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Urbanisme des Dérogations





TOKYO 

« Le problème c’est la réglementation. Pour libérer l’offre il faut déréglementer, élever les coefficients d’occupation des sols et rétablir la continuité du bâti dans les zones denses (…) J’ai demandé que soit conduite une réflexion approfondie sur ce changement de philosophie de notre droit de l’urbanisme. »
Nicolas Sarkozy, président de la république | avril 2009 

Reprise du rapport de la commission Attali, la proposition de Nicolas Sarkozy, sonne comme un écho, pas si lointain, à celle du président Hollande, d'une « simplification » administrative, devant s'opérer dans les domaines de l'urbanisme et de l'architecture, par l'« adaptation » des « exigences réglementaires », afin de construire à moindre coût, et le plus rapidement possible. Reprenant à son compte l'argumentaire de son prédécesseur, inscrite dans la loi n° 2009-323 du 25 mars 2009, dont l'article 10 présente les assouplissements des règles de construction afin de permettre une hausse de la densité urbaine, François Hollande estime que les dérogations aux règles d'urbanisme doivent permettre de « créer les conditions pour optimiser l'utilisation des ressources foncières disponibles pour la construction de logements, quitte à autoriser des dérogations aux règles du PLU » [plan local d'urbanisme] :
  • Raccourcir les délais de procédure des grosses opérations, via la mise en place d’une procédure administrative unique et simplifiée pour affirmer l’intérêt général d’une opération devant les citoyens, et de mettre en compatibilité les documents d’urbanisme (PLU, SCT)
  • Lutter contre les recours malveillants et diviser par deux le délai de traitement des contentieux en matière d’urbanisme. Plusieurs pistes sont étudiées, notamment l’augmentation sensible du seuil maximal de l’amende pour recours abusif.
  • Favoriser la densité en zone tendue. Des mesures structurelles figureront dans le projet de loi « logement et urbanisme » en juin 2013.  


Adaptation est synonyme, ici, de dérogations aux lois nationales, aux règlements et aux plans d'urbanisme municipaux. Il s'agit bien, en l’occurrence, pour certains critiques, de la retranscription spatiale d'un des principes fondamentaux des théories libérales : l'intervention des pouvoirs publics doit être minimale, voire « modeste », et s'« adapter », sinon aux exigences mais aux « demandes » d'une planification conduite par le marché. Critiques faites déjà au milieu des années 1960, par la ''Gauche'' – socialistes compris – qui inventa alors le terme « urbanisme des dérogations », pour qualifier la politique du gouvernement gaulliste qui institua ces mêmes « arrangements » jugés par trop favorables à l'investissement privé et parfaitement anti-démocratiques. Les conséquences de ces « dérogations » seront à ce point désastreuses, que le ministre Albin Chalandon, signa le 17 mars 1972, une circulaire ministérielle, dite circulaire « anti-dérogation », explicite par son nom.
Alain Bublex | Paris



Concrètement, hier comme aujourd'hui, il doit s'agit d'offrir au secteur privé, des dispositions légales pour contourner les règles d'urbanisme, par exemple bâtir là ou le plan d'urbanisme l'interdit, en zone protégée ou agricole, ou bien augmenter la hauteur d'une construction, etc. Une pratique qui en fait, s'applique depuis longtemps, quotidiennement, notamment dans nombre d'opérations d'urbanisme concernant les Zones d'Aménagement Concerté [ZAC], celles des Établissements Publics d'Aménagement [EPA] et des opérations de partenariats public privé [PPP]. À ce titre, ce type d'urbanisation ultra permissif pour les uns et autoritaire pour les autres, sera étendu demain aux agglomérations et aux villes entières.

L'URBANISME DES DEROGATIONS

La notion d'« urbanisme des dérogations » est apparue en France, après le déclin des rêves de grandeur des technocrates, et la faillite des Plans nationaux d'aménagement du territoire, élaborés par les gouvernements gaullistes. Une politique d'aménagement du territoire d'une grande cohérence, intelligente, volontariste et ambitieuse, notamment par la décision de littéralement contraindre, contenir au maximum la croissance de l'agglomération parisienne, au profit de villes de Province. La spéculation en décidera tout autrement, n'ayant de cesse de contourner les lois, voire de les enfreindre, tandis que l'attraction de Paris provoque la venue massive de populations rurales, puis immigrées, à la recherche d'un emploi.

Dans ce cadre, le Schéma directeur de la Région parisienne, présenté en 1965, prend une importance décisive, aussi bien par les prévisions qu'il établit que par les mesures qu'il propose. À la base du projet, la définition d'axes préférentiels de développement doit être susceptible de « canaliser » les interventions des secteurs privés, d'ordonner le chaos urbain de la périphérie, par la construction de villes nouvelles, destinées au rétablissement de l'équilibre urbain et régional. Elles supposaient un agrandissement considérable du périmètre d'urbanisation et des nouvelles structures administratives. Une politique « recentralisant » Paris, considérée par rapport à la précédente, plus réaliste, mais les fluctuations économiques liées au crédit, l'inertie d'un système habitué à se servir du financement public comme d'un simple moyen d'incitation, l'inadaptation des services administratifs favoriseront la relance des formes habituelles d'intervention financière et spéculative. Le traditionnel « urbanisme des dérogations » s'instaure sans grande difficultés, initiant l'époque des grands scandales financiers associant des personnalités politiques, de l'administration, aux grands groupes de la haute finance, comprenant banques et assurances, constructeurs et promoteurs.  Les réglementations de l'expropriation établies par la loi de 1967, et la création des ZAC se substituant aux ZUP, comptent parmi les instruments opérationnels les plus décisifs, de dérogation légale, comprenant le Plan d'aménagement de zone (PAZ) pouvant déroger aux règlements d'urbanisme municipaux, parfois de manière autoritaire contre la volonté des municipalités [notamment pour les grandes cités d'habitat social].   Monique Pinçon consacra à ce sujet une étude en 1977,  que nous publions en intégralité.

Bublex | Paris

La dérogation 
comme 
phénomène idéologique : 
Sa représentation 
dans le journal 
« Le Monde »
Monique Pinçon
Revue Espaces & Sociétés
1977

La dérogation en matière d'urbanisme constitue un mode spécifique d'intervention de l'Etat sur les rapports sociaux dans les processus d'urbanisation. On ne peut toutefois en comprendre la signification profonde sans la resituer dans ce qui est la règle c'est-à-dire la planification urbaine. Celle-ci s'inscrit dans la contradiction entre la socialisation croissante de l'appropriation de l'espace et l'appropriation capitaliste de cet espace. Par rapport à cette planification, on ne saurait toutefois considérer la dérogation comme un processus aléatoire. Bien au contraire, nous pensons qu'il s'agit d'un processus socialement déterminé jouant principalement en faveur des fractions dominantes du capital au sein des multiples contradictions propres à l'urbanisation capitaliste. La dérogation peut permettre par exemple l'appropriation d'espaces assurant par l'accessibilité à certaines valeurs d'usage des surprofits de localisation substantiels. Aménagement de la planification urbaine dans un sens plus favorable aux intérêts monopolistes, du moins lorsqu'elles revêtent une certaine ampleur, les dérogations ne sauraient être empiriquement limitées à leur seule définition juridique.
Aussi au delà des permis de construire accordés en dérogation explicite à une règle d'urbanisme opposable aux tiers, nous avons considéré aussi les zones d'aménagement concerté, qui se substituent localement et selon une procédure spécifique et autonome, aux dispositions de la planification urbaine en vigueur, ou les cas d'application de l'article 19 du code de l'urbanisme autorisant dans certains cas et moyennant certaines contreparties, la construction partielle d'espaces boisés classés, ou encore la non utilisation des mesures de sauvegarde permettant de garantir l'exécution future d'un plan non encore approuvé.
Nous avons tenté d'explorer dans cet article le reflet politico-idéologique de ces différents types de dérogation à travers l'étude des articles que « Le Monde » y a consacrés. L'analyse de l'image de la dérogation donnée par « Le Monde » nous a paru utile tant pour la connaissance des thèmes politico-idéologiques qui la. Caractérisent que pour la réflexion sur leurs effets sociaux.

Ainsi tout ce qui est dérogation à une règle juridique, en matière d'urbanisme notamment, tout ce qui fait figure de « passe-droit » évoque un appel à l'opinion publique pour une protestation morale contre l'arbitraire. Protestation dont « Le Monde » s'est largement fait l'écho d'une part au nom du principe de l'égalité de chaque citoyen devant la loi et les règlements administratifs, et d'autre part au nom de la défense de la nature et de l'environnement bafoués par une urbanisation anarchique envahissant la terre, l'eau et le ciel. Puisqu'il y a donc protestation, il faut aussi apprécier dans quelle mesure cette pression de l'opinion publique peut avoir un effet sur le phénomène dérogatoire lui-même et peut éventuellement peser sur les différents segments de l'appareil d'Etat, conduisant par exemple, et par hypothèse, à mettre en contradiction les représentants de l'Etat au niveau local, avec certaines fractions de l'appareil juridique comme le Conseil d'Etat.
Pour analyser les thèmes politico-idéologiques du « Monde » concernant les pratiques de la dérogation en matière d'urbanisme, il faut toutefois se garder des illusions de la transparence des propos tenus. En effet, en tant que phénomènes idéologiques, les articles que nous examinerons ne peuvent être considérés que comme reflets, dont on ne saurait postuler a priori qu'ils sont fidèles, des rapports sociaux et des pratiques concrètes qui sont notre objet.
Nous souhaitions au départ-de la recherche, saisir l'ensemble des images proposées à l'opinion publique par l'ensemble des moyens d'information dans toute leur diversité. Le manque de temps et de moyens a dressé des obstacles insurmontables devant ce vaste projet. Nous nous sommes donc limités à l'analyse d'un seul quotidien. Nous avons retenu « Le Monde » qui nous a semblé être celui dont l'analyse nous offrirait le plus d'enseignements. Ce journal est celui qui accorde en effet le plus d'importance (ou en tout cas de place, au moins dans l'absolu sinon relativement) aux problèmes liés à l'urbanisme et à l'environnement, ce qu'un survol rapide des autres quotidiens nous a confirmé. D'autre part l'audience du « Monde » est particulièrement grande dans les milieux les plus attentifs au sujet qui nous préoccupe : administrations, professionnels de l'urbanisme, professions intellectuelles, couches moyennes. D'une manière générale, on sait par exemple que près de deux lecteurs du « Monde » sur quatre ont poursuivi leurs études jusqu'à l'enseignement supérieur. Ce journal « appartient aux classes aisées ; membres des professions libérales, cadres supérieurs des affaires, de l'industrie, enseignants et fonctionnaires et leurs enfants ; les élèves des grandes classes du secondaire ou étudiants représentent 40 % des lecteurs du « Monde ». Les cadres supérieurs viennent ensuite pour environ un quart du total » (1). Il faudra naturellement tenir compte de ces caractéristiques lorsqu'on s'interrogera sur les effets sociaux des images produites.

LE DEPOUILLEMENT DE L'INFORMATION 
ET LES PRINCIPES METHODOLOGIQUES

« Le Monde » a été dépouillé du 1er Janvier 1966 au 30 Octobre 1975 à partir des dossiers constitués par thèmes au service de documentation du journal. Les coupures de presse sur les dérogations sont pour l'essentiel (2) dispersées parmi celles sur l'habitat, le logement et la construction dans le dossier « construction » et parmi les articles concernant l'urbanisme dans le dossier « urbanisme ». Ces deux dossiers existent respectivement depuis 1961 et 1962. Avant 1972 ils étaient confondus. Le but de ce travail a été d'apprécier l'évolution de l'importance donnée à ce sujet, de caractériser les différentes formes de dérogations auxquelles le journal sensibilise le public, d'analyser la manière dont les affaires sont traitées afin d'essayer d'en déceler les effets idéologiques. Nous avons tout d'abord retenu l'ensemble des articles, de 1966 à 1975, sur deux points : la localisation des pratiques dérogatoires et l'importance de la place accordée dans les colonnes du journal à ce thème. En ce qui concerne la localisation, nous avons relevé le nom de la commune lorsqu'il était précisé ou à défaut celui de la zone (région parisienne, littoral méditerranéen...). En ce qui concerne l'importance accordée à ce type d'information, nous avons recensé le nombre des articles parus chaque année.
Nous avons ensuite procédé à une analyse plus fine des articles parus entre le 1er Janvier 1972 et le 30 Octobre 1975. Nous avons mis au point à cet effet une grille d'analyse détaillée dont les rubriques sont les suivantes :
  • la nature sociale des agents dénonciateurs : catégorie socio-professionnelle, statut d'occupation de l'habitation, caractéristiques de celle-ci (habitat pavillonnaire modeste; grands ensembles, zones résidentielles des classes aisées...) ;
  • le type d'organisation des protestations : association de défense, parti politique, élus, autres;
  • les différents types de biens immobiliers engagés dans les affaires de dérogation : logements (nous en avons relevé le nombre chaque fois qu'il était communiqué), bureaux, locaux industriels...
  • l'objet de la dérogation et son importance: dérogation à un plan d'urbanisme (dépassement de coefficient de densité, non respect de la réglementation -limitant la hauteur des -immeubles, etc.). Bien qu'il ne s'agisse pas d'une dérogation au sens juridique du terme, nous avons également noté la transgression des règles qui résulte d'autres mesures instituées par lois et décrets en vigueur. Il en est ainsi de l'effacement du plan d'urbanisme par le création d'une zone d'aménagement concerté (ZAC) ou par le recours à un nouveau plan d'urbanisme.
  • le bénéficiaire de la dérogation : promoteur privé ou public, municipalité, Etat...
  • les formes d'action utilisées par les protestataires : conférence de presse, manifestation, pétition, meeting...
  • les formes du contentieux : recours engagé devant les juridictions administratives ou civiles.


PRESENTATION DES RESULTATS (3)

L'ancienneté du phénomène dérogatoire 
et son apparition récente dans « Le Monde »

Contrairement à une opinion couramment répandue dans les milieux professionnels concernés, la planification urbaine comme pratique juridico-administrative concrète n'est pas un phénomène récent. Les premiers plans d'urbanisme opposables aux tiers ont été institués par les lois du 14 Mars 1919 et du 19 Juillet 1924 sous le nom de « projet d'aménagement, d'embellissement et d'extension ». Nous avons montré au cours de travaux antérieurs (4) que ces plans d'urbanisme et ceux des générations suivantes avaient eu une existence juridique réelle pour un nombre de communes non négligeable. Par exemple pour la région parisienne, sur 138 communes tenues d'établir un tel « projet » du fait de leur taille ou de leur évolution démographique, 75 ont obtenu avant 1939 le décret d'approbation en Conseil d'Etat. On remarquera que les règlements de ces projets donnaient déjà la possibilité aux maires d'accorder des dérogations relatives, par exemple, à la hauteur des maisons, « pour des raisons d'art, de science ou d'industrie » (5). Or pour avoir feuilleté le « Monde » en remontant jusqu'aux années cinquante, nous pouvons affirmer que les phénomènes dérogatoires en matière d'urbanisme y sont à peu près absents jusqu'en 1966. Avant cette date, « Le Monde » exprime surtout des préoccupations pour les problèmes liés à la pénurie de logements, à l'intervention de l'Etat aussi bien dans le domaine du logement social que dans celui du soutien à la promotion immobilière privée. Une large place est accordée aux abus en matière d'attribution des HLM et à des affaires telles que celle du Comptoir National du Logement à Boulogne Billancourt. Mise à part la dénonciation pour inesthetisme d'un projet de construction d'un immeuble entre la corniche et la mer près de Toulon, l'Octroi irrégulier d'un permis de construire à Châtillon-sous- Bagneux autorisant l'édification d'une tour de treize étages et surtout la réalisation de Parly II dont la conformité au schéma d'aménagement et d'urbanisme de la région parisienne est fortement contestée, les faits mis en valeur par « Le Monde » sont pour l'essentiel des scandales immobiliers, faillites de sociétés immobilières, scandales liés à des vices de construction ayant entraîné l'effondrement d'immeubles en chantier ou habités.
Ce n'est qu'à partir de 1966 que le nombre d'articles du « Monde » portant directement ou indirectement (6) sur les dérogations cesse d'être négligeable et évolue de la manière suivante : 
1966 : 12  1967 : 6  1968 : 10  1969 : 62  1970 : 65  1971 : 55   1972 : 116   1973 : 88  1974 : 91   1975 : 43 [7]
On peut s'interroger sur cet intérêt soudain des journalistes du « Monde » pour ce thème à partir de 1966 mais surtout à partir de 1969. Nous avancerons pour notre part les quelques hypothèses suivantes. Avant 1968, l'idéologie réformiste règne sans partage dans les milieux administratifs chargés de l'urbanisme. Et de fait, dans cette première période, « gaulliste», de la phase du capitalisme monopoliste d'Etat, le rôle interventionniste plus marqué de l'Etat, conjugué avec la faiblesse relative de l'intervention des groupes monopolistes qui n'en est d'ailleurs qu'à ses débuts dans un secteur comme l'immobilier, peut encore entretenir l'illusion de l'Etat réformateur, planificateur.
Par contre, après les événements politiques et sociaux de mai et juin 1968, on note un recul sensible de ces conceptions idéologiques de l'Etat. Alors que les années soixante furent celles d'un « grand espoir » en matière de planification urbaine (8), la rupture qui s'amorce avec les thèmes idéologiques dominants crée les conditions favorables à une prise de conscience du véritable rôle de la planification de l'Etat monopoliste. Ces conditions incitent un quotidien aussi peu suspect de contestation systématique que « Le Monde » à relever les lacunes et errements de la planification urbaine que constituent les dérogations.L'attitude critique que la crise de l'Etat et la nouvelle étape de la politique monopoliste ne peuvent que renforcer.
En effet, cette nouvelle étape du point de vue de la politique urbaine aboutit au franchissement d'un seuil dans la spéculation immobilière et foncière. La surdensification, notamment en hauteur, avec la construction massive de tours, représente, sans doute, aux yeux de l'opinion le phénomène le plus immédiatement visible de l'urbanisme dérogatoire. Si la crise au sein de l'appareil d'Etat permet l'émergence des problèmes liés à la dérogation, ces problèmes trouvent corrélativement un large écho auprès de couches sociales pour lesquelles les mêmes événements de 1968 ont brisé l'image de l'efficacité et de la bonne volonté réformiste de l'Etat.
Ces couches sociales, couches moyennes salariées, profondément marquées par les luttes revendicatives de 1968, auxquelles elles ont largement pris part, trouvent actuellement, pour un certain nombre de leurs membres, dans les problèmes liés à l'urbanisation et au cadre de vie le terrain privilégié pour l'expression de leur mécontentement. Celui-ci a certes son origine dans le développement anarchique des villes, menace permanente contre les conditions de vie, mais aussi dans les difficultés professionnelles que rencontrent actuellement ces couches sociales : insécurité de l'emploi, difficultés de carrière, absence de responsabilité réelle et pour certaines d'entre elles stagnation, voire dégradation du pouvoir d'achat.
Toutefois, leur place dans les rapports de production n'est pas toujours sans ambiguïté. Si globalement leur intérêt objectif se confond avec celui de l'ensemble des travailleurs, il n'en reste pas moins que parfois, soit directement dans l'entreprise par leur position hiérarchique, soit plus indirectement par leur place au sein de l'appareil d'Etat, ces catégories sociales sont objectivement des agents de Textractioh de la plus-value ou/et de la reproduction des rapports de production.
Ces ambiguïtés dans les situations de classe et les difficultés objectives qui en découlent pour s'insérer dans des luttes organisées sur le lieu du travail, ne sont sans doute pas sans rapport avec leur niveau de mobilisation et d'engagement sur les problèmes du cadre de vie.
Ceux-ci sont réels et concernent l'ensemble des travailleurs, mais si ce sont ces couches sociales qui les expriment souvent et en font le plus volontiers l'objet, souvent unique, de leur revendication, cela répond à la place spécifique qu'elles occupent dans les rapports de production. Etant donné la composition sociale des lecteurs du « Monde », on comprendra aisément l'intérêt porté par ce journal aux problèmes de la dérogation, surtout après 1968, compte tenu de l'homogénéité sociale de ses lecteurs , des couches qui sont à l'origine de mouvements de défense de la nature et de l'environnement et d'associations diverses, dont nous parlerons plus loin.
L'émergence des problèmes urbains, dont ceux posés par les dérogations, est certes parfois expliquée tout autrement. Ainsi pour M. Yves FOURTUNE, l'opinion publique « s'est particulièrement manifestée à la suite de la création du Ministère de l'Environnement, qui apparaît à beaucoup comme le garant d'une certaine qualité de l'urbanisme menacé par les dérogations » (9). Nous inclinerions à penser, au contraire, que la création, en 1971, de ce Ministère constitue l'une des tentatives de réponse au niveau de mobilisation et de revendication sur ces problèmes. Il s'agirait tout à la fois de tenter de trouver des solutions ou des palliatifs aux nuisances les plus insupportables de l'urbanisme monopoliste, mais aussi et surtout de' réactiver l'image de l'Etat comme agent de la planification et de la réforme.

Localisation des dérogations dont « Le Monde » a fait mention

Sur les 548 articles publiés entre 1968 et 1975, 455 permettent une localisation soit au niveau communal, soit au niveau régional. Chercher à attribuer une localisation précise aux 93 autres articles recensés ne pouvait avoir de sens étant donné leur degré de généralité. Il s'agit en effet d'articles n'ayant pas pour objet une dérogation particulière, mais un ensemble de problèmes liés au phénomène dérogatoire et ayant pour titre, par exemple : « Que faire entre deux plans ? », « Pourquoi des dérogations ? ».
Près des deux tiers (65 %) des articles du « Monde » dénonçant des dérogations ou des difficultés dans l'élaboration des plans et schémas d'aménagement et d'urbanisme, ont pour cadre la région parisienne. On remarquera qu'en 1972, année où nous avons enregistré le plus grand nombre d'articles, cette proportion s'élève à 70 %. Ces deux pourcentages montrent à l'évidence la place centrale occupée par la région parisienne. A l'intérieur même de cette région, deux départements sont particulièrement mis à l'honneur par « Le Monde.». Il s'agit des Yvelines auxquelles 20% des articles sont consacrés et surtout de Paris qui en inspire près de la moitié (47 %). Parmi les 35 % d'articles consacrés à des affaires ayant pour cadre la province, 71 % concernent des communes du littoral maritime !
ESPAGNE | Avant Après

Ainsi, comme le montre le tableau ci-après, plus des 2/3 (68 %) des dérogations dont traite « Le Monde » sont situés soit à Paris, soit dans les Yvelines, soit en bord de mer. Quel que soit le rapport de ce chiffre avec la réalité de la répartition spatiale de l'ensemble des dérogations, nous pouvons d'ores et déjà affirmer que la représentation de la dérogation proposée aux lecteurs est profondément marquée géographiquement et donc socialement. Ces points forts de la dérogation présentent tous un caractère commun, celui d'être les lieux privilégiés où d'importantes masses de capitaux cherchent à se mettre en valeur dans le secteur immobilier. La lutte pour l'appropriation de l'espace y est donc très vive. La construction massive de bureaux à Paris, la multiplication des ensembles résidentiels dans les Yvelines, les équipements du tourisme de luxe sur le littoral sont autant d'occasions de profits substantiels.
Nous ferons l'hypothèse que ces hauts lieux de la spéculation immobilière et foncière sont aussi des terrains privilégiés des pratiques dérogatoires : les plans d'urbanisme, leur ancienneté, peuvent souvent constituer des obstacles à la mise en valeur du capital. Que la région parisienne, et singulièrement Paris et les Yvelines, ainsi que les communes du littoral, aient si souvent l'honneur des colonnes du « Monde » ne constitue dans une certaine mesure que le reflet de l'intensité des bouleversements urbains intéressant ces régions. Toutefois, nous pensons qu'il doit s'agir d'un reflet déformé. Nous ferons l'hypothèse que « Le Monde », étant donné le public auquel il s'adresse, est conduit à accorder une plus large place aux processus d'urbanisation dans la région parisienne et sur le littoral pour des raisons que l'examen de la nature sociale des agents dénonciateurs va nous permettre d'élucider.



Les agents dénonciateurs : leur type d'organisation, leur nature sociale


Cette rubrique de notre grille d'analyse, comme celles qui vont suivre, a été dépouillée pour les années 1972 à 1975. Durant cette période, nous avons recensé 119 « affaires ». Ce chiffre est inférieur au total des articles recensés (338) car certaines affaires font l'objet de plusieurs articles. Nous en avons relevé 14 par exemple pour l'opération immobilière du domaine de Montval à Marly-le-Roi ; 18 pour la Défense. D'autre part nous avons recensé 62 articles dont le niveau de généralité ne permettait pas de les traiter de la même façon que s'ils avaient porté sur des faits précis. Nous en avons cependant relevé les intervenants et leurs caractéristiques sociales.

L'analyse des agents dénonciateurs va donc porter sur deux sous-populations d'affaires comptant respectivement 119 et 62 unités. Parmi le premier groupe d'affaires il y en a 36, soit 30%, pour lesquelles la nature des agents protestataires n'est pas indiquée. Seuls l'objet et la nature de la dérogation, parfois le bénéficiaire de celle-ci, sont présentés brièvement. Les agents dénonciateurs sont donc explicitement mentionnés dans 82 cas. Il s'agit rarement d'individus isolés, mais le plus souvent de membres d'une association, d'un comité, d'un parti politique ou d'un groupe d'élus et qui s'expriment en tant que représentants ou animateurs de ces groupements.

Les associations de défense de la nature, de sauvegarde d'un site, d'un parc, les comités d'aménagement d'un arrondissement, parisien, les associations d'habitants d'un ensemble immobilier sont cités dans 61 % des cas (50 fois), les élus le sont pour 27 % (10), les partis politiques pour 4% (11). 9% des cas sont si divers que seule leur énumération aurait eu un sens. Il s'agit par exemple des parents des victimes de la catastrophe de Val d'Isère, du Ministère de L'Equipement et du Logement ou de la Cour des Comptes à propos des marinas, par exemple. Dans un certain nombre d'affaires, plusieurs intervenants socialement différenciés sont apparus.

Le deuxième groupe d'articles est d'un plus haut degré de généralité en ce sens qu'ils ne dénoncent pas une pratique dérogatoire particulière, mais plus globalement la violation des règlements d'urbanisme, la dégradation des espaces verts des sites touristiques... Ces articles sont le plus souvent le fruit d'une réflexion d'un journaliste sur ces questions, les autres rendant compte de la position de tel groupe politique, de tel ministre, de telle association, soit indirectement par les intéressés eux-mêmes, soit directement par les intéressés.

Si la balance penche nettement en faveur de l'administration, compte tenu du large écho donné aux circulaires ministérielles constituant un frein aux dérogations, telles celle de M. Albin CHALANDON, dite circulaire «antidérogation » du 17 Mars 1972, ou celle de M. Olivier GUICHARD concernant la conformité des Z.A.C. aux S.D.A.U. Et P.O.S., et des entretiens et interviews les accompagnant, l'autre groupe important d'articles est constitué par les interventions ou les comptes rendus de l'activité des comités de liaison des associations de défense de la nature et de l'environnement. Il nous a semblé intéressant de nous interroger de manière plus approfondie sur la signification de cette importance accordée par « Le Monde » aux associations de défense de la nature et de l'environnement, car on verra plus loin à quel point les idées qu'elles véhiculent sont décisives dans la constitution de l'image idéologique de la dérogation donnée par ce journal.

Certes nous ne pouvons affirmer que ces associations se voient accorder une place relativement plus importante que leur implantation et activité réelles. Toutefois un certain nombre de faits nous inclinent à penser que l'intervention d'une association de ce type dans une affaire de dérogation est un élément qui favorise et souvent provoque la prise en compte de l'information par « Le Monde ».

Selon Etienne MALLET, responsable à l'époque de la rubrique environnement et urbanisme, ce sont en effet les associations elles-mêmes qui prennent contact avec la rédaction afin de rendre publique leur action. L'importance accordée à la publication d'un communiqué dans « Le Monde » est sans doute caractéristique d'une conception de la pratique militante où la dénonciation auprès des lecteurs du « Monde » d'un dysfonctionnement de la société est considérée comme un moment particulièrement important de la lutte.

Les indications que livre l'analyse des articles sur l'appartenance sociale des militants de ces associations confirment qu'il existe une certaine homogénéité sociale entre eux et les lecteurs du « Monde ». Nous avons pu relever parmi les professions mentionnées, celles d'avocat, de médecin, de professeur d'université, couches sociales bénéficiant à la fois d'un niveau de revenu et de culture élevé. Ce sont en tout cas des personnes qui sont susceptibles d'avoir assez de temps et de connaissances juridiques pour tenir tête à l'administration parfois pendant plusieurs années. C'est le cas par exemple de ce professeur d'université, propriétaire d'une villa proche des marinas de Bormes-les-Mimosas, ou de cette dame du XVIème arrondissement qui a fait face à l'administration et au promoteur, au départ avec d'autres propriétaires du Hameau Boileau, puis seule, de 1955 à 1971, date à laquelle la justice lui a donné raison et a ordonné la destruction immédiate du luxueux immeuble construit sur un espace vert protégé (Le « Monde » du 9.2.1972).

Les militants des associations de défense de l'environnement dont « Le Monde » précise la situation personnelle, sont, le plus souvent, propriétaires des pavillons voisins du projet immobilier et désirent protéger un espace vert, une belle vue sur la mer... que celui-ci menace. Ces protestataires, tels qu'ils sont présentés par le journal, sont donc des propriétaires habitant dans des régions où l'urbanisme se développe rapidement, sans avoir fait disparaître encore certains traits d'un cadre de vie privilégié où les nuisances d'ordre industriel sont faibles, où la densité de construction n'est pas très élevée. Un exemple typique est celui des co-propriétaires du Cap d'Antibes. On trouve aussi parfois, à Paris notamment, des riverains d'un bâtiment à caractère historique ou pittoresque promis à la destruction comme le marché des Batignolles ou les pavillons de Baltard aux Halles.

La défense de la nature, des espaces verts, du paysage urbain et rural, la protection du patrimoine architectural sont les principaux mobiles invoqués lors de la création de ce type d'association. Ce sont du moins les mobiles les plus souvent explicités ou mis en avant par « Le Monde » sans qu'ils constituent nécessairement les mobiles véritables.

Aussi lorsque ce journal commente de façon positive les protestations de l'association de Chanteloup les Vignes, il s'en tient au principal motif déclaré par l'association, c'est-à-dire la défense d'un site, sans insister sur le fait que cette défense du site s'oppose objectivement à la construction d'un ensemble immobilier à caractère « social devant être réalisé par des offices publics d'HLM de la région parisienne. Au delà de la valeur esthétique des paysages concernés, c'était peut-être plus la préservation d'un environnement social homogène, excluant des couches sociales défavorisées, qui était en jeu (12).

Les diverses remarques que nous venons de faire sur ces associations portent sur l'image qui en est donnée au travers des articles du « Monde » et non pas sur leur réalité et l'ensemble de leurs pratiques, qui sont plus complexes et contradictoires. Ainsi même si par certains aspects de leurs revendications, ces associations apparaissent parfois comme visant à défendre un cadre de vie privilégié, les menaces pesant sur ce cadre de vie provoquent effectivement une prise de conscience des méfaits et des nuisances de l'urbanisation actuelle. Ce peut être dans certains cas le point de départ d'une remise en question du rôle de l'Etat comme garant de l'intérêt général, ainsi que d'une interrogation sur les effets de la recherche du profit capitaliste dans l'urbanisation. Toutefois l'objet des associations est limité, monofonctionnel, et l'élargissement de l'expérience locale sur des problèmes spécifiques à l'appréhension de l'ensemble des rapports sociaux n'a rien d'automatique.

Les différents types de biens immobiliers engagés dans des affaires de dérogation parues dans « Le Monde »

De 1972 à 1975 sur les 119 affaires recensées, 34 portent sur des opérations de construction de logements, 13 sur des opérations comprenant à la fois des logements et des commerces ou des équipements collectifs (voire des emplacements pour bateaux dans le cas des marinas). 13 de ces affaires ont pour objet la construction de commerces ou d'hôtels, 9 la construction de bureaux. Sept autres ont des objets divers : il s'agit d'une usine, du Centre National d'Art et de Culture Georges Pompidou (Plateau Beaubourg), d'un centre de formation artisanale... Il reste 43 cas où l'objet de la dérogation n'est pas connu aussi précisément. Il est fait mention d'un permis de construire, d'un ensemble ou projet immobilier, d'un immeuble, d'une tour sans que le contenu de ces projets soit explicité.

Quoi qu'il en soit, logements et bureaux constituent l'essentiel des projets dont « Le Monde » traite (13). En effet, parmi les « 43 » affaires dont le contenu ne nous est pas connu avec précision, les termes utilisés, « tour », « projet immobilier », par exemple, incitent à penser qu'il ne peut s'agir ni de locaux individuels ni d'équipement d'infrastructure.

En ce qui concerne les programmes de construction de logements, nous connaissons précisément leur importance dans 23 cas. Mises à part deux opérations portant respectivement sur 16 et 60 maisons individuelles, les autres dépassent la centaine de logements, près de la moitié dépassant le millier.

Si l'on compare ces résultats, d'une part au discours officiel sur les dérogations qui en fait un, phénomène marginal concernant surtout les « ajustements mineurs », d'autre part aux résultats d'une enquête que nous avons effectuée sur les pratiques dérogatoires dans les départements des Yvelines et de la Seine-Saint-Denis (14), on peut noter que, certes « Le Monde » ignore les ajustements mineurs qui sont les plus nombreux. Pour ses rédacteurs, les dérogations mineures dont ils ne parlent que dans les articles plus généraux sur les problèmes de la dérogation, semblent être tout à fait justifiés par la lenteur de l'élaboration des plans d'urbanisme et donc leur inadéquation partielle aux besoins au moment de leur mise en application.

Toutefois, il vise juste en s'attachant aux opérations qui sont, du point de vue de leurs effets économiques et urbanistiques, les aspects majeurs du phénomène dérogatoire. Car il est vrai, comme les résultats de notre enquête le démontrent, que ce sont les dérogations liées à des programmes immobiliers importants qui représentent quantitativement, en termes de constructions nouvelles, la part la plus importante des dérogations. Les dérogations mineures sont plus nombreuses mais ne représentent qu'une faible fraction des logements et des surfaces créés grâce aux dérogations.

Ainsi, dans l'image des dérogations produites par la presse — car les autres journaux, sur ce point, ne se distinguent guère du « Monde » — l'importance des opérations immobilières dérogatoires est bien soulignée. C'est avec l'analyse des thèmes désignant les effets sociaux de ces dérogations qu'un glissement se produit, comme on le verra plus loin.

L'objet des dérogations

Sur les 119 «affaires» recensées, on connait l'objet de la dérogation dans 105 cas. En fait pour les 14 autres affaires, il n'y a pas eu à proprement parler dérogation ; il s'agit de problèmes généraux ayant trait a certains abus en matière d'urbanisme sans que pour autant il ait été dérogé à la réglementation. Près de la moitié des dérogations (52 cas) (15) mettent en cause des espaces verts protégés, des zones inconstructibles, le domaine public maritime et plus généralement l'harmonie d'un paysage non urbanisé. Vingt neuf dérogations ont pour objet le dépassement des normes de hauteur par des tours de bureaux ou de logements. Pour l'essentiel, ces cas se situent à Paris ou dans sa proche banlieue (notamment dans les Hauts de Seine avec la Défense). Là encore c'est la remise en cause de l'harmonie des paysages, cette fois-ci urbains, qui provoque les protestations.

Le dépassement des normes de densité (CUS ou COS) n'apparaît que dans 13 cas. Le non respect des normes fixant les ratios d'équipements collectifs, par exemple le nombre de parkings, apparaît dans 7 cas. Enfin, 19 objets de dérogations sont de nature diverse ; absence de permis de construire, construction non conforme au permis de construire accordé, longueur de l'immeuble trop importante...

Lorsque l'affaire comprend plusieurs objets de dérogation, nous avons constaté que « Le Monde » mettait en avant ceux qui ont pour effet de porter atteinte à la qualité esthétique des paysages et restait plus discret sur les dérogations portant sur la densité d'occupation du sol. Par exemple, si un projet de tours à Paris déroge à la fois au plan des hauteurs et au COS, seul le dépassement de hauteur est souligné et critiqué comme compromettant les perspectives de l'horizon parisien.

Quelle que soit par ailleurs la répartition réelle des dérogations entre les différents types d'objet dont nous venons de parler, nous constatons qu'à travers « Le Monde » la dérogation apparaît comme ayant d'abord de fâcheuses conséquences d'ordre architectural et esthétique. Il n'est pas impossible que la place prépondérante accordée par « Le Monde» aux dérogations de ce type reflète la situation réelle.


Toutefois le traitement accordé aux affaires mettant en jeu plusieurs objets de dérogation nous incite à penser que « Le Monde » privilégie effectivement dans ses comptes rendus tout ce qui constitue des atteintes à l'intégrité de la nature et des sites. Certes, les paysages naturels ou urbains, en tant qu'éléments du cadre de vie, font partie des conditions sociales générales de la reproduction de la force de travail. La protestation contre le mur de béton qui massacre le bord de mer, voire contre la destruction d'espaces verts même privés, valeur d'usage potentiellement socialisable, comme plus généralement contre tous les aspects de la dégradation du cadre de vie, rejoint l'ensemble des revendications visant à la satisfaction des besoins sociaux. Toutefois on peut noter un traitement relativement privilégié de ces aspects, les plus « culturalistes », par rapport à d'autres ayant une incidence beaucoup plus directe et immédiate sur les conditions de reproduction de la force de travail, comme l'insuffisance des équipements collectifs, la surdensification, le coût et la mauvaise qualité des logements. Ces différents aspects ne sont nullement opposés, mais à en privilégier certains, il semble bien qu'on privilégie les aspects les plus sensibles à certaines couches sociales, qu'on pourrait désigner allusivement comme couches moyennes intellectuelles.




D'ailleurs, la question de la nature des couches sociales en présence ou qui seraient appelées à utiliser les réalisations est rarement posée, comme nous l'avons vu, par exemple dans le cas de Chanteloup les Vignes. Les préoccupations de protection et de l'esthétique des paysages urbains occultent la réalité des rapports sociaux. Profits et exigences objectives des travailleurs ne s'affrontent pas dans les colonnes du Monde où ne s'opposent guère que les défenseurs de la nature ou de l'harmonie urbaine, et ces modernes vandales que sont les promoteurs.

La protestation esthétisante et écologique, parce que ne tenant pas compte de la nature sociale de l'espace produit, peut être reprise et utilisée aussi par l'idéologie dominante. Aussi c'est tout dernièrement au nom de la protection de la Côte d'Azur, que le maire de Nice et Secrétaire d'Etat au Tourisme, a annoncé son opposition au projet d'aménagement de la citadelle de Villefranche favorisant le tourisme social. Ainsi, le discours scandalisé sur la perspective de l'Arc de Triomphe compromise par les tours de la Défense, a-t-il également pour effet, dès lors qu'on s'en tient là, de masquer les difficiles conditions de vie des riverains et des habitants, et de travail des employés de cette opération gigantesque.

A cet égard, les comptes rendus du « Monde », dans leur façon de traiter des pratiques dérogatoires en matière d'urbanisme confortent et font écho à l'idéologie environnementaliste et écologique.

Les bénéficiaires des dérogations.

Dans la quasi totalité des affaires exposées par le journal, les bénéficiaires des décisions d'octroi des dérogations ne sont pas des individus « personnes physiques » mais des sociétés « personnes morales ». « Le Monde » ne donne avec précision la raison sociale de ces sociétés que dans moins d'un cas sur deux ; 51 fois sur les 119 affaires recensées de 1972 à 1975. Et encore n'est souvent dévoilé que l'intitulé de la société civile immobilière en cause. Il n'est que rarement fait mention des liens de ces sociétés avec les groupes financiers et bancaires. Les quelques cas où de plus amples précisions sont données sont ceux où sont impliquées des personnalités politiques proches du gouvernement. Par exemple, « Le Monde » précise le rôle de M. Albin Chalandon dans l'affaire du parc de Béarn à Saint-Cloud (16).

Ainsi tout comme nous ignorons souvent la nature sociale des militants des associations dont nous avons parlé plus haut, nous ignorons également dans de nombreux cas la nature sociale des intérêts mis en jeu dans le processus de dérogation.

C'est d'ailleurs cette imprécision qui est en elle-même révélatrice des thèmes idéologiques du journal. En effet, il est significatif que « Le Monde » n'accorde qu'une place extrêmement réduite et souvent inexistante à la description des intérêts économiques en jeu derrière les opérations immobilières bénéficiant de la dérogation. Ces intérêts économiques disparaissent derrière la protestation morale face à la « transgression » de la loi et derrière la description minutieuse des aléas de la procédure. Le manque d'information sur la situation de classe concrète des protagonistes dans les affaires de dérogation, empêche la mise à jour de la réalité des rapports sociaux. Ces problèmes sont posés en termes moraux et esthétiques, la loi du profit est le plus souvent ignorée, des adversaires inégaux sont traités de manière symétrique comme nous allons le voir dans la description des rapports conflictuels entre les parties en présence.

Les formes de la protestation et du contentieux.

Autant sur les points précédemment abordés, les articles du « Monde » péchaient parfois par omission et nous laissaient ignorer par exemple la nature sociale du bénéficiaire de la dérogation, autant en ce qui concerne les formes prises par la protestation et, ses péripéties judiciaires, les détails abondent. Il est vrai que l'intérêt du «Monde » pour les affaires de dérogation apparaît directement proportionnel à l'activité des associations de défense de l'environnement et à l'intensité des contradictions internes à l'appareil d'Etat. Du point de vue des formes d'action utilisées par les associations,les élus, les agents dénonciateurs en général, on constate une grande diversité. Très souvent il est fait appel à l'opinion publique que l'on essaye de mobiliser en même temps que sont engagées des procédures administratives ou judiciaires. Pétitions, occupation de terrains, référendum auprès de la population concernée, questions écrites ou orales devant les Assemblées élues, accompagnent les recours devant les tribunaux.

En ce qui concerne les juridictions auprès desquelles la procédure est conduite, « Le Monde » accorde une importance non négligeable aux affaires soumises à une procédure administrative. Nous en avons relevé 35 (sur 119) pour lesquelles il y a eu recours auprès d'un tribunal administratif et, en cas de non satisfaction, appel devant le Conseil d'Etat.

Si nous n'avons relevé que 26 affaires caractérisées par des jugements contradictoires entre les différents segments de l'appareil d'Etat (17), ce sont aussi les affaires auxquelles « Le Monde » consacre le plus d'articles. Il peut s'agir d'élus locaux s'opposant à l'Administration préfectorale, d'un tribunal administratif désavouant le préfet ayant accordé la dérogation, d'un arrêt du Conseil d'Etat en contradiction avec l'octroi d'une dérogation par le Ministre de l'Equipement. On peut citer quelques exemples d'affaires ayant particulièrement retenu l'attention des rédacteurs du Monde. A La Baule, un immeuble baptisé « La Coupole » avait bénéficié d'un permis de construire arrêté avec dérogation par l'Administration. A la suite de la requête d une association de défense, le tribunal administratif prononça un sursis à exécution ; le Conseil d'Etat, quant à lui exigea l'interruption des travaux alors que ceux-ci étaient déjà bien avancés," puis annula le permis de construire (18). A Chanteloup les Vignes, la commune s'est vu, finalement, imposer par l'Administration un projet de plusieurs milliers de logements, dans le cadre d'une Z.A.C., bien que le Conseil d'Etat ait porté un avis défavorable sur l'opération. A la suite des démarches d'une association pour la défense et la sauvegarde du site, le tribunal administratif demanda la suspension des travaux qui n'en continuèrent pas moins. A Marly le Roi, c'est aussi après une intervention de l'Administration qui imposa une opération immobilière avec notamment une dérogation de hauteur que la municipalité soutenue par les habitants, déposa une requête devant le tribunal administratif, requête qui fut rejetée. Toutefois, par la suite, le Conseil d'Etat annula le permis de construire, mais plusieurs tours de logements étaient déjà pratiquement achevées et partiellement occupées. A Louveciennes, le ministre de l'Equipement accorda un permis de construire qui fut annulé par le tribunal administratif, l'agrément pour bureaux étant devenu caduc. Un deuxième permis de construire fut accordé mais fit l'objet d'un sursis à exécution de la part du tribunal administratif à la suite de l'intervention d'une association de défense qui obtint par la suite son annulation. Ces péripéties judiciaires n'empêchent pas les travaux de suivre leur cours.

Ces quelques cas, sur lesquels nous nous sommes un peu attardés, ont particulièrement retenu l'attention du Monde, qui leur a accordé à chacun entre 10 et 15 articles. Ces affaires présentent un certain nombre de points communs qui expliquent sans doute cet intérêt. L'action d'associations ou d'élus aboutit à une décision d'ordre administratif ou judiciaire qui est un désaveu des décisions antérieures prises parfois à un très haut niveau. Toutefois la lenteur des procédures et sans doute aussi le poids de la première décision prise aboutissent à une situation insoluble, où par exemple, le respect de la loi exigerait la destruction d'immeubles à peine achevés.Non seulement le cadre de vie est dégradé, mais la loi est bafouée et la machine administrative et judiciaire s'est montrée inefficace, Cette lourdeur, cette lenteur des tribunaux est souvent dénoncée par « Le Monde » qui apparaît ainsi comme le défenseur des associations de défense de l'environnement contre l'ordre « techno-bureaucratique » ainsi que contre l'« archaïsme » de nombreux plans d'urbanisme et leur inadéquation aux besoins.

Une analyse de contenu plus fine serait nécessaire pour nuancer cette appréciation. Il est important de bien observer le plan des articles. Nous avons constaté, par exemple, que le mot de la fin était souvent accordé à l'Administration, que les propos des hauts fonctionnaires étaient parfois repris implicitement à son compte par la rédaction du « Monde », celle-ci n'utilisant pas toujours les guillemets pour les rapporter, alors que l'usage en est presque systématique pour les autres intervenants. Une analyse exhaustive des titres serait également nécessaire car ceux-ci viennent modeler l'information, d'autant plus aisément que le domaine ici abordé peut rebuter le lecteur non spécialiste par la complexité réglementaire et juridique des problèmes abordés, complexité ayant sa traduction dans un jargon ésotérique (S.D.A.U. C.O.S., P.O.S. Z.A.C.).

Ces indices seraient d'autant plus intéressants à recueillir et à rapprocher que les comptes rendus du Monde tendent à présenter les différents partenaires de manière symétrique. S'affrontent alors des idées, des conceptions de l'urbanisme, en aucun cas des intérêts. Les conflits sont présentés en terme de «controverse», de «querelle», de « polémique » (19) comme un jeu entre acteurs dont la symétrie aboutit à faire perdre de vue les intérêts spécifiques des uns et des autres (20).


CONCLUSION

L'image idéologique de la dérogation présentée par « Le Monde » s'inscrit dans celle plus générale de l'Etat innovateur et planificateur : seuls les obstacles de la bureaucratie freinent la bonne volonté réformatrice de celui-ci. Ainsi est dénoncée la lenteur de l'élaboration des plans d'urbanisme, cause des dérogations les plus nombreuses, qui aboutit à leur inadaptation par rapport aux besoins :
« La majorité des plans sont en effet anciens et fixent des périmètres d'urbanisation qui ne correspondent plus aux besoins. De même, les plafonds fixés pour la construction en hauteur dans la capitale sont sans doute trop uniformes pour pouvoir être partout respectés. Dans bien des cas, il faudrait refuser toute construction pour respecter les plans. Dans ces conditions, les responsables soumis aux pressions donnent des autorisations au coup par coup et selon des critères souvent subjectifs. La publication des nouveaux plans d'urbanisme (S.D.A.U. et P.O.S.) prévue d'ici à 1977 et la mise au point de plans de limitation des hauteurs, qui seraient des sortes de plans de paysage (21) devraient permettre de limiter ces pratiques » (22).

L'argument de bon sens qui fait reposer sur la mauvaise qualité des plans, sur leur rigidité et leur inadaptation devant l'évolution « spontanée » de l'urbanisation, la nécessité de la dérogation a son corollaire dans l'affirmation implicite de la possibilité, dans la société actuelle, de plans assez bien conçus pour éliminer toute pratique dérogatoire. Cependant pour « Le Monde », les choses étant ce qu'elles sont, les promoteurs utilisent les imperfections de la planification urbaine pour réaliser leurs projets plus ou moins honnêtes en abusant des dérogations et en exerçant parfois des pressions sur les fonctionnaires. La dérogation est donc ainsi une bavure, un scandale, un acte arbitraire de favoritisme, mais n'ayant pas d'assises structurelles dans l'appareil d'Etat lui-même. Il n'est donc pas étonnant que soit valorisé tout ce qui constitue un frein à la pratique des dérogations. Une grande importance est ainsi accordée à la circulaire du 17 mars 1972 dite circulaire « anti-dérogation » et aux commentaires accompagnant sa diffusion, et un écho largement positif est donné à toutes les mesures assurant la publicité des permis de construire.

Est ainsi entretenue l'image d'un Etat agissant dans le sens de l'intérêt général par l'élaboration d'une planification à la fois précise et équitable permettant de conduire harmonieusement le développement urbain sans avoir recours au scandale de la dérogation.


Monique Pinçon
La dérogation comme phénomène idéologique :
Sa représentation dans le journal « Le Monde ».
Revue ESPACES & SOCIETES
1977


SOCIALISME & LIBERALISME LIBERTAIRE


A l'arrivée au pouvoir de François Mitterrand, l'idéologie socialiste, en matière d'urbanisme – dans le sens large du terme comme l'ensemble des théories et pratiques d'aménagement, de la planification urbaine aux services urbains -, partait du postulat que la planification urbaine est un instrument d'équilibre social. D'ailleurs fort peu usité tant le président Mitterrand favorisa les grands travaux parisiens de prestige au détriment de l'urbanisme social et de l'architecture "quotidienne". La crise économique viendra bientôt mettre un terme à toute velléité sociale ; autant que les conséquences des lois – socialistes - concernant la décentralisation, qui donnèrent aux élus locaux, et notamment des grandes agglomérations, des compétences urbanistiques, auparavant gérées ou encadrées par l'Etat, qui conserve cependant le domaine de compétence des grandes infrastructures – autoroutes, gares TGV, etc. -, et tant qu'intervenant primordial pour le financement d'opérations considérées stratégiques. 

D'ailleurs, la crise du financement public, incita les maires des grandes villes, à entrer en concurrence afin d'attirer les « partenaires privés » sur leur territoire, dans une nouvelle logique d'aménagement fort éloignée de celle qui avait présidé à l'élaboration des traditionnels plans d'urbanisme. Dans ce contexte, les documents de planification et d'urbanisme sont apparus à de nombreux maires comme de lourds carcans, susceptibles selon l'urbaniste François Ascher, de brider leurs initiatives pour attirer créateurs d'emplois et grands investisseurs immobiliers. D'autant plus, que les grandes villes disposaient encore à cette époque de grandes disponibilités foncières inestimables : notamment celles des friches urbaines dans leur proche périphérie, voire même dans les quartiers anciens centraux. L'urbaniste Guy Henry résumait ainsi ces années de profonds bouleversements :

« Il est certes indéniable qu'avec la décentralisation ces années 80 ont connu un regain d'activité, un évident bouillonnement (pour ne pas dire brouillonnement). Le nombre des concours s'est accru, des architectes de renommée internationale ont été sollicité, et un nombre respectable de projets de prestige ont été édifiés. Mais pour ce qui concerne le projet urbain que la ville attend – complexe, cohérent, ancré dans l'Histoire comme dans la société civile -, il apparaît qu'en regard des années 70 on ait assisté à une relative régression. Ainsi nombre de projets urbains s'échafaudent sans véritable analyse préalable et se satisfont de pseudo-concpets habillés de représentations graphiques séduisantes – ceci expliquant cela -, alors qu'entre urbanisme et architecture nombre d'auteurs pratiquent la confusion des genres, peu de projets urbains parviennent à exprimer une « idée de ville », une philosophie qui transcende les contingences immédiates et parvienne à énoncer un propos dans lequel, aux centres des villes comme en leurs banlieues, une majorité de citoyens puissent se sentir concernés. Sans doute, parmi les raisons qui expliquent ce que l'on peut considérer comme le « ratage » de la décentralisation française en matière de politique urbaine, la vague du néo-libéralisme qui a recouvert en quelques années le paysage idéologique et politique français occupe-t-elle le premier rang. Les manifestations en sont multiples, qu'il s'agisse de l'abandon d'une vision à long terme du développement urbain ou du procédé qui consiste à accorder à la promotion privée ( au « marché ») le verdict ultime de la validité d'un projet, ou encore la médiatisation qui, exacerbant la concurrence entre les métropoles, petites ou grandes, se fixe ouvertement pour objectif de « vendre la ville », ainsi qu'il est dit, le plus souvent sans aucune gêne, dans le langage politique courant. »

Bublex | Paris

Dans ce contexte, l'urbanisme des dérogations s'opéra comme à l'époque précédente, légalement par la redéfinition – rapide - des plans d'urbanisme, par la création de Zone d'Aménagement Concerté [ZAC], et d'une manière générale, par les procédures d'expropriation, utilisées plus particulièrement pour les opérations destinées aux grandes infrastructures de transport, et celles concernant les quartiers anciens, où seront multipliées les expulsions d'immeubles de logement collectifs, sous le prétexte fallacieux de leur non conformité aux normes d'habitabilité. 
Et ce, dans l'euphorie générale portée par la vague libérale-libertaire, qui fut symbolisée par Tokyo, et la politique menée par le gouvernement conservateur de M. Thatcher, qui à partir du début des années 1980, a brisé la tradition historique du « town-planning » britannique, pour instaurer les nouvelles règles du « market lead planning » : c'est le marché qui choisit, qui décide de la croissance et des mutations urbaines ; les pouvoirs publics suivent le marché, l'aident, confortent ses choix, éventuellement aussi en corrigent les excès ou en complètent les insuffisances. Mais dès la fin des années 1980, les dysfonctionnements liés au boom immobilier urbain et à l'accentuation des phénomènes d'exclusion sociale remirent progressivement à l’ordre du jour la nécessité d'une planification urbaine plus volontaire. La crise de l'immobilier mit en évidence, peu après, les difficultés et les limites du partenariat public-privé. D'autant plus que bon nombre de villes de France s'étaient endettées dangereusement, et deux ou trois d'entre elles étaient littéralement en situation de « faillite ». Les difficultés voire l'échec financier de plusieurs grandes opérations urbaines emblématiques des performances du privé contribuèrent à réhabiliter progressivement l'intervention des pouvoirs publics dans la planification et l'aménagement urbain.


LE MANAGEMENT PUBLIC URBAIN

Les années 1980 et le début des années 1990 ont donc été celles de la découverte dans les politiques publiques d’aménagement urbain, de l’importance de l’évaluation des risques dans l’économie de marché, et de la prédominance dans les décisions des investisseurs privés. Pour les libéraux, les dégâts spécifiques et les dysfonctionnements de la ville ne seraient que des épiphénomènes qui ne mettent pas en cause la logique du marché, même s'ils nécessitent parfois l'intervention d'autorités publiques agissant au nom de l'intérêt commun pour corriger les excès du marché, ou pour faire face à ses insuffisances et ses inaptitudes. Les théories libérales admettent qu'un « urbanisme » réglementaire et quelques services publics sont nécessaires, au nom notamment de la sécurité collective, de l'intérêt des générations à venir, de l'assistance aux exclus du marché, de l'incapacité de l'économie marchande à répartir équitablement tous les coûts et bénéfices de l'urbanisation ou de réaliser seule des infrastructures collectives et des services indispensables.

Mais les années 1990, seront celles de l'incertitude où se succèdent euphorie boursière et crise économique, faisant de l'investissement à long terme un exercice urbain périlleux. L'opération des Docklands à Londres, est à ce titre exemplaire : le « laisser-faire » qu'avait essayé de promouvoir le gouvernement conservateur a été battu en brèche par les « développeurs » privés eux-mêmes, qui ont réclamé et obtenu en 1991 le renforcement législatif de la planification urbaine et l'instauration de règles urbaines plus strictes, et donc plus sûres pour garantir leurs investissements. Ce sera l’émergence, au tournant des années 1990, de la notion importée du monde anglo-saxon de partenariat public-privé (PPP), où les investisseurs privés sont conviés dès les premières phases de conception. 

D'autres se spécialisent dont Nexity, promoteur immobilier, qui a créé sa filiale Villes et Projets en 2004 pour accompagner les collectivités dans leur développement territorial, à l’heure où les projets de ZAC se multiplient et où le déficit d’ingénierie frappe la fonction publique territoriale. De même, que la société immobilière du groupe Auchan, Immochan, et sa filiale  Citania, spécialisée dans l’aménagement urbain. "Nous avons développé un réel savoir-faire au sein d’Immochan, dans l’aménagement urbain autour de nos hypermarchés", explique Philippe Petitprez, ancien responsable de la direction de l’aménagement et de l’urbanisme d’Immochan. 

Bublex | Paris


LES DEROGATIONS

La mécanique de l'urbanisme des dérogations s'opère déjà, et depuis des décennies, quotidiennement : le pouvoir proprement bureaucratique repose sur la liberté qui est laissée, en droit ou en fait, aux décideurs et aux responsables – des préfectures, des Directions Départementales de l’Équipement [DDE], des services techniques des municipalités, etc. - de choisir dans l'éventail des possibilités entre l'application rigoriste et stricte de la règle et la transgression pure et simple. Dans le dernier cas, les transgressions à la règle s'opèrent, dans sa forme la plus simple et la plus grossière, par la corruption de fonctionnaires, qui octroient une autorisation indue, à la faveur d'un maire, ou d'un investisseur contre le versement d'un pot-de-vin, d'un bakchich ; cela peut être aussi un « service rendu » dans le cadre d'échanges de bon procédé ("renvois d'ascenseur") avec d'autres détenteurs de pouvoirs bureaucratiques, ou du issus du même corps [Ponts et chaussées, ENA, Ecole des Mines, etc.] ; l'exception à la règle ou l'accommodement avec le règlement accordé ou offert, peut être également un "service", à un usager ou, plus normalement, à un notable politique, agissant au nom de tel ou tel de ses "protégés", ou de sa famille politique ; dans sa forme la plus complexe, les mécanismes transgressifs s'appuient sur des instruments légaux : les ZAC [Zone d'Aménagement Concerté] offrent une certaine liberté aux investisseurs publics et privés, mais la lenteur des procédures administratives pour leur application engagent une vision et un projet à long terme, incompatible avec les contraintes de retour sur investissement « rapides » exigées par le secteur privé, ou le calendrier électoral d'un élu municipal pressé, ou d'un ministre-maire.

HANOI | Vietnam

On se saurait généraliser sur les cas de figure concernant ce type d'opérations : certains ZAC constituent véritablement des instruments d'équilibre social, apportant les meilleurs réponses possibles aux dysfonctionnements d'une ville ou d'un quartier et constituant une source de profits et de rentes pour les investisseurs privés, d'autres, peut-être plus nombreuses, échappent totalement à tout emprise sociale et oeuvrent uniquement dans l'intérêt des promoteurs privés et/ou au nom d'une politique ségrégative, de maires soucieux de « nettoyer » de la plèbe les quartiers centraux de leur ville : tel est le cas, par exemple, à Marseille, de la ZAC de 60 hectares « Cité de la Méditerranée » conduite par l'architecte Yves Lion, et des opérations de rénovations du centre ville de la ZAC Saint-Charles, et de la Joliette.

L'urbanisme des dérogations est affilié ainsi à la déréglementation inscrite dans les lois du capitalisme. Les capitales du capitalisme, New York et plus encore Tokyo se sont développé sans règles strictes outre celles concernant la sécurité. L'on évoque ce fameux rapport de la Commission pour la libération de la croissance française, sous l'autorité de Jacques Attali, ancien conseiller du président Mitterrand, commandité par le président Nicolas Sarkozy, qui recommandait 300 décisions en s’inspirant notamment de la déréglementation mise en œuvre au Royaume-Uni, par les conservateurs. Pour certains, il s'agit d'un véritable catalogue de propositions d'une forme de dégénérescence de capitalisme extrême ; le quotidien Le Figaro pourtant toujours favorable à ce genre d’orientation concédait : « Le rapport suscite la polémique, tant il veut aller loin dans la déréglementation ». Il inspira cependant le président N. Sarkozy... et son vieil ami F. Hollande, pour ce qui concerne le domaine de l'urbanisme et de l'habitat. Ces quelques extraits sont révélateurs, véritables échos des propositions de F. Hollande :

CONSTRUIRE PLUS ET MIEUX

En 2006, 422 000 logements ont été créés. Afin de loger les nouveaux ménages ou reloger ceux qui vivent dans des habitations insalubres ou vétustes, 500 000 logements nouveaux doivent être construits par an d’ici à 2010, puis au moins 350.000 par an au cours de la décennie suivante. Cet impératif est d’autant plus urgent si l’on considère les 500 000 à 735 000 ménages potentiellement prioritaires au titre du droit au logement opposable à compter du 1er janvier 2008.

OBJECTIF Accroître la superficie des terrains à bâtir
Le foncier ne manque pas en France où la densité de la population est l’une des plus faibles d’Europe. Mais il faut inciter les communes à l’utiliser et à le rendre constructible, en permettant à l’État de reprendre la main, en cas de nécessité. Il est aussi nécessaire de mettre en place des mécanismes privés incitatifs.

DÉCISION 164
Autoriser l’État à se réapproprier le foncier disponible dans les communes ne respectant pas les exigences de la construction de logements sociaux prévus par la loi SRU (loi relative à la Solidarité et au renouvellement urbain). Cela peut être fait en s’appuyant sur l’exercice du droit d’expropriation, dont l’État reste titulaire au titre de l’utilité publique, malgré la décentralisation. L’État peut exercer ce droit à son propre profit ou à celui de toute personne publique (collectivité territoriale, intercommunalité, établissements publics, bailleurs sociaux) ou privée (promoteurs privés non seulement pour construire mais également gérer les logements sociaux construits). Les communes qui n’auraient plus de foncier disponible paieront une amende égale à la valeur des terrains non disponibles.

OBJECTIF Construire plus

DÉCISION 165
Accroître la hauteur autorisée des immeubles, tout en s’efforçant de préserver des espaces non construits, en particulier des espaces verts.

DÉCISION 166
Permettre aux promoteurs de réaliser directement les aménagements publics et les aménagements collectifs auxquels ils contribuent financièrement.

DÉCISION 167
Donner aux préfets le pouvoir de relever d’autorité le Coefficient d’occupation des sols (COS) s’il est manifestement « malthusien ».

DÉCISION 168
Permettre une différenciation du COS selon le type de locaux : logements, bureaux, commerces, etc.

DÉCISION 169
Assouplir les règles de changement d’affectation des locaux, de façon à faciliter la transformation de bureaux et commerces en logements.

DÉCISION 170
Regrouper à l’échelon intercommunal les compétences locales en matière d’urbanisme et d’habitat, notamment en vue de la constitution de réserves foncières.

OBJECTIF Promouvoir l’implication d’opérateurs privés dans la construction et la gestion de logements socialement mixtes

Les bailleurs font insuffisamment appel à la mise en concurrence de prestataires, y compris venant du secteur privé, alors même qu’il s’agit là d’une obligation juridique. Il faut donc :

DÉCISION 171
Élargir les opérations de construction à des opérateurs de statut privé, dans le cadre d’un appel à la concurrence et sur la base d’un cahier des charges prédéfini.

DÉCISION 172
Promouvoir les Partenariats public-privé (PPP) au moyen de conventionnements permettant à terme le retour des logements construits dans le parc libre.

DÉCISION 173
Simplifier et clarifier les mécanismes d’aide et de financement, tant pour la construction que pour l’entretien. Pour la construction, ces mécanismes peuvent prendre la forme de subventions ou de prêts bonifiés pour l’acquisition de foncier etle financement des coûts de construction.

OBJECTIF Améliorer l’équité du système du logement social

DÉCISION 174
Distinguer complètement le système de financement de l’aide à la construction de celui des aides aux locataires, afin de permettre une analyse objective des coûts des projets et des besoins des populations concernées.

SIMPLIFIER ET STABILISER LES NORMES

OBJECTIF Simplifier les normes
La norme s’imposant à la collectivité nationale souffre d’une division inintelligible entre les différents instruments : directive, loi, règlement, circulaire, etc. En résultent beaucoup d’imprécisions, de temps perdu et d’inefficacité. La coordination entre la norme nationale et la norme européenne est mal organisée. Cette complexité du droit crée une insécurité juridique préjudiciable aux citoyens, notamment les plus modestes, aux entreprises et à la croissance. Un droit incertain inhibe les initiatives des entrepreneurs, d’autant plus s’ils sont jeunes et veulent innover. La situation devient critique : le volume des textes applicables a triplé en 10 ans, la moitié d’entre eux au moins n’étant pas appliqués. Face à cette accumulation, le Parlement n’est pas encore armé pour exercer son contrôle. Ces problèmes ont un impact direct sur la croissance : les « coûts » engendrés par la complexité normative ont ainsi été évalués par la Commission européenne à 3 % du PIB européen, tandis que l’OCDE les chiffre à 3/4 % du PIB selon les pays. Pour la France, ce coût est estimé à 60 milliards d’euros. Toutes les enquêtes internationales citent d’ailleurs la complexité, l’instabilité et l’imprévisibilité normatives parmi les handicaps majeurs de la France : comment investir ou embaucher dans un pays qui change en moyenne 10 % de ses codes chaque année, qui a modifié 37,7 % du code général des impôts et plus de 40 % du code du travail au cours des deux seules dernières années ?

OBJECTIF Réorganiser les structures politico-administratives pour simplifier et réduire les coûts

Le rapport peut être consulté à cette adresse :



Convaincus des propositions de la commission Attali, les présidents Sarkozy et Hollande, à l'unisson, proposent de déréglementer un droit de l’urbanisme jugé trop « lourd ». Benoist Apparu, Secrétaire d’Etat au logement et à l’urbanisme, dans une déclaration de septembre 2009, appelait à :

« Là, il y a une commande très simple du Président de la République et de Jean-Louis Borloo (Ministre de l’Environnement et du Logement) : il faut simplifier l’urbanisme en France »

Le Secrétaire d’Etat estimait que le permis de construire était trop « compliqué », qu’il s’agissait d’un des « vrais freins à la construction » et affirmait vouloir simplifier les règles de l’urbanisme le plus rapidement possible ; la réforme du permis de construire et des autorisations d’urbanisme, entrée en vigueur en octobre 2007, semble avoir manqué son objectif premier, la clarification du Code de l’urbanisme. Il rappelait qu’il allait « faire une tournée en France pour réunir les Préfets, l’ensemble des organismes logeurs et l’ensemble des constructeurs, et leur dire :

« Maintenant, il y a les outils, il y a les budgets, il faut utiliser tout ça pour construire plus ».

De même, François Hollande comme Nicolas Sarkozy ont sans aucun doute été inspirés, par les architectes français constituant l'intelligentsia, c'est-à-dire l'arrière-garde conservatrice, dont un certain nombre officie sur le projet Grand Paris. Certains proposent le recyclage du slogan de 68 « interdire d’interdire » - qu'ils scandaient eux-mêmes sur les barricades parisiennes. Ce vieil adage fait ici davantage référence à la liberté que prône le libéralisme le plus sauvage dont une des prescriptions est de se libérer de toutes contraintes et règles. La proposition de l'architecte Roland Castro est éloquente,  intitulée :

« Déréglementer

Il faut pouvoir développer le projet dans une situation de liberté. Or, les réglementations urbanistiques en vigueur ont pour fonction d’assurer la continuité, ou au mieux la confrontation banale des projets d’aménagement et de renouvellement urbain avec ce qui préexiste. Il faut donc déréglementer, pour être en mesure de créer de véritables nouvelles situations territoriales.
Si la volonté politique de faire le Grand Paris s’exprime aujourd’hui, on peut s’interroger sur la réalité de sa concrétisation au vu du cadre normatif et réglementaire actuel. La somme des contraintes, l’accumulation de normes et de règlements participent de l’inertie des projets et des retards dans l’application des innovations.
La politique à conduire dans le Grand Paris est l’occasion de décorporatiser, de dénormer tout ce qui peut l’être, afin que chaque action soit bien le fruit d’une décision politique, et non le fruit d’une accumulation de contraintes techniques qui organise des non-choix politiques, tandis que l’intérêt général disparaît au profit d’intérêts particuliers ou corporatistes. À l’échelle de la région Île-de-France et du Grand Paris en particulier, il paraît indispensable de fusionner intellectuellement et en projet la SNCF et la RATP. De la même manière, il n’est pas acceptable au XXIe siècle de gérer l’inondable uniquement par l’interdiction. En dehors du Paris historique, les fleuves et canaux ont été uniquement considérés comme des lieux de transport de marchandises. Une gestion intelligente de l’eau permettrait de dépasser les contraintes en matière de construction en zone inondable, en favorisant l’application d’innovations qui existent et sont appliquées dans d’autres pays européens (les Pays-Bas en particulier).
Cette nouvelle posture permettrait d’investir certains lieux magnifiques, écartés de toute possibilité de construire par une logique d’interdiction qui ne fait pas sens. Cela implique encore de cesser de construire uniquement des « boîtes » d’activités dans les cônes de bruit. Il s’agit pour nous d’une réflexion libre, dépassant les contraintes techniques et les contingences corporatistes qui parasitent les projets urbains. Et surtout de ne pas laisser les carcans institutionnels et corporatistes brider la créativité urbaine. Il faut sortir d’une gestion protectionniste des espaces, au profit d’une réflexion adaptée à un contexte urbain précis. Cette posture vise à favoriser les continuités urbaines afin d’en finir avec les enclaves liées à des règlements ou à des contraintes d’infrastructure. »

HANOI | VIETNAM

Leurs propositions s'attaquent à une déréglementation générale, qui prend ici valeur d'une nouvelle réglementation plus permissive, plus incitative, concernant tous les domaines de l'urbanisme et de l'architecture – au sens large, opérationnel, fiscal et juridique –, dont en vrac : élever le coefficient d’occupation des sols pour une ville dense, permettre à chaque propriétaire d’une maison individuelle de s’agrandir, utiliser les interstices, les délaissés d’infrastructures, mettre fin au zonage qui réserve des zones à l’habitat, d’autres à l’industrie, rendre constructibles les zones inondables, avoir recours aux « zones d’aménagement différées » (ZAD) dans un rayon de 1 000 à 1 500 mètres autour des gares — au mépris total des prérogatives des communes —, et au droit de préemption pour acquérir prioritairement les biens immobiliers, en outre, il ne serait plus interdit de construire à moins de cent mètres d’une autoroute ou d’une voie rapide, etc.

Ces concepteurs conservateurs, omettent volontairement de rappeler que dans l'histoire des villes, de France et d'Europe, à Paris comme à Barcelone, Londres ou Bologne, ce type de tentatives de "canaliser" les forces vives et les énergies intrinsèques au capitalisme, de les "libérer" d'un carcan au nom de l'intérêt commun, ont toutes à ce jour entraîné une catastrophe ; déréglementer, c'est ôter un cran de sécurité, c'est se priver du garde-fou d'une intense activité spéculative inévitable, inéluctable même, qu'aucun gouvernement socialiste ou conservateur, jadis comme aujourd'hui, n'a su ou ne pourra endiguer. La moindre faille sera exploitée à son maximum, - elles seront ici pléthores - autant par les ruses et l'imagination prodigieuse des groupes financiers et des professionnels, que par la masse, en l'occurrence outre les classes aisées, la classe moyenne, dont les pratiques discrètes, invisibles et incontrôlables --- de l'augmentation - illégale - des loyers, pratique courante, au choix du locataire selon sa catégorie socio-professionnelle, la location "meublée" plus avantageuse, la sous-location ou la cohabitation sans bail légal, la location saisonnière réservée au tourisme, etc.,--- accompagnent la mécanique spéculative. 

L'expérience de la politique urbaine de la Barcelone socialiste des années 1980, dont la rénovation du centre ville s'est effectuée en partenariat public-privé, érigée en modèle, en exemple encore aujourd'hui  par les urbanistes socialistes,  est un leurre, comme l'affirme le romancier  : 
Tout indique que la Barcelone qui se détruit et qui se construit est guidée par le désir inavoué d'éliminer presque entièrement ce qui avait fait d'elle une ville ouvrière et littéraire. [...] Barcelone détruit les traces archéologiques de la lutte des classes, disperse ses quartiers résidentiels ou les réaménage pour nouveaux riches, tranche dans le vif de ses chairs marginales et les relègue à la périphérie, désinfecte ses gueux au point d'en faire de risibles fantômes hantant les labyrinthes que créent les bulldozers. La culture de l'emballage et du simulacre domine la ré-inauguration d'une ville qui s'ouvre à la mer et aux exterminateurs de toutes ses bactéries. J'ignore qui mettra en littérature cette ville de yuppies, partagées entre penseurs organiques du néant et du pas grand chose, peuplée d'employés en transit et de fast-foods opulents.

Manuel Vasquez Montalban
Barcelonas

Barcelone, modèle socialiste de la politique urbaine, marque peut-être l'aggiornamento idéologique du socialisme européen dans le domaine de l'urbanisme ; bien avant la catastrophe et la faillite de l'Espagne, due à l'immobilier - incontrôlé -, sous un gouvernement socialiste. 

ADRESS | Lisbonne


DEMOCRATIE URBAINE

Pour Nicolas Sarkozy comme François Hollande, la démocratie n'est plus un élément pouvant servir de contre-pouvoir aux exigences de l'ordre capitaliste. La participation citoyenne, la démocratie directe et autres instruments de "concertation" sont impitoyablement proscrits, ou réduits à n'être que des espaces d'information, de propagande. Pour le Grand Pari de N. Sarkozy, l'on fixe par décret les projets d’intérêt général (PIG) et l'on imposer ainsi, à une collectivité, les projets. Les enquêtes publiques lancées sur les « projets territoriaux » emportent, de fait, la mise en compatibilité avec tous les documents d’urbanisme (SDRIF, schémas de cohérence territoriale, plans locaux d’urbanisme, cartes communales). Avec ce dispositif, les maires perdent tout pouvoir sur la gestion de leur commune en matière d’aménagement comme pour le reste. Selon le journaliste Samy Hayon : « Le projet de loi du Grand Paris est un formidable coup d’accélérateur à la déréglementation, aux privatisations et à la spéculation. C’est pour y parvenir que les élus locaux doivent être dessaisis de leurs prérogatives. En ce sens, le projet du Grand Paris est indissociable des projets de réformes des collectivités locales et de la fiscalité. »

La nouveauté des propositions de F. Hollande est de limiter les recours légaux des citoyens, et de les pénaliser au besoin, par une amende. Le président Sarkozy y songea peut-être mais n'osa pas le faire... Au-delà des dérives du NIMBY, [Not In My Back Yard], il vous sera désormais difficile de prendre le chemin légal pour contester une opération dévalorisant votre bien immobilier ou portant de graves préjudices visuel, sonore, d'ombres portées, etc, dégradant votre environnement.  Rappelons que les années 1960-70 de dérogations réglementaires, d'immeubles de grande hauteur et de rénovations déportations, auront été celle d'une intense activité contestataire populaire et spontanée : celle des luttes urbaines, pour le droit au logement, rejoignant par la même occasion les luttes ouvrières. Elles alimentèrent le mécontentement général de la population mais également les positions radicales révolutionnaires des maoïstes de la Gauche prolétarienne. Ce mécontentement, qui porta F. Mitterrand au pouvoir, risque aujourd'hui, l'analyse de François Hollande est sur ce point lucide, de faire le jeu politique de l'autre extrémité. 

Laissons le dernier mot à l'architecte urbaniste barcelonais Oriol Bohigas : 
« La seule réflexion que je peux avoir concerne la relation de la ville avec le futur politique du monde. Elle consiste donc à envisager deux futurs : le futur immédiat et le futur à long terme. Le futur immédiat est le présent de toutes les villes européennes qui sont en train de devenir le résultat direct du capitalisme sauvage. Les exemples de Londres, de Berlin, de Paris et de tant d'autres villes sont simplement ceux de la demande de l'exploitation capitaliste la plus directe. Le futur immédiat, c'est donc cette ville horrible, chaotique, spéculative comme invention du capitalisme. Cela ne devrait pas durer. On dit toujours que la crise économique est la conséquence de la fin du communisme. Je pense au contraire que c'est la conséquence de la fin du capitalisme, que c'est la fin d'une situation économique et sociale qui ne peut plus continuer. 
Je vois donc le futur à long terme dans le retour à la ville socialiste. On devrait opérer une révision du marxisme et appliquer les vieilles idées du socialisme plus dur pour réformer à nouveau les villes, comme on l'avait fait au commencement de ce siècle. Peut-être qu'à la fin de ce siècle ou au début du prochain on retrouvera cette ligne de moralité, d'équilibre social et d'intervention de l'urbanisme et de l'architecture dans les grands événements éthiques de la société. »



NOTES

(*) Cet article est extrait d'un travail mené
en collaboration avec Edmond Préteceille sur
les pratiques de la dérogation en matière d'urbanisme.

(1) Emmanuel Derieux, Jean Texier,. La Presse Quotidienne Française, collection U.2,
Armand Colin, 1974.
(2) Quelques pratiques dérogatoires ont pu être classées dans les dossiers « Environnement » et « Grands ensembles » que nous n'avons pas dépouillés.
(3) En procédant à l'analyse des articles consacrés par « Le Monde » aux pratiques dérogatoires, nous avons- mis en lumière certains traits de l'idéologie de la dérogation présentée dans ce journal. Toutefois, comme nous ne disposions pas par ailleurs d'une base statistique exhaustive de l'ensemble de ces pratiques, il nous a été difficile d'apprécier la fidélité du reflet qu'en donne « Le Monde » .
(4) Monique Pinçon, Edmond Préteceille : Introduction à l'étude de la planification urbaine en région parisienne. Histoire des plans et éléments de méthode. CSU, 1973. Edmond Préteceille (avec la collaboration de Tomazo Régazzola) : L'appareil juridique de la planification urbaine. Les plans d'urbanisme de 1958 à 1970. CSU, 1974.
(5) Source : article 49 du règlement du projet d'aménagement de la commune d'Ivry-sur-Seine approuvé le 21.2.1933.
(6) Il s'agit alors d'articles plus généraux dénonçant les difficultés d'élaboration et d'application des plans d'urbanisme, l'utilisation de la procédure ZAC comme régime d'exception, le manque d'information du simple citoyen concernant les permis de construire accordés...
(7) L'année 1975 n'a été dépouillée que jusqu'au 30 octobre.
(8) Notons en particulier la création du District de la région parisienne, des O.R.E.A.M. (Organismes d'Etudes des Aires Métropolitaines), le vote de la loi d'orientation foncière...
(9) Yves Fourtune : Les dérogations aux règles d'urbanisme. Mémoire de l'Ecole Nationale des Ponts et Chaussées. Paris, juin 1973.
(10) Parmi ceux dont l'appartenance politique est donnée, il y a 10 élus de la gauche dont 7 communistes, 5 membres de la coalition actuellement au pouvoir et un gaulliste de gauche. Parmi ces élus on compte surtout des élus locaux (conseillers municipaux et généraux) et quelques députés. Certains particulièrement actifs apparaissent plusieurs fois.
(11) Les élus interviennent bien le plus souvent en tant que membre d'un parti politique, mais en s'appuyant sur leur mandat électif. Les 3 exemples de parti politique intervenant en tant que tel sont illustrés 2 fois par le P.C.F., 1 fois par le P.S., ce par les sections locales concernées.
(12) Un article du 24.1.1973 confirme indirectement ce point de vue puisqu'il y est dit que « pour apaiser les habitants de Chanteloup, le programme a été légèrement modifié : le nombre de logements de la seconde tranche a été diminué, une cité de transit devrait être transférée dans une autre commune et un foyer de travailleurs immigrés déplacé ».
(13) La quasi absence des constructions d'usines dans les affaires de dérogation s'explique en partie par le fait que la plupart des problèmes liés aux entreprises industrielles (implantations, pollution...) sont traités dans le dossier « environnement » et n'apparaissent dans le dossier urbanisme ou construction que s'il est expressément fait mention du terme dérogation. Cette restriction est d'ailleurs significative de la structuration du champ idéologique sur ces questions : usine égale pollution plus qu'urbanisme.
(14) Pour ces deux départements, les ajustements mineurs représentent 55 % du nombre total des dérogations accordées.
(15) Les objets des dérogations sont plus nombreux que les affaires recensées : en effet dans certains cas, pour la même opération immobilière, il y a en fait plusieurs dérogations portant sur des objets différents. Ainsi les 105 cas de dérogation proprement dite représentent 123 objets différents de dérogation.
(16) L'ancien ministre de l'Equipement avait été Président directeur général de la SERDI, avant d'occuper son poste ministériel, cette société contrôlant fa S.C.I. « Résidence du Parc de Béarn ».
(17) Il est probable que ce nombre est en fait beaucoup plus élevé, certains recours auprès des tribunaux administratifs ayant pu aboutir à un sursis à exécution ou à une annulation de permis de construire sans que cette décision ait fait l'objet d'un nouvel article à moins qu'elle n'ait été rendue qu'après la fin de notre enquête.
(18) Depuis, le P.O.S. de La Baule «a été redéfini, si ce qui hier était interdit, est devenu possible aujourd'hui. Dans le secteur du casino de La Baule où s'édifie « La Coupole », une hauteur moyenne de 40 mètres est désormais acceptée, hauteur qui auparavant était limitée à 18,5 m. L'association de défense du site demande l'annulation de ce plan d'urbanisme à l'élaboration duquel ont participé « des gens qui avaient des intérêts personnels à ce qu'il en soit ainsi », c'est-à-dire les promoteurs du dit immeuble. (Le Monde du 26.27.10.1975). Le tribunal administratif a tout récemment rejeté le recours. (Le Monde du 28.4.1976).
(19) Cf. « Le Monde » du 19.9.1972 : « Controverse sur la Défense ; 11.10.1972 : « La querelle sur les immeubles-miroirs de la Défense va relancer l'affaire ». 8.2.1974 : « Controverse » à Villefuif ». « Controverse » qui oppose les élus communistes et les habitants de cette commune à la COGEDIM (Filiale de" la Banque de Paris et des Pays-Bas) au sujet d'un des rares espaces verts de Villejuif, remis en question par un projet d'opéra-
(20) On se reportera aux analyses d'Aimé GUEDJ et de Jean GIRAULT. « Le Monde » « Humanisme, objectivité en politique ». Editions Sociales, Collection* Notre Temps, 1970.
(21) Souligné par nous.
(22) « Le Monde » du 6 février 1973 « Pourquoi des dérogations ? »




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