. La police ouvre le feu et tue un jeune de 19 ans de Tivoli, Fabrizio Ceruzzo. La réaction des habitants de San Basilio est immédiate : les réverbères sont abattus et jetés en travers des rues, plongeant ainsi tout le quartier dans le noir. La police se réfugie sur un terrain de football et là, vraiment, on lui tire dessus de tous les côtés ! Des policiers sont grièvement blessés.»[14]









Les affrontements ont été d’une violence inouïe, du fait notamment de l’arrivée de jeunes militants accourus d’autres quartiers de Rome. Ils sont armés de pistolets et de carabines et n’hésitent plus à tirer sur les policiers. Un capitaine est blessé gravement à la tête, deux policiers par des jets de pierre, un second capitaine et deux autres policiers sont grièvement touchés par balle au visage et à la poitrine. Deux autres officiers sont gravement touchés par balle et évacués dans un état critique. Des dizaines de policiers sont blessés par des jets de boulon et autres projectiles. Cette une véritable insurrection et la police est incapable de contrôler la situation malgré l’arrivée de nouveaux renforts. La nuit arrive profitant aux émeutiers obligeant les policiers à se replier ; l’officier commandant les forces de l’ordre blessé au visage sonne une retraite désordonnée. L’occupation militaire s’achève ainsi et dès le lendemain, devant la gravité de la situation, un mort et des dizaines de blessés graves, les négociations reprennent avec les autorités qui redoutant une insurrection générale lors des obsèques du militant assassiné offriront toutes les garanties afin que les familles soient relogées quasi immédiatement.


Le 26 janvier 1974, la police intervient pour déloger les occupants illégaux d’immeubles dans le quartier Cinecittà. Le 29 Janvier la police procède à l’évacuation de 150 familles occupant des immeubles propriétés de la société Caltagirone dans le quartier Nuovo Salario ; le 4 février la police intervient de nouveau dans le quartier blessant grièvement 9 personnes. Le 31 janvier, la police évacue les occupants illégaux d’immeubles de l’Iacp du quartier Portonaccio ; le 12 février la police intervient à nouveau et avec violence pour déloger les 250 familles d’occupants illégaux. Le 1er mars, la police mène une opération d’envergure et lance simultanément de nombreuses forces destinées à déloger les occupants illégaux dans plusieurs quartiers de la ville : via Grottaferrata, Pineta Sacchetti, Pergolato et Portonaccio ; le lendemain l’opération continue dans les quartiers de Garbatella, Magliana, Casalbertone et Cassia Laurentina. Suite aux affrontements, des dizaines de militants et d’occupants illégaux sont arrêtés. Le 6 mars, la police intervient dans les quartiers Nuovo Salario, Montesacro et Prati. Des familles évacuées se réfugient en signe de protestation dans la basilique San Paolo. Le 5 décembre 1974, une manifestation est organisée par le Sunia et le syndicat Cgil, exigeant la réquisition des logements libres et la construction de logements sociaux. En réponse, le lendemain, Lotta Continua organise l’appropriation de 183 logements dans le quartier de Casalbruciato. Le 16 décembre 1974, le maire de la Ville, Darida, signe un accord avec des sociétés immobilières pour la régularisation de 500 appartements occupés illégalement.




A nouveau, comme en 1973, ce sera un élément nouveau qui changera profondément la courbe de l’histoire : la grande victoire des partis de la Gauche historique aux élections régionales et municipales de 1975 et 1976 qui fut une surprise pour tous.




1. Propos recueillis par T. Paquot, pour la revue «Urbanisme», le 15 février 1999.

2. Source : archives de l’association Unione Borgate, Rome.

3. Le Mouvement autonome en Italie et en France, S. Schifres, mémoire de master II de sociologie politique, Université Paris VIII, 2008.

4. L’Italie : un modèle ? Revue Autrement, n° 6, 1976.

5. La carovana di Lotta Continua e l’ “eterno” problema dell’organizzazione.

6. La Nouvelle Gauche en Italie Tome I Le printemps des intelligences Introduction historique et thématique ; Éd. Bibliothèque de philosophie sociale et politique, 2009.

7. Le Mouvement autonome en Italie et en France, S. Schifres, mémoire de master II de sociologie politique, Université Paris VIII, 2008.

8. 1970, Les autoréductions italiennes ; Éd. C. Bourgeois, 1976.

9. Le Mouvement autonome en Italie et en France, S. Schifres, mémoire de master II de sociologie politique, Université Paris VIII, 2008.

10. P. Ginsborg, A history of contemporary Italy ; Ed. Palgrave Macmillan, 2003.

11. Le Mouvement autonome en Italie et en France, S. Schifres, mémoire de master II de sociologie politique, Université Paris VIII, 2008.

12. Certaines villes portuaires étaient une étape pour les seigneurs normands (12e et 13e siècles) qui allaient guerroyer en Terre Sainte, ont accumulé de magnifiques palais, de somptueuses cathédrales et d’incroyables églises. Ce patrimoine exceptionnel ainsi que le tissu urbain sont restés en état d’abandon total pendant des décennies A partir des années 2000, des personnes fortunées achèteront et restaureront ces joyaux de l’architecture.

13. 1970, Les autoréductions italiennes ; Éd. C. Bourgeois, 1976.

14. Le Mouvement autonome en Italie et en France, S. Schifres, mémoire de master II de sociologie politique, Université Paris VIII, 2008.


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