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TZIGANES & AVANT-GARDES ARCHITECTURALES



Superstudio
A Journey from A to B
1972



C'est un anniversaire oublié ou passé sous silence car 
il y a 600 ans, en 1418, les premiers « Bohémiens » arrivèrent en France [1] ; 
ils campent vers Aubervilliers en 1427 [2] et ils attirent les foules parisiennes curieuses de les découvrir : six siècles nous séparent, mais les chroniques, la vox populi d’alors s’accordent parfaitement, sont au diapason de celles d’aujourd’hui : l’évêque les chasse de la capitale, au grand soulagement de la population. Les préjugés ont la vie longue et dure...



Mais s’agit-il véritablement d’un unique problème de race ? L’histoire nous suggère également que c’est le vagabondage en général qui est perçu comme une déviance sociale inquiétante, et plus particulièrement l’errance des plus démunis sans profession, qui concerna, en fait, une minorité Tzigane. Ainsi, pendant des siècles, la persécution des vagabonds touchait sans distinction raciale, Français et étrangers, Tziganes ou non, et les marchands ambulants, les forains, patentés, et ceux dont la profession exigeait des déplacements fréquents étaient à l’abri des décrets royaux puis républicains liberticides (cela concerne également les ouvriers : ainsi, le livret ouvrier instauré par Napoléon limita la libre circulation des ouvriers sur le territoire national français jusqu’en 1890). Et afin de mieux se fondre dans la société, les grandes troupes de Tziganes se fractionnèrent en familles circulant seules sur les routes de France.

Jacques Callot, Les bohémiens en marche avant-garde | 1621

Cela étant, ils seront traités et notamment leur population la plus humble [3], avec d’autres immigrés vivant en France, comme de parfaits bouc-émissaires dès qu’une crise économique, une guerre ou d’autres événements déstabilisant la société, une vague migratoire [4] advenaient. Peta-Manso, alors président de la Fédération Tzigane de France déclarait en décembre 1981 :
« Désirer rester nous-mêmes, vouloir conserver notre identité et nos valeurs, ne signifie en aucune façon nous mettre en marge. Simplement, c'est souhaiter tenir, au milieu de tous, une place originale et nous sentir acceptés, reconnus et respectés. Depuis des siècles, notre situation a été tout autre : le rejet, la méfiance, les persécutions et les brimades de toutes sortes ont été bien souvent notre seul lot. Et c'est parce que nous en avons souffert qu'il nous est arrivé, parfois, de nous retrancher du reste de la société. »


Les Tziganes établis en France ont enrichis et adaptés leur propre culture romani à leur pays d’accueil, volontairement ou de manière forcée, leur empruntant également les traits qui permettent de mieux se préserver des adversités ; et vice et versa ; le mode de vie, la culture tziganes ont largement influencé et nourri, inspiré la vie culturelle, sociale et politique de la France. Cet apport, cette influence ne peut pas être considéré comme un « folklore », comme une mode - les bohèmes par exemple -, mais doit être compris dans toute sa complexité et sa diversité. Selon un texte de l’Union Romani Internationale intitulé Le décalogue du palais Bourbon, des Tziganes souhaitent un statut officiel qui favoriserait :
« la promotion de notre patrimoine culturel et linguistique en tant que partie intégrante du patrimoine français », et que « la contribution de notre population, partie intégrante de la nation française depuis plusieurs siècles, et active sur les plans culturel, patrimonial, artistique, industriel, économique, sociologique, spirituel, écologique, agricole, celui du développement durable etc., soit dûment reconnue et mentionnée dans les livres scolaires.»


Joseph Koudelka | 1966


Après l’après seconde guerre mondiale, les avant-gardes architecturales en Europe, les plus récalcitrantes au fonctionnalisme et mariées avec des mouvements politico-artistiques contestataires, et en particulier la bohème Situationniste, ont elles aussi été irradiées par le monde Tzigane ; un étrange mode de vie anachronique, passéiste et à la fois anti-conformiste, un peuple aux accents primitifs épris de liberté et de musique, pouvait tant bien que mal survivre à la folie et aux carcans capitalistes, et refuser, pour beaucoup, le travail abrutissant à l’usine. Anti-travail, anti-conformisme, anti-propriétarisme, anti-capitalisme même : mythes ou réalités, seront idéalisés par les architectes anti-fonctionnalistes dont nombre d’entre eux, y compris dans les célébrités, se réclamaient ouvertement de l’anarchie.


Cet attrait - politique - pour les Tziganes participe à plusieurs autres centres d’intérêt qui surgissent pendant cette période : des fabuleuses découvertes scientifiques et techniques ayant, notamment, porté l’homme sur la lune ; l’amorce d’une reconsidération spectaculaire des sociétés dites primitives par une poignée d’ethnologues et d’anthropologues - politisés - défendant l’idée qu’elles présentent un véritable modèle de société sans Etat parfaitement viable, mettant à mal le syndrome d’un capitalisme et socialisme d’Etat inéluctables. De même, les minorités dans le monde occidental s’activent et s’organisent politiquement : les Black Panthers aux USA, comme les tribus amérindiennes, les Chicanos protestent ; et l’on redécouvre au même moment, coïncidence ou non, l’architecture sans architectes, l’architecture vernaculaire ayant fait l’objet de publications et d’expositions ; la mobilité nouvelle dispensée par la démocratisation de l’automobile, pour le plus grand nombre est considérée comme une véritable révolution ayant permis aux masses d’échapper à la tyrannie des transports publics, à la grand’ville, et d’accèder ainsi à de nouvelles formes de liberté et de lieux jadis réservés au plus aisés véhiculés ; les plus audacieux, globe-trotters et hippies les emmèneront à travers l’Asie jusqu’aux Indes, ignorant superbement les frontières, il est vrai, alors ouvertes. Eux également, dans leurs voyages empruntèrent aux Tziganes et Gypsies nombre de leurs vertus ; enfin, c’est aussi le temps où la ville dévore ses espaces agricoles et verdoyant pour enfler démesurément et ce à une vitesse jamais auparavant atteinte, d’où ce besoin de nature, d’un Back to Land, et les projets des avant-gardes auront à traiter d’écologie, tout en s’émancipant des grandes utopies de leurs aînés ayant déjà balisé la voie de l’écologie urbaine (Ville verte de Le Corbusier, la cité dispersée de Wright, Désurbanisme soviétique, etc.), mais ayant totalement échoué, fournissant même au capitalisme une base, un contre-modèle parfait à réaliser. Enfin, soulignons que les guerres (d’Indochine [1946 1954], d’Algérie [1954 1962], du Vietnam [1963 1975], et celles socialistes de Cuba [1956 1959], etc.) seront autant d’incubateurs nourrissant l’activisme des jeunes, peu disposés à combattre des peuples qu’ils estiment.


Ainsi, les avant-gardes auront à concilier ces disciplines, les avancées scientifiques, les modèles des sociétés primitives y compris le néo-primitivisme hippy, et leur mise en pratique politique sur les plans urbain et architectural en considérant la mobilité et le nomadisme comme étant des clés pour parvenir à contrer l’ancrage au sol des massives constructions fonctionnelles et l’immobilisme aussi bien moral qu’intellectuel des architectes. Mais, comment concilier l’inconciliable, la statique de l’architecture et la mobilité, et le nomadisme ? L’utopie, bien sûr, mais aussi, et c’est nouveau, les contre-utopies seront mises à l’épreuve pour imaginer et construire une nouvelle société, et pour les propositions les plus radicales et généreuses, elles promettent non pas une architecture mobile mais une liberté totale de déplacement - et de stationnement - de l’Homme ou de tribus nomades sur de nouveaux territoires ; à l’image du nomadisme tzigane, mais ultra-technologisé.

L’influence Tzigane


Sabine Weiss
Porte de Vanves, Paris
1952

La seconde guerre mondiale allait bouleverser le monde nomade, en 1940, un décret interdit aux « nomades » de circuler sur l’ensemble du territoire, une assignation à résidence dans la ville où il se trouve, d’autres (environ 6000) seront internés dans des camps, synonyme, pour beaucoup, de déportation vers les camps de concentration nazis. En France, la vie quotidienne dans les camps révèle des conditions de logement et d’hygiène déplorables : les Tziganes ne souffrent pas seulement de la faim et du froid, ils y meurent.


Aussi incroyable que cela puisse paraître, le racisme d’État persista bien après la fin des hostilités : le gouvernement provisoire de la République décida de libérer les camps tziganes bien après la Paix retrouvée, certes en améliorant leur quotidien, et prolongea l’interdiction de quitter la commune où ils doivent demeurer, assignés à résidence (certes, dans le chaos de l’après guerre, cette mesure sera peu appliquée) ; en 1946 les derniers Tziganes internés retrouvent leur liberté. Puis, comme si le génocide n’avait jamais existé (il n'y avait pas de Rroms au procès de Nuremberg), les mesures liberticides de l’avant-guerre, c’est-à-dire entravant leurs droits de pouvoir circuler et de stationner sans contrainte, seront reconduites : jusqu’en 1970, le « livret ou carnet de circulation » se substituant alors au « carnet anthropométrique » institué en 1912, sera toujours en vigueur.

Cependant, et paradoxalement, en 1949, l’État prend la mesure du problème « tzigane » en créant une commission interministérielle d'étude des questions intéressant les populations d'origine nomade, par le ministre de la Santé publique et de la population et par le ministre de l'Intérieur. Elle s’éteindra après 1968. Après son premier rapport, les ministres concernés définissaient la nouvelle politique :
« A la politique de répression et d'interdiction jusqu'ici admise à l'égard des populations d'origine nomade : tsigane, romanichelle, gitane, etc., doit être substituée une politique plus compréhensive tendant à la fois à permettre leur développement humain normal et à faire disparaître pour les populations au milieu desquelles elles vivent les inconvénients parfois graves inhérents à leur présence ».
Parmi les recommandations souhaitées, citons :
« Ces mesures seront très diverses. Elles varieront essentiellement suivant les régions et suivant les habitudes des populations. Il faudra néanmoins partout :
1) assurer aux nomades, par les moyens les plus variés, des lieux de stationnement sains pour l'été et l'hiver, les stationnements d'hiver surtout devant être équipés au point de vue sanitaire ;
2) leur fournir l'aide d'assistantes sociales spécialisées relevant d'organismes publics ou privés ;
3) leur procurer un travail régulier leur permettant de vivre normalement ;
4) leur donner une instruction générale minima (tous ne savent pas lire) et une certaine formation professionnelle.»


Lucien Clergue
Draga en robe à pois, Les Saintes-Maries-de-la-Mer
1957




Jean Dieuzaide
La Gitane du Sacro Monte Grenade
1953




Robert Doisneau
Maline, gitane de Montreuil
1950

Préfets et gendarmes, policiers et garde champêtres ne semblent avoir été inspirés par les recommandations de leurs ministres, qui continuèrent sans relâche à persécuter administrativement les nomades - tziganes ou non -, sous la pression des maires, peu sensibles, ou plutôt peu sensibilisés par les plus hautes autorités, à leurs conditions de vie, suivant en cela la vox populi de leurs électeurs. Mais l’on observe au sortir de cette guerre, alors que les restrictions sont importantes, une forme de solidarité envers ceux et celles de toutes origines ayant souffert des malheurs de la guerre d’une manière ou d’une autre, un élan de compassion de la bourgeoisie (des bienfaiteurs, des grands fonctionnaires, etc.) et de la classe moyenne (en particulier les assistant-e-s sociales, les étudiants, etc.), compassion appuyée et peut-être emmenée par l’Église, dont les représentants, les premiers, iront au secours des Tziganes, tout en profitant de leur détresse pour mieux les capter, les convertir ; et pour y parvenir catholiques et protestants - et plus particulièrement du pentecôtisme - se livrèrent à une véritable bataille. Ainsi peut-on lire, dans la revue protestante Vie & Lumières n° 6 datée de 1962 :
« Il est donc surprenant que les autorités catholiques qui ont les postes-clés du point de vue social aient fait si peu pour l’amélioration du sort des gitans en tant d’années écoulées. […] Il est évident que devant l’ampleur du mouvement de réveil évangélique [protestant] parmi les tziganes, il y a un effort redoublé de la part du catholicisme pour conserver dans la religion romaine les Tziganes, soit en exploitant la superstition par la multiplication de pèlerinage aux Saints et aux Saintes, tel l’exemple de l’institution du pèlerinage Tzigane à Lourdes, soit en accomplissant des efforts sur le plan social pour attirer vers les prêtres la sympathie gitane, ou encore pour avoir une meilleure emprise sur les gitans fréquentant les institutions ou groupés en des ‘camps’ ou ‘bidonvilles’. »
L’humanisme tsiganophile se développe. C’est en 1949 qu’est créée l’Association des Etudes Tsiganes, qui édita à partir de 1955 un bulletin intitulé « Etudes Tsiganes », association – active encore aujourd’hui- qui contribua grandement à :
« faire mieux connaître, dans le grand public, les questions tsiganes, éveiller l'intérêt et la curiosité autour d'elles, dissiper les préjugés injustes, nés généralement de l'ignorance, et finalement créer un courant de sympathie qui permette aux Tsiganes de prendre leur place, au grand jour et dignement, dans la communauté humaine. » (Etudes Tsiganes), avril 1955.


Lucien Clergue
Jeune gitan portant la statue de sainte Sara
Les Saintes Maries de la mer
1959

Naissent ou se développent les associations de Tziganes eux-mêmes, laissant dire au spécialiste de la chose, Jean-Pierre Liégeois que c’est la naissance d'un « pouvoir tzigane » en lien avec les «Tsiganologues » qui forment un champ spécialisé dans leurs disciplines respectives. Sociologie, ethnologie, histoire des Tsiganes connaissent leur essor au sein de la tsiganologie. Se multiplient les premières études sociologiques, historiques, anthropologiques, et autres travaux et écrits relatifs au monde tzigane [4]. A partir des années 60 sous l'impulsion d'associations œuvrant en faveur des Gens du voyage, se développent des aides et des formes de solidarités entre Gadjo et communautés Tziganes, perçues comme formant une minorité ethnique qu’il convient de dé-stigmatiser, à l’image des USA connaissant des mouvements de solidarité avec les Noirs, les « Chicanos » et les peuplades indiennes.


Depuis longtemps, les artistes d’origine Tzigane portent dans le monde leur culture, avec notamment la reconnaissance internationale du guitariste manouche Django Reinhardt (1910 1953), suivi du guitariste Manitas de Plata (1921 2014), etc. ; le guitariste Yul Brynner (1920 1985), dont la mère est gitane, se produira en France, et devenu célèbre acteur, il consacra son temps à plaider pour la cause tzigane. Mais c’est aussi la reconnaissance d’autres talents, en exemple, des cirques de la riche famille tzigane Bouglione (dont le cirque d’hiver à Paris acquis en 1934), et ceux plus modestes sillonnant le pays.




Marcelle Vallet
Cirque Kostich
1960


Sans doute, assiste-t-on, en ce début des années 1960 à une nouvelle mode gitane, voire une gitanophilie qui atteint toutes les disciplines de l’art. Rares sont les photographes célèbres, ou en voie de l’être, de cette époque n’ayant pas pris dans leurs objectifs une scène de la vie quotidienne ou une Gitane. Les films s’enchaînent également [5]. En 1961, dans la bande dessinée Les Bijoux de la Castafiore, Hergé met en scène une troupe de Tziganes obligée par la police de s’installer « comme ça au milieu d’immondices » selon Haddock, et victimes des préjugés auxquels ne cèdent pas Tintin et le capitaine Haddock les invitent à venir camper dans leur parc du château de Moulinsart, au grand regret de son domestique, Nestor ("Ces bohémiens, c'est tout vauriens, chapardeurs et compagnie !"), du chef des gendarmes ("Moi, je vous aurai mis en garde. Il ne faudra vous en prendre qu'à vous-même s'ils vous amènent des ennuis") et même d'un jeune Rom ("Je les déteste, ces gadjé ! Ils font semblant de nous aider, et dans le fond de leur coeur, ils nous méprisent"). En 1969, Astérix et Obélix rencontrent une troupe de Tziganes accueillante et dansante, dans Asterix en Hispanie.









L’écrivain Jean-Paul Clébert, fils de la bourgeoisie, préféra après la guerre, une vie d’errance à Paris, en compagnie de chiffonniers, de Gitans, d’amateurs de vin rouge et de prostituées, les «derniers arpenteurs et flânocheurs du trottoir», vie de bohème rapportée dans un livre (mal) intitulé Paris insolite (1952), qui connût un véritable succès et commercial et critique. Peut-être ses déambulations dans un Paris défoncé par la misère, cet « immense caravansérail des désespoirs et des miracles quotidiens » ont-elles précédées ou initiées les propres dérives urbaines des Lettristes. En 1961, il publie Les Tziganes ; suivi d’un autre ouvrage intitulé Tziganes et Gitans édité en 1974 (réédité en 2011) illustré par les photographies de Hans Silvester.



Jan Joors
Espagne
1971


Un autre ouvrage, plus subtil, paraît en 1967, de l’artiste belge Yan Yoors, intitulé Tsiganes. Sur la route avec les Rom Lovara. Un récit autobiographique entre récit d’aventures, vie quotidienne, et anthropologie de la culture tzigane. Le jeune Yan Yoors, fils de bonne famille d’artistes, prend en 1934 la route des grands chemins avec une troupe de tziganes, et pendant plusieurs années alternera les voyages et de brefs séjours en hiver au sein de la maisonnée familiale, à la périphérie d'Anvers. Après plusieurs voyages et mois passés avec la troupe, il est intégré et adopté par la communauté. L'expérience de Yoors était unique en ce sens que les Gajo, ou les étrangers, étaient et sont très rarement assimilés dans une communauté. A ce point intégré, alors qu’il étudie la sculpture à l'Académie royale des beaux-arts d'Anvers en 1939, que le père de sa famille adoptive décide de le marier à une jeune tzigane. Profond témoignage d’amitié que refusera Yan Yoors, estimant que ces liens sacrés rendaient difficile le retour probable à sa vie de Gajo. Mais l’histoire ne se termine pas ici, car résistant durant la guerre, Yoors, comme Jean-Paul Clébert en France, est chargé de coordonner les efforts avec les groupes de tziganes, prédisposés à la clandestinité, et à fournir de discrets et redoutables officiers de renseignement (il publiera en 1992, La croisée des chemins : la guerre secrète des Tsiganes : 1940-1944). Par la suite, il s’engagera dans un travail de photographes auprès de nombreuses communautés tziganes du monde entier. En 1967, ainsi, Yoors - et d’autres d’ailleurs -, pose un regard autre sur le monde tzigane, et dévoile la réalité d’une culture cachée :
« Les Tsiganes ont préservé leur unité culturelle en plaçant entre eux et les autres peuples une série d’écrans qui les font souvent apparaître le contraire de ce qu’ils sont. »
L’épais mystère qui les enveloppe est volontaire, pour se dissimuler et esquiver de possibles persécutions, y compris après l’holocauste :
« Ils n’attendent rien d’un monde auquel ils n’appartiennent pas et fuient sans cesse une Nuit des longs couteaux qui revient toujours. »
Puis :
« L’État – qui a tendance à confondre transhumance et vagabondage – ne manque jamais de déceler dans leurs agissements l’expression d’une dangereuse “pulsion libertaire” et délègue systématiquement ses gendarmes en guise d’ambassade. »

Jan Joors
Italie



Jan Joors
Italie



Jan Joors
Yougoslavie
1961




Jan Joors
Saintes-Maries France

1971

CULTURE RROM et AVANT-GARDE



Le Corbusier


L'architecture est toujours l'ultime réalisation d'une évolution mentale et artistique ; elle est la matérialisation d'un stade économique. L'architecture est le dernier point de réalisation de toute tentative artistique parce que créer une architecture signifie construire une ambiance et fixer un mode de vie. (Asger Jorn, « Une architecture de la vie »).


En 1936, le jeune peintre danois Asger Jorn (né Asger Oluf Jorgensen) se rend à Paris pour étudier au sein de l’Atelier de l'Art Contemporain dirigé par le célèbre peintre Fernand Léger, rejoignant la grande communauté d’artistes et d’architectes scandinaves établis dans la capitale. Aux écoles d'art traditionnelles, Jorn préfère être l'apprenti du maître avec qui il partage des affinités politiques communistes ainsi qu'une vive attirance pour l'art dit populaire, sur son rôle social éducatif. En 1937, Fernand Léger élabore, avec la collaboration de Jorn, une peinture murale pour le Palais de la Découverte de Paris. Le Corbusier les invitent à travailler sur un projet de fresque pour le Pavillon des Temps Nouveaux de l'Exposition Universelle de Paris, sous la direction de Charlotte Perriand (proche alors du parti communiste qui en cours démissionnera de l'atelier de Le Corbusier). Plusieurs artistes de générations différentes, tels qu'Henri Laurens et Sébastian Roberto Matta Echauren, sont également conviés à cette grande collaboration. Cet événement s'ouvre dans l'enthousiasme et la confusion du Front Populaire, et le pacifisme est de mise ; si dans le pavillon de Le Corbusier, une fresque appelle à « Des canons, des munitions, non merci, des logis svp », dans le pavillon espagnol, le tableau Guernica de Picasso maudit la guerre et les nazis.
Le Pavillon des Temps Nouveaux se présentait sous la forme d'une immense tente, ainsi décrite par Le Corbusier :
« Créer, organiser et construire un pavillon qui démontre par 1600 m² de documents (à fabriquer de toutes pièces) les possibilités de l'urbanisme moderne : "Essai de musée d'éducation populaire". Ce pavillon considérable (15.000 m²) sera en toile, simplement, murs et toiture. Une toiture de 1200 m² cousue d'une pièce et déroulée en une fois.C'est une construction téméraire, souple, en câbles et fins pylônes d’acier.» (Extrait de Le Corbusier, Oeuvre complète, volume 3).

Ce pavillon de toiles tendues aux couleurs vives était destiné à être nomade, démonté et transporté dans les différentes villes de France, constituant une exposition ambulante d'éducation populaire, intelligible à tous qui présentait les nouvelles possibilités de l'architecture et de l'urbanisme au moyen de photo-montages, de maquettes et de dioramas à grande échelle :
« éclairer et éduquer la population, lui faire comprendre les causes véritables de tout son mal (…) ».






Un choix architectural qui a valu d'âpres critiques de ses confrères et du jury de l’exposition, considérant que Le Corbusier n'avait pas conçu un « véritable » bâtiment digne de la modernité. Au contraire, le jeune Jorn admire l'aspect nomade et « primitif » de cette non-architecture. Il insiste sur l'importance de la couleur et des fresques qui, selon lui, créait une véritable synesthésie sensorielle, une fusion empathique entre le spectateur et son environnement ; allant jusqu'à dire de cette « oeuvre d'art totale », cette « tente la plus grande du monde » :
« cette architecture indigne est pourtant la seule architecture authentique de nos jours ».
« Le Pavillon des Temps Nouveaux, la misère des crédits : un temple en bâche ! On pourrait tenter de lui donner la splendeur par la couleur : le pourpre du mur de fond exaltée par l'or du plafond, l'espace crée par la paroi verte et la paroi latérale. Le sol, d'un humble gravier, faisait belle plage d'ocre jaune. Le choix de ces couleurs violentes, puissantes, grossières même, représentait une certaine témérité. Résultat : un coup de massue sur le visiteur, un saisissement. (...) Dans cet orchestre, dont les cuivres, les cymbales, les timbales, les tambours menaient grand jeu, intervint la gamme des autres instruments (violons, bois et harpes) : la modulation intense des grandes peintures murales, la plastique polychrome de Laurens, le martèlement des panneaux d'écritures sur fonds de couleurs diverses, les tapis marocains des plans de villes des CIAM, les traits incisifs des épures techniques de l'urbanisme, les camaïeux somptueux des photos : un plein orchestre. » (« Ansigt til ansigt » [Face à Face]. A5. Meningsblad for unge arkitekter, janvier-février 1944).




Asger Jorn


Mais Asger Jorn malgré son admiration pour cette réalisation, dont il témoigne à son retour en Scandinavie dans plusieurs revues d’art et d’architecture, s’éloignera progressivement du « fonctionnalisme ». Il ne partagera ni les visions modernistes des édifices de Le Corbusier, qui impliquent pour ses usagers et habitants un mode de vie contraignant, ni même le « rôle » assigné à la peinture, ou l’asservissement de l’art par l’architecture :
« Les architectes se sont mépris dans leur analyse des besoins des êtres humains sur la position et la signification de l’art. […] L’art est une forme de vie […]. L’architecture est le cadre sur lequel on bâtit nos vies, mais les arts sont le cadre vivant autour de la vie elle-même ».


Asger Jorn & Pierre Wemaëre
Amitié
1938

Jorn lors de son séjour parisien sera également en contact avec les surréalistes grâce à son proche ami peintre Roberto Matta, qui a participé à l’aventure du Pavillon des Temps Nouveaux, et, comme Jorn, s’intéresse aux questions artistico-architecturales, qui se manifeste dans sa production picturale et dans ses quelques écrits poético-théoriques. Matta publie son premier texte surréaliste en 1938 dans la revue Minotaure intitulé « Mathématique sensible - architecture du temps », rédigé à la demande d'André Breton, qui propose une critique de l'austérité rationaliste de Le Corbusier et des architectes modernistes, une approche innovatrice pour cette revue. À l'opposé de la vision « idéaliste » de la nature et du corps en tant que modèles pour des calculs géométriques, Matta oppose plus qu’une architecture, l’être humain, les variations multiples de la sensorialité et de l'émotivité humaine ; sans pour autant refuser les prodigieuses possibilités offertes par la technique et la science modernes afin de les mettre au service d'une architecture « sensitive » répondant aux désirs pulsionnels de l'homme.






Les recherches menées par Roberto Matta constituent sans doute un apport suffisamment novateur pour qu’aussitôt André Breton, alerté par Dalí, associe le jeune Chilien à l’« Exposition internationale du surréalisme » de la galerie des Beaux-Arts. « Il s’agit », propose Matta,
« de découvrir la manière de passer entre les rages qui se déplacent dans de tendres parallèles, des angles mous et épais ou sous des ondulations velues au travers desquelles se retiennent bien des frayeurs […]. Il nous faut des murs comme des draps mouillés qui se déforment et épousent nos peurs psychologiques ».


Jorn aura été sans doute sensible à l'Exposition Internationale du Surréalisme tenue à la Galerie Beaux-Arts en 1938 ; c’est en cette même année que paraît le manifeste « Pour un art révolutionnaire indépendant » signé par André Breton et Diego Rivera et peut-être coécrit avec Léon Trotsky. Selon Jorn, les surréalistes donnaient des perspectives bien différentes :
« Où les architectes disent soleil, ils disent obscurité, où ils disent place, on répond labyrinthe, impraticable, caverne. Si on dit plan, ils disent hasard. Si on parle de rentabilité, ils exigent l'inutile. (...) Nous voulons simplement souligner que c'est un domaine intéressant pour l'avenir quel qu'il soit. » Jorn, « Face à Face » (1944), dans Discours aux pingouins et autres écrits.


MATTA
Wet Sheets
1936

Au tracé régulateur, à la froide géométrie égayés par quelques couleurs brutales, à l’ordre donc, Jorn oppose la dissymétrie et le chaos, dans les formes, les matières et les couleurs, comme présentés au sein du Pavillon :
« Je trouve qu'une maison ne doit pas être une machine à habiter, mais une machine à choquer, à impressionner, une machine d'expression humaine et universelle. »
En 1948, Asger Jorn met en pratique ses idées contre-fonctionnalistes pour une première fois lors de sa participation à la brève aventure Cobra (1948 1951). Dès l'origine, les membres de ce groupe informel né après la Seconde Guerre Mondiale cherchent à renouer, en réponse au réalisme-socialiste et au néo-constructivisme, avec les sources vives de l'imagination et de la créativité, et ce de manière transdisciplinaire. Ce projet s'accompagne aussi du désir d'inventer une nouvelle façon d'habiter poétiquement le monde ; et les artistes Cobra se passionnent pour l'art et l'architecture populaires, voir régionalistes, en vertu de sa « valeur psychologique, sensible, mythique (qui) fut soigneusement ignorée » selon André Tamm. (« L'art populaire allemand dans ses rapports à l'art expérimental » Cobra, n° 6, avr. 1950).


Dans le premier numéro de la revue Cobra paru en décembre 1948, l'architecte Michel Colle publie « Vers une architecture symbolique » dans lequel il offre une critique acerbe des « machines à habiter » de Le Corbusier. Face à « l'architecture de cauchemars » des fonctionnalistes, « aussi appauvrissante au point de vue psychique et intellectuel que le sont au point de vue physique et psychologique les contraintes matérielles supportées aujourd'hui », Colle propose d'inventer une « architecture de rêve ». Il propose une architecture fantaisiste, qui serait la synthèse de tous les arts afin de s'émanciper du joug fonctionnaliste de deux façons : en créant des surfaces polychromes et en jouant avec les potentialités stylistiques et expressives du béton armé.







L’aventure CoBrA se termine en 1951, époque où Asger Jorn pratique au le « nomadisme chronique » selon Laurent Gervereau (« Jorn, iconologue, iconoclaste » dans La Planète Jorn, catalogue d'exposition, 2002). Il voyage en Afrique du Nord et en Europe ; puis s'installe en 1954 à Albisola, un village sur la côte de la Ligurie au nord de l'Italie, haut lieu de la céramique, qu’il pratique dans une verve artistico-artisanale.


Il est le co-fondateur en 1953 du Mouvement International du Bauhaus Imaginiste (MIBI) ; là encore, et comme l’avait été le premier et défunt Bauhaus de la République de Weimar, les artistes « libres » s’invitent à des incursions dans divers domaines artistiques, peinture, sculpture, céramique, architecture, etc. Il s'agit de réconcilier l'art, la science et la technique comme activités symboliques, un projet qu'il approfondira avec ses essais. Grâce à son aura et à son réseau conséquent de relations et d’amitiés, un grand nombre d’artistes, plasticiens, écrivains, etc., de l’Europe entière rejoindra – de manière informelle - le Mouvement, dont Roberto Matta, Pierre Alechinsky, le peintre italien Enrico Baj, l’architecte designer italien Ettore Sottsass Jr., Karel Appel, Corneille, Sergio Dangelo, Lucio Fontana, Emilio Scanavino, Edouard Jaguer, Roland Giguère et Theodor Koenig, etc.

L’on décide d'organiser une série d'actions collectives autonomes qui débute avec l’Incontro Internazionale délia Ceramica (« Rencontres Internationales de la Céramique ») d'Albisola en 1954, une exposition publique en plein air qui se veut un « champ d'expérience » qui permettra de tisser des liens avec la population et les artisans locaux et ainsi de propager la nouvelle esthétique contre-fonctionnaliste. Exposition qui sera présentée à la prestigieuse dixième Triennale de Milano qui se tient durant l'automne 1954 ; sans grand succès. L’occasion pour Jorn de l’écriture d’un pamphlet contre le fonctionnalisme (bien représenté à Turin):
« L'aspect esthétique d'une chose, c'est son extérieur, sa communication directe ou son effet immédiat sur nos sens, sans compter avec son utilité ou sa valeur structurelle. C'est son don d'attirer notre attention, d'éveiller notre curiosité et notre intelligence, de nous choquer et de nous surprendre. » (« Contre le Fonctionnalisme » (30 oct. 1954) dans Pour la forme).


Ce projet se prolonge avec le « Congrès des Artistes Libres d'Alba » en 1956 et culmine avec la conférence de Coscio d'Aroscia en 1957 qui voit la fusion du M.I.B.I. à l’Internationale Lettriste et au Comité Psychogêographique de Londres afin de former l’Internationale Situationniste.


La bohème parisienne



Ed Van der Elsken
Paris
Love on the Left Bank
1954

A Paris, pendant ce temps, la bohème intellectuelle s’agite ; les membres de l’Internationale Lettriste pratiquent en simultané les premières dérives s’intéressant à la ville, à peine touchée encore par les grandes opérations de rénovation urbaine, et la beuverie (selon Debord, « Chacun buvait quotidiennement plus de verres qu’un syndicat ne dit de mensonges pendant toute la durée d’une grève sauvage», In girum), décrite dans le livre magistral de la lettriste Michèle Bernstein, Tous les chevaux du roi (1960). Une nouvelle bohème intellectuelle et marginale refusant le travail – Ne travaillez jamais est tagué sur un mur en 1953 par Guy Debord - « à la recherche de nouveaux rapports humains » selon Bernstein.


Plus que d’architecture, ils s’occupent d’urbanisme ; l’éphémère lettriste Gilles Ivain (Ivan Chtcheglov), peintre, écrivain et psychogéographe, les y engage avec son Formulaire pour un urbanisme nouveau, texte écrit en 1952-1953 et dont une version, établie par Guy Debord, paraît en 1958 dans le premier numéro de la revue Internationale Situationniste avec cette présentation :
« L’Internationale lettriste avait adopté en octobre 1953 ce rapport de Gilles Ivain sur l’urbanisme, qui constitua un élément décisif de la nouvelle orientation prise alors par l’avant-garde expérimentale. Le présent texte a été établi à partir de deux états successifs du manuscrit, comportant de légères différences de formulation, conservés dans les archives de l’I.L., puis devenus les pièces numéro 103 et numéro 108 des Archives Situationnistes. »









Ed Van der Elsken
Paris
Love on the Left Bank
1954


Le Congrès des Artistes Libres d'Alba



Dans les salles souterraines d'un couvent du XVIIe siècle à Alba en Italie du nord, y travaillait Pinot Gallizio un peintre autodidacte, venu à la peinture à plus de cinquante ans, un ancien pharmacien, chimiste à ses heures et conseiller municipal de la gauche. En août 1955, il rencontra à Albisola, haut lieu de la céramique en Italie du nord, Asger Jorn, propriétaire d’une maison-jardin ainsi décrite par Guy Debord :
« Ce qui est peint et ce qui est sculpté, les escaliers jamais égaux entre les dénivellations du sol, les arbres, les éléments rajoutés, une citerne, de la vigne, les plus diverses sortes de débris toujours bienvenus, tous jetés là dans un parfait désordre, composent un des paysages les plus compliqués que l’on puisse parcourir dans une fraction d’hectare et, finalement, l’un des mieux unifiés. Tout y trouve sa place sans peine. » (« De l'architecture sauvage », 1972, dans Jorn, Le jardin d'Albisola, Edizioni d'Arte Fratelli Pozzo, Torino, 1974. Ce texte a été écrit en septembre 1972 après le séjour en mai d’Alice et Guy Debord chez Nanna et Asger Jorn à Albisola).


Pinot Gallizio, nouveau membre du MIBI, proposa ainsi à Asger Jorn d’utiliser son atelier comme lieu pour un congrès prévu en 1956. Y participent notamment les lettristes Mohamed Dahou, Gil J. Wolman et Michèle Bernstein. Chaque membre ou invité représentant un mouvement étaient tenus d’aborder un thème particulier sur les relations souhaitables entre art, architecture et société. Jorn présenta à l’auditoire quelques considérations à propos du terme « avant-garde », qui à cette époque était encore attribué aux fonctionnalistes, qui pour célébrer l’inauguration de l’immeuble d’habitations de Le Corbusier, à Marseille (la Cité Radieuse), avaient organisé un « Festival de l’avant-garde ». Jorn, au contraire, le revendiquait comme « le seul terme pouvant s’appliquer à notre mouvement », car,
« Il y a deux conditions pour qu’un mouvement soit appelé mouvement d’avant-garde. D’abord, il faut qu’il se trouve isolé et sans appui des forces établies, abandonné à une lutte apparemment impossible et inutile. […] Il faut ensuite que la lutte de ce groupe soit d’une importance essentielle pour les forces au nom desquelles il lutte (dans notre cas, la société humaine et l’évolution artistique) et que la position gagnée soit plus tard confirmée par une évolution générale.»
Le discours d'Ettore Sottsass jr. abordait « l'architecture chromatique », une alternative à l'architecture rationaliste, dont les édifices ne sont rien d'autres que des squelettes silencieux, dont la pureté cache la pauvreté et la limite d'une société entière. Guy Debord, retenu à Paris par les autorités militaires, ne put s’y rendre, mais en tant que délégué, le cinéaste, plasticien et écrivain Gil Joseph Wolman lira sa déclaration au nom de l’Internationale lettriste, dont voici des extraits :
« Un urbanisme unitaire — la synthèse, s’annexant arts et techniques, que nous réclamons — devra être édifié en fonction de certaines valeurs nouvelles de la vie, qu’il s’agit dès à présent de distinguer et de répandre. [...]L’urbanisme expérimental que nous devons entreprendre doit déjà se situer dans cette direction. Il faut, écrit Asger Jorn, à la fin de son essai Imagine e forma, ‘découvrir de nouvelles jungles chaotiques par des expériences inutiles ou insensées’. Et Marcel Mariën, dans le numéro 8 des Lèvres nues, annonce : ‘Au béton précontraint, l’on verra se substituer la rue tortueuse, le chemin creux, l’impasse. Le terrain vague fera l’objet d’études toutes particulières, et l’on instituera par exemple des concours destinés à la désignation des meilleurs projets’. […] Nous ne devons pas nous opposer à ce que cet urbanisme soit qualifié de baroque, au moins dans ses premiers essais, puisqu’il sera entièrement tourné vers la vie, et opposé au classicisme fonctionnaliste. Mais il ne saurait demeurer baroque. Il dominera la vieille contradiction baroque-classique. L’urbanisme unitaire doit devenir, par tous les moyens, le cadre et l’occasion de jeux passionnants. »


Le cadre théorique et d’actions pour les futurs situationnistes est ainsi donné : ce sera la ville. Comme l’affirmera Guy Debord :
« On sait que les situationnistes, pour commencer, voulaient au moins construire des villes, l’environnement qui conviendrait au déploiement illimité de passions nouvelles. Mais naturellement ce n’était pas facile ; de sorte que nous nous sommes trouvés obligés de faire beaucoup plus. Et tout au long de ce chemin plusieurs projets partiels ont dû être abandonnés, un bon nombre de nos excellentes capacités n’ont pas été employées, comme c’est le cas, combien plus absolument et plus tristement, pour des centaines de millions de nos contemporains. » (« De l'architecture sauvage », 1972, dans Jorn, Le jardin d'Albisola).


Ils firent ainsi ce compte rendu :

« LA PLATE-FORME D’ALBA
[…] La résolution finale du Congrès traduisit un accord profond, sous forme d’une déclaration en six points proclamant la « nécessité d’une construction intégrale du cadre de la vie par un urbanisme unitaire qui doit utiliser l’ensemble des arts et des techniques modernes » ; le « caractère périmé d’avance de toute rénovation apportée à un art dans ses limites traditionnelles » ; la « reconnaissance d’une interdépendance essentielle entre l’urbanisme unitaire et un style de vie à venir... » qu’il faut situer « dans la perspective d’une liberté réelle plus grande et d’une plus grande domination de la nature » ; enfin l’« unité d’action entre les signataires sur ce programme... » (le sixième point énumérant en outre les diverses modalités d’un soutien réciproque). » (POTLATCH. Bulletin d’information de l’Internationale lettriste. N° 27 – 2 novembre 1956)


Parmi les artistes invités au congrès, se distingue le peintre néerlandais Constant Anton Nieuwenhuys, co-fondateur du mouvement CoBrA, encore brouillé avec son ami d’antan Jorn. Ce séjour pour Constant est un moment important à plusieurs égards, là où s’effectue la pleine transition de la peinture sculpture vers l'architecture puis vers l’urbanisme, la première rencontre avec les Lettristes férus d’urbanisme unitaire, et la culture tzigane. Car en effet, l’une des principales préoccupations sociales – et politique - de l’hôte peintre Pinot Gallizio, était de défendre les tziganes qui campaient aux abords de la cité ; Alba était depuis toujours un ancien carrefour des caravanes des tziganes allant et venant de France. Population mal acceptée par la population, le conseil municipal prit la décision de les expulser et de leur interdire le droit d’installation. Gallizio proposa alors de leur offrir la possibilité d’établir leur camp sur une de ses propriétés. Ainsi, dans cette petite ville piémontaise allaient se côtoyer un moment, art politique de différents mouvements artistiques et culture tzigane. 



Constant  Nieuwenhuys


Constant Nieuwenhuys visita le camp tzigane avec Gallizio bien connu et apprécié des tziganes dont il parle la langue - Guy Debord le surnommait « il principe zingaro », le prince gitan. Constant a pu certainement les surprendre car il jouait, sans être un virtuose, de la guitare Flamenca. Mais c’est ici que Constant prend réellement conscience de la culture nomade tzigane, et surtout leurs conditions de vie. De nombreuses années plus tard, il se souvient comment cette expérience a initié le projet New Babylon :
« Les Gitans qui s'étaient arrêtés quelque temps dans la petite ville piémontaise d'Alba avaient pris l'habitude de construire leur camp sous une halle qui abritait autrefois le marché du bétail une fois par semaine. Ici, ils allument leurs feux, attachent leurs tentes aux piliers pour se protéger et s'isoler ; abris improvisés avec des boîtes et des tables abandonnées par les commerçants. La nécessité de nettoyer le marché après tous les passages gitans avait conduit la municipalité à interdire son accès. D'un autre côté, on leur avait assigné un morceau d'herbe sur une berge du Tanaro, une petite rivière qui traverse la ville : un recoin des plus misérables. C'est là que je suis allé les voir, en compagnie du peintre Pinot Gallizio, propriétaire de cette terre rude, boueuse et désolée qui leur avait été confiée. Un espace de caravanes qui était clos avec des planches et des bidons d'essence, dont ils avaient fait une clôture, une Cité des Gitans. Ce jour-là, j'ai conçu le projet d'un campement permanent pour les Gitans d'Alba et ce projet est à l'origine de la série de maquettes de la Nouvelle-Babylone […] ; un camp nomade à l'échelle planétaire. »



Projet pour un camp de Tziganes


Le mode de vie nomade et libre, la propriété commune des biens et le désir de conserver intactes les valeurs humaines représentent le point zéro de la liberté créatrice, de l'aventure et de l'invention qu'ils défendaient. Constant a l'intention d'approfondir le thème de l'Urbanisme Unitaire proposé par Debord qui semble offrir un potentiel extraordinaire pour la mise en œuvre du programme situationniste.


À son retour d'Alba Constant, sa première création est une sculpture intitulée Ruimtercircus (Cirque spatial, 1956-1961). Le titre évoque l'impact que l’artiste a eu avec la culture nomade. Le cirque est une micro-société ludique qui parcourt le territoire en occupant de temps en temps les espaces vides des villes sédentaires. C'est une ville mobile qui s'installe sur le terrain vague de l'urbanisme fonctionnaliste, montrant une manière différente d'habiter le monde. Sa première architecture-sculpture concerna le Ontwerp voor Zigeunerkamp (Projet pour un camp de Tziganes) en 1957. Après une première proposition abandonnée mettant en scène une rampe courbe de béton menant à une plate-forme circulaire (faisant penser au projet de l’architecte Berthold Lubetkin pour la piscine des pingouins du zoo de Londres), Constant adopte un tout autre concept. Il n’impose pas aux nomades un type d’urbanité, des choix architecturaux bien définis ou définitifs contraignant leurs libertés, ou leur espace, il conçoit au contraire une structure permanente mais flexible, une sorte de support pour tente géante où viennent dessous s’agréger les caravanes et roulottes tziganes, un support qui offre la possibilité aux occupants de l’investir et de modifier, de transformer son espace par des toiles et autres parements suspendus, etc.




Il ne s’agit pas pour Constant – qui est déjà célèbre en Europe - de concevoir un camp d’urgence, ni même de sédentariser à tel endroit des groupes par nature nomades, mais en premier lieu de dénoncer les conditions de vie dramatiques subies par les tziganes d’Italie et d’Europe : il s’agit bien d’un projet, d’une contre-proposition établis contre l’inhumanité des lois liberticides des gouvernements et des arrêtés expulsifs des municipalités, pour le Droit à la ville des populations nomades, à une époque où les tziganes sont toujours et encore sous l’emprise d’une vox populi stigmatisante les désignant comme des brigands. C’est également une contre-proposition architecturale s’opposant à l’architecture fonctionnelle, elle aussi considérée inhumaine, sévissant en Italie et, en l’occurrence, aux Pays-Bas ; deux pays qui connaissaient alors une crise du logement sans précédent.


Peut-être, ce projet conçu onze années après la fin de la guerre est-il une sorte d’hommage aux tziganes victimes des camps de concentration nazis, en considérant que Pinot Gallizio fut un partisan communiste et anti-fasciste durant la guerre, et que le peintre Constant s’était attaqué à ce thème avec sa toile intitulé Concentratiekamp datée de 1951. Rappelons qu'en 1954, un arrêt de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe avait affirmé que les Tsiganes (Zigeuner) avaient été déportés comme « asociaux », et non pour des raisons raciales : une idée partagée par l'écrasante majorité de l'opinion internationale dans l'après-guerre.


NEW BABYLON


Constant considérait l'urbanisme unitaire comme l’unique moyen de mettre en œuvre le dépassement de l'art. C'est dans cette perspective qu'une phase de travail fructueuse commence avec Guy Debord, dans une profonde amitié et une influence mutuelle. Constant, après avoir mis un terme – provisoire -à son activité de peintre – en tant que tel - est en fait le seul situationniste qui a l'intention de se lancer et à se consacrer pleinement dans l'expérimentation de l'urbanisme unitaire, et dans son isolement, seul Debord le soutient. Asger Jorn s’en désintéresse, qui pourtant avait été un des premiers artistes peintres à se préoccuper d’architecture. Résultat, peut-être, des rivalités entre les clans situationnistes – Lettristes et artistes imaginistes.


Quoiqu’il en soit, après le projet pour le campement des Gitans d'Alba, Constant élabore les premières maquettes de sa ville, dénommée par Debord, New Babylon ; s’élabore le concept de mégastructures suspendues au-dessus du sol, extensibles à l’infini, représenté, dans un premier temps, par un quartier. La maquette du secteur jaune (1958) est présentée dans le 4e numéro de l'Internationale Situationniste (juin 1960), Constant le décrit comme une construction métallique dégagée du sol, soutenant des niveaux superposés, qui
« peut-être considérée comme la base pour un aménagement d’éléments-types, meubles, interchangeables, démontables, favorisant la variation permanente du décor. »
« On peut arriver dans cette partie de la ville soit par voie aérienne, la terrasse offrant des terrains d’atterrissage ; soit au niveau du sol, en voiture ; soit, enfin, par train souterrain – selon les distances à parcourir. Le niveau du sol, coupé dans toutes les directions par des autostrades, est vide de bâtiments, à l’exception des quelques pilotis qui portent la construction, et d’un bâtiment rond, de six étages qui supporte la partie en porte-à-faux de la terrasse. […] Tout le reste est intérieurement communiquant et constitue un grand espace commun, dont il faut retrancher deux bâtiments à la périphérie de la ville qui contiennent des logis. »



Constant
Secteur jaune
1958






Constant
Secteur rouge
1958




Constant
Secteur oriental
1959

L’idée maîtresse est celle d’une méga-structure évidée, climatisée, d’une cité linéaire aérienne se déroulant à l’infini, composée ponctuellement d’équipements et de services, et sillonnée d’espaces de circulation continue faisant un réseau labyrinthique empruntés par les New Babyloniens. Ils peuvent ainsi et sont même invités à construire et déconstruire les espaces libres laissés à leur disposition, pour y dresser leur campement. Les modules d'habitation sont parfaitement autonomes de la mégastructure, constitués de l'assemblage d'éléments mobiles (parois, sols, escaliers, etc.) légers réutilisables, faciles à transporter, à monter et démonter. Les multiples combinaisons possibles des éléments standards ne limitent plus les habitations à un type, mais à une diversité de solutions. La vie ludique de New Babylon présuppose de fréquentes transformations de l'intérieur des secteurs.


Nouvelles technologies


C’est un projet tout à fait constructible mais utopique car profondément anti-capitaliste – la propriété privée n’existe plus, la famille également - et post-révolutionnaire, un projet rendu possible par une nouvelle société libérée du travail grâce à l’automatisation et la cybernétique, un nouvel ordre mondial utilisant les nouvelles techniques et technologies non pas pour enrichir les uns mais pour offrir au plus grand nombre du temps libre.
« Nous sommes en train d'inventer des techniques nouvelles; nous examinons les possibilités qu'offrent les villes existantes; nous faisons des maquettes et des plans pour des villes futures. Nous sommes conscients du besoin de nous servir de toutes les inventions techniques, et nous savons que les constructions futures que nous envisageons devront être assez souples pour répondre à une conception dynamique de la vie, créant notre entourage en relation directe avec des modes de comportement en changement incessant.»


L’homme libéré du travail n’aura plus besoin d'une adresse fixe, il deviendra nomade, libre de circuler et d’explorer la terre, il aura à sa disposition tout le temps, et l’espace, à consacrer à la réalisation de ses désirs, et le labeur se transformera en une activité créatrice ; l’Homo Faber est éliminé transformé en Homo Ludens, en homme ludique, décrit par le hollandais Huizinga. La recherche effrénée du profit capitaliste fera place à l’activité créative par excellence, le jeu. La Nouvelle-Babylone sera donc une grande œuvre collective, elle sera le fruit de la créativité des Néo-Babyloniens, d'une nouvelle société multi-ethnique, nomade, qui aura à construire, déconstruire et à reconstruire indéfiniment son propre espace.
« Avant tout, cependant, la diminution du travail nécessaire pour la production, par une automation étendue, créera un besoin de loisirs, une diversité de comportements et un changement de nature de ceux-ci, qui mèneront forcément à une nouvelle conception de l'habitat collectif ayant le maximum d'espace social... » (Constant, Une autre ville pour une autre vie, in Internationale situationniste n°3, décembre 1959).

La reproduction mécanique a aboli la rareté et délivré le temps de toute nécessité :
« Ceux qui se méfient de la machine et ceux qui la glorifient montrent la même incapacité de l’utiliser. Le travail machiniste et la production en série offrent des possibilités de création inédites, et ceux qui sauront mettre ces possibilités au service d’une imagination audacieuse seront les créateurs de demain. Les artistes ont pour tâche d’inventer de nouvelles techniques et d’utiliser la lumière, le son, le mouvement, et en général toutes les inventions qui peuvent influencer les ambiances. Sans cela l’intégration de l’art dans la construction de l’habitat humain reste chimérique comme les propositions de Gilles Ivain. » (Constant, in Sur nos moyens et perspectives, Internationale situationniste n°2, décembre 1958).


Constant s’empare du thème de la communication et envisage ce qui sera plus tard Internet :
« Le monde fluctuant de secteurs requiert des moyens (un réseau de transmission et de réception) à la fois public et décentralisé. Étant donnée la participation d’un grand nombre de gens dans la transmission et dans la réception d’images et de sons, le perfectionnement des télécommunications devient un facteur important pour le comportement social ludique ».
Constant et les Situationnistes espéraient, à cette époque encore, des progrès techniques libérateurs (la peinture industrielle inventée par Gallizio), sans pour autant renier une nostalgie certaine pour les temps jadis, celle des communautés nomades précapitalistes, dont les Gitans offraient l’image rémanente, mais également, celle toute aussi prégnante d’un Paris, d’une Amsterdam historiques «assassinés » par les grandes opérations de rénovation urbaine. Romantisme révolutionnaire ? Debord affirmait pour sa part, dans une lettre à Lefebvre :
« Si le romantisme peut se caractériser, généralement, par un refus du présent, sa non-existence traditionnelle est un mouvement vers le passé ; et sa variante révolutionnaire une impatience de l’avenir. Ces deux aspects sont en lutte dans tout l’art moderne, mais je crois que le second seul, celui qui se livre à des revendications nouvelles, représente l’importance de cette époque artistique. » Lettre de Guy Debord à Henri Lefebvre datée du 5 mai 1960.


Nomades

Après une première série de maquettes de quartier, New Babylon prend une autre dimension spatiale, devient une mégastructure, un ruban continu aérien se développant sur le territoire, la planète, parcouru par les nomades urbains, et dès ce moment, le nomadisme ludique occupera une place plus importante pour les penseurs de l’Urbanisme Unitaire. Comme l’exprimait Constant, les nomades peuvent emprunter pour leur déambulation ou leurs voyages plusieurs flux : au sol, l’automobile et le train, les espaces de circulation à l’intérieur de la méga-structure, l’avion et l’hélicoptére sur les vastes toitures terrasses.
« Les terrasses forment un terrain en plein air qui s'étend sur toute surface de la ville, et qui peuvent être des terrains pour les sports, les atterrissages d'avions et d'hélicoptères, et pour l'entretien d'une végétation. Elles seront accessibles partout par des escaliers et des ascenseurs. Les différents étages seront divisés en des espaces voisinants et communiquants, artificiellement conditionnés, qui offriront la possibilité de créer une variation infinie d'ambiances, facilitant la dérive des hahitants, et leurs fréquentes rencontres fortuites. Les ambiances seront régulièrement et consciemment changées, à l'aide de tous ses moyens techniques, par des équipes de créateurs spécialisés, qui seront donc situationnistes de profession.»
« Notre domaine est donc le réseau urbain, expression naturelle d'une créativité collective, capable de comprendre les forces créatrices qui se libèrent avec le déclin d'une culture basée sur l'individualisme.» (Une autre ville pour une autre vie., Internationale Situationniste n°3).


Constant lie l’Homo Ludens à son idéal de « nomadisme planétaire », évoqué ainsi :
« L’urbanisme unitaire est contre la fixation des personnes à tels points d’une ville. Il est le socle d’une civilisation des loisirs et du jeu. On doit noter que dans le carcan du système économique actuel, la technique a été employée à multiplier les pseudo-jeux de la passivité et de l’émiettement social (télévision), alors que les nouvelles formes de participation ludique également rendues possibles sont réglementées par toutes les polices : ainsi, les sans-filistes amateurs, réduits à un boy-scoutisme technicien. » (L’urbanisme unitaire à la fin des années 50, International situationniste n° 3, décembre 1959).


Dans l’Internationale situationniste n° 3, le texte intitulé Discours sur la peinture industrielle et sur un art unitaire applicable, Pinot Gallizio évoquait :
« Le monde sera la scène et le parterre d’une représentation continue. La planète se transformera en un Luna-Park, sans frontières, produisant des émotions et des passions neuves... »

Constant
New Babylon Nord
1958

New Babylon est une tour de Babel horizontale, qui ne vise pas à conquérir le ciel mais à envelopper la Terre. La dérive nomade, anti-architectonique par excellence, se transforme ainsi en architecture. Idéal inspiré par les flâneries de Baudelaire, les excursions urbaines de Dada, les déambulations des Surréalistes et les dérives urbaines des situationnistes, l'errance pour Constant prend la forme d'une tente nomade géante irriguée par des espaces de circulation :
« Nous réclamons l'aventure. Ne la trouvant plus sur terre, certains s'en vont la chercher sur la lune. Nous misons d'abord et toujours sur un changement sur terre. Nous nous proposons d'y créer des situations, des situations nouvelles. Nous comptons rompre les lois qui empêchent le développement d'activités affectives dans la vie et la culture. Nous nous trouvons à l'aube d'une ère nouvelle, et nous essayons d'esquisser déjà l'image d'une vie plus heureuse... »
« Contre l'idée d'une ville verte, que la plupart des architectes modernes ont adoptée, nous dressons l'image de la ville couverte, ou le plan des routes et des bâtiments séparés, a fait place à une construction spatiale continue, dégagée du sol, qui comprendra aussi bien des groupes de logements, que des espaces publics (permettant des modifications de destination selon les besoins du moment). Comme toute circulation, au sens fonctionnel, passera en dessous, ou sur les terrasses au-dessus, la rue est supprimée. Le grand nombre de différents espaces traversables dont la ville est composée, forment un espace social compliqué et vaste. Loin d'un retour à la nature, de l'idée de vivre dans un parc, comme jadis les aristocrates solitaires, nous voyons dans de telles constructions immenses la possibilité de vaincre la nature et de soumettre à notre volonté le climat, l'éclairage, les bruits, dans ces différents espaces.» (Constant, Une autre ville pour une autre vie, in Internationale situationniste n°3, décembre 1959).


Constant
New Babylon au-dessus de Séville
1965



Constant
New Babylon au-dessus de Den Haag
1965

Sans horaires à respecter, sans foyer permanent, l'être humain connaîtra une vie nomade dans un environnement artificiel :
« Les barrières et les frontières disparaissent aussi: la voie est ouverte au brassage des populations, qui par conséquent, en même temps, la disparition des différences raciales, la fusion des populations dans une nouvelle race, la race mondiale des Néo-Babyloniens. ) La nouvelle Babylone ne finit nulle part (étant la terre ronde), ne connaît pas de frontières (il n'y a pas d'économies nationales) ou de collectivité (étant une humanité flottante). Tout endroit est accessible à tous et à tous. La terre entière devient une maison pour ses habitants. La vie est un voyage sans fin...» (Nouvelle Babylone, Haags Gemeentemuseum, 1974)


Constant
New babylon
1971

Après sa démission de l'IS en 1960, Constant continuera à approfondir et développer l'urbanisme unitaire pendant une dizaine d’années. Les modèles deviennent de plus en plus grands, les environnements de plus en plus labyrinthiques. Une nouvelle période commence - que Wigley appelle de l'hyperarchitecture : Constant aidé d’assistants, multiplie les expositions et les conférences, il représente les Pays-Bas à la Biennale de Venise en 1966 ; et deviendra bientôt l'une des figures marquantes de l'architecture radicale ; en Hollande, il fut considéré comme l'artiste révolutionnaire du mouvement Provo. En 1969, il écrit la révolte du Man Ludens et commence alors à vider son atelier des maquettes, en donnant la plus grande partie au Gemeentemuseum de La Haye, qui organise en 1974 la première grande rétrospective.


Constant
Fiesta Gitana
1964

Debord décrira en parallèle en 1959 sa propre version d'une ville nomade, probablement influencée par la Nouvelle-Babylone. C'est la vision d'une ville en mouvement et en perpétuelle transformation sur le territoire comme la maison d'Ivain, mais le projet de Debord naît du détournement de "deux grandes civilisations architecturales (au Cambodge et au sud-est du Mexique)" qui Profitant des conditions climatiques dans lesquelles ils s'étaient développés, ils avaient créé, à travers un mouvement accéléré d'abandon et de reconstruction, des « cités mobiles » dans la forêt vierge:
« Les nouveaux quartiers d'une ville semblable pourraient se construire de plus en plus vers l'Ouest, labouré, tandis que l'Orient serait également abandonné à l'invasion de la végétation tropicale, qui crée elle-même des étapes de transition progressive entre la ville moderne et la nature sauvage. Cette ville traqués par la forêt, au-delà de la zone dérive incomparable qui formerait derrière elle, et un mariage avec la nature audacieuse des tentatives de Frank Lloyd Wright, aurait l'avantage d'une mise en scène du vol de temps, dans un espace social condamné au renouveau créatif. » (IS n° 3, p.11).


Dans un chapitre de La Société du spectacle, il évoque le nomadisme, correspondant à :
« 127
Le temps cyclique est déjà dominant dans l'expérience des peuples nomades, parce que ce sont les mêmes conditions qui se retrouvent devant eux à tout moment de leur passage : Hegel note que ‘l'errance des nomades est seulement formelle, car elle est limitée à des espaces uniformes’. La société, qui en se fixant localement, donne à l'espace un contenu par l'aménagement de lieux individualisés, se trouve par là même enfermée à l'intérieur de cette localisation. Le retour temporel en des lieux semblables est maintenant le pur retour du temps dans un même lieu, la répétition d'une série de gestes. Le passage du nomadisme pastoral à l'agriculture sédentaire est la fin de la liberté paresseuse et sans contenu, le début du labeur. Le mode de production agraire en général, dominé par le rythme des saisons, est la base du temps cyclique pleinement constitué. L'éternité lui est intérieure : c'est ici-bas le retour du même. Le mythe est la construction unitaire de la pensée qui garantit tout l'ordre cosmique autour de l'ordre que cette société a déjà en fait réalisé dans ses frontières. » (Guy Debord, La société du spectacle, 1968).


Pour les situationnistes, le mode de vie des Tziganes nomades représentait bien une situation construite, une sorte de survivance dans le présent des formes de communautés pré-capitalistes de jadis ; comme l’avaient été les tribus amérindiennes à qui ils empruntent d’ailleurs le mot Potlatch, qu’il donne à leur revue, signifiant un don. Ils appréciaient de la même manière l’errance vagabonde supposée du poète François Villon ou la forme de nomadisme des chevaliers du moyen-âge : soient des communautés dont l’existence est indépendante de l’Etat et de l’accumulation capitaliste, parce qu’elles leur étaient antérieures comme les sociétés archaïques ou la chevalerie médiévale, soient parce qu’elles échappaient intentionnellement à leur emprise, tels les Tziganes. Ces modes de vie des temps anciens devaient leur fournir des modèles pour concevoir de nouvelles formes révolutionnaires de vie, libérées du travail et désaliénées. Cette vision d’un passé historique ou primitif n’est pas une forme de compensation illusoire et rétrograde d’un présent aliéné, mais elle constitue un préalable indispensable pour alimenter la critique sociale et politique et d’envisager de nouvelles formes d’existence.


MAI 68




La grande révolte de 68 est l’occasion pour les architectes et les étudiants des écoles d’architecture les plus engagés dans l’ouvrage de démolition de la culture petite-bourgeoise, de critiquer, certes, les massacres urbains et architecturaux mais aussi de se confronter au réel et de descendre autant dans les rues que dans les bidonvilles afin d’apporter une aide aux familles qui y survivent, en majorité des travailleurs immigrés et nombre de familles tziganes, dont des « Gitans rapatriés » du Maghreb au sortir de la guerre d’Algérie, comme au bidonville dit « La Campagne Fenouil » à Marseille.


Daniel Guibert, architecte évoquait même dans un entretien:
« La vision architecturale avait été largement relativisée, au bénéfice de l'activisme de rue, au bénéfice de l'activisme d'une reconquête de l'espace généralisé de la société. Là, il n'était plus question d'architecture. L'architecture était à la limite relative, subsidiaire. C'était même un bouche-trou, on n'en avait plus rien à faire. Ce n'était pas ça le bon enjeu. L'enjeu était la reconquête de l'espace social total, sous d'autres formes, selon d'autres régimes.» (Gare à l’urbanisme).




Mais la « fraternisation » étudiants / habitants des bidonvilles fut très relative, rencontre impossible par l’irréductible décalage entre les uns et les autres ; et les groupuscules d’extrême gauche (souvent maoïstes) s’adressent en particulier aux travailleurs immigrés, lumpenproletariat venu du Tiers Monde exploité par le capitalisme occidental. Tout ce désordre et ce tumulte parvinrent à obliger le gouvernement à quelques concessions : en octobre 1968, le ministre Albin Chalandon fait paraître un décret qui oblige tous les organismes d’HLM de la région parisienne à réserver 6,75 % des logements nouveaux aux familles issues de bidonvilles ; et une jurisprudence rendue en janvier 1969 fixait un nouveau cadre juridique réglementant le stationnement des nomades:
« Il est indispensable, écrivait le législateur, que les municipalités contribuent dans toute la mesure du possible à l'installation et à l'équipement de lieux de stationnement offrant aux nomades des conditions de vie décente. »




Groupe Utopie
Urbaniser la lutte des classes
1968

Dans la fièvre de l’après mai 1968, partout en France, des cohortes d’étudiants, en sociologie, en architecture, en médecine, etc., s’organisaient pour tenter de venir en aide aux plus démunis venus du Tiers Monde ; sur le mode de pensée d’alors, l’autonomie, ils s’emparaient de la question des bidonvilles, toujours reléguée aux associations caritatives catholique, mais aussi des foyers de travailleurs immigrés, autant sur le plan politique que pratique en les investissant, et des aires de stationnement. La difficile rencontre de ces deux mondes ne sera guère probante.
Ainsi à Angoulême en 1969, des adhérents d'une maison des Jeunes et de la Culture se mobilisaient sur le problème des nomades. Un court-métrage « Aux portes de la ville », est réalisé présentant le bidonville où habitent dans la boue de l'hiver et la poussière estivale, des clochards, des nomades sédentaires et autres voyageurs. Une association naît avec le scandale obtenu dont l’objectif était la création d’une aire d’accueil moderne et confortable, plutôt dédiée aux nomades pauvres ; si les autorités, dans le cadre d’un plan d’urbanisme de la ville, étaient conciliante et proposaient effectivement un espace dédié aux nomades, tel ne fut pas le cas des riverains qui s’y opposèrent, par des recours en justice et autres procédés infligeant au projet des années d’incertitude et de retards : ce n’est qu’en 1973, que le terrain de stationnement, ou centre de séjour des Molines est ouvert. C’est un beau terrain de 15.000 m² en partie boisé, proche de la ville et d’un nouveau centre commercial, et centre social et culturel. L’esprit libertaire des militants se concrétise par plusieurs aménagements de l’espace : le bureau d'accueil est un préfabriqué léger, situé de telle sorte qu'il n'obstrue pas l'entrée. Selon Bernard Provot, un membre de l’association :
« Nous voulions par ce fait, exprimer une idée simple : le contrôle d'identité n'est pas le but premier du centre. Ce contrôle est effectué après les gestes de connaissance réciproque. »
De la même manière, les voyageurs décidaient d’eux-mêmes où installer leurs caravanes et roulottes, selon les usages et coutumes des familles, en cercle fermé, ou bien ouvert tout en longueur, à l’écart du grand espace central commun ou proche. Ces différentes configurations possibles étaient cependant adaptées lorsque, par exemple, un afflux de voyageurs arrivait. Les principales difficultés apparurent très tôt, de familles décidant d’abandonner la route, pour s’établir ici de manière définitive, s’appropriant ainsi des espaces bien délimités, qu’ils refusaient d’abandonner aux nomades venant ici temporairement. De même, les dégradations, l’absence de soin, les dépôts d'ordures témoignaient de l'indifférence de certaines familles à l'égard des lieux dans lesquels on ne fait que passer. Bref, malgré de bons sentiments, le centre de séjour de Molines devenu bidonville est fermé en 1984.



Camping à Vias, France


ARCHITECTURE-S   MOBILE-S


L’éphémère est sans doute la vérité de l’habitat futur. Les structures mobiles, variables, rétractables, etc., s’inscrivent dans l’exigence formelle des architectes et dans l’exigence sociale et économique de la modernité.  (Jean Baudrillard | Utopie, n°1, 1967).

Tandis que les années 1960 et 1970 voient un phénomène de sédentarisation des Tziganes, les Français eux adoptent le style de vie bohémien, tout du moins pour ceux nombreux qui passent leurs vacances ou leurs week-end en caravane ; de même, les plus jeunes néo-hippies se lancent dans des aventures plus lointaines les emmenant, notamment, en Inde, pays d’origine des Roms – nous y reviendrons.


La mobilité est une préoccupation majeure pour les architectes de l’avant-garde futuriste ou prospectiviste ; l’architecture mobile, une de ses composantes mêle ainsi une vision du monde passéiste - le retour à la nature contre la grande ville - et des technologies « high tech », dans lesquels une large place est faite aux équipements, en phase avec les plus récentes innovations dans le domaine de la
domotique, de la robotisation et de la miniaturisation ; voire même, en préfigurant le réseau internet. Selon Eve Roy :
« La réflexion sur la potentielle mobilité de l’architecture conduit beaucoup de jeunes architectes à se regrouper sous forme de groupes de travail ou d’associations, afin de donner plus d’impact et d’ampleur au message qu’ils entendent transmettre : l’architecture de demain sera libérée de son caractère statique et inamovible, elle sera plus légère, plus flexible, en un mot, l’architecture sera mobile ou ne sera pas. Ces groupes adoptent des noms explicites, exprimant à eux seuls les programmes de recherche qui y sont menés. En France, par exemple, le Groupe d’Etude d’Architecture Mobile (GEAM) est créé par Yona Friedman dès 1958, le Groupe International d’Architecture Prospective (GIAP) naît à l’initiative du critique Michel Ragon en 1965 et l’association Habitat Évolutif voit le jour en 1971. Ces réflexions croisées sont représentatives d’un intérêt européen voire mondial pour la question de la mobilité : aux Etats-Unis, on évoque la tradition pionnière pour expliquer les expériences menées durant les années 1960 par des groupes d’architectes anticonformistes (Ant Farm) ; au Japon, c’est l’argument du manque de place qui est avancé pour commenter les projets de capsules d’habitations (Kisho Kurokawa). Mais qu’en est-il de l’Europe ? Les changements technologiques et sociaux justifient-ils ces recherches ? Croyait-on alors réellement que l’habitat futur serait – en partie ou totalement – mobile ? Et quelles sont les raisons de l’absence d’aboutissement de la grande majorité de ces projets innovants ?»


L’architecture mobile se décline en plusieurs concepts :
. L’Habitat mobile : les caravanes tractées et autres habitacles automobiles fournissent un modèle ou un support. Cela peut être également, dans un concept plus audacieux, des capsules habitables autonomes sur le modèle de la station spatiale Apollo ;



Jean-Louis Lotiron et Pernette Perriand-Barsac
Caravane Fleur
1967-68
La structure de la caravane est gonflable par un compresseur relié à la
batterie de la voiture. Dépliée et gonflée, elle passe d’un volume de 6
m3 à 74,40 m3. (Frac Centre).


. L’Habitat transportable concerne généralement un élément unique, un module, une cellule équipée déplaçable – par camion ou hélicoptère, etc. - et repositionnable, qui ne constitue pas un habitat complet, mais qui peut être agrégé à d’autres. A ce concept s’ajoute souvent celui de la modularité ou flexibilité. C’est le cas des Cabines hôtelières mobiles inventées par l’architecte Ionel Schein en 1956, ou La Maison tout en plastiques. Ce type concerne également les structures gonflables.


Dallegret & Banham
Un-house Transportable standard-of-living package
The Environment Bubble
1965

. La Ville en mouvement : modèle utopique ou contre-utopique peu développé qui adapte la mobilité à une ville entière susceptible de s’auto-déplacer, ou de se liquéfier.

A ces types d’architecture dite mobile, s’agrège l’Homme mobile ou Nomade, sur le principe de la fantastique utopie urbano-architecturale de Constant, New Babylon, qui invitée dans plusieurs musées d’Europe, expliquée par de nombreuses conférences du maître, deviendra un modèle pour les avant-gardes architecturales ; comme d’ailleurs, le projet de Ville spatiale de l’architecte Yona Friedman. L’architecture mobile prendra son essor, mais de manière générale, les jeunes architectes la cantonnent exclusivement aux nomades, aux êtres. L'architecture mobile est donc l’habitat décidé par l'habitant à travers des infrastructures non déterminées et non déterminantes. En 1958, Friedman publie L'Architecture mobile. La mobilité n’est pas celle du bâtiment, mais celle de l'usager auquel une liberté nouvelle est donnée. Il définissait ainsi son concept :
« Mobilité : Les transformations sociales et celles du mode de vie quotidien sont imprévisibles pour une durée comparable à celle des bâtiments habituels. Les bâtiments et les villes nouvelles doivent être facilement ajustables suivant la volonté de la société à venir qui les utilisera : ils doivent permettre toute transformation, sans impliquer la démolition totale. C'est le principe de la mobilité, terme que j'ai choisi après beaucoup d'hésitation et faute d'avoir trouvé un qualificatif plus exact.
Architecture mobile : Systèmes de construction permettant à l'habitant de déterminer lui-même la forme, l'orientation, le style, etc., de son appartement et de pouvoir changer cette forme, chaque fois qu'il le décide. » (Extrait de L'architecture mobile, 1974).






La Ville spatiale de Friedman est un urbanisme tridimensionnel, une méga-super-structure hors sol, qui se déploie dans les airs, au-dessus des villes et des campagnes, une ossature vide sur pilotis, à l’intérieur de laquelle les habitants viennent greffer leurs cellules habitables démontables et transportables, faites « d’éléments bon marché, simples à monter, faciles à transporter, et réutilisables ». En 1968, Pierre Restany établit un parallèle entre cet urbanisme révolutionnaire et l’irréversible mutation de la société d’après-guerre :
« Les structures aériennes de Yona Friedman à l’enjambée de l’Histoire correspondent parfaitement à la mobilité organique d’une société révolutionnaire. Ces terrains à étages, ces trames porte-maisons, réseaux d’alimentation, autoroutes suspendues figurent le profil nouveau de la nature moderne. Remplies à moitié, ces villes-ponts ignorent la saturation de l’urbanisme passé. On y branche sa maison, comme le téléphone ou la radio sur le réseau dont les vides calculés figurent les chemins de la liberté individuelle dans la solidarité collective. Dans le monde entier, la théorie de Friedman inspire la pensée prospective. Son efficience est statistique, sa vérité est humaine, son principe est révolutionnaire. L’architecture mobile implique la nécessaire abdication de l’architecte devant l’habitant dans l’intérêt général de la communauté.» (Le livre rouge de la Révolution picturale, 1968).

Pour Constant, la mégastructure habitable de Friedman reste cependant une ville figée de sédentaires et fonctionnaliste qui privilégie les habitations privées sans proposer une nouvelle utilisation de l'espace social et une nouvelle culture collective. Friedman répond que New Babylon est la vision d'un dictateur, une société imposée à des personnes qui devraient plutôt pouvoir choisir leur mode de vie à la fois en matière de logement et d'espace social.


ARCHIGRAM


Les jeunes architectes « radicaux » du groupe anglais Archigram né en 1961, ont contribué avec d’autres groupes et personnalités du monde de l’architecture à démolir les valeurs anciennes et académiques incrustées dans la profession, s’inspirant en particulier de la culture Pop. Ce qui était en jeu, c'était la défense d'un nouvel usage social de la culture, face au projet global d'une nouvelle réinterprétation du moderne. En 1968, Archigram définissait ainsi les idées centrales de leur travail :
« Pour les architectes, la question est de savoir si l'architecture participe à l'émancipation de l'homme ou si elle s'y oppose, en feignant un mode de vie établi par les tendances actuelles. »

Archigram
Moment Village Instant
1968


Pour Archigram, la mobilité, le nomadisme étaient des thématiques essentielles et traitées soit de manière utopique, ironique (l’on songe aux Walking Cities, ou aux capsules de survie autonomes nomades inspirées par la cabine spatiale ultra-technologique d’Appolo) et, au contraire, en faisant preuve de réalisme, en particulier pour des projet de structures mouvantes, démontables et transportables sur camions ou zeppelins (dont Instant City). L’automobile est également abordée :
« The car is useful for the game of freedom »
lit-on dans leur revue n° 8 (Archigram, 1968). David Greene y fait la promotion du Combi Volkswagen dans un article intitulé WE OFFER TEN PREFABRICATED SETS, illustré par une publicité pleine page de l'engin.



Archigram
Air Hab
1967

En 1966, Ron Herron propose pour son projet Air Hab, un nouveau type de tente gonflable repliable, un inflatable dwelling unit designed to be transported by car, qui forme avec d'autres, regroupés, le Moment Village. Un module transportable fait office de cuisine et de douche. En 1968, Peter Cook, affine The Moment Village :
« takes the hypothesis that anything beyond a wink or a nod from a person in one car to a person in another constitutes a communal act and from any point beyond this the village is created. The sequence shows the coming together of cars and support facilities which forms a casual community.»




Archigram
Moment Village Instant
1968

La même année, Ron Herron à nouveau présente le projet Free Time Node, Trailer Cage, un « neutral service frame of the multistory car park ». Sans plus d’explications que :
« Speculative proposal for an expanding/contracting structure servicing trailers/caravans, designed for a society with a 2-3 day working week .»





En 1969, dans un article publié par Architectural Design, Greene expose :
« Un environnement motorisé est une collection de points de services [...] Les forêts du monde sont votre banlieue - tant qu'il y a une pompe à essence quelque part.»

The hedgerow village, en 1971, propose la construction tout le long de bordures de grandes routes, de villages de nomades protégés et dissimulés par des massifs végétaux :
« Each village would be imperceptible from the country lane. Each village would permit the implanting of a very wide range of dwelling types from 'architected' houses to wayfarers with sleeping bags and spanning through lean-tos, inflatable tents, caravans, etc, a deliberately relaxed and ramshackle combination/conglomeration. »


SUPERSTUDIO


Le groupe italien très influent Superstudio propose dans les projets contre-utopique Supersurface [1971] et Actes Fondametaux, une réponse hallucinée aux interrogations de l'architecturale radicale : la mort de l'architecture, instrument de domination et symbole du capitalisme, en intégrant les technologies contemporaines et futures, y compris sur les êtres humains, devenus des nomades ; l’architecte Natalini écrivait en 1971 :
« …si le design est plutôt une incitation à consommer, alors nous devons rejeter le design ; si l’architecture sert plutôt à codifier le modèle bourgeois de société et de propriété, alors nous devons rejeter l’architecture ; si l’architecture et l’urbanisme sont plutôt la formalisation des divisions sociales injustes actuelles, alors nous devons rejeter l’urbanisation et ses villes… jusqu’à ce que tout acte de design ait pour but de rencontrer les besoins primordiaux. D’ici là, le design doit disparaître. Nous pouvons vivre sans architecture.

Contre la concentration excessive de masses humaines, le nomadisme nous montre la possibilité d’un urban lining sans l’émergence de structures tri-dimensionnelles, affirmaient-ils, en faisant référence aux grandes festivals de musique rassemblant des milliers de personnes sans aucune trace d’architecture, sinon celle des scènes. Mais pour y parvenir, les nouvelles et futures technologies se doivent de modifier génétiquement l’être humain, un cyborg ou homme amélioré doté de sens humains maximalisés, ou bien habillé d’une fine membrane destinée à réguler la tempérrature et la respiration (servoskin for survival in hostile (or not friendly) environment), et en cela Superstudio préfigurent les futures possibilités offertes par les sciences de la biologie, de la biochimie, etc., susceptibles d’améliorer l’espèce humaine délivrée, en fait, de l’architecture et des villes, et ils songent aux techniques à inventer d’une climatisation de l’environnement sans enveloppe : l’immatérialité accompagne la dématérialisation comme son corollaire obligé. La retranscription architecturale de leurs recherches est finalisée ainsi par une non ou anti-architecture, par une grille bi-dimensionnelle, une surface plane au sol, limitée par les reliefs, capable par des écrans d’énergie et autres techniques sophistiquées de contrôler le climat, comprenant un ensemble de réseaux et de flux enterrés permettant de distribuer les ressources nécessaires et besoins primaires pour la survie des cyborgs-nomades (eau, électricité, téléphone, internet, etc.). Une grille universelle, réalisant un village global, démocratique donc, où les nomades, génétiquement modifiés et sous l'emprise de drogues mais libérés des contraintes du travail, se connectent et se branchent. 



Superstudio
Atti fondamentali 
Vita accampamento
1971


Superstudio
Life - Supersurface - Fruits & wine
1971


Transhumances Hippies


Jack Kerouac avec son livre On the Road, Sur la route, paru en 1957, signe l'acte de naissance de nouvelles générations de nomades, beatniks, puis hippies, puis Globe Trotters : des jeunes Occidentaux prennent la route comme on entre en religion. Les auteurs français seront mis à contribution, Baudelaire, pour ses paradis artificiels, Rimbaud pour son vagabondage et voyage lointain, et le surréalisme peut paraître comme un précédent important, notamment grâce à André Breton qui rêve de rupture totale et qui termine un poème dans « Les pas perdus » en 1922 par un appel au départ :


Lâchez tout.
Lâchez Dada.
Lâchez votre femme, lâchez votre maîtresse.
Lâchez vos espérances et vos craintes.
Semez vos enfants au coin d’un bois.
Lâchez la proie pour l’ombre.
Lâchez au besoin une vie aisée, ce qu’on vous donne pour une situation d’avenir.
Partez sur les routes.



Graham Bourne
Magic Bus | Istanbul
1976

De même, Henri Michaux proche du suréalisme, grand voyageur, qui sillonnera l'Amérique du Sud, la Chine, l'Inde, et l'Afrique. Mais il considère que la seule expérience probante est intérieure. Explorateur de l'inconscient et du rêve, il faisait grand usage de drogues hallucinogènes, dont la mescaline.


Non non, pas acquérir.
Voyager pour t'appauvrir, voilà ce dont tu as besoin.
(Poteaux d’angle, 1971).


Les routards vont fuir le tourisme des 3S des 4S (Sand, Sea, Sun, hors Sex) et font à leur façon voeu de pauvreté avec un sac à dos pour tout bagage, et le pouce pointé comme moyen privilégié de transport, ou/et les cars low-cost faisant la liaison Londres Katmandou, ou comme alternative, le recyclage de véhicules de toutes sortes en habitacle nomade pour sillonner les routes vers les Eden préservés du modernisme, celles menant aux z'Indes pour les européens. «_La terre est notre pays_» proclament-ils, à la manière des Tziganes, mais si le nomadisme hippy, dans son âge d'or, explore les pays pauvres de la planète, il ne s'agissait pas de « coloniser », mais d'être colonisé, par le contact de population pauvre n'ayant pas encore été atteinte et dé-naturée par le modernisme et le consumérisme.


Eloge de l'autonomadie


Si l'auto-stop restait le moyen privilégié de voyager, un autre phénomène prit son essor : le voyage en groupe – en communauté - en partageant automobile, camionnette, fourgonnette, minibus, camions, bus, car... le plus souvent d'occasion. De nombreux véhicules n'ont d'ailleurs jamais fait tout le chemin, et beaucoup d'autres n'ont jamais connu de retour. Les fourgonnettes et les minibus étaient considérés comme un moyen de locomotion permettant tout à la fois une liberté par rapport aux transports publics et privés mais aussi une excellente alternative aux possibilités d'hébergement.


Bien évidemment, l'industrie automobile s'empara du phénomène très tôt, et de nombreuses firmes développeront des modèles leur étant dédiés ou bien, adapteront leur stratégie publicitaire.


Un autre phénomène apparaît en simultané : la transhumance de plusieurs milliers de personnes allant et venant des grandes messes musicales qu’étaient les festivals de musique. Woodstock en 1969 fut le premier – qui marque d’ailleurs la fin de l’âge d’or hippy – suivi d’autres, dont le festival de l’île de Wight en Angleterre. L’architecte Cristiano Toraldo Di Francia estimait :
« Des concentrations telles que celles de l'Ile de Wight ou Woodstock montrent la possibilité d'une vie urbaine, sans l'apparition de structures tridimensionnelles pour base. Le libre rassemblement et la libre distribution, le nomadisme constant, le choix des relations interpersonnelles qui dépassent toute hiérarchie préétablie sont des caractéristiques qui sont de plus en plus évidentes, dans une société libérée du travail. »

Ces nouveaux phénomènes planétaires ne pouvaient qu'intéresser les architectes « radicaux », qui d'une part vont imaginer des métamorphoses ou de nouvelles fonctions pour les véhicules, et d'autre part, rêver de structures de services les accueillant. Si certes, l'automobile est source de pollution, elle est surtout considérée, à cette époque, comme un instrument de liberté, permettant d'échapper à la tyrannie des transports, et en outre, elle s'avère être, avant 1974, un des modes de déplacement le plus économique pour voyager, notamment en groupe ou en communauté. L'automobile permet la démocratisation de l'espace, elle le rend accessible et contraint le temps de ce qui jadis était réservé aux plus aisés.



David Hurn
Festival Isle of Wight 
1969



Archigram
Instant City Visits Bournemouth
1968


Effet de mode, ou conséquence de la crise du pétrole, qui mettra un terme à cet âge d’or qu’était l’architecture radicale, les groupes d’architectes ayant pourtant une aura et une renommée internationales, exposant sans relâche dans les musées, les biennales et autres grandes expositions, disparaissent aussi vite qu’ils étaient apparus. Le temps des utopies joyeuses et turbulentes, comme celui des contre-utopies plus négatives et sombres, ce moment festif à la fois populaire et culturel, tout ceci céda la place au renouveau du plus triste réalisme, érigé comme seul dispositif susceptible d’être opposé à la crise.


C’est aussi le moment où le nomadisme de loisir pratiqué par les premiers hippies et globe-trotters est rattrapé, happé progressivement par l’industrie touristique ; le développement des charters low-cost réduisent les temps de parcours et la multiplication des destinations augmentent sensiblement le nombre des transhumains ; dans le monde entier, à Bali comme à Ibiza, les communautés hippies sont chassées des sites encore vierges et paradisiaques qu’ils squattaient, pour que se dressent hôtels et camp de vacances confortables pour un nombre de touristes en augmentation permanente ; non sans rappeler, pour certains tout du moins, la liberté hippy. En exemple, le Club Méditerranée – dont les clubs étaient des baisodromes - a su exprimer jusqu'au paroxysme cette envie de sexualité débridée : « Au club, on vit autrement. Au club, on vit comme on a envie.»

« Empiriquement parlant, ceci veut dire que le néocapitalisme et le néo-impérialisme partagent l’espace dominé en régions exploitées pour et par la production (des biens de consommation) et en régions exploitées pour et par la consommation de l’espace. Tourisme, loisirs deviennent de grands secteurs d’investissement et de rentabilité, complétant la construction, la spéculation immobilière. » (Henri Lefebvre, La production de l’espace).
Si l’industrie touristique détruit l’errance de jadis, les « clochards célestes », l'Etat s'oppose à toute idée de nomadisme « non contrôlé ». Cette liberté, fondée sur le mouvement, est une menace pour l'idéologie conservatrice. Zygmunt Bauman, dans Le Coût humain de la mondialisation, précisait :


« Un monde sans vagabonds, telle est l'utopie de la société des touristes. »
« Les vagabonds constituent le déchet d'un monde qui se consacre entièrement au service des touristes. (…) Les touristes voyagent parce qu'ils le veulent ; les vagabonds parce qu'ils n'ont pas le choix. On pourrait dire que les vagabonds sont des touristes involontaires. » (Le Coût humain de la mondialisation, 1999)


Robert Doisneau
Plan-de-Grasse
1969


Hans Silvester
Saintes-Maries-de-la-mer
1974




Les Ports Terrestres



Si les Tziganes ont inspirés le monde culturel et intellectuel, il n’en sera pas de même pour les politiques qui depuis l’après seconde guerre mondiale se succèdent pour parvenir - enfin - à leur objectif : sédentariser les nomades, tout du moins les nomades les moins aisés, les plus rebelles, en sachant que dans leur grande communauté, co-existaient des Tziganes aisés, en particulier dans les familles de forains, qui habitaient l’hiver dans leur propre demeure. Mais, d’une manière générale, la grosse cohorte des Tziganes étaient au sortir de la seconde guerre mondiale des nomades, même si certaines familles pouvaient volontairement s’établir dans une ville pour de longs mois, sédentaires habitant parfois même dans des vieux immeubles d’habitations des quartiers dégradés.


A Marseille, la majorité des Tziganes ayant choisi un mode de vie sédentaire volontaire, et un revenu régulier, logeaient en ville (chambres de bonne, hôtels, meublés) ; les nomades nouveaux venus et plus démunis pouvaient sans grande peine trouver un lieu pour établir leur campement, dans les zones péri-urbaines, notamment dans les quartiers nord de la ville où s’érigeaient une succession de campements devenant au fil des ans un vaste bidonville, et dans la ville même, car en effet, outre les campements illégaux sur les parcelles publiques, des propriétaires de terrains non occupés ne refusaient pas de les leur louer. Cette pratique plus ou moins légale, dérangea les autorités, car en majorité ces terrains où s’installaient des familles entières n’étaient pas équipées en eau, en sanitaires et en électricité.


De même, à cette époque, les nombreux forains – Tziganes ou non – plus ou moins aisés, se plaignaient de ne pas pouvoir loger avec sûreté leurs caravanes. L’on leur accorda, plus tardivement, l’autorisation d’occuper le vaste terrain de camping municipal « La Mer » situé en bordure de la plage, face à l'Hippodrome. Sur ce terrain parfaitement équipé, les redevances cumulées pouvaient atteindre par famille, 10 Francs par jour et davantage, somme importante.


En attendant, il fut envisagé de résoudre le problème par la création d’une « aire de stationnement », une des premières en France de ce type, connue administrativement sous le nom de « Parc du Boulevard du Capitaine-Gèze» (du nom de l’avenue située au nord de la ville), où étaient admis exclusivement les forains patentés et les marchands ambulants sans domicile fixe : conditions que remplissaient la plupart des forains nomades tziganes. Décidé en 1949, et sans doute ouvert en 1952, le « parc » offrait un terrain clos de 5000 m², proche de la ville, d’une zone industrielle, de l’autoroute et d’un bidonville où vivaient communautés algérienne et espagnole ; le « parc » était équipé de deux sanitaires et de deux fontaines d’eau potable, et disposait de poubelles, « parc » surveillé à l’entrée par un gardien chargé outre de vérifier les papiers, d’encaisser les frais de séjour. Les familles installées dans le parc étaient visitées par les assistantes sociales de la Caisse d'Allocations familiales, et par le Service social de Protection maternelle, familles aidées également d’une manière ou d’une autre par des initiatives privées et d'ordre religieux qui ont été essentielles pour assurer le fonctionnement du « parc ». Toutes ses bonnes volontés au chevet de cette opération architecturale expérimentale, en contact avec les nomades et itinérants, purent dès lors apporter aux autorités compétentes, les nécessaires améliorations qu’ils souhaitaient :
Un bâtiment regroupant un guichet administratif, détaché d'un Bureau annexe de la Mairie, animé par un ou plusieurs agents, un guichet de dépannage social, et des permanences médicales ;
Un ou plusieurs autres concernant le domaine scolaire (crèches, maternelles, garderies, classes normales, classes d'arriérés jeunes ou adultes, cantines) ;
Une « maison du nomade » pour l’hygiène corporelle (épouillage, bains-douche, coiffeur, laverie, repassage) ; et pour « l'éducation » des grands (bibliothèque illustrée, projection de documentaires, etc.). Une maison également culturelle faisant office de salle polyvalente pour la projection de film, les représentations théâtrales, musicales et de salle des fêtes.


Evidemment, ces programmes ne naîtront jamais ; mais Francis-J.-P. CHAMANT, le Directeur honoraire des Services administratifs de la Ville de Marseille, investigateur du parc espérait avec foi :
« Nous dirons que nous souhaitons que les aires de stationnement deviennent pour les nomades ce que sont, pour les bâtiments maritimes, les ports d'attache : un centre d'intérêt, avec des antennes réceptives et émettrices dans toutes les directions, administratives, sociales, professionnelles et autres, un point sur une carte géographique, un nom dans une nomenclature d'atlas ou d'annuaire, certes, mais avec tout ce que comporte de vivant et de réconfortant un pavillon qui flotte joyeusement sur un point de ralliement, un foyer d'où rayonnent les flammes brillantes et chaudes de la charité, et où viennent, en parfaite communion, se réanimer les frères enfin retrouvés. » (Etudes Tsiganes, 15 juillet 1955).


Terrain de stationnement à Bordeaux
1972
Etudes Tsiganes n° 1

Les bidonvilles municipaux


Les premiers camps municipaux dédiés spécifiquement aux nomades, et en théorie comportant des équipements techniques (eau, électricité et poubelles), apparaissent à cette époque, mais d’une manière totalement inégale autant dans le temps et l’espace que dans le degré d’habitabilité ou de confort, selon la bonne volonté d’un maire, d’un curé insistant, ou la réticence d’un conseil municipal, de les accueillir ou non. Dans leur immense majorité, ces premiers camps deviendront très rapidement des bidonvilles, d’ailleurs nombreux sont ceux ayant été implantés à proximité immédiate d’une décharge.

Bernard PROVOT, dans un article paru dans la revue Etudes Tsiganes (1979-04), critiquait les aires de stationnement réservées aux Tziganes, même s’il reconnaissait qu’elles étaient en partie habitées ou fréquentées par des tranches de populations qui ne sont pas parmi les plus dynamiques ni parmi les plus itinérantes ; mais qui représentent une masse non négligeable de nomades. En premier, il déplore l’enfermement, l’espace clos des aires, surveillées par un gardien chargé, en théorie, d’y faire régner l’ordre. Loin d’être un espace de sociabilité, l’aire est plutôt un amplificateur des tensions entre ses occupants, un espace clos et restreint favorisant les rivalités entre clans et familles, la jalousie entre démunis et plus aisés :
«l'amplification des phénomènes, l'exaspération des attitudes et des sentiments, ajoutent à la vie propre du terrain une animosité jamais éteinte que la moindre étincelle déclenchera, et d'autant plus facilement que le peuple tsigane, uni pour les besoins littéraires et culturels, est sapé à la base par des déchirures claniques et tribales, sinon familiales. [...] Terrain d'apprentissage à la vie sédentaire, pour les pouvoirs publics ; terrain «obligé », pour les nomades ; terrain de liberté, pour les animateurs, il n'est rien de cela en totalité. Mais une fermentation s'y produit, qui conduira certains vers plus d'exclusion encore, et d'autres vers une intégration plus prononcée.»

Narbonne
Etudes Tsiganes
N° 2-3 | 1972




Avignon
Etudes Tsiganes n° 3 | 1977



Marseille
Etudes Tsiganes | 1971


Avignon : une première cité gitane



Le premier obstacle à la sédentarisation qu'ils rencontraient était d'ordre financier. Ils trouvaient difficilement les crédits nécessaires pour acquérir la petite maison avec terrain dont ils pouvaient rêver ; et le logement en H.L.M. présentait des difficultés : bien souvent, ils n'avaient pas le minimum de revenus susceptibles de les faire agréer. Pour ces raisons, fut tenté en Avignon une expérience originale.


Car ici, à proximité immédiate du Palais des Papes, jusqu’à la fin des années 1950, les Tziganes habitaient les taudis du quartier de la Balance. Lorsqu'en 1946, la loi Marthe Richard supprime les maisons de prostitution, certaines maisons de ce quartier deviennent vacantes ; elles offrent alors de nouvelles possibilités d'installation à une population misérable comprenant des familles gitanes. La vétusté, le délabrement de ce quartier ont entraîné le départ d'habitants remplacé à mesure par des familles de plus en plus pauvres.


La municipalité décida de rénover ce quartier de misère et d’insécurité qui gênait la sensibilité et la promenade des touristes, et des premiers spectateurs du festival, devant promouvoir l'image d'Avignon, ville d'art et de culture. L’opération urbaine d’envergure de tabula rasa puis de reconstruction était destinée au relogement de cette population pauvre, incompatible avec le festival : en 1959, familles paupérisées et familles gitanes sont relogées pour ces dernières à la cité provisoire de Malpeigné, en attendant le relogement dans une cité pérenne « gitane » en périphérie de la ville.


C’est dans un sens également une démarche expérimentale dans le traitement politico-administratif des bohémiens, nomades, gens du voyage, qui peut se résumer, comme d’ailleurs pour les populations immigrées à faible revenu, à une logique dont les étapes successives distinctes vont de l’exclusion à la réclusion, puis à l’inclusion et à l’assimilation, et en particulier, par l’habitat avec ce programme idéologique de la « construction adaptée » selon les types de population et celui de scolarisation des enfants.



Le célèbre Georges Candilis fut l’architecte désigné en 1961 pour la conception et la construction de la Cité du Soleil, achevée en 1964 pour sa première tranche. Cet ensemble de 131 logements « économiques », une des premières « cité pour gitans » construite en France, opération financée par la Société centrale immobilière de la Caisse des dépôts et consignations (SCIC), était constituée de logements mitoyens individuels en duplex, disposés en trois anneaux, nommés respectivement « Esmeralda, Sarah et Carmen » ; en leur centre était consacré à un espace commun convivial, suggérant, sans doute pour le concepteur, les roulottes de jadis encerclant le feu du campement. Est créée une association ayant pour but « de prendre en charge le monde gitan et d'aider à sa promotion sociale et à son intégration économique ». L’association, composée exclusivement de Gitans, presque tous habitants de la « Cité du Soleil » se fixait comme premier objectif la surveillance de la propreté, le contrôle des chiens errants et le nettoyage des ordures ménagères.



Cependant, cette opération expérimentale suscitera de très nombreuses critiques et sera finalement détruite. Car en effet, la priorité accordée à l’économie montra ses limites, de graves inconvénients de cités construites avec des matériaux de mauvaise qualité et à la conception douteuse ; ainsi, l’absence d’isolation : le remplissage de l'ossature en béton armé était réalisé en parpaings creux de 15 cm d'épaisseur, restés bruts à l'intérieur ; la toiture, constituée par des panneaux de 20 mm d'épaisseur en fibre de bois agglomérés, n'a pas résisté à la première pluie ; la montée d'escaliers débouchant sur trois petites chambres à peu près remplies par l'indispensable lit, ne comportait même pas une rampe ; et l'absence de portes gênait l’intimité ; les normes de sécurité incendie prévues par la loi n’étaient pas respectées. En outre les associations venant en aide aux Voyageurs critiquaient vivement le fait que sa conception avait été faite sans concertation avec les principaux concernés : les habitants ; qui protestaient :
Un seul type de logement, trop petit pour les familles nombreuses. Or la majorité des familles tziganes sont très nombreuses.
La disposition des logements en anneau, une conception folklorique plus qu’un urbanisme soucieux des modes de vie et manières d'habiter de la population tzigane, ainsi soumise à une sorte de panoptique architecturale.
L'impossibilité de chauffer convenablement les logements, notamment quand le mistral soufflait. La mauvaise étanchéité des portes laissant pénétrer l’air froid et la pluie en hiver, les poussières en été.
L'escalier sans rampe a provoqué la colère des parents dès le premier accident.







Pierre Joly | Véra Cardot
Cité du soleil
1964



Un article intitulé La cité du soleil par René Bernard de la revue Etudes Tsiganes paru en 1971 déplorait ainsi :
« En résumé, les Gitans ont compris une fois encore combien ils étaient relégués. La construction en cercle pour des Gitans sédentarisés depuis deux générations ou semi-sédentarisés a abouti à entasser des personnes et des familles les unes sur les autres, chacun vivant avec la désagréable impression d'être soumis à la surveillance des autres. Cette cité est le signe malheureusement évident d'un jugement porté sur le peuple gitan, d'une mentalité que nous connaissons trop. Cette cité manifeste l'ignorance des services administratifs qui se dispensent d'une analyse sérieuse de la réalité locale. Certes la municipalité a essayé par la suite et sous la pression de l'Association de créer une équipe sociale. Mais celle-ci, malgré son dévouement et sa compétence s'est trouvée isolée, les services ne soutenant pas son action. La démission de l'assistante sociale, connue de tous pour son courage et son savoir-faire, a déclenché une crise et mis les autorités au pied du mur. Allait-on accepter les Gitans comme ils sont, avec leur mentalité originale, allait-on dépasser les réactions sentimentales pour analyser sérieusement le fait gitan et tirer de là des projets d'action dûment réfléchis ? Allait-on mettre le prix pour que les Gitans acquièrent cette liberté dont le manque de culture, l'abandon les ont privés ? Actuellement et depuis deux ans, la Direction de l'Action Sanitaire et Sociale a relayé l'équipe sociale de la Mairie. L'analyse globale du fait gitan en Avignon se réalise d'une manière permanente. La Cité est condamnée ».

Jean-Marie Liger signait un article paru dans Etudes Tsiganes en 1990 (n°4) :
« Mal implantée, mal conçue, fragile, cette cité va rapidement se dégrader ; ses alentours deviennent un lieu de stationnement non organisé ; la fuite des familles vers d'autres lieux d'habitation s'amorce très tôt. En 1969, cinq ans après sa conception, le constat de dégradation est fait... L'adjonction à cette cité de logements pour les harkis n'arrangera rien ! En 1974, c'est le constat de bidonvilisation totale qui sera établi ! [...] A l'époque de la construction de la Cité du Soleil, l'exclusion sociale se traduisait par un rejet d'une minorité vers l'extérieur de la ville ; l'entité « cité » était porteuse de problèmes ; l'on pouvait parler de « cité ghetto » et l'aborder comme phénomène à analyser et traiter.»


Peut-être cette opération expérimentale a-t-elle fait emploi de contre-modèle à éviter à tout prix pour les décideurs et aménageurs : rares seront ce type de « cité adaptée » construite après celle-ci ; en Avignon, la Sonacotra préféra attribuer aux nomades désirant se sédentariser, des appartements des cités HLM les plus vétustes et éloignées du centre, parfois en leur accordant le rez-de-chaussée qu’ils souhaitent, ou exceptionnellement en les autorisant à laisser stationner leurs caravanes sur les parkings, et des taudis des cités de transit ou d’urgence en périphérie. Là se constitueront, de manière intentionnelle, des ghettos regroupant familles d’origine nord-africaines et tziganes parmi les plus modestes.


NOMADOLOGIE


Loin de s’épuiser, l’usage métaphorique des sociétés nomades connaît à la fin du 20e siècle un nouvel essor dans les sciences sociales et la philosophie ; qui se conjugue avec l'errance, le vagabondage, l'exil volontaire ou forcée, la pensée ou la raison nomade, et qui sait s’adapter aux nouvelles formes de mobilité immatérielle, et d’hyper-mobilité mais aussi aux nouvelles conditions politiques inscrites dans ce qu’ils nommaient le post-capitalisme libertaire. La référence aux cultures rroms n’est pas anecdotique, mais elle n’occupe plus l’espace central que leur accordaient les penseurs d’hier ; espace d’ailleurs occupé par les tsignanologues.


Jean Duvignaud, Paul Virilio et Georges Pérec dissertent dans la revue Cause Commune consacrée au thème des Nomades et Vagabonds (1975) ; Duvignaud y écrit :
« Vivre, c'est pouvoir vivre au-delà des limites et des bornages établis par la cité ou la civilisation. L'homme des civilisations n'est point adéquat à son essence - et il le sait. Vivre jusqu'au bout, c'est dépasser les frontières, pénétrer dans le voyage comme dans une matrice. »
« La ville capitalise les instances immobiles de l’homme, son besoin de se coucher tout du long dans une durée construite avec le vide du passé et le vide de l’avenir. Le nomade, lui, s’étale dans l’horizontal épanouissement de l’homme à la surface de la terre : il faut détruire la ville.»
« Le nomadisme reste toujours un recours. Dans son principe même, c’est-à-dire cette vocation qui lui donne à la fois la possibilité de circuler par la ruse dans un cosmos hostile, dans une civilisation figée et la capacité de résoudre le consensus sur lequel repose le système politique pour le remplacer par le droit social, c’est-à-dire par l’invention de formes sociales nouvelles qui ne se cristalliseraient pas en institutions. Que cette effervescence créatrice soit indiscutablement liée au nomadisme, c’est ce que montrent tout aussi bien les fêtes où se concentre dans une brève et périssable portion de la durée, une intense expérience de la création commune et cette sorte de reprise de l’homme par lui-même qui découvre que son existence lui a été ravie par les institutions figées et en fin de compte par l’histoire (au sens hégélien de ce mot). Le nomadisme est la genèse utopique de l’homme à venir. » (Esquisse pour le nomade).


Parus en 1975, ses propos n’auront guère de consistance auprès des nouvelles avant-gardes architecturales. Les avant-gardes architecturales radicales, décapitées dès après la crise économique de 1973, n’auront pas donné naissance à une progéniture poursuivant leurs critiques et recherches et tout au contraire, les nouvelles élites de l’architecture abandonnent le monde du futur, des technologies et de la liberté pour se retrancher et dans une discipline cloisonnée, étanche, et dans un monde passé susceptible de redonner un sens à l’urbanité mise à mal par les conséquences d’une crise économique majeure : l’architecture dite urbaine, le projet urbain deviennent alors hégémonique ; dans le cadre de cette nouvelle doxa, plutôt qu’une révolte, les théoriciens avancent l’idéal d’une mixité sociale à ré-inventer ; une société urbaine - traditionnelle - où les différentes classes sociales, les minorités vivraient en parfaite harmonie. Telle est, pourrait-on résumer, leur nouvelle utopie car incompatible avec la réalité : les cités des banlieues, en France, s’enflamment, et arrive après la chute du mur de Berlin et l’éffondrement du bloc soviétique, une nouvelle vague de Rroms, ravivant un racisme en sommeil.


Mais, comme il se doit, d’autres courants de l’architecture s’abreuvent de cette triste réalité, et en prenant comme modèle les films de la nouvelle vague réaliste emmenée par le réalisateur Wim Wenders, s’esquintent-ils à exacerber les prodigues du capitalisme : les terrains vagues, les friches industrielles, etc., bref, le chaos urbain, la ville déglinguée, sont sources d’inspiration. Il ne s’agit plus de réparer la ville mais de l’appréhender par ses zones les plus sombres, celles éloignées de la démocratie et de la justice sociale. Il ne s’agit plus d’apporter aux personnes y vivant une quelconque attention, un projet, mais plutôt de magnifier leur paysage, leur laideur même. Ce courant peut s’appuyer ou s’inspirer du - plutôt obscur - concept de déconstruction développé par le philosophe Jacques Derrida ; ou des interprétations des thèses de philosophes français Félix Guattari et plus particulièrement de Gilles Deleuze, et affronter les idéologies purement régressives passéistes (mise en valeur du passé urbain, muséification des centres-villes, modèles d’architecture hérités, etc.) inefficaces et dangereuses pour répondre aux défis contemporains. Le nomadisme tzigane est éliminé, ou conjugué à toutes les sauces, ou virtuel [dé]matérialisé par le réseau Internet.

Gilles Deleuze et Félix Guattari, sont les pères du concept de la nomadologie, expliqué au chapitre intitulé « Traité de Nomadologie : la machine de guerre », de leur ouvrage majeur Mille Plateaux qui paraît en 1980. A propos des hordes barbares nomades venues d’Asie des siècles plus tôt, dont le combat pour l’occupation des territoires oppose les machines de guerre des sociétés nomades aux appareils de capture des formations impériales de l’État archaïque, ils soulignent :
« C'est vrai que les nomades n'ont pas d'histoire, ils n'ont qu'une géographie. Et la défaite des nomades a été telle, tellement complète, que l'histoire n'a fait qu'un avec le triomphe des Etats. On a assisté alors à une critique généralisée qui destituait les nomades de toute innovation, technologique ou métallurgique, politique, métaphysique. Bourgeois ou soviétiques (Grousset ou Vladimirtsov), les historiens considèrent les nomades comme une pauvre humanité qui ne comprend rien, ni les techniques auxquelles elle resterait indifférente, ni l'agriculture, ni les villes et les Etats qu'elle détruit ou conquiert. On voit mal cependant comment les nomades auraient triomphé dans la guerre s'ils n'avaient pas eu une forte métallurgie : l'idée que le nomade reçoit ses armes techniques, et ses conseils politiques, de transfuges d'un Etat impérial, est quand même invraisemblable. »
Et :
« Une des tâches fondamentales de l'Etat, c’est de strier l’espace sur lequel il règne, ou de se servir des espaces lisses comme d'un moyen de communication au service d'un espace strié. Non seulement vaincre le nomadisme, mais contrôler les migrations, et plus généralement faire valoir une zone de droits sur tout un “extérieur”, sur l'ensemble des flux qui traversent l’oecumene, c'est une affaire vitale pour chaque Etat. L'Etat en effet ne se sépare pas, partout où il le peut, d'un procès de capture sur des flux de toutes sortes, de populations, de marchandises ou de commerce, d'argent ou de capitaux, etc. Encore faut-il des trajets fixes, aux directions bien déterminées, qui limitent la vitesse, qui règlent les circulations, qui relativisent le mouvement, qui mesurent dans leurs détails les mouvements relatifs des sujets et des objets. D'où l'importance de la thèse de Paul Virilio, quand il montre que “le pouvoir politique de l’État est polis, police, c'est-à-dire voirie”, et que “‘les portes de la cité ses octrois et ses douanes sont des barrages, des filtres a la fluidité des masses à la puissance de pénétration des meutes migratrices”, personnes, bêtes et gens. »


EPILOGUE DEBORDIEN





La culture tzigane intéressait Debord, depuis le campement de Constant jusqu’à l’amitié du cinéaste Tony Gatlif, né en 1948 dans un bidonville de la banlieue d’Alger, de père Kabyle et de mère gitane. Guy Debord rencontra le réalisateur par l’intermédiaire de son éditeur Gérard Lebovici, le fondateur d’Artmédia, qui finança en partie son film intitulé Les Princes en 1983. Lebovici est subjugué, comme Guy Debord qui avait visionné ce long métrage noir dans la description des siens, de leurs habitudes, de leurs moeurs, de leurs traditions et de leur légendaire orgueil. Debord rédigera lui-même les slogans publicitaires de l’affiche :
« les princes ne vont pas à l’école, les princes n’habitent pas les HLM, les princes ne votent pas socialiste. »


Si les évocations des Tziganes n’apparaissent guère dans l’oeuvre écrite de Debord, le monde Rrom est central pour sa seconde épouse, Alice Becker-Ho, traductrice en français du roman de Federico García Lorca, El Romancero gitano. Le grand poète comme dans ses lettres ou ses conférences, faisait l'éloge des Gitans et présentait ainsi son oeuvre :
« Le recueil porte comme titre Gitan mais en fait c'est le poème de l'Andalousie. Je le qualifie de gitan parce que le Gitan est ce qu'il y a de plus sublime, de plus profond, de plus aristocratique dans mon pays, de plus représentatif de sa y a de plus sublime, de plus profond, de plus aristocratique dans mon pays, de plus représentatif de sa manière d'être, ce qui garde la braise, le sang et l'alphabet de la vérité andalouse et universelle ».


Alice Becker-Ho cite son époux comme un passionné des Gitans et donne ce résumé correspondant point par point à l’aventure situationniste :
« Il n’y a pas de héros légendaires chez les Tziganes, pas d’histoire concernant l’origine, pas de justification de la vie errante. »


Formule que l’on peut rapprocher de celle d’Emil-Michel Cioran:
« Peuple authentiquement élu, les Tziganes ne portent la responsabilité d'aucun événement ni d'aucune institution. Ils ont triomphé de la terre par leur souci de n'y rien fonder.» (Syllogismes de l'amertume, 1987).


Dans son court essai consacré aux Princes du Jargon (1990) avec comme sous-titre, « un facteur négligé aux origines de l’argot des classes dangereuses », Alice Becker-Ho s’est attachée à établir une corrélation entre l’apparition des Gitans en France et la naissance d’ « un jargon spécifique, ou langage secret, devenu depuis l’argot ». Ce langage-là – celui des « classes dangereuses » et des « affranchis » – s’est constitué, dit-elle, « à des fins purement opérationnelles, d’un vocabulaire fait d’emprunts ». Dans un entretien, elle expliquait :
« Il y a eu un déclic à propos du mot ‘prince’, dont l'origine est romani : j'ai voulu comprendre. Au XVe siècle, l'arrivée des Gitans en Europe et en France correspond à l'émergence d'un argot des malfaiteurs. On a souvent prétendu que l'argot était issu des patois. Cela aurait été totalement inefficace à une époque où la langue nationale est encore mal définie, où les patois cohabitent et sont compréhensibles par un grand nombre de locuteurs. Pour les hors-la-loi, l'argot est une barrière guerrière, un langage travesti, compris par eux mais qui doit rester totalement inintelligible pour la police et les victimes potentielles. Ce langage a abondamment puisé dans la langue parlée des Gitans, qui étaient l' “élément étranger” par excellence et pour qui les mots ont toujours été une arme défensive. Prenez, par exemple, bêcher - avoir une attitude méprisante - qui a donné bêcheur, il vient du romani besh qui signifie “être assis, installé, trôner”. Chicaner qui donne ensuite se chiquer vient du romani tchingar - la bagarre. »


Et Guy Debord d’ajouter dans Panégyrique (1989) :
« Les Gitans jugent avec raison que l’on n’a jamais à dire la vérité ailleurs que dans sa langue ; dans celle de l’ennemi, le mensonge doit régner. »
« Je crois qu’Alice a commencé par un coup de maître, ouvrant une voie directe vers le centre même où se lient la question des classes dangereuses et celle des langages secrets ; et ces deux réalités vont probablement retrouver une grande actualité bientôt. Tu remarqueras aussi sa discrétion, digne de son sujet.» (Guy Debord, lettre à Jean-François Martos, 26 décembre 1990).


Le philosophe Giorgio Agamben sera admiratif :
« En tout cas il est clair que l’enjeu n’est pas seulement linguistique ou littéraire, mais, avant tout, politique et philosophique. Le livre d’Alice Becker-Ho n’est pas un essai de sociolinguistique, mais un manifeste politique. » Paru dans le premier numéro de Luogo comune, novembre 1990. [6]


En 2000, Alice Becker-Ho récidive en publiant Paroles de Gitans, qui propose un choix de textes où l’on savoure ces mots de Pedro Amaya :
« Parce que je suis né gitan, de la tête aux pieds, le monde est ma maison, le ciel est mon toit, la terre est mon sol ; parce que je suis né gitan, j'ai de quoi parler. »


Des paroles d’hommes dont « la seule profession est de vivre», selon le poéte espagnol Antonio Machado y Alvarez.





NOTES

[1] La date peut être contestée, car ne s’appuyant sur aucun document écrit de l’époque. Cependant, 1418 est confirmée par Henriette Asséo, historienne française étudiant l'histoire du peuple tzigane en Europe (Les premiers groupes pénètrent en France par le Nord et l'Est en 1418. Ils parviennent à Paris en 1427), ainsi que par l’historien Christian Paultre, auteur de « De la répression de la mendicité et du vagabondage en France sous l’ancien régime » (1975) : « Ils firent leur apparition en France en 1418. »

Dans les Chroniques strasbourgeoises (fragments des anciennes chroniques d'Alsace, dans Bulletin de la Société pour la conservation des monuments historiques d'Alsace, 1892), en cette année 1418 :
« En cette année arrivèrent à Strasbourg et dans tout le pays les premiers Tsiganes. Ils étaient environ 14.000 et dispersés çà et là. Ils disaient devoir vagabonder sept ans et faire pénitence. Ils venaient d'Epire, l'homme de la rue dit de Petite Egypte. Ils avaient de l'argent en abondance, payaient tout, ne firent de mal à personne, parcoururent tout le pays. Ces sept ans écoulés, on ne les revit plus pendant cinquante ans, mais depuis lors il y a des chenapans qui ont prétendu être dans le même cas que ces Tsiganes, mais s'est pure tromperie ».




Leur nombre est certainement exagéré. Les historiens s’accordent de leur présence dans l’actuelle Allemagne en 1417, attesté notamment par le témoignage de Hermann Corner, moine de l'ordre des frères prêcheurs de Saint-Dominique, contemporain des faits, et en Suisse en 1418, sans doute pour se rendre à Rome auprès du Pape. Le premier document officiel mentionnant les Bohémiens en France date d’août 1419 à Chatillon-sur-Chalaronne, un second atteste leur venue à Saint-Laurent, face à Mâcon. Le registre des délibérations atteste leur venue à Sisteron, le 1er octobre 1419. Qui confirment l’hypothèse de la route des Bohémiens vers Rome, car le 18 juillet 1422, on vit arriver à Bologne en Italie une troupe de Bohémiens.

[2] En 1427, une troupe de tziganes arrive pour la première fois à Paris et campe à la porte de la Chapelle ; ils étaient au nombre de cent trente-deux y compris les femmes et les enfants. Sauval citant un passage du « Journal d’un bourgeois de Paris » les décrit ainsi :
« Ils avoient le visage bazané, les cheveux tout frizés, les oreilles percées et un ou deux anneaux d’argent à chacune. Le visage des femmes était tout découvert et encore plus bazané que celui de leurs maris, leurs cheveux étaient noirs et faits comme la queue d’un cheval, elles portoient un méchant roqueton ou une mauvaise chemise avec un vieux drap tissu de cordes et lié sur l’épaule; c’étoit en un mot les plus noirs et les plus vilaines femmes qu'on ait vu en France.»
Ils excitèrent ainsi un sentiment de vive curiosité et une foule nombreuse vint les voir et chacun voulait se faire dire la bonne aventure ; l’affluence était d’autant plus considérable qu’il y avait à Saint- Denis le « Landit ». Le Journal d’un Bourgeois de Paris rapporte qu’il y :
« avoit sorcières qui regardoient les mains des gens et disoient ce que advenu leur sloit ou à advenir, et mirent contans en plusieurs mariages, car elles disoient au mari : ta femme t’a fait coux ; ou à la femme, ton mary t’a fait coulpe. Et qui pis estoit, en parlant aux créatures par art magicque ou autrement ou par l’ennemy d’enfer, ou par entregent d’abilité faisoient vuydcr les bources aux gens elle meltoient en leur bource, comme on disoit ».
« Et vrayment je y fu III ou IV fois pour parler à eulx, mais on eques ne m’apcrceu d’un denier de perte, ne ne les vy regarder en main ».


Ces rumeurs parvinrent jusqu’aux oreilles de l’évêque qui se rendit auprès des Bohémiens accompagné d’un frère mineur, surnommé « le Petit Jacobin » ; celui-ci fît un sermon et excommunia tous ceux qui avaient cru dans le pouvoir magique des Bohémiens et qui leur avaient donné leurs mains à examiner. Sur les instances de l’évêque ils furent contraints de partir et ils quittèrent la Chapelle le jour de la Bonne-Dame de septembre et se dirigèrent sur Pontoise.


Un siècle est passé, leur mauvaise réputation précède leur arrivée en ville. Henri Corneille Agrippa les dépeint comme « des gens étranges, d’une laideur repoussante », qui causaient une frayeur superstitieuse aux paysans, qu’on accusait d’empoisonner les puits et les fontaines, de donner la peste : « Souvent les puits et fontaines sont empoisonnez, les fruits infectez, les pastes envenimez et la peste mise entre les peuples avec grande mortalité. » De cette marque sont ceux que l’on appelle Cingres ou Égyptiens lesquels,
« meinent une vie vagabonde par toute la terre, se campent hors des villes, aux champs, es carrefours et là dressant leurs loges et tentes font estât de brigander, desrober, tromper, troquer, amuser le monde en disant la bonne adventure faignant de deviner par art chiromancique et par telles impostures mendient leur vie ». De incertitudine et vanitate omnium scientiarum et artium (1525, 1re éd.1530).

[3] Bien entendu, le racisme est aussi social : sont mis au ban, les populations tziganes les plus humbles ; et ce racisme social s’applique également entre Tziganes.

[4] L’on distingue cinq vagues migratoires qui pourraient être à l’origine d’un racisme exacerbé à leur encontre :
La première migration date du 14e siècle, qui correspond aux temps de la conquête des Balkans par l'empire Ottoman, les Roms jouent de part et d'autre, du coté austro-hongrois comme ottoman, le rôle de supplétifs militaires appréciés notamment pour leur maîtrise des chevaux. Au fur et à mesure de l'avancée des Ottomans, des Roms chrétiens glissent vers l'Europe de l'ouest.
La deuxième migration débute au milieu du XIXe siècle au moment où leur esclavage, qui durait depuis près de 5 siècles, prend fin en Roumanie. Jusqu'au début du XXe siècle des familles de Roms roumains s’installèrent en Europe occidentale ce que feront également des familles bosniaques à peu près à la même époque. Si certaines familles s’implantent en France, d’autres la traversent seulement pour s’embarquer vers le continent américain. Enfin, la montée du nazisme engendra un exil massif de populations considérées indésirables en France qui concernent autant les Juifs que les Tziganes, les communistes et socialistes, et nombre d’intellectuels.
La troisième vague migratoire débute au milieu des années 1960 avec l'arrivée de travailleurs yougoslaves en France parmi lesquels des Roms de Serbie ou de Bosnie.
La quatrième vague naît au début des années 1990 ; deux phénomènes y contribuèrent : la fin des régimes communistes qui se traduit pour de nombreux Roms par une paupérisation accentuée et les guerres d'éclatement de la Yougoslavie.
La cinquième concerne l'adhésion en 2007 de la Roumanie et de la Bulgarie à l'Union Européenne qui fut un facteur déclenchant, malgré les restrictions imposées, d'un flux migratoire en provenance de ces pays parmi lequel les Roms ne représentaient qu'une minorité proportionnelle à leur implantation dans le pays d'origine.

[5] Dont notamment :
BLOCH, 1953, Les Tsiganes.
SCIZE, 1953, La Tribu prophétique.
FEVRE, 1954, Les fils du Vent.
DE VILLE, 1956, Tziganes, témoins des temps.
CHATARD, 1959, Zanko, chef tribal.
VAUX DE FOLETIER, 1961, Les Tsiganes dans l'ancienne France.
COLINON, 1961, Notre Dame des roulottes.
FÉAUDIÉRRE, (dit SERGE), 1963, La grande histoire des Bohémiens.
HEUSCH, 1966, A la découverte des Tsiganes.
L'HUILLIER, 1967, T'es manouche mon frère ?
DUBREUIL, 1968, Manouches.
COLINON, 1968, Les Gitans : des inconnus parmi nous.
YOORS, 1968, J'ai vécu chez les Tsiganes.
VAUX DE FOLETIER, 1970, Mille ans d'histoire des Tsiganes.
BOTEY Francese, 1971, Le Peuple gitan (Tr. de l’espagnol).
LIÉGEOIS, 1971, Les Tsiganes.
FALQUE, 1971, Voyage et tradition. Approche sociologique d'un sous-groupe tsigane, les Manouches.
DERLORI, 1971, Ainsi vivait le Tsigane.
MÉNÉTRIER, 1972, Origines de L'occident: nomades et sédentaires.
ASSÉO, 1974, Le traitement administratif des bohémiens.

[6] Dont notamment pour cette période :
Gina Lollobrigida en fausse diseuse de bonne aventure et son prétendant Gérard Philippe dans Fanfan la Tulipe de Christian-Jaque en 1952 ;
La Belle de Cadix avec Luis Mariano en 1953 ;
Goubiah, mon amour, avec Jean Marais en 1955 ;
Notre Dame de Paris de Jean Delannoy en 1956, avec Lollobrigida et Anthony Quinn ;
suivi la même année de L’ardente Gitane de Nicholas Rey ;
Mon pote le gitan en 1959, avec tout l’humour de Louis de Funès ;
Kriss Romani de Jean Schmidt en 1962 : la participation de nombreux Tziganes dans la distribution du film, le choix de filmer hors studios mais dans les campements de caravanes, entre les no man’s land d’une banlieue en formation, avec des caméras légères, le place dans la catégorie du néo-réalisme ;
Cartouche de Philippe de Broca (1962) avec Belmondo ;
Bons baisers de Russie, en 1963 où Jams Bond est accueilli puis défendu par des Tziganes d’un campement.
J'ai même rencontré des tziganes heureux (Skupljači perja), film yougoslave réalisé par Aleksandar Petrović, sorti en 1967 est le premier film dans lequel les tziganes parlent leur langue, et la plus grande partie des rôles est interprétée par des tziganes de Voïvodine de la Yougoslavie : il obtient le grand prix du festival de Cannes et l’Oscar 67 du meilleur film étranger, qui lui valent une réputation flatteuse et la reconnaissance internationale.
Le Gitan en 1975, avec Alain Delon en fière vedette gitane.

[7] Il poursuit :
« Quoique Alice Becker-Ho se tienne discrètement dans les limites de sa thèse, il est probable qu’elle soit parfaitement consciente d’avoir déposé dans un nœud de notre théorie politique une mine qu’il s’agit tout simplement de faire éclater. Nous n’avons, en effet, aucune idée de ce qu’est un peuple ou une langue (on sait très bien que les linguistes ne peuvent construire une grammaire, c’est-à-dire cet ensemble unitaire doté de propriétés descriptibles qu’on appelle langue, qu’en prenant pour acquis le factum loquendi, c’est-à-dire le simple fait que les hommes parlent et s’entendent entre eux, ce qui reste tout à fait hors de portée pour la science), et, pourtant, toute notre culture politique est fondée sur la mise en relation de ces deux notions. L’idéologie romantique, qui a opéré sciemment cet attelage et, de cette manière, a largement influencé la linguistique moderne et la théorie politique encore dominante, a cherché à éclaircir quelque chose d’obscur (le concept depeuple) avec quelque chose d’encore plus obscur (le concept de langue). À travers cette correspondance biunivoque ainsi établie, deux entités culturelles contingentes aux contours indéfinis se transforment en des organismes quasi naturels, doués de caractères et de lois propres et nécessaires. Car, si la théorie politique doit présupposer sans pouvoir l’expliquer le factum pluralitatis (nous appelons ainsi, avec un terme étymologiquement lié à celui depopulus, le fait que les hommes forment une communauté) et si la linguistique doit présupposer sans l’interroger le factum loquendi, la correspondance simple entre ces deux faits fonde le discours politique moderne. La relation gitans-argot questionne radicalement cette correspondance au moment où elle la reprend parodiquement. Les tsiganes sont au peuple ce que l’argot est à la langue ; mais cette analogie d’un instant illumine en un éclair la vérité que la correspondance langue-peuple était censée cacher : tous les peuples sont des bandes et des coquilles, toutes les langues sont des jargons et des argots. Il ne s’agit pas d’évaluer ici l’exactitude scientifique de cette thèse, mais de ne pas laisser s’enfuir sa puissance libératrice. »





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