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HARVEY : l'Urbanisation du Capital


Robert CRUMB

« Un urbanisme authentiquement humanisant reste à inventer. C’est à la théorie révolutionnaire de trouver la voie conduisant d’un urbanisme fondé sur l’exploitation à un urbanisme conçu pour l’espèce humaine. Et cette transformation reste de la responsabilité de la pratique révolutionnaire ».

David Harvey
P.U.F. | Actuel Marx
2004/1 - n° 35

Du fordisme à la ville keynésienne

(…)
La montée en puissance de la grande entreprise, émergeant des cendres de l’entreprise familiale et s’accompagnant de réorganisations en profondeur du procès de travail dans nombre d’industries, permit à nombre d’aspects de la production de s’affranchir de leur dépendance vis-à-vis de l’accès à des ressources naturelles ou urbaines particulières.


L’industrie commença à faire preuve d’une mobilité croissante, sans renoncer au calcul des avantages locaux en termes de main d’oeuvre ou d’infrastructures sociales et physiques, mais en se montrant plus en mesure de tirer avantage de leur disponibilité inégalement répartie au sein du système urbain. Ceci n’entraîna pas une décentralisation géographique automatique d’une production unifiée par le contrôle de grandes entreprises. C’est précisément parce que la tendance à la formation de grandes entreprises, de trusts et de cartels était due, pour une bonne part, à la volonté de domestiquer une concurrence excessive, que l’on se mit à préférer les joies de la concentration monopolistique aux rigueurs de la concurrence. Et la puissance des monopoles pouvait être utilisée sur le plan géopolitique, soit pour accroître la concentration géographique de la production, soit pour protéger les concentrations géographiques déjà existantes. La distorsion de l’espace relatif imposée par les industries de l’acier aux Etats-Unis, qui d’un commun accord, pratiquèrent le blocage des prix de l’acier [« Pittsburgh plus » system], fut un exemple parmi d’autres des tentatives soutenues de recours à la puissance monopolistique pour mettre une région urbaine à l’abri de la concurrence extérieure. Il fallut de nombreuses années, et dans certains cas, de sérieux traumatismes financiers, pour que les grandes entreprises apprennent à intégrer la concurrence (entre les divers sites régionaux d’une même branche, par exemple) et à faire usage de leur pouvoir pour contrôler l’espace et pour manipuler la dispersion géographique en fonction de leurs propres intérêts. Bien entendu, les marges de manoeuvre restèrent limitées, en la matière, du fait qu’il fallait assurer des économies internes d’échelle et un flux continu de production tout en maintenant une certaine proximité avec les réseaux de sous-traitance et de main d’oeuvre ouvrière.

Débarrassées du fardeau d’une concurrence excessive au niveau de la production, les grandes entreprises en devinrent beaucoup plus attentives quant au contrôle d’une force de travail et de marchés à la source d’un flux de revenus et de profits sûrs et réguliers 1. Leur attachement à une production à grande échelle les mena également à déplacer leur attention des marchés privilégiés de clientèles particulières vers un marché de masse. Et ce marché de masse, c’est la classe ouvrière. On tient là le fondement du fordisme. La productivité accrue dans les sites de production était compensée par des salaires plus élevés devant permettre aux ouvriers de racheter une part plus grande des marchandises qu’ils avaient eux-mêmes produites. Ford lui-même ne faisait pas un mystère de cette stratégie lorsqu’il inaugura la journée de travail de huit heures payée cinq dollars dans son usine automobile en 1914. Mais dès lors que les ouvriers ne sont jamais en mesure de racheter la totalité de ce qu’ils ont produit, les grandes entreprises se virent contraintes d’adopter des stratégies de dispersion géographique afin de s’assurer une mainmise toujours plus grande sur le marché. On comprit alors rapidement quels avantages il y avait à décentraliser tant la production des pièces détachées que l’assemblage final. Cependant, ces ajustements demandèrent bien du temps dans la mesure où ils étaient largement soumis aux changements dans les rapports d’ordre spatial issus des nouveaux systèmes de transports et de communications. Mais plus les entreprises eurent recours à leur capacité de dispersion, moins les régions urbaines se concurrencèrent sur la base de leur tissu industriel et plus ces dernières furent contraintes de se concurrencer sur le terrain de l’attractivité qu’elles avaient à offrir à l’investissement industriel en matière de travail et de marchés comme en matière d’atouts physiques et sociaux que les entreprises pourraient alors exploiter à leur propre avantage. Les entreprises furent de moins en moins liées à des lieux spécifiques pour être de plus en plus représentatives de l’universalité du travail abstrait sur le marché mondial.


Parallèlement, l’innovation eut tendance à voir ses espaces de développement se déplacer des interstices de la matrice urbaine vers les laboratoires de recherche gouvernementaux ou des grandes entreprises, laissant par ailleurs l’élaboration de nouveaux produits se poursuivre dans ses environnements urbains traditionnels. La puissance croissante du système de crédit contribua à renforcer ces déplacements. La centralisation de la puissance du crédit n’avait rien de nouveau ; les Barings et les Rotschild avaient appris très tôt qu’une maîtrise accrue de l’information et une capacité à déployer leur puissance financière dans l’espace leur permettaient de mettre au pas même des Etats-nations pendant une bonne partie du XIXe siècle. Mais leurs opérations s’étaient alors largement limitées aux dettes gouvernementales et aux projets de grande envergure, comme par exemple, la construction de lignes de chemin de fer, abandonnant le crédit commercial et industriel ainsi que le prêt aux particuliers (là où ils existaient) à d’autres sources plus fragmentaires. Au XIXe siècle, la manifestation de crises sous la forme de crises du crédit et de crises commerciales (celle des années 1847-48 en fournissant un exemple particulièrement spectaculaire) entraîna des transformations profondes dans les marchés des capitaux et des crédits. A la fin du XIXe siècle, le marché financier et la réorganisation du système bancaire avaient modifié l’ensemble des conditions mêmes du crédit et de la finance. L’émergence du capital financier [2] eut des conséquences multiples. Elle facilita le mouvement du capital-argent d’une région géographique ou d’un secteur de production à un autre, permettant ainsi une sophistication beaucoup plus grande dans l’ajustement des rapports entre division sociale et géographique du travail. Les financements par la dette de productions d’infrastructures urbaines en devinrent plus aisés, comme ce fut aussi le cas pour les investissements à long terme qui contribuèrent à réduire les barrières spatiales et à soumettre un peu plus l’espace au temps. Il en résulta un flux de capital plus continu et accéléré en direction d’un ensemble d’infrastructures urbaines gagnant en complexité et en extension, et ce, précisément au moment où des entreprises de plus en plus dépourvues d’attaches cherchaient à tirer parti des avantages propres à ces types d’investissements. On aboutit alors à un resserrement encore plus étroit des liens entre la production d’infrastructures urbaines et la logique d’ensemble de flux du capital, et ce, en tout premier lieu à travers les mouvements de l’offre et de la demande de capital-argent tels qu’ils se reflètent dans le taux d’intérêt. Le « cycle de construction urbaine» devint alors beaucoup plus marqué, comme ce fut aussi le cas pour le mouvement rythmique de développement urbain inégal dans l’espace géographique.


Mais le système de crédit semblait capable de bien plus encore de par sa capacité à résoudre le problème de sur-accumulation d’un seul coup. Une allocation ajustée du crédit à la production et à la consommation offrait la perspective d’un équilibre entre l’un et l’autre dans le cadre des contraintes de la réalisation continue de profits. Une croissance auto-engendrée et sans fin devait être assurée par l’harmonisation entre les apports d’argent et de crédit à la production d’une part et à la consommation d’autre part. Il y avait de nombreux problèmes à résoudre, bien entendu. On ne pouvait parvenir à une croissance équilibrée au moyen de quelconques modalités de consommation et de production si l’accumulation devait s’opérer et si des profits devaient être dégagés. Un juste équilibre devait être trouvé entre consommation productive (investissements permettant un accroissement des capacités des forces productives) et consommation finale (investissements et flux permettant l’accroissement du niveau de vie de la bourgeoisie comme de la classe ouvrière). Mais le système de crédit semblait néanmoins détenir le pouvoir potentiel de faire ce que, chacune de leur côté, les entreprises à la recherche d’un compromis fordiste tentaient de faire sans pouvoir y parvenir du fait de leur capacité restreinte à peser sur la distribution. Dès lors que le système de crédit se mit à remplir ce type de fonctions, il devint le vecteur principal du passage d’une urbanisation par l’offre à une urbanisation par la demande.

Mais deux problèmes liés entre eux restaient à résoudre. Tout d’abord, les marchés financiers, à l’instar de l’argent lui même, incarnent d’énormes capacités de centralisation au sein même de la plus grande dispersion possible des capacités d’appropriation. Ceci permet la concentration de fonctions clés de prise de décision concernant le capitalisme global entre quelques mains (J. P. Morgan, par exemple) et dans un nombre restreint de centres urbains (New York, Londres). Ce qui fait courir le risque d’un détournement privé de cette immense capacité sociale centralisée à des fins personnelles ou d’une utilisation du monopole de pouvoir à des fins géopolitiques particulières. Il en résulte également un renforcement de l’agencement hiérarchique et géographique des centres de la finance constitués en système d’autorité et de contrôle qui, tout en étant au service de ses propres intérêts, favorise une accumulation équilibrée. Il y a pire encore, et ceci nous amène à une deuxième objection ; la formation de « capital fictif » (les diverses formes de dettes) doit être régulée d’une manière ou d’une autre si l’on veut éviter qu’elle échappe à toute maîtrise pour laisser le champ libre à une spéculation sauvage [3] et un endettement incontrôlé [ Harvey D., ibid., Chap. 9 et 10].

Comment, par exemple, allait-on rembourser la dette sur les infrastructures urbaines si celles-ci ne contribuaient pas à la production de survaleur ? Et si de tels investissements s’avéraient productifs, ne risquaient-ils pas tout simplement d’aggraver le problème de sur-accumulation ? Les cycles de crises financières ont montré que la sur-accumulation pouvait sans aucune difficulté passer pour une sur-accumulation de dettes sur des actifs non rentables.

C’est dans ce contexte qu’il nous faut comprendre la pression croissante en faveur de l’intervention de l’Etat dans la politique macroéconomique. La bourgeoisie s’est tout naturellement tournée vers l’Etat-nation qui présentait un double avantage en tant qu’espace qu’elle était la mieux à même de contrôler mais aussi en tant que cadre institutionnel au sein duquel les politiques fiscales et monétaires se formulaient traditionnellement.

C’est le passage aux stratégies keynésiennes de gestion fiscale et monétaire qui renforça l’évolution vers une urbanisation de la demande. Le traumatisme de la période 1929-1945 servit de catalyseur. Ford, conformément à ce que l’on pouvait attendre de lui, vit dans la récession qui frappa les Etats-Unis un problème de sous-consommation et il tenta d’augmenter les salaires. Contraint à un recul, au bout de six mois, par la logique du marché, le fordisme fut un échec et dut se convertir (contre son gré) à l’intervention keynésienne d’Etat et aux politiques et aux réformes institutionnelles du New Deal. Pendant plus d’une génération, l’urbanisation capitaliste (aux Etats-Unis en particulier) prit la forme d’une réponse d’Etat à ce que l’on croyait être les problèmes chroniques de sous-consommation des années 1930 (forme que le choc de la deuxième guerre mondiale tendit à accentuer par ailleurs).

L’urbanisation du capital eut des implications profondes. La ville keynésienne fut conçue comme un artefact de consommation et sa vie sociale, politique et économique s’organisa autour du thème d’une consommation soutenue par l’Etat et financée par la dette. L’axe des politiques de la ville se déplaça des questions d’alliances et de rapports de classes vers des coalitions d’intérêts plus diffuses centrées sur les thèmes de la consommation, de la distribution, de la production et du contrôle de l’espace. On retrouve tous les symptômes de la « crise urbaine » des années 1960 dans cette transition. Ce passage entraîne également une sérieuse tension entre les villes dites « ateliers » destinées à la production de survaleur et les villes comme centres de consommation et de réalisation de cette survaleur. Il y eut tension entre circulation du capital et circulation des revenus ; entre division spatiale du travail et division spatiale de la consommation ; entre villes et banlieues…etc. En fait, les politiques keynésiennes transformèrent radicalement les termes du déplacement temporel (financé par la dette) et spatial du problème de sur-accumulation. Voyons maintenant de quelle manière.

Un déplacement temporel illimité n’était possible que dans la mesure où le crédit garanti par l’Etat permettait une création de capital fictif illimité. Keynes n’envisageait le financement par la dette que comme une astuce de gestion à court terme, mais des déficits permanents et grandissants s’amoncelèrent tandis que le cycle économique restait sous contrôle et le cycle de construction urbaine, qui avait occupé une place centrale avant 1939, avait disparu. Le capital et la force de travail sur-accumulés furent réorientés vers la production d’infrastructures physiques et sociales, et si de tels investissements contribuaient à produire des excédents, c’était donc que toute une nouvelle série de réorientations devenait possible. Pour les régions urbaines comme pour les nations, on commença à entrevoir la perspective d’une spirale ascendante de la croissance économique, à condition, bien sûr, de bien choisir les cibles du financement par la dette. Les investissements dans les transports, dans l’éducation, le logement et la santé semblaient particulièrement propices à l’amélioration des qualités du travail, au maintien de la paix sociale au travail et à l’accélération du retour sur investissement tant du côté de la production que de la consommation. Mais quelles qu’en soient les modalités, ce processus se basait sur la création d’une dette illimitée. Les Etats-Unis étaient sous le fardeau de ce que même le magazine Business Week devait se résoudre à appeler une « montagne » de dettes publiques, privées et industrielles, et dont la plupart se trouvaient contenues à l’intérieur d’infrastructures urbaines. L’accumulation de demandes de recouvrements de dettes posait un problème. La tentative de s’en débarrasser en les monétisant conduisit à de fortes poussées d’inflation et la démonstration fut faite que la menace de dévaluation des marchandises et autres actifs pouvait se convertir en dévaluation de l’argent [4]. Mais toutes les politiques de lutte contre l’inflation mettaient inévitablement en danger une bonne partie du capital urbanisé. L’effondrement du marché immobilier à l’échelle mondiale en 1973 (et avec lui, l’effondrement des institutions bancaires et financières fortement impliquées dans l’investissement immobilier) et la crise fiscale de New York en 1974-75 posèrent les jalons d’un mode entièrement nouveau de procès urbain fondé sur des approches non-keynésiennes.

Le déplacement temporel de la sur-accumulation par le biais d’une formation d’infrastructures financées par la dette s’accompagna de processus marqués de réagencement spatial du système urbain. La spéculation foncière, depuis longtemps réduite au régime de la marchandise, forme pure de capital fictif, avait aussi joué un rôle majeur dans le mouvement de banlieurisation massive et dans les transitions rapides de l’organisation spatiale, aux Etats-Unis en particulier. Instrument d’une dispersion plus grande encore depuis les années 1920, l’automobile joua aussi un rôle important. Cependant, la création de la « solution par la banlieue » au problème de sous-consommation [5] dépendait encore de la croissance d’un pouvoir économique des individus qui devait leur permettre de s’approprier des espaces destinés à leur usage exclusif grâce à une propriété immobilière financée par la dette et un accès aux services de transports également financé par la dette (qu’il s’agisse d’automobiles ou de routes). Si la banlieurisation avait déjà une longue histoire, elle marqua l’urbanisation d’après-guerre dans des proportions jusqu’alors inconnues. Elle entraîna une mobilisation de la demande effective en procédant à une restructuration de l’espace destinée à faire de la consommation des produits liés à l’automobile (l’essence, le caoutchouc) et des industries du bâtiment une nécessité plutôt qu’un luxe. Pendant près d’une génération après 1945, la banlieurisation fit partie d’un dispositif d’ensemble (l’expansion planétaire du commerce mondial, la reconstruction des systèmes urbains de l’Europe de l’Ouest et du Japon anéantis par la guerre, et la course quasi permanente à l’armement en constituant les autres dimensions clés) ayant vocation à protéger le capitalisme contre les menaces de crises de sous-consommation.

Il paraît aujourd’hui difficile d’imaginer que le capitalisme d’après-guerre aurait pu survivre, ou d’imaginer ce à quoi il aurait pu ressembler, sans la banlieurisation et un développement urbain tous azimuts. Cela étant dit, le processus d’ensemble dépendait des restructurations profondes et continues des matrices spatio-temporelles déterminant l’horizon des décisions économiques comme de la vie politique et sociale. La révolution des rapports spatiaux remodela de fond en comble le système d’implantation atomisé issu du capitalisme industriel qu’elle remplaça par des modalités spatiales d’empilement [space-packing] et de recouvrement [space-covering] constituant les marchés du travail et de biens en mégalopoles tentaculaires. La distinction ville-campagne fut abolie sous l’angle de la production dans les sociétés capitalistes avancées, mais ce fut pour refaire surface sous la forme d’une importante option du point de vue de la consommation. La dispersion géographique et la densification spatiale avaient toutefois leurs limites. Plus les investissements se cristallisaient en configurations spatiales effectives et moins il paraissait vraisemblable que l’espace pourrait être à nouveau modifié sans se dévaluer. Le problème n’était pas nouveau. Le réagencement de la ville industrielle sur la base des priorités keynésiennes imposa des coûts économiques et réveilla une résistance sociale souvent venue de communautés ouvrières dont l’identité avait été héritée de l’expérience industrielle. L’attachement plus fort aux valeurs de la communauté (et le refus de ne concevoir la terre que comme pur capital fictif) ralentit la marche de la banlieurisation en Europe, et vraisemblablement, contribua à ralentir la croissance globale. Mais même aux Etats-Unis, l’érosion, et dans certains cas, la destruction des fondements communautaires préexistants dans des régions plus anciennes, furent généralement perçues comme le versant négatif des bienfaits de la banlieurisation. A mesure que ces processus de transformation spatiale prenaient de l’ampleur, les problèmes eurent tendance à se généraliser en s’étendant aux communautés à revenus moyens et supérieurs dotées d’une capacité de résistance beaucoup plus grande.

La ville keynésienne était résolument tournée vers une division spatiale de la consommation basée sur la division spatiale du travail. L’urbanisation de la demande passait par la mobilisation en masse de l’idéal de souveraineté du consommateur. La distribution des excédents, bien qu’inégale, fut effectivement assez large et les choix, quant à la manière de les dépenser, étaient de plus en plus souvent laissés aux individus eux-mêmes. Cette souveraineté, bien que de nature fétichiste (au sens où Marx l’entendait), n’était pas illusoire et les implications en étaient importantes [6]. Dès lors qu’il n’y a pas de discontinuité naturelle dans le pouvoir de l’argent comme phénomène progressif, toutes sortes de distinctions artificielles pouvaient être introduites. De nouveaux genres de communautés pouvaient être construits, promus commercialement et vendus dans une société où l’identité personnelle commençait à relever plus de la manière de dépenser son argent sur le marché que de l’appartenance de classe. Les lieux de vie étaient destinés à représenter la réussite sociale, le rang et le prestige. La concurrence sociale sur le terrain du mode de vie et de la maîtrise de l’espace social et de ses significations joua bientôt un rôle important dans la détermination des perspectives offertes à chacun. Des luttes féroces pour la distribution, les droits à la consommation et le contrôle de l’espace social en devenaient la suite logique. Jadis confinées aux strates supérieures de la bourgeoisie, ces luttes devinrent un des éléments constitutifs de la vie urbaine de l’ensemble de la population. C’est principalement sur la base de ces luttes et de la concurrence qu’elles faisaient naître qu’une urbanisation orientée par la demande fut mise au service de desseins capitalistes.

Les enjeux politiques liés à la question urbaine devaient être remaniés. Le succès du projet keynésien reposait sur la création d’une puissante alliance de classes associant gouvernement, grandes entreprises, intérêts financiers et intérêts fonciers. Pour une telle alliance, il était impératif de trouver une manière de diriger et de canaliser une base de plus en plus large de consommateurs souverains et une concurrence sociale croissante sur le terrain de la consommation et de la redistribution. Il devenait nécessaire d’articuler et de donner suite à cette recherche de nouveaux styles de vie et d’opportunités individuelles afin de créer des modes de croissance temporelle et spatiale favorables à une accumulation de capital prolongée et relativement stable. Mais la légitimité populaire (tant au niveau local qu’au niveau national) devenait affaire de qualité de prestation en matière de distribution et de satisfaction des besoins et des souhaits des consommateurs. S’il y eut des phases de concordance entre ces deux objectifs, il y eut aussi de graves points de tension.

La tentative de faire du processus urbain le vecteur de la redistribution vint buter sur ces réalités que sont la structure de classe, les différentiels de revenus et la précarité des minorités. Les puissants processus de réorganisation spatiale des paysages pour consommateurs laissèrent derrière eux des poches de misère de plus en plus grandes, laissées à l’abandon, et dans la plupart des cas, concentrées dans les centres villes. Tout se passa comme si le travail de la destruction créatrice s’était divisé entre la destruction des centres villes et la création des banlieues. Cela dit, tout n’allait pas pour le mieux à l’autre extrémité de l’échelle sociale. En tant que consommateurs, l’exigence de protection contre des agents immobiliers, entre autres, cherchant à remodeler l’espace pour la croissance et le profit se fit entendre même dans les échelons les plus élevés de la bourgeoisie. Des formes plutôt inhabituelles de « socialisme des consommateurs » construit autour du pouvoir des autorités locales afin de maintenir sous contrôle les politiques de croissance à tout va, pouvaient prendre racines même dans des villes riches (à Santa Monica, par exemple). La souveraineté des consommateurs, si l’on veut bien prendre l’expression au sérieux, présuppose une certaine capacité d’intervention populaire dans le modelage des qualités de la vie urbaine et dans la construction des espaces collectifs d’où émerge une image de la communauté assez différente de celle inscrite dans la circulation du capital. La production d’espace vint buter sur la sensibilité au lieu. La frontière entre l’innovation consumériste promue par le capitalisme et les tentatives de construction de communautés dans l’optique d’une authentique réalisation de soi devint des plus incertaines.

C’est précisément dans ce contexte que les révoltes des centres-villes des années 60 (et une partie de l’agitation urbaine ultérieure en Europe), entre les phénomènes de croissance zéro et les mouvements écologistes, mirent un frein au mouvement de plus en plus rapide de transformation urbaine caractéristique de la ville keynésienne. Les mouvements sociaux urbains des années 60 firent campagne sur les questions de distribution et de consommation, si bien que les politiques urbaines durent trouver l’ajustement entre pure machine à croissance [growth machine] et questions de redistribution. La gestion de la circulation des revenus devait permettre l’inclusion économique et politique d’un quart-monde [underclass] spatialement isolé ainsi qu’une distribution socialement juste des profits dans le cadre du système urbain. On voyait de plus en plus souvent dans la ville un système redistributif. Les questions de travail et d’emploi, de la ville comme environnement de la production, sans être occultées, étaient perçues comme des éléments secondaires dans une matrice complexe de forces à l’oeuvre dans le cadre du procès urbain. Toutefois, la rivalité autour de la circulation des revenus et des redistributions tendit à exacerber tant les tensions entre communautés que les conflits géopolitiques (entre villes et banlieues, par exemple). Et en outre, rien dans cette stratégie ne permettait de garantir une paisible circulation du capital.
Cette analyse de l’urbanisation par la demande et de ses tensions internes est, certes, une simplification tendant à privilégier le cas des Etats-Unis. Elle est aussi assez superficielle au sens où elle n’est pas suffisamment attentive à l’unité nécessaire de la production et de la consommation au sein de la logique de production et de réalisation de survaleur. Cette question fut toujours sous-jacente aux préoccupations nées de l’urbanisation industrielle. Engels y fut particulièrement attentif dans son enquête sur Manchester en 1844, avec sa célèbre description des différentes zones résidentielles de consommation reflétant des rapports de classes dans la production. Les prolétariats urbains constituaient depuis longtemps des marchés captifs que les capitalistes se chargeaient d’approvisionner et la question de la demande réelle locale comme base d’un commerce extérieur prospère avait, depuis fort longtemps, été abordée. Il y avait enfin ces villes, comme Paris ou Londres, qui fonctionnaient traditionnellement comme des centres de consommation ostentatoire et où le volume et le type de demande réelle jouèrent un rôle central dans l’ordre et dans le rythme de l’activité industrielle locale.

La ville keynésienne n’était pas non plus fermée aux questions de production. Mais il y eut un glissement d’une importance suffisante pour que l’on parle d’une transformation majeure du procès urbain. Si la profonde crise économique des années 30 fut bien plus qu’une crise de sous-consommation, le fait qu’on l’interprétât comme telle et que les représentants du capital l’aient ainsi abordée, jeta les bases d’un remodelage complet du procès urbain. En outre, (si la seule réponse aux problèmes de sous-consommation consiste à tout faire pour créer une « ville post-industrielle » dans laquelle le développement industriel n’a aucun rôle à jouer) il importe peu que la survie globale de l’urbanisation dépende de l’intérêt porté aux villes comme ateliers de production. La production de la ville keynésienne fut une réponse réelle à un phénomène superficiel de sous-consommation dans lequel on vit la racine des problèmes du capitalisme. Bien entendu, cette réponse réelle à ce phénomène superficiel créa autant de problèmes qu’elle ne réussit à en résoudre.
La lutte pour la survie urbaine au cours de la transition postkeynésienne L’effondrement du programme keynésien bouleversa la donne. Un par un, les piliers de la stratégie d’après-guerre, destinée à éviter les dangers de la sous-consommation, s’érodèrent au cours des années 60. La remontée du commerce mondial portée par le flux de capital à l’échelle internationale entraîna une prolifération du problème de sur-accumulation. La concurrence venue d’Europe de l’Ouest et du Japon s’accentua au moment où s’affaiblissait la capacité d’absorption rentable de nouveaux investissements. Le financement par l’inflation sembla résoudre la difficulté en provoquant une vague de prêts internationaux qui seraient bientôt à la racine des difficultés monétaires ultérieures (l’instabilité du dollar comme monnaie de réserve) et de la crise internationale de la dette dans les années 1980. Les mêmes politiques engendrèrent un flux ascendant de capital et de force de travail excédentaires principalement en direction de la production d’environnements urbains construits (investissements immobiliers, construction de bureaux, ensembles immobiliers privés) et, dans une moindre mesure, vers l’expansion du salaire social (dans le domaine de l’éducation et de l’aide sociale). Mais lorsqu’en 1973, la politique monétaire fut restreinte en réaction à la poussée d’inflation, la formation rapide de capital fictif fut brusquement interrompue, le coût de l’emprunt augmenta, les marchés immobiliers s’effondrèrent et les administrations locales furent au bord de – et dans le cas de New York, basculèrent dans – des crises fiscales traumatisantes (ce qui n’est pas une mince affaire quand on se souvient que le budget et l’emprunt de la ville de New York étaient de loin supérieurs à ceux de la plupart des Etats-nations). Les flux de capital qui donnèrent lieu à la création d’infrastructures physiques et sociales s’affaiblirent au moment où la récession et une concurrence plus agressive firent de la question de l’efficacité et de la productivité de tels investissements un enjeu majeur. Il devint clair pour tout le monde qu’il y avait eu, et qu’il demeurait de graves problèmes de sur-accumulation des actifs dans l’environnement construit, et d’obligations en matière de dépenses sociales. Cet investissement ne présentait qu’un taux de rentabilité très faible, quand il n’était pas nul. Il s’agissait de tenter de sauvegarder ou de réduire le plus possible cet investissement en évitant des dévaluations massives des actifs physiques et sans destruction des services existants. La poussée en faveur de la rationalisation du procès urbain en vue d’améliorer son efficacité et son rapport coût-performance fut considérable.

La perte de vitesse de l’urbanisation par la demande était profondément liée aux problèmes économiques qui commencèrent à faire surface dans les années 1970 et 1980. Et dans la mesure où l’urbanisation en était venue à faire elle-même partie du problème, il fallait donc qu’elle soit aussi une partie de la solution. Il s’ensuivit une transformation fondamentale du procès urbain après 1973. Bien entendu, il s’agit plus d’une réorientation que d’une révolution (et ce, en dépit de ce que les adeptes de l’économie de l’offre et autres néoconservateurs racontèrent de part et d’autre de l’Atlantique). Il fallait transformer l’héritage urbain transmis par les périodes précédentes et faire avec la contrainte qu’imposaient les quantités, les qualités et les configurations de ces matériaux bruts. Les choses se firent par à-coups, au rythme incertain de retournements apparemment arbitraires de la politique monétaire et fiscale et des fortes poussées de concurrence internationale et interurbaine au niveau des divisions sociales et spatiales du travail. Cette transformation dut encore faire avec les capacités imprévisibles de la résistance populaire. Et l’on ne voyait pas très clairement de quelle manière l’urbanisation du capital devait s’adapter à des problèmes qui étaient tout sauf des problèmes de sous-consommation. Les problèmes de stagflation ne pouvaient être résolus qu’en établissant un équilibre entre la production d’excédents et leur absorption réelle plutôt que fictive.

La question de la bonne organisation de la production revint au centre du débat après au moins une génération de construction du procès urbain autour du thème de la croissance portée par la demande. Comment les régions urbaines, largement héritières de ces orientations privilégiant la demande, pouvaient-elles s’adapter à un monde de l’offre ?

Quatre possibilités distinctes, sans être mutuellement exclusives, et sans être exemptes de coûts ou de dangers économiques et politiques, semblaient envisageables. Elles seront considérées l’une après l’autre. Par souci de clarté, je les aborderai dans la perspective des régions urbaines en tant qu’unités concurrentielles économiques et géopolitiques au sein de la géographie capitaliste d’un développement inégal et oscillant [7].

Concurrence dans le cadre de la division spatiale du travail

Les régions urbaines peuvent chercher individuellement à améliorer leur situation concurrentielle par rapport à la division internationale du travail. Le résultat d’ensemble ne se concrétise pas nécessairement par un mieux. La transformation des conditions du travail concret dans les régions urbaines, si elle est imitée ailleurs, déplacera le sens du travail abstrait sur le marché mondial et par conséquent, changera le contexte dans lequel différentes expressions du travail concret sont possibles. Une concurrence renforcée entre les régions urbaines, tout comme une concurrence renforcée entre entreprises, ne ramène pas forcément le capitalisme à un équilibre confortable mais peut déclencher des mouvements qui entraîneront le système loin de cet équilibre.

Toutefois, ces régions urbaines qui parviennent à occuper une position dominante dans la concurrence résistent, au moins sur le court terme, mieux que les autres. Cela dit, il y a plusieurs manières d’atteindre cet objectif, la distinction la plus importante résidant ici entre le fait d’augmenter le taux ascendant d’exploitation de la force de travail (survaleur absolue) ou de rechercher des technologies et une organisation plus avancées (survaleur relative). Observons les termes de cette alternative l’un après l’autre.

L’option en faveur d’une technologie et d’une organisation plus avancées aide certaines industries dans une région urbaine à résister à une concurrence plus agressive. Mais une telle orientation peut tout autant être à l’origine de créations d’emplois que de destructions d’emplois. Croissance de la production et de l’investissement et déclin de l’emploi : le cas de figure est assez familier [8]. La recherche de perfectionnement organisationnel peut parfois imposer des changements radicaux dans l’échelle de l’entreprise (affectant ainsi sa capacité à s’insérer dans la matrice des possibilités urbaines, ne serait-ce que pour des raisons de besoins fonciers différents). Mais elle déborde également sur les questions de coût et d’efficacité des infrastructures physiques et sociales. L’alliance des classes dirigeantes au sein de la région urbaine doit alors se montrer beaucoup plus attentive aux finesses de l’organisation urbaine des villes en tant qu’ateliers de production de survaleur relative. Ce qui peut être fait de diverses manières. Une amélioration des infrastructures physiques et une attention minutieuse portée aux forces productives incorporées au territoire (eau, traitement des eaux usées, par exemple) accroissent la capacité à engendrer de la survaleur relative. On arrive cependant au même résultat avec des investissements dans les infrastructures sociales (éducation, sciences et technologie) qui améliorent le milieu urbain comme centre d’innovation. Les coûts pour l’industrie peuvent encore être artificiellement réduits par des aides.

Mais ceci implique des redistributions du salaire social (de survaleur absolue). Le durcissement de la concurrence interurbaine (dont on trouve de nombreux signes) pose divers problèmes. Les continuelles avancées en matière de technologies et de formes organisationnelles (avancées auxquelles contribue aussi l’investissement public) encouragent une concurrence toujours plus agressive pour attirer le capital particulièrement mobile des sociétés, et avec lui, investissements et emplois. Il en résulte une déstabilisation et une tendance à hâter les dévaluations d’actifs et d’infrastructures associés aux dispositifs technologiques antérieurs. En outre, l’évolution technologique de plus en plus rapide, se faisant aux dépens de la croissance (de l’emploi ou de la production), fragilise l’ensemble de la logique d’accumulation et mène tout droit au marasme des crises globales. La volonté de créer un « environnement favorable aux entreprises », en plus des cadeaux faits aux grandes entreprises et des aides à l’industrie en général, peut déclencher des résistances populaires, en particulier si cela affecte (comme c’est généralement le cas) le salaire social. Dans ce cas, les enjeux politiques liés à la question urbaine sont plus susceptibles de retrouver la forme de la lutte des classes que d’en revenir aux querelles fragmentaires autour de la distribution.

Ces transitions immédiates restent sujettes à un certain nombre de blocages. Tout d’abord, la maîtrise de la technologie relève plus de l’entreprise elle-même que des propensions à l’innovation propres au dispositif urbain (même si l’innovation en matière de produits garde encore une partie de sa base urbaine antérieure). Les transferts de technologie entre régions urbaines sont, par conséquent, globalement affaire de politiques d’entreprises. De ce point de vue, l’aspect social domine l’aspect spatial de la division du travail. Toutefois, ce genre de frein n’opère pas dans le cas des aménagements d’infrastructures. On retrouve ici l’Etat qui se comporte en entrepreneur [9], cherche à appâter un capital privé sensible à la qualité et à la quantité de force de travail et des infrastructures sociales autant qu’aux ressources physiques développées au sein de la région urbaine.

L’augmentation du taux d’exploitation de la force de travail offre une autre possibilité de survie face à la concurrence internationale au niveau de la production. L’analyse marxienne classique y voit une attaque délibérée contre le niveau de vie du monde du travail et une tentative d’abaissement du salaire réel en ayant recours à l’accroissement du chômage, à l’emploi précaire, à la diminution du salaire social (particulièrement au niveau de l’aide sociale), et à la mobilisation d’une armée de réserve bon marché (constituée d’immigrés, de femmes, de minorités…). C’est une attaque menée contre les institutions de la classe ouvrière (notamment contre les syndicats) et contre les savoir-faire et les qualifications professionnelles. Mais cette attaque touche aussi ce qui pourrait bien être l’un des fondements d’une alliance de classes reposant sur l’urbain. Nombre de régions urbaines évoluent dans ce sens et dans certains cas, c’est l’administration urbaine qui s’attache avec zèle à mettre le monde du travail au pas en pratiquant baisses de salaires et réductions de droits, mais d’autres options existent, moins conflictuelles. Le taux d’exploitation, après tout, est toujours relatif aux qualités de la force de travail. L’ensemble spécifique de qualités que chaque marché du travail urbain a à offrir, en plus d’un certain nombre d’infrastructures, est à même de séduire le capital mobile des sociétés.

La concurrence interurbaine sur les quantités, qualités et coûts de la force de travail, est par conséquent plus nuancée que ce que le modèle marxien simplifié semble suggérer. Ces nuances permettent d’ailleurs à l’alliance des classes dirigeantes une bien meilleure adaptation pour diviser et dominer une main d’oeuvre. En outre, la mobilité de la force de travail entre les régions urbaines constitue un frein supplémentaire aux tactiques répressives destinées à extraire de la survaleur absolue. La concurrence interurbaine sur le marché du travail réduit néanmoins la capacité de réaction de la main d’oeuvre quand l’accumulation est en perte de vitesse. La menace de pertes d’emplois, de désengagement et fuite des entreprises, le caractère inévitable des restrictions budgétaires dans un environnement concurrentiel, marquent tous une nouvelle donne dans l’orientation des politiques urbaines qui délaissent les questions d’équité et de justice sociale pour l’efficacité, l’innovation et une révision à la hausse des taux réels d’exploitation.

Concurrence et division spatiale de la consommation

Les régions urbaines ont la possibilité de choisir une deuxième option en tentant individuellement de renforcer leur position concurrentielle sur le terrain de la division spatiale de la consommation. Les enjeux vont en l’occurrence au-delà des seules redistributions dues au tourisme, quand bien même celles-ci auraient effectivement leur importance. Pendant plus d’une génération, l’urbanisation par la demande s’était largement concentrée sur les styles de vie, la construction de la communauté urbaine, et sur une organisation de l’espace social privilégiant les marqueurs et les symboles de prestige, de réussite sociale et de pouvoir. Elle ne cessa d’élargir la base de participation à ce consumérisme. Quand le moment vint où la récession, le chômage et l’élévation des coûts du crédit rendirent cette participation élargie incertaine pour des secteurs importants de la population, la donne resta inchangée pour les autres. La bataille pour la conquête de leur pouvoir d’achat devint frénétique tandis que ces consommateurs, de leur côté, étaient en mesure d’opérer des choix beaucoup plus avertis. La consommation de masse des années 1960 perdit une part de son ampleur mais passa à des types de consommation plus informée dans les années 1970 et 1980.

Cette concurrence pour attirer le pouvoir d’achat des consommateurs peut être féroce et coûteuse. Les investissements dans la création de lieux de vie agréable et dans l’amélioration de la qualité de vie sont toujours élevés. Les investissements qui cherchent à établir de nouveaux modes de division spatiale de la consommation sont notoirement risqués. Cependant, les régions urbaines qui engagent ce genre de dépenses avec succès sont alors à même de capter les excédents de la circulation des revenus. De puissantes coalitions se retrouvent d’ailleurs parfois derrière de telles stratégies. Les propriétaires fonciers et immobiliers, les agents immobiliers, les financiers et les administrations urbaines cherchant par tous les moyens à diversifier les sources d’apport fiscal peuvent être rejoints par des travailleurs prêts à s’employer dans n’importe quelles conditions pour proposer du divertissement (dont Disneyland n’est que le prototype), de nouveaux terrains de jeux pour consommateurs (comme le programme des docks de Londres ou le Inner Harbor de Baltimore), des stades sportifs et des salles de conférences, des marinas et des hôtels, des restaurants à thème et des installations culturelles entre autres. La construction de lieux de vie entièrement nouveaux (zones réhabilitées en quartiers bourgeois [gentrification], lotissements pour retraités, développements du type « villages dans la ville ») s’inscrit dans un tel programme.

Mais il s’agit là de bien plus que d’investissements physiques. La ville doit se montrer innovante, attrayante et créative en matière de style de vie, de culture savante et de mode. Les investissements touchant aux activités culturelles ainsi qu’à toute une série de services urbains participent aussi de cette volonté de capter les excédents de la circulation des revenus. Les risques sont considérables mais les dividendes le sont tout autant. La concurrence acharnée dans ce domaine débouche sur des luttes géopolitiques sur le terrain de l’impérialisme culturel. La survie de villes comme New York, Los Angeles, Londres, Paris ou Rome dépend dans une large mesure de la place que chacune occupe au sein de cette lutte internationale pour l’hégémonie culturelle et pour l’appropriation d’une partie de la circulation globale des revenus.

La concurrence interurbaine concernant la division spatiale de la consommation a des conséquences importantes. Elle fait ressortir le contraste existant entre les villes-ateliers vouées à la production et à l’innovation technologique, et les villes comme centres de consommation ostentatoire et d’innovation culturelle. De graves conflits peuvent apparaître entre les infrastructures nécessaires à ces fonctions bien différentes. Elle a aussi des implications profondes quant à la structure du marché de l’emploi en ce qu’elle favorise les emplois dits « de services » au détriment des qualifications ouvrières. En outre, elle rend nécessaire la formation d’un type particulier d’alliance de classes dans le cadre de l’urbain, alliance dans laquelle la coopération public-privé au service de la consommation ostentatoire et de l’innovation culturelle a un rôle vital à jouer. Il en ressort alors une tendance, accentuée du fait de la concurrence interurbaine, à avoir recours aux fonds publics pour subventionner la consommation des riches aux dépens des aides locales au salaire social des pauvres. Les effets de polarisation qui en découlent sont difficiles à contenir. L’argument selon lequel la seule façon de préserver l’emploi d’un quart monde de plus en plus pauvre, c’est de créer des palais de la consommation pour riches à l’aide de subventions publiques, doit tôt ou tard finir par s’user. Tout comme doit finir par s’user l’idéologie de la ville postindustrielle comme solution aux contradictions du capitalisme. Mais la base de cette idéologie ne se limite pas à cette justification qu’est la lutte pour la survie urbaine menée sur le terrain de la concurrence spatiale autour des enjeux de la consommation.

Tournons-nous maintenant vers cette question plus vaste.

Concurrence sur les fonctions de prises de décisions

Troisième possibilité ; les zones urbaines peuvent se faire concurrence sur les fonctions de contrôle et de prises de décisions dans les secteurs de la haute finance et du gouvernement, secteurs qui, de par leur nature même, ont tendance à être fortement centralisés tout en représentant un immense pouvoir sur toutes sortes d’activités et d’espaces. Les villes peuvent entrer en concurrence pour devenir des centres du capital financier, de collecte et de maîtrise de l’information, et de prises de décisions gouvernementales. Ce genre de concurrence passe par une stratégie de développement infrastructurel. L’efficacité et la centralité au sein d’un réseau planétaire de transports et de communications sont des questions vitales impliquant des investissements publics lourds du type aéroports, voies de transit rapide, systèmes de communication.

La mise à disposition d’espaces de bureaux et de connections appropriés dépend de la coalition public-privé entre promoteurs, financiers et intérêts publics capables de satisfaire et d’anticiper les besoins. L’assemblage d’une grande variété de services, et notamment de ceux destinés au regroupement et au traitement rapide de l’information, nécessite d’autres types d’investissements tandis que de leur côté, les exigences en qualifications spécifiques de ce type d’activités avantagent les centres urbains disposant d’infrastructures éducatives (écoles de commerce et de droit, possibilités de formation à l’informatique, par exemple).

La concurrence dans ce domaine est non seulement coûteuse mais aussi particulièrement dure parce qu’elle a lieu dans une arène caractérisée par la présence de pouvoirs monopolistiques difficiles à briser. L’agglomération de fonctions puissantes dans une ville comme New York a naturellement tendance à happer d’autres fonctions importantes. Néanmoins, pour être le plus efficace possible, les fonctions de décision et de contrôle doivent être hiérarchiquement agencées dans l’espace imprimant ainsi une puissante dynamique d’organisation hiérarchique de l’ensemble du système urbain 10. Les réagencements de structures spatiales relatives (notamment de celles issues des nouveaux systèmes de communication) offrent de nombreuses possibilités de réagencements dans les contours et dans la forme de la hiérarchie tandis que de leur côté, de nouveaux centres régionaux peuvent émerger de reconfigurations dans les divisions spatiales du travail et de la consommation. Les fonctions de décision et de contrôle peuvent d’ailleurs être l’élément déterminant des réajustements régionaux et de la croissance urbaine différentielle. Elles comportent en outre des avantages considérables.

L’existence même d’un pouvoir monopolistique permet l’appropriation d’excédents produits ailleurs. Et dans les périodes de difficultés économiques, comme l’observait Marx, les financiers ont toujours tendance à s’enrichir aux dépens des intérêts industriels simplement du fait que le contrôle de l’argent et du crédit autorise un contrôle à court terme de l’élément vital du capitalisme en temps de crise. Par conséquent, ce n’est pas un hasard si la concurrence interurbaine, au cours de la période difficile des années 1970 et 1980, porta largement sur la question de savoir qui parviendrait à retenir des fonctions de décision et de contrôle à un moment de rapide croissance de ces fonctions et où de multiples forces jouaient dans le sens de réajustements géographiques [11].

Une telle concurrence conduit globalement à ce que l’on subventionne l’emplacement des fonctions de décision et de contrôle avec l’espoir que les puissances monopolistiques qui y résident permettront la récupération des subventions par le biais de l’appropriation de survaleur. Bien entendu, tout cela n’aide pas nécessairement à stabiliser le système capitaliste dans son ensemble. Néanmoins, c’est certainement la voie de la survie urbaine individuelle dans un monde de concurrence interurbaine. Ce qui crée cependant l’illusion selon laquelle la ville du futur pourrait être une ville purement centrée sur les fonctions de décision et de contrôle, une ville informationnelle, une ville post-industrielle où les services sont au coeur de l’économie urbaine.

Concurrence pour la redistribution

Quatrièmement : dans une société à l’organisation aussi complexe que la nôtre, les régions urbaines peuvent entrer en concurrence (ce qu’elles font d’ailleurs) autour des canaux de redistribution directe du pouvoir économique. Les systèmes privés de redistribution tels que l’Eglise, les syndicats, les associations professionnelles, les organisations humanitaires entre autres, sont loin d’être anecdotiques. Cependant, les principaux enjeux de la concurrence interurbaine portent sur les redistributions en provenance des échelons supérieurs des administrations gouvernementales. Les dépenses de ce type connurent une croissance rapide durant la période keynésienne et restent d’ampleur massive, bien que faisant l’objet de nombreuses attaques dans la mesure où la bourgeoisie les rendait principalement responsables de déficits générateurs d’inflation. Il demeure que ces redistributions empruntent des canaux divers, nombreux et souvent dissimulés dans d’obscures dispositions fiscales ou quelqu’étrange décret. Les sommes engagées dans ces canaux sont affaires de politique, d’économie et de jugements exécutifs. Le changement d’un canal à un autre peut anéantir l’économie d’une région urbaine et en renforcer une autre. Par exemple, le passage des politiques conçues pour maintenir le salaire social aux Etats-Unis à des dépenses militaires financées par le déficit après 1980 (un genre de keynésianisme militaire) fit la prospérité économique de bien des régions urbaines investies dans l’industrie de la défense. Ces régions urbaines, situées le long d’un grand arc allant du Connecticut et Long Island à l’état de Washington en passant par la Caroline du Nord, le Texas et la Californie, n’étaient aucunement hostiles à la poursuite de ce genre de combinaison politique.

Les redistributions dépendent en partie du degré de sophistication des alliances des classes dirigeantes lorsqu’elles engagent des sommes qu’elles pourraient estimer leur revenir (fonds pour la construction de routes, traitement des eaux usées, éducation, transports en commun…). Mais elles dépendent également du simple pouvoir géopolitique tel qu’il s’exprime à un niveau supérieur d’enjeux politiques (lorsqu’il s’agit, par exemple, de mobiliser les électorats urbains) et de la menace d’agitation sociale et de désordres politico-économiques. Les tactiques de concurrence interurbaine sont aussi variées que les modes de redistribution eux-mêmes. Toutefois, les attaques menées, au cours des années 1970 et 1980, contre les politiques redistributives ne sauraient être prises pour preuve que ces politiques ne correspondent plus à des stratégies viables de survie urbaine. La ville garde des privilèges et des fonctions de redistribution considérables mais les termes de la concurrence ont assez radicalement changé depuis la fin du compromis keynésien.

Les quatre options que nous avons envisagées ne sont pas mutuellement exclusives. Heureuse est la région urbaine dont la compétitivité est telle en matière de division spatiale de la consommation qu’elle amène à elle des fonctions de décision et de contrôle et avec elles, les personnels à hauts salaires aidant à capter les redistributions fiscales au profit des industries de défense. C’est encore mieux si l’on trouve aussi un choix de technocrates hautement qualifiés et un large apport d’immigration récente prête à s’employer pour de très bas salaires tant dans les services que dans une production ordinaire alimentant un vaste marché de consommation lui-même à la base d’un secteur d’exportation florissant. Pour Los Angeles, par exemple, ce fut la réussite dans chacune de ces quatre options dans la difficile période post-1973. En revanche, des villes comme Baltimore, Lille, et Liverpool connurent des échecs dans tous ces secteurs et les conséquences en furent terribles. Les lois coercitives de la concurrence interurbaine pour la production, le contrôle et la réalisation de survaleur contraignent le cours de l’urbanisation du capital à des réorientations majeures. Les forces qui pèsent sur l’urbanisation changent, mais avec elles change aussi la signification du procès urbain pour tous les aspects de la vie économique, sociale et politique. Dans une période de transition aussi brutale et souvent en apparence aussi incompréhensible que la nôtre, il est difficile d’évaluer cette signification, d’en déchiffrer les messages complexes ou même de saisir intellectuellement et empiriquement tant la manière dont les diverses forces interagissent que les effets qu’elles produisent.

L’apparence superficielle de la crise et avec elle, le champ des préoccupations sociales et politiques, se sont profondément modifiés entre 1970 et 1980. La sous-consommation ne semblait plus être la contradiction centrale du capitalisme et commença à faire place à la stagflation. Les solutions pour y remédier semblaient bien différentes de celles apportées par la réponse généralement keynésienne à la Grande Dépression. Mais derrière les séductions des industries high-tech (censées résoudre les problèmes d’une productivité en perte de vitesse en même temps qu’elles déclenchent toute une nouvelle vague d’innovations de produits), il y a un monde réel de déqualification aggravée et de travail sous-payé, répétitif et assommant, et accompli par une main d’oeuvre largement féminisée. Cette réalité fut accompagnée par nombre d’exposés journalistiques sur la réapparition des ateliers où l’exploitation du travail est intense pour des salaires de misère [sweatshops] à New york, Los Angeles, Londres ou Paris, ou autrement dit, un autre type de solution basée sur un retour à des conditions de travail (non réglementées et tolérées) dont beaucoup pensaient qu’elles avaient depuis longtemps été bannies d’un monde capitaliste censé être civilisé et civilisant. De nouveaux systèmes de travail à distance, de sous-traitance et de travail à domicile (une excellente manière d’économiser sur les dépenses directes de capital fixe et de tirer avantage de l’obligation de travailler dans laquelle se trouvent nombre de femmes) firent leur apparition, favorisés par des systèmes sophistiqués de communication et de contrôle externe. La centralisation des fonctions de prise de décision pouvait aller de pair avec des systèmes de productions fortement décentralisés et même individualisés rendant plus difficile la communication entre travailleurs et donc permettant d’affaiblir la conscience collective et avec elle, la capacité d’action. Derrière les illusions de la ville post-industrielle se cachent les réalités de la ville nouvellement industrialisée.

Hong Kong et Singapour sont des prototypes ramenés de force dans le monde capitaliste avancé par voie de concurrence interurbaine dans le cadre de la division spatiale du travail. Les médias nous ont également accoutumés aux grands titres laissant espérer, même pour des régions urbaines ravagées, une renaissance urbaine à partir d’un rapiéçage fait d’ensembles de bureaux, de parcs de loisirs, de centres commerciaux, et d’investissements dans de nouveaux complexes immobiliers et dans la réhabilitation de l’ancien. L’ambiance « branchée » et le dynamisme de certaines villes sont tels que les réalités qui s’y cachent en deviennent difficilement perceptibles. A New York, lieu extraordinaire d’une centralisation gigantesque de pouvoir, d’impérialisme culturel, de consommation ostentatoire et de réhabilitation spectaculaire au profit des classes moyennes (Soho, Upper West Side, et même, au moins en partie, Harlem), un foyer sur quatre vit de revenus inférieurs au seuil de pauvreté et un enfant sur deux grandit dans ces conditions. A Baltimore, l’offre immobilière abordable pour une population dont la paupérisation continue de s’aggraver est inférieure à ce qu’elle était dans les années 1960. Malgré cela, Baltimore fait figure de modèle national et même international de renaissance urbaine basée sur le tourisme et sur une croissance de la consommation ostentatoire. Curieusement, la pénurie de logement, la faim, le manque d’accès aux soins médicaux et à l’éducation, les injustices de la redistribution et les discriminations racistes, sexistes ou basées sur le lieu d’habitation ne font plus la une des journaux, quand bien même la situation est aujourd’hui pire qu’elle ne l’était dans les années 1960 où l’on parlait alors de crise urbaine. Si la question de la distribution ne disparaît pas tout à fait des préoccupations, il s’agit en fait de restructurer les incitations matérielles favorisant l’entreprise et d’affaiblir les résistances syndicales dans l ’espoir de résoudre le problème, non pas de réalisation de profit, mais de capacité de production en perte de vitesse.

C’est ce qui explique, dans divers pays capitalistes avancés (en particulier en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis), les attaques sauvages contre l’Etat providence. Cependant, la concurrence interurbaine, en se concentrant sur les subventions aux grandes entreprises et à la consommation des tranches salariales supérieures, alimente ce processus de polarisation au niveau local de manière tout à fait déterminante. L’urbanisation capitaliste perd alors son visage humain et l’on en revient au style d’urbanisation capitaliste que les politiques sociales keynésiennes avaient si vaillamment tenté d’inverser après 1945. Les riches sont de plus en plus riches et les pauvres de plus en plus pauvres, pas nécessairement parce que certains en auraient décidé ainsi (même si certains, dans les milieux du pouvoir, en décident bel et bien ainsi), mais parce que c’est le corollaire naturel des lois coercitives de la concurrence. Et parmi les diverses dimensions d’une concurrence renforcée, la concurrence interurbaine a un rôle central à jouer.

L’urbanisation du capital

Voilà fort longtemps qu’Henri Lefebvre a démontré (sans avoir été beaucoup suivi, il faut le reconnaître) que l’importance du procès urbain pour la dynamique du capitalisme est bien supérieure à ce que la plupart des commentateurs sont prêts à reconnaître. Le travail que j’ai consacré ces dernières années à l’histoire et à la théorie de l’urbanisation du capital témoigne de la force du message de Lefebvre et ce, à plusieurs titres.

L’urbanisation a toujours été affaire de mobilisation, de production, d’appropriation et d’absorption d’excédents économiques. Dans la mesure où le capitalisme n’en est qu’une version particulière, on est en droit de penser que le procès urbain a une portée plus universelle que l’analyse spécifique d’un quelconque mode de production particulier. Bien des études en urbanisme comparé ont, bien entendu, pris ce chemin. Mais en régime capitaliste, l’urbanisation fait l’objet d’utilisations spécifiques. Les excédents recherchés, mis en mouvement et absorbés sont des excédents de produit du travail (appropriés comme capital et s’exprimant habituellement sous forme de pouvoir monétaire concentré) et de la capacité de travail (s’exprimant comme force de travail sous forme marchandise). Le caractère de classe du capitalisme détermine une certaine forme d’appropriation et une séparation de l’excédent en deux formes contradictoires et parfois mutuellement inconciliables : le capital et le travail. Quand cet antagonisme ne peut être aménagé, le capitalisme doit enrichir son répertoire de possibilités en recourant à des pouvoirs de dévaluation et de destruction tant des excédents de capital que de travail. Créatrice à bien des titres, particulièrement en matière de technologie, d’organisation et d’aptitude à transformer la nature matérielle en richesse sociale, la bourgeoisie doit aussi assumer le fait déplaisant qu’elle est, pour reprendre les termes de Berman [12], « la classe dirigeante la plus destructrice de l’histoire de l’humanité ». Elle est maîtresse dans l’art de la destruction créatrice. Le caractère de classe du capitalisme modifie radicalement les conditions et la signification de la mobilisation, de la production, de l’appropriation et de l’absorption des excédents économiques. Le sens de l’urbanisation en est aussi profondément modifié.

Lorsque l’on est confronté à des catégories de ce genre, il est toujours tentant d’en faire des « phases historiques » du développement capitaliste. C’est, dans une certaine mesure, le cheminement que j’ai suivi dans ce chapitre en abordant la mobilisation des excédents dans la ville mercantile, la production d’excédents dans la ville industrielle et l’absorption d’excédents dans la ville keynésienne comme autant de pinces à linge auxquelles on peut suspendre une description abrégée de l’histoire de l’urbanisation capitaliste. Les choses sont toutefois plus compliquées et méritent d’être nuancées. Même si l’accent se déplace, l’appropriation, la mobilisation, la production et l’absorption sont des moments toujours distincts d’un même processus intégré. C’est leur relation d’interdépendance dans l’espace qui compte. Une reconstruction de la dynamique spatiale et temporelle de la circulation du capital dans le cadre des rapports de classes propres au capitalisme signale les points d’intégration d’un mode de production capitaliste. Mais comme on l’a vu pour l’urbanisation dans la période de transition post-keynésienne, toutes sortes de combinatoires stratégiques sont possibles étant donné la forme particulière de l’organisation urbaine et de l’économie dans le contexte de ses relations spatiales.

Même si l’on a de bonnes raisons de présenter l’urbanisation comme l’expression de tout ceci, il nous faut aussi reconnaître que c’est par l’urbanisation que les excédents sont mobilisés, produits, absorbés et appropriés et que c’est par le délabrement urbain et la régression sociale que les excédents sont dévalués et anéantis. Comme tout moyen, l’urbanisation détermine à sa manière des visées et des résultats ; définit à sa manière des possibilités et des contraintes et modifie les perspectives du développement capitaliste comme celles de la transition vers le socialisme. Le capitalisme doit s’urbaniser pour se reproduire. Mais l’urbanisation du capital crée des contradictions. Le paysage social et physique d’un capitalisme urbanisé est, par conséquent, bien plus qu’un témoignage muet des forces transformatrices de la croissance capitaliste et des mutations technologiques. L’urbanisation capitaliste a sa logique propre et ses propres formes de contradiction.

On peut arriver à la même conclusion par un autre chemin. La thèse qui est la mienne consiste à dire qu’il y a un immense intérêt à examiner au plus près la grande complexité et le maillage infiniment sophistiqué de la vie urbaine comprise comme élément clé de tout ce qui peut être fondamental dans l’expérience humaine, dans la formation de la conscience et l’action politique. J’aborde ces questions beaucoup plus en profondeur dans Consciousness and the Urban Experience, mais il me faut y consacrer quelques brèves remarques ici. L’étude de la vie urbaine éclaire une multiplicité de rôles, qu’il s’agisse d’ouvriers, de patrons, de femmes au foyer, de consommateurs, d’habitants d’un voisinage, de militants politiques, d’emprunteurs, de prêteurs, etc. Ces rôles ne s’accordent pas nécessairement entre eux. Les individus intériorisent toutes sortes de contraintes, de tensions et les signes extérieurs de conflits individuels et collectifs ne manquent pas. Mais l’urbanisation implique un certain mode d’organisation humaine dans l’espace et dans le temps, mode qui peut comprendre toutes ces forces discordantes non pas pour les réconcilier, mais pour les canaliser vers les nombreuses possibilités d’une transformation sociale tant créatrice que destructrice. Il y a bien plus en jeu ici que de simples intérêts de classes. Toutefois, l’urbanisation capitaliste présuppose la possibilité de mobilisation du processus urbain au profit de configurations à même de favoriser la perpétuation du capitalisme. Comment cela ? La réponse abrégée consiste tout simplement à dire que les choses ne se passent pas nécessairement ainsi. La forme de l’organisation urbaine que le capitalisme implante ne s’adapte pas nécessairement à tout ce que le mode de production lui impose, et ce, pas plus que la conscience individuelle ou collective ne se résume à une lutte des classes simple et polarisée.

Tels sont les dilemmes qui se cachent dans les stratégies de survie urbaine dans la transition post-keynésienne. La volonté de produire des excédents à un endroit dépend de la capacité d’en réaliser et d’en absorber à un autre. La mobilisation d’excédents par le biais de fonctions de prise de décision présuppose qu’une production devant faire l’objet de prises de décision existe. La stabilité d’ensemble du capitalisme dépend de la cohérence de ces intégrations. Cependant, les alliances de classes dans le cadre de l’urbain (même lorsqu’elles sont elles-mêmes organisées de manière cohérente) ne prennent pas forme et ne font pas stratégie sur la base de questions de coordination aussi générales. Elles entrent en luttes les unes avec les autres pour défendre le mieux possible leurs propres actifs de bases et pour préserver leur pouvoir d’appropriation par tous les moyens. Certes, le capital financier et des grandes entreprises, et dans une moindre mesure, la force de travail, se déplacent entre les entités urbaines (faisant ainsi la vulnérabilité permanente des alliances de classes dans le cadre de l’urbain). Ce qui ne garantit en rien une évolution urbaine parfaitement adaptée aux exigences du capitalisme. Ceci fait simplement apparaître la tension constante entre les divisions sociales et spatiales de la production, de la consommation et du contrôle.

La concurrence interurbaine est donc un déterminant important de l’évolution du capitalisme et joue un rôle fondamental (comme je l’ai montré dans le chapitre 5) dans son développement géographique inégal. Cette concurrence pourrait être perçue comme potentiellement harmonieuse si Adam Smith avait eu raison de penser que grâce à la main invisible du marché, l’égoïsme, l’ambition et les calculs à court terme de chacun ont vocation à être à l’avantage de tous au bout du compte. Mais là encore, c’est la critique impitoyable que Marx fit de cette thèse qui a le dessus. Plus la main invisible de la concurrence interurbaine est parfaite, plus s’agrandit l’inégalité entre capital et travail sur fond d’instabilité croissante du capitalisme. Sur le long terme, le renforcement de la concurrence n’éloigne pas de la crise capitaliste ; il y mène.

Qu’est-ce donc que la transition post-keynésienne et vers quoi s’oriente-t-elle ? Il n’y a pas de réponse automatique à cette question. Les lois du mouvement capitaliste suivent la trace des contradictions contraignant le capitalisme à évoluer, mais elles n’en dictent pas les chemins. Notre géographie historique reste de notre responsabilité. Mais les conditions dans lesquelles nous cherchons à construire cette géographie sont toujours fortement structurées et contraignantes. Du seul point de vue de la concurrence interurbaine, par exemple, (et il faut reconnaître qu’il s’agit là d’une simplification abusive que je n’essayerai même pas de justifier) nombreux sont les indices de l’accentuation du déséquilibre temporel sur fond de développement géographique inégal soumis à de rapides mouvements de va-et-vient marqués par des phénomènes de dévaluations sporadiques géographiquement circonscrits, eux-mêmes accompagnés de sursauts d’accumulation géographiquement circonscrits et encore plus sporadiques. Les exemples, en l’occurrence, ne manquent pas. Aux Etats-Unis, les villes du Sun Belt qui connurent des succès éclatants au moment du boom énergétique après 1973 sont maintenant en crise à chaque fois que baisse le prix du pétrole ; Houston, Dallas et Denver, autrefois en pleine expansion, sont aujourd’hui confrontées à de graves difficultés. Des hauts lieux de la haute technologie comme la Silicon Valley virent rapidement au cauchemar pendant que New York, au bord du gouffre au début des années 1970, se met d’un seul coup à gagner des fonctions de prise de décision et même des emplois industriels à main-d’oeuvre bon marché tournés vers le marché local. Voilà le genre de revers de fortune susceptible d’avoir lieu en cas de renforcement de la lutte interurbaine pour la mobilisation, la production, l’appropriation et l’absorption de surplus.

Mais existe-t-il des indicateurs plus larges ? Aux Etats-Unis, l’accent mis sur le contrôle et la consommation met la question de l’appropriation au premier plan, devant la production, ce qui, sur le long terme, crée de graves dangers géopolitiques dès lors qu’un nombre croissant de villes deviennent des centres du mercantilisme dans un monde où les possibilités de production rentable se rétrécissent. Ce type de combinaison fragile, au niveau de l’Etat nation, fut directement responsable des modes de répartition déséquilibrés du développement géographique inégal caractéristique de la grande période de l’impérialisme.

Et c’est encore ce type de tension que l’on retrouve à la racine des deux guerres mondiales. Cependant, la recherche de possibilités de production rentable dans un environnement de concurrence renforcée entre les entreprises, les régions urbaines et les nations signale des transitions rapides dans les conditions socio-ethniques et organisationnelles de production et de consommation. Ce qui laisse augurer des remises en cause de toutes les structurations cohérentes accomplies dans le cadre de l’économie urbaine, de dévaluations significatives de nombre d’actifs infrastructurels physiques et sociaux qui y ont été construits, et de l’instabilité menaçant les alliances de classes dirigeantes.

Cela implique aussi la destruction de nombreux savoir-faire traditionnels du monde du travail, la dévaluation de la force de travail et l’affaiblissement de fortes cultures de reproduction sociale. Ramener le Tiers monde chez soi n’est pas une manoeuvre évidente du point de vue de l’urbanisation d’inspiration keynésienne. Il y a ici quelqu’ironie à ce qu’en s’engageant un peu trop rapidement sur cette voie, le principe de crise inscrit dans le capitalisme passe à nouveau pour un problème de sous-consommation.

Qu’en est-il alors des possibilités de transition vers un autre mode de production et de consommation ? A un moment où la lutte pour la survie au sein du capitalisme domine la pratique politique et économique comme la conscience, il devient plus difficile encore d’envisager une rupture radicale et la construction d’une alternative socialiste. Et pourtant, les incertitudes et instabilités de la période (pour ne rien dire de la menace de dévaluation massive et de destruction dans le cadre d’une réorganisation interne, de confrontation géopolitique et d’effondrement politico-économique) rendent la question plus cruciale que jamais.

L’alternative ne saurait cependant se construire à partir d’un quelconque et irréel modèle clefs en main. Elle doit être patiemment retravaillée sur la base des transformations de la société telle que nous la connaissons et en tenant compte de ses formes particulières d’urbanisation. L’étude de l’urbanisation du capital montre les possibilités et les contraintes nécessaires que rencontre la lutte pour cet objectif. La géographie historique du capitalisme a profondément contribué à donner forme à des paysages physiques et sociaux. Ces paysages forment aujourd’hui les ressources et les forces productives créées par l’humanité et reflètent les rapports sociaux dont il faudra extraire des configurations socialistes. Le développement géographique inégal du capitalisme peut au mieux être lentement modifié et la maintenance des configurations spatiales existantes (si prépondérantes dans la reproduction de la vie sociale telle que nous la connaissons) implique la poursuite de la structuration et de la répétition des espaces de domination et de soumission, de privilèges et de privations. La question absolument centrale est de savoir comment sortir de cette logique sans détruire la vie sociale. L’urbanisation du capital nous emprisonne de mille et une manières. Tel le sculpteur, nous sommes nécessairement limités par la nature du matériau dont nous tentons de tirer de nouveaux contours, de nouvelles formes. Et il nous faut reconnaître que le paysage physique et social du capitalisme tel qu’il se structure dans sa forme particulière d’urbanisation, contient toutes sortes de défauts cachés, d’obstacles et de préventions hostiles à la construction d’un socialisme idéalisé.

Mais le capitalisme est aussi destructeur, lui-même perpétuellement en révolution, maintenant un équilibre précaire entre des valeurs et des traditions qui lui sont propres et que nécessairement, il détruit pour offrir de nouvelles possibilités d’accumulation. Ce qu’Henry James appelait « le sacrifice réitéré pour le profit pécuniaire » fait de l’urbanisation du capital un processus étonnamment ouvert et dynamique.

L’urbain, comme Lefebvre [13] se plaît souvent à le dire, est le lieu de l’inattendu ; une multitude de possibilités y sont en latence. La question est de comprendre ces possibilités et de se doter des instruments politiques que leur exploitation nécessite. Les tactiques de la lutte des classes doivent se montrer aussi fluides et dynamiques que le capitalisme lui-même. Aux Etats-Unis par exemple, le passage à un style d’urbanisation plus soumis aux exigences des grandes entreprises dans la période de transition post-keynésienne, ouvre un espace dans lequel les mouvements en faveur d’un socialisme municipal sont plus à même de trouver leur place pour constituer la base d’une lutte politique plus large. Mais pour pouvoir se saisir de cette opportunité, une transition radicale est nécessaire dans les politiques urbaines américaines qui doivent renoncer aux fragmentations pluralistes pour aller vers des choix relevant de la conscience de classe. Les obstacles que ce processus rencontre, comme je l’ai montré dans Consciousness and the Urban Experience, sont de taille précisément parce qu’ils sont inscrits en profondeur dans les structures mêmes du capitalisme contemporain.

L’individualisme de l’argent, la conscience de la famille et de la communauté, le chauvinisme de l’Etat et des autorités locales font concurrence à l’expérience des rapports de classes sur le lieu de travail et créent une cacophonie d’idéologies discordantes que nous intériorisons tous à des degrés divers. Mais même à présupposer que c’est la conscience de la classe qui domine dans les rivalités complexes de mouvements sociaux urbains, une autre dimension de la lutte doit être prise en compte. On remarque, par exemple, que dans les pays européens où le socialisme municipal a déjà remporté des victoires et où des orientations politiques sont clairement adoptées sur une base de classe, le pouvoir des grandes entreprises, point d’appui de l’alliance de classes dans le cadre de l’urbain, s’érode et cède la place à l’Etat nation qui permet à la bourgeoisie de rester aux commandes plus facilement ; la distribution des pouvoirs entre région urbaine, Etat et organes multinationaux, est elle-même le résultat de la lutte de classes. La bourgeoisie essaiera toujours d’éloigner l’autorité, les pouvoirs et les fonctions des espaces qu’elle ne contrôle pas pour les installer là où son hégémonie est incontestée. La tension entre ville et Etat, que Braudel [14] juge si importante dans sa description de l ’émergence du capitalisme, est toujours d’actualité. Elle mérite une attention plus grande dès lors qu’elle fait partie à part entière des processus de luttes de classes entourant la question de la survie du capitalisme et la production du socialisme. Le capitalisme a survécu non seulement grâce à la production de l’espace, comme nous le dit Lefebvre, mais aussi grâce à la maîtrise du contrôle sur l’espace ; et ceci reste vrai tant au niveau des régions urbaines qu’au niveau de l’espace global de la dynamique capitaliste.


L’urbanisation du capital n’est qu’un élément dans un ensemble complexe de problèmes auxquels nous nous trouvons confrontés dans notre recherche d’une alternative au capital. Mais il s’agit d’un élément vital. Comprendre comment le capital s’urbanise et les conséquences de cette urbanisation est une condition nécessaire à l’élaboration de toute théorie de la transition vers le socialisme. Dans le paragraphe de conclusion de Social Justice and the City, j’écrivais ceci :
« Un urbanisme authentiquement humanisant reste à inventer. C’est à la théorie révolutionnaire de trouver la voie conduisant d’un urbanisme fondé sur l’exploitation à un urbanisme conçu pour l’espèce humaine. Et cette transformation reste de la responsabilité de la pratique révolutionnaire ».

L’objectif n’a pas changé. Mais il vaudrait la peine de l’inscrire dans une perspective plus vaste. Un mouvement qui lutte pour le socialisme sans se poser la question de l’urbanisation du capital et de ses conséquences est d’avance condamné à l’échec. La construction d’une forme d’urbanisation proprement socialiste est aussi nécessaire à cette transition vers le socialisme que l’émergence de la ville capitaliste le fut pour la survie du capitalisme. Penser les voies de l’urbanisation socialiste revient à énoncer les conditions de l’alternative socialiste elle-même.

Et c’est l’objectif que doit se fixer la pratique révolutionnaire.


David Harvey

L'URBANISATION DU CAPITAL
P.U.F. | Actuel Marx
2004/1 - n° 35

Traduit de l’anglais par Thierry Labica


NOTES

1. Gramsci A., 1971. Selections from the Prison Notebooks. Trans. and ed. Q. Hoare and G. N. Smith. London.

2. Harvey D., 2000. The Limits to Capital. Londres, Verso. Chap. 10.

3. Harvey D., ibid., Chap. 10

4. Harvey D., ibid., Chap. 10

5. Walker R. A., 1976. The Suburban Solution. PH. D. diss.. Department of Geography and Environmental Engineering. John Hopkins University. Baltimore ; Walker R.A., 1981. « A Theory of Suburbanization ». In Urbanization and planning in capitalist society. Ed. M. Dear and A. Scott. New York.

6. Harvey D., 1985, Consciousness and the Urban Experience, Oxford, Basil Blackwell, chap. 5.

7. Smith N., 1990. Uneven Development : Nature, Capital and the Production of Space. Oxford, Basil Blackwell.

8. Massey D. and R. Meegan, 1982. The Anatomy of Job Loss. London,
Routledge.

9. Goodman R., 1982. The Last Entreprneurs. Cambridge MA, South End
Press.

10. Cohen R., 1981. « The new international division of labor, multinational corporations and urban hierarchy ». In Urbanization and urban planning in capitalist society. Ed. M. Dear and A. Scott. New York.

11. Friedmann J. and G. Wolff, 1982. « World city formation : An agenda for research ». In International Journal of Urban and Regional Research 6, pp. 309-44.

12. Berman M., 1982. All That is Solid Melts into Air. New York, p. 100.

13. Lefebvre H., 1974. La production de l’espace. Paris.

14. Braudel F., 1979, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, Paris, Armand Colin.

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