Pages

Glasgow | Apartheid social



Vivre riche dans une ville de pauvres

Dans une Ecosse désindustrialisée, les quartiers riches de Glasgow connaissent une prospérité insolente, tandis que les zones pauvres s’enlisent. La situation rappelle celle du XIXe siècle, quand les « classes dangereuses » étaient tenues à l’écart et que les nantis pensaient que charité et philanthropie permettraient de perpétuer l’ordre des choses.

Julien Brygo
Le Monde Diplomatique | 2010
Martin Parr | Photographies

« Vous pensez que les clubs privés sont réservés à l’élite ? Aux riches ? Aux prétentieux ? Vous avez parfaitement raison. C’est notre raison d’être (1). » Coincé entre un magasin de robes de mariage, des pubs pour cadres supérieurs et des bureaux d’affaires, le Glasgow Art Club, en pleine cité marchande, se présente comme « le secret le mieux gardé de Glasgow ». La porte de cette maison de maître de style victorien s’ouvre sur un majordome en costume trois pièces. Chaque semaine, dans ce « club d’élite », les notables ont rendez-vous avec la charité.


Le plus ancien Rotary Club d’Ecosse, créé en 1912, y organise un rituel, celui d’une rencontre rythmée par les amabilités, les renvois d’ascenseur et les discussions intéressées — dans un lieu, celui des « artistes amateurs », créé en pleine révolution industrielle (1867) par un jeune peintre dévoué aux marchands de coton ou de sucre susceptibles de lui acheter ses toiles. L’occasion de saluer les commensaux, de se détendre dans un cadre d’exception et, le cas échéant, de sortir les chéquiers pour une cause qui leur aurait été narrée au pupitre.



Confortablement assis à la table d’honneur, le président, M. Michael Guy, se lève, redresse maladroitement ses bretelles noires et assène un coup de marteau sur la cloche en argent. Il est 13 heures, ce mardi 22 juin 2010. Le repas est solennellement ouvert. Les quarante convives du jour — banquiers, assureurs, avocats ou chefs d’entreprise — se lèvent comme un seul homme, font allégeance à la reine, puis se rassoient. Autour du cou de M. Guy, 67 ans, pend un lourd collier comportant une centaine de petits rectangles gravés du nom de ses 98 prédécesseurs, qui lui tombe jusqu’au nombril. « Ce collier vaut 38 000 livres [46 000 euros]. C’est de l’or ! Voilà une valeur qui n’est pas dépréciée ces temps-ci ! », rigole-t-il, avant de planter son couteau dans une tranche de rosbif.
Bien que gêné par son bijou, qu’il bloque finalement sous ses bretelles, M. Guy parvient à esquisser un diagnostic de la grande pauvreté qui frappe la ville, principalement les quartiers de l’est : « Oui, on sait : à Glasgow, il y a certains quartiers où ils vivent moins vieux qu’en Irak ! Le style de vie, la dépravation... On sait. Glasgow a toujours été une ville où les pauvres et les riches vivaient côte à côte. C’est surtout les immigrés irlandais qui ont fait baisser les statistiques. Mais bon, ça n’est pas si grave. Ça reste des poches de pauvreté, et Glasgow est vraiment une cité vibrante, avec des musées fantastiques, des concerts extraordinaires, des gens exceptionnels ! »






En août 2008, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a publié une enquête révélant que la différence d’espérance de vie entre un enfant né dans un quartier riche de Glasgow — au sud et à l’ouest — et un autre mis au monde dans un quartier pauvre de la même ville — à l’est — atteignait vingt-huit ans (2). Intitulé « Combler le fossé en une génération », ce rapport a établi que certains quartiers de Glasgow détenaient le record de la plus basse espérance de vie en Europe : 54 ans pour les hommes, 75 ans pour les femmes, moins soumises à des conditions de vie difficiles (3). Par les remèdes préconisés — un accès universel aux biens élémentaires (eau, nourriture, logement, soins, énergie), mais aussi à l’éducation, à la culture, à un urbanisme harmonieux et à de bonnes conditions de travail... —, l’étude aurait dû faire l’effet d’une bombe. Elle n’a soulevé qu’un clapotis.


« Glasgow, l’Ecosse avec du style »,
proclament les affiches


M. Peter Steven, « un des membres les plus riches du club » selon M. Guy, peine à trouver ses mots. Il bafouille, réfléchit un instant en contemplant les grands panneaux sculptés en bois précieux placés de part et d’autre de la salle, puis se lance : « Pourquoi y a-t-il une telle différence d’espérance de vie entre les riches et les pauvres dans cette ville ? C’est parce que les pauvres mangent mal, et qu’ils héritent ces mauvaises habitudes de leurs parents. A cause de l’éducation. Nous, au Rotary Club, nous sommes très fiers de mener des actions dans les écoles des quartiers pauvres de la ville, comme les concours d’élocution. Beaucoup de ceux dont vous parlez vivent des allocations sociales et n’ont pas d’autre revenu. » Couteau en main, M. Guy impute également ce record européen à l’un des mets les plus populaires d’Ecosse, le fameux fish supper (4).
Quelques heures avant ce repas rituel, le premier ministre britannique, M. David Cameron, dévoilait le plan d’austérité le plus sévère de l’après-guerre au Royaume-Uni : 110 milliards d’euros d’économies d’ici à 2015 (5). Pour compenser le gel annoncé des investissements dans les écoles situées en zone pauvre — 4,1 milliards d’euros —, le ministre de l’éducation, M. Michael Gove, a annoncé le versement de 4,7 millions d’euros à un organisme de charité, Teach First, dont le but est de convaincre « les meilleurs professeurs » d’aller enseigner dans les quartiers déshérités (6). La main droite sabre, la main gauche fait l’aumône. Un raccourci de la question sociale à Glasgow ?





Au pupitre, revigoré par son moelleux au chocolat, M. George Russel, retraité d’une multinationale des télécommunications, appelle au « sursaut de la charité » face à « l’assaut de la coalition au pouvoir contre les services publics ». « Avec les coupes budgétaires qui s’annoncent, David Cameron compte sur la charité. Pour parvenir à une société homogène, nous devrons tous jouer notre rôle. Les gens comme nous, qui ont de l’argent, devront donner plus, c’est une certitude », dit-il après son intervention, renouant avec les accents de sa « jeunesse socialiste ». Mais le président souhaite attirer notre attention sur une autre réalité, plus agréable aux oreilles. « Vous savez, on attire beaucoup d’affaires à Glasgow. Les centres d’appels, les assurances, les centres de services financiers... Il y a surtout une très bonne offre hôtelière. D’ailleurs, un nouveau cinq-étoiles vient d’ouvrir le long de la rivière Clyde. Un hôtel magnifique... »
Dans les années 1980-1990, la poussière des hauts-fourneaux qui avait couvert Glasgow d’un voile sombre a été récurée à grand renfort de subventions. Chantiers navals, mines de charbon et aciéries avaient fermé (lire « A Parkhead, la “société brisée” »). De la ville la plus peuplée d’Ecosse on ferait une ville d’art, de culture et de distinction. Remodelage, maquillage, grattage. « Glasgow, l’Ecosse avec du style », proclament désormais les affiches dans toute la cité marchande et au-delà. « Les pauvres ont été relégués en banlieue et les meilleurs logements sociaux vendus au privé par la grâce de Margaret Thatcher. La “cappuccinoïsation” de Glasgow, processus cousin de la gentrification, pouvait alors commencer », analyse Bridget Fowler, sociologue à l’université de Glasgow.
Vingt ans après avoir décroché le titre de « capitale européenne de la culture », en 1990, la ville de l’architecte Charles Rennie Mackintosh se veut l’une des trois capitales européennes de l’art contemporain. Elle rafle les prix (« ville britannique de l’architecture et du design » en 1999), attire les événements sportifs majeurs (7) et les touristes fortunés, notamment grâce à sept golfs privés et cinq hôtels cinq étoiles, soit mille trois cent cinquante-huit chambres de luxe. Logique, donc, qu’elle collectionne les reportages louangeurs dans la presse européenne, laquelle oublie systématiquement de mentionner les différences d’espérance de vie entre autochtones (8).
Située en haut de l’échelle en matière de taux de chômage, de morts par overdose, de cancers du poumon ou de meurtres à l’arme blanche, Glasgow concentre aussi les grandes fortunes. En 2007, la « carte des millionnaires britanniques (9) » comptait 11 288 Glaswégiens, classant la cité au septième rang du Royaume-Uni. La très bourgeoise Edimbourg, avec « seulement » 9 738 millionnaires, pointe cinq places plus loin.



« Les défavorisés d’ici s’en sortent
bien mieux qu’en Inde »


Mais comment vivre riche dans une ville de pauvres ? « Je reviens d’Inde, et je peux vous dire que les gens de l’est de Glasgow s’en sortent très bien par rapport aux Indiens. Et les pauvres de Glasgow sont riches par rapport aux gens du Malawi ! » Au quatrième étage de son empire, la City Refrigeration Holding — un groupe d’équipement immobilier employant plus de douze mille salariés dans le monde —, M. William Haughey, 53 ans, patron multimillionnaire, relativise les conclusions de l’OMS. « Il n’y a pas de famine ni de problèmes sanitaires dans ces quartiers. Ce ne sont pas des raisons de pauvreté qui expliquent ces mauvais chiffres. Pas plus que des raisons sociales. Je pense que ça fait longtemps qu’on a ces problèmes. »
Dans la pièce où sont rassemblés quelques-uns de ses trophées (« Homme d’affaires de l’année », « Prix de la ville de Glasgow », « Entrepreneur de l’année »...), entre un voyage en Inde, un court séjour au Qatar et deux semaines de vacances à Las Vegas où il participe à des tournois de poker, M. Haughey parle de sa classe sociale. Depuis son accession au club très fermé des faiseurs d’argent de Glasgow, le « gosse des Gorbals », né dans une famille d’ouvriers spécialisés et élevé dans ce quartier populaire, sait mieux que quiconque comment parler aux riches. « Les gens qui ont beaucoup d’argent n’aiment pas du tout qu’on leur dise ce qu’ils doivent en faire. Les taxer davantage serait une erreur. Je pense que les entrepreneurs, les gens qui ont du succès et qui ont beaucoup d’argent, comme moi, doivent être convaincus. Oui, on doit les convaincre de donner davantage à la charité, aux bonnes œuvres. » A la tête d’une fortune estimée au moins à 180 millions d’euros (10), M. Haughey n’a effectivement pas attendu qu’on lui dise que faire avec son magot : il projette de construire à Glasgow « la plus grande maison d’Ecosse » — mais le permis de construire lui a été refusé —, organise la mutation de son entreprise en multinationale globalisée et réserve une portion de sa richesse — environ 6 % — à la charité.





« Nous sommes très discrets sur nos activités philanthropiques. A travers ma fondation, la City Charitable Trust, j’ai donné près de 10 millions de livres sterling [12 millions d’euros] à des bonnes œuvres. » Aide aux enfants handicapés, construction de puits ou d’hôpitaux en Afrique, soutien financier aux écoles les plus pauvres... M. Haughey met un point d’honneur à « rendre à la communauté », à Glasgow ou au Malawi. D’ailleurs, note-t-il, sa villa de luxe, en Floride, accueille chaque mois « l’employé du mois et sa famille ». Ces dernières années, il s’est distingué en secourant une organisation mal en point : le Parti travailliste. Avec des dons de plus de 1,3 million d’euros, il est en effet le plus gros donateur écossais du parti débouté aux dernières élections. L’ancien premier ministre Gordon Brown a d’ailleurs assisté à l’inauguration de son nouveau siège, en 2009. « Les fortunes de Glasgow comme celle de M. Haughey ont considérablement progressé au cours de la dernière décennie, en partie grâce aux largesses de M. Brown avec les finances publiques », remarque le journal The Times (14 mars 2010).
De l’autre côté de la rivière Clyde, dans la rue Buchanan, septième rue la plus chère du monde en termes de loyers, Kevin, Michael et William arpentent les pavés, curriculum vitae dans le sac et hamburger à la main. Natifs des quartiers pauvres de Glasgow, les célèbres Castlemilk et Easterhouse, ils sont ce que la presse appelle des « gangsters ». Ils ne le contestent pas : « Mon gang s’appelle The Young Byre Fleeto. Nos blases sont : YHF, YBF ou HF », dit ce garçon de 18 ans qui narre avec une simplicité déconcertante ses faits d’armes et ses coups de sang. Selon diverses sources, il y aurait entre cent cinquante et deux cents gangs clairement constitués dans les quartiers pauvres de Glasgow.
« J’ai grandi avec le chômage ; je n’ai pas connu mon père, et ma mère est sans emploi », explique William, qui renonce finalement à déposer son CV dans les magasins pour entamer avec Kevin, 18 ans, père de deux enfants, un de ses après-midi coutumiers : deux whiskies-Coca et quatre pintes de bière, après quoi les serveurs refusent de le servir ; puis des cachets de Valium, mélangés à du cidre acheté dans une épicerie. Les cicatrices sur son corps ? « Des combats avec les autres gangs. Ici, à Glasgow, tout le monde a un couteau, et on se fait la guerre. »
A la table du Crystal Palace, un bar à deux pas de la rivière Clyde, Michael explique qu’il est « déterminé à sortir de la culture des gangs ». Arrive son père. « Moi aussi je faisais partie d’un gang dans ma jeunesse. Ça m’a conduit en prison », dit-il, tapotant son fils dans le dos avant d’engloutir sa pinte et de partir pointer au commissariat. Michael, également en liberté surveillée à la suite d’une rixe, demande, droit dans les yeux : « Est-ce que vous pensez qu’on est mauvais ? Parce que tout le monde nous stigmatise : à cause de notre façon de parler, de nous habiller, de nous amuser... » A l’évocation de M. Haughey, dont il connaît le nom car il était l’ancien patron du club de football des Celtics de Glasgow, Michael bondit de sa chaise : « En voilà un vrai gangster ! »
Au Royal Exchange Square, dans le restaurant Rogano, l’un des lieux les plus sélects de la ville, sir Tom Hunter expose sa réussite. « J’ai gagné beaucoup d’argent, se souvient-il. Beaucoup plus que ma famille et moi n’en avions besoin. » En 1998, à la tête d’une chaîne de magasins de chaussures démarrée « à l’arrière d’un van avec seulement deux chèques de 5 000 livres sterling (11) », cet homme qui se décrit comme un « capitaliste aventureux » et croit fermement qu’« il devrait y avoir le moins d’Etat possible » vend son affaire à son concurrent, JJB Sports. Il empoche 310 des 345 millions d’euros de la transaction. Dix ans plus tard, il est le premier milliardaire d’Ecosse, avec une fortune estimée à 1,26 milliard d’euros.
Il décide alors de s’« éduquer » et rencontre M. Vartan Gregorian, directeur de la Carnegie Corporation de New York. « Il m’a familiarisé avec la devise de Carnegie, “Les riches qui meurent riches sont déshonorés”. Cela a résonné en moi et je me suis dit : “Pourquoi attendre de mourir avant de mettre mon argent au service de bonnes causes ?” C’est très satisfaisant, et c’est très amusant, la philanthropie. Alors, pourquoi laisser les autres avoir tout le fun (12) ? » M. Hunter présente effectivement quelques traits communs avec le « baron voleur » Andrew Carnegie, magnat américain des rails de chemin de fer, qui légua au bon peuple deux mille cinq cents bibliothèques et une célèbre salle de concert aux Etats-Unis. Fondateur du fonds de placement West Coast Capital, M. Hunter a réalisé depuis 2001 près de 4 milliards de plus-values dans ses opérations d’achat-restructuration-revente de sociétés défaillantes. « J’ai 10 500 salariés sous mes ordres en ce moment, directement ou indirectement. »
Mais les « pertes collatérales » de ses investissements — en matière d’emplois, notamment — passent au second plan quand cet homme anobli par la reine en 2005 mentionne ses grandes œuvres. « J’ai consacré, via la Hunter Foundation, près de 50 millions de livres sterling à la charité. Toujours dans l’éducation ou le développement économique. » Hôpitaux ou usines au Malawi et au Rwanda, aide aux écoles pauvres d’Ecosse, création d’une fondation pour l’entreprenariat dans une université de Glasgow, mécénat culturel dans les musées de la ville... « Comme pour mon fonds de placement, j’attends de mes investissements dans la charité un maximum d’impact. » M. Hunter est exactement ce que M. Cameron recherche : un multimillionnaire philanthrope qui compense par son action les effets des coupes budgétaires, spécialement dans l’éducation et la santé. Cinquante millions légués à de « bonnes causes », c’est aussi le prix de sa maison du Cap-Ferrat, vendue à des Russes quelques mois avant la débâcle financière de 2008 (13). « Nous n’étions pas immunisés », dit-il, appelant à « davantage réguler le capitalisme ». Avec la crise, sir Tom a dû mettre sa philanthropie en sommeil — et vendre son yacht.

Des riches beaux, attentifs, généreux ; des pauvres inactifs, drogués et alcooliques : les clichés de l’époque victorienne perdurent. Mais quelle force politique s’emploie à leur tordre le cou ? L’idée que la richesse des uns soit liée à la pauvreté des autres paraît ici inconcevable. La pauvreté désole, mais, jusqu’au sein des classes cultivées, on en situe la source chez les pauvres eux-mêmes.
« Pourquoi toujours nous ramener à cette image de ville dépravée, de ville pauvre où les gens meurent jeunes ? Ça me rappelle la météo de la BBC, qui commence toujours par dire qu’il pleut à Glasgow ! » Au bout de Byres Road, dans le West End, sous un auvent de la terrasse d’Oran Mor, une ancienne église fondamentaliste transformée en salle de théâtre et en bar-restaurant branché, Sean Scanlan et Barbara Rafferty, comédiens professionnels, sortent d’une représentation du Tartuffe de Molière. Collier de perles, robe de soirée, l’actrice déguste une pinte de jus d’orange ; son partenaire étend ses bras sur les accoudoirs. A l’évocation de l’étude de l’OMS, les deux sexagénaires semblent agacés. Ils se définissent comme des « petits-bourgeois », bien que ce terme fasse grimacer Barbara, dont le père travaillait, comme des centaines de milliers de Glaswégiens, sur les chantiers navals fermés dans les années 1970.


« Ces gens-là ne mangent jamais
de légumes ni de fruits »


De sa main ornée d’un saphir rectangulaire, elle mime les forces motrices de la « dépravation » : alcool, héroïne et fish and chips. « Ces gens-là, dit-elle, ne mangent jamais de légumes ni de fruits. Ils s’empiffrent de nourriture industrielle à faible valeur nutritionnelle. C’est un cercle vicieux. Dans les années 1930, les ouvriers vivaient plus longtemps car ils mangeaient de la soupe. Maintenant, c’est saucisses-frites et tartes grasses ! » Pour sortir de ce chaudron huileux, Barbara et Sean s’exilent, trois à quatre fois par an, dans leur maison de Nice, pour, disent-ils, « ne rien faire, marcher le long de la promenade des Anglais et manger des fruits ».
Dans la cuisine de son château, M. David Kelburn peste. « Dans la société moderne, il semble que les riches hommes d’affaires soient devenus les héros, alors que nous, les aristocrates, sommes davantage perçus comme des ennemis. » A 32 ans, le vicomte de Glasgow, fils du comte de Glasgow, dit ne pas être un « vrai riche ». « Non, on ne fait pas de petits déjeuners au champagne et on n’a ni maîtres d’hôtel ni valets qui nous servent en posant un genou à terre ! » Lui possède en revanche le prestige du titre et le patrimoine. Un château d’une quinzaine de pièces, dont la valeur tourne autour de 4 millions de livres, avec un terrain de plus de trois hectares. « Je mesure chaque jour à quel point je suis chanceux », dit-il entre deux courriels envoyés avec son iPhone.
A force de regarder les spectacles philanthropiques télévisés, comme le « Live 8 » (14) ou « The Secret Millionaire », jeu de télé-réalité qui consiste à faire essayer à des riches la vie de sans-abri, le vicomte de Glasgow voit la lutte des classes à sa porte. Une « nouvelle classe, fondée sur l’argent et la célébrité », serait en train de prendre le dessus. « Certes, nous, les aristocrates, héritons de la richesse de nos ancêtres. Mais quand les hommes d’affaires transmettent leurs richesses à leurs enfants, le mécanisme n’est pas tellement différent de l’aristocratie ! » Les philanthropes ne sont pas sa tasse de thé. « Ils se montrent partout et prennent la posture de sauveurs du monde, alors que leurs prétendues actions de charité ne représentent qu’un infime pourcentage de leurs richesses. C’est très immoral, je trouve ! »


La haine entre classes
est lisse, discrète, presque invisible


Se décrivant comme un libéral humaniste — il soutient la nouvelle coalition au pouvoir —, M. Kelburn éprouve parfois des moments de solitude. « Bien sûr, les déshérités de Glasgow ne peuvent pas comprendre que, pour moi, ce château représente un souci quotidien. Globalement, l’entretien nous coûte au moins 60 000 livres par an. Je pourrais vendre, oui. Mais la famille est ici depuis 1140 ! » En 2007, David a choisi l’art pour redorer son blason. Un beau jour, le vicomte de Glasgow a donc orné les parois de son château de... graffitis. Métissage garanti : « Ce sont des artistes brésiliens. Ils se sont inspirés de l’atmosphère sociale des quartiers pauvres de Rio. Oui, ce sont des peintures sociales, en quelque sorte. » Des femmes le poing en l’air, des Brésiliens « marchant » les jambes autour du cou, des hiboux trônant sur les cheminées... « Cette idée d’un système de classes, le fait que ces deux groupes n’entrent jamais en contact, est très réelle. Oui, nous y sommes. Mais ça empire avec l’ignorance, et donc la haine, entre les classes. »
Pourtant, à Glasgow, jamais cette « haine entre classes » n’a été aussi lisse, discrète, invisible. Les vingt-huit années d’espérance de vie qui séparent quartiers pauvres et riches ont été évacuées du monde politique, chassées de l’espace public, où la ségrégation géographique assure l’étanchéité des milieux. Qu’une sorte d’apartheid social se perpétue sans remous donne une idée du travail idéologique effectué ces trente dernières années pour reformuler les enjeux de la lutte en termes traditionnels, familiers, presque rassurants : ici, comme au XIXe siècle, coexistent pauvres dépravés et riches philanthropes. « Le refus des riches de se laisser étudier ainsi que la négation de la notion de classe, à la fin des années 1980, expliquent pourquoi aucun sociologue n’a travaillé sur les riches de Glasgow », signale Paul Littlewood, sociologue à la retraite de l’université de Glasgow.
A l’horizon bouché des uns répond l’avenir étincelant des autres. « Le marché du luxe se développe assez rapidement. Toutes les grandes marques ont déjà leurs magasins : Rolex, Ralph Lauren, Versace... Glasgow est d’ailleurs, après Londres, la deuxième place pour le shopping en Grande-Bretagne », souligne Mme Summera Shaheen, propriétaire du Diamond Studio, un magasin de pierres précieuses situé au centre-ville. Début mars, Mme Shaheen a lancé l’association Love Luxury Glasgow, une amicale d’entreprises prospérant dans le domaine du luxe. Limousines, spas, boutiques de luxe, parcours de golf... « Nous visons la clientèle écossaise, bien sûr, mais aussi les nouveaux riches russes. » A l’évocation de l’étude de l’OMS, elle fait la moue. « De toute façon, il y a très peu de chances que notre clientèle croise les gens dont vous parlez. Et puis, vous savez, les Glaswégiens ont du cœur. Cette semaine, trois événements charitables sont organisés dans la ville. » Pour vivre riche dans une ville de pauvres, il suffirait donc de pratiquer l’évitement et d’ouvrir son cœur, de préférence devant les caméras.
La recette sera-t-elle appliquée au sommet de l’Etat ? La coalition entre conservateurs et libéraux démocrates concentre le plus grand nombre de millionnaires jamais observé dans un gouvernement britannique. Dix-huit des vingt-trois membres du « cabinet d’austérité » disposent de comptes en banque à sept zéros. Leur fortune collective atteint, selon le Sunday Times, 50 millions de livres sterling (59 millions d’euros) (15). Nul doute qu’au lendemain de l’annonce du plus sévère plan de rigueur infligé aux Britanniques, ils sauront donner un peu de leurs richesses pour compenser les effets de leur politique.

Julien Brygo | Journaliste
Martin Parr | Photographies
Agence MAGNUM



NOTES

(1) Site du Glasgow Art Club.
(2) Lire Pierre Rimbert, « “L’injustice sociale tue” », La valise diplomatique, 2 septembre 2008.
(3) Organisation mondiale de la santé, « Commission on social determinants of health, final report », 2009.
(4) Plat populaire à base de poisson frit, de frites et de sauce.
(5) Des projets sociaux, des investissements dans les écoles publiques et la construction d’hôpitaux abandonnés, des aides à l’emploi supprimées, sans compter le rehaussement de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA), qui passe de 17,5 % à 20 %.
(6) Nicholas Watt, « Michael Gove freezes rebuilding of schools in £3.5bn savings », The Guardian, Londres, 4 juillet 2010.
(7) Super 8 d’athlétisme en 2010, Jeux olympiques de Londres en 2012, Jeux du Commonwealth en 2014...
(8) C’est même « la ville qui monte », affirme Courrier international. L’hebdomadaire reprend un article de The Independent qui note qu’elle « a suffisamment d’art, d’architecture, de musique et de gastronomie à offrir, le tout accompagné de cet esprit combatif et pragmatique qui la caractérise » (15 octobre 2009). « En pleine semaine, il y [a] foule dans les rues piétonnes et dans les boutiques, en général superbes, avec toutes les grandes marques ! », pouvait-on entendre sur les ondes de la radio française France Info (18 avril 2008).
(9) « Scottish Snippets » n° 539, www.rampantscotland.com, 11 août 2007.
(10) Selon la liste des sujets les plus riches du royaume publiée chaque année par le journal The Times (Londres).
(11) Jenny Davey, « The humbling of Tom Hunter », The Times, Londres, 4 janvier 2009.
(12) L’annonce faite à la mi-juin par M. Warren Buffett de son intention de donner « 99 % de [sa] fortune » à des œuvres philanthropiques et de réunir les quarante premiers milliardaires pour les « convaincre » a résonné tant pour M. Tom Hunter que pour M. William Haughey comme l’appel ultime. Comme une résurrection, en pleine cure d’austérité planétaire, du baron humaniste sauvant le monde à coups de dollars et de culture.
(13) C’est depuis le jardin de cette villa qu’il a annoncé en juillet 2007, en direct à la BBC, son intention de « donner de [son] vivant un milliard de livres sterling ».
(14) Les concerts de « Live 8 », au cri de « Non à la pauvreté ! », rassemblent chaque année sur des scènes du monde entier les artistes en mal de critique sociale.
(15) Gabriel Milland et Georgia Warren, « Austerity Cabinet has 18 millionnaires », The Sunday Times, Londres, 23 mai 2010.

2 commentaires:

  1. What about the slum immigrant areas of Marseilles? Yes, we do have deprivation in Scotland, but so do France and we don't have a terrorist problem either.

    RépondreSupprimer