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CHYPRE, Varosha Ville Interdite

Varosha : Ville morte depuis 1974


En 1960, Chypre devient une république indépendante, membre de l’ONU et du Commonwealth. Le Royaume-Uni, la Turquie et la Grèce deviennent les États garants de l'équilibre constitutionnel. Le traité de garantie accorde, en particulier, un droit d'intervention militaire, sous certaines conditions, aux trois puissances garantes, pour rétablir l'ordre constitutionnel si celui-ci venait à être modifié.


Suite à la dictature des colonels qui se met en place en Grèce, de nombreux opposants politiques se réfugient à Chypre. Le 15 juillet 1974 la garde nationale dirigée par des officiers grecs lance une tentative de coup d’État contre le président chypriote, l'archevêque Makarios avec l'aide du groupe armé de l'EOKA B. Le 20 juillet, la Turquie intervient militairement prétextant la protection des intérêts de la communauté turque de l'île. Cette intervention militaire, justifiée par l'existence d'un traité de garantie de la Constitution de 1960, devait rétablir l'ordre constitutionnel dans l'île. Au lieu de cela, et bien que le coup d'État ait échoué en moins de dix jours, l'invasion turque fut maintenue coupant l'île en deux.


Les traits bleus représentent la zone sous contrôle de l'ONU


Depuis 1975, le territoire de la République de Chypre couvre la partie sud de l’île, c’est-à-dire les deux tiers de sa superficie totale. Cette partie du pays compte 780 500 habitants dont 94,9 % des habitants sont d’origine grecque, 0,3 % d’origine turque et 4,8 % d’origine arabe maronite ou arménienne. Les plus grandes villes sont Nicosie-Sud (166 000 habitants, côté grec), Limassol (143 400), Larnaka (64 000) et Paphos (34 200). La République turque de Chypre [Kuzey Kibris Türk Cumhuriyeti] couvre la partie nord de l’île, c’est-à-dire le tiers de sa superficie totale. Cette partie du pays compte 265 100 habitants dont 97,7 % des habitants sont d’origine turque, 2,1 % d’origine grecque et 0,2 % d’origine arabe maronite ou arménienne. Les plus grandes villes sont Nicosie-Nord (côté turc), Famagouste, Lefke et Kyrenia.


United Nations Buffer Zone : la Green Line


L'île est séparée d'est en ouest par une zone démilitarisée et contrôlée par l'ONU : the United Nations Buffer Zone. Une large bande qui occupe environ 3 % de la surface de l'ïle et surveillée par les soldats de l'ONU  ; des deux côtés de cette zone, les armées chypriotes et turques ont installé des barrières, des murs, des barbelés et des postes de garde. Seuls quelques rares passages sont ouverts entre les deux entités, deux passages piétonniers à Nicosie, et quatre passages routiers répartis sur la frontière et permettant de communiquer via d'anciens axes routiers. Appelée, the Green Line, elle doit son nom au tracé, à peu près identique, réalisé au crayon vert par un général britannique, responsable de la mission d’interposition dans les années 1960, lors des premiers affrontements.


La zone tampon  est sévèrement surveillée par les casques bleus et les soldats des deux armées de part et d'autre, mais l'ONU autorise les autochtones à l'utiliser, sous certaines conditions. Il s’agit, d’abord, d’utilisations à basse intensité : sa marginalisation en fait une zone où la pratique de la chasse devient très fructueuse, car le gibier peut se fixer et se multiplier mieux qu’ailleurs dans cette bande de terrains peu habités, peu fréquentés et entièrement à l’écart aujourd’hui des grands axes de circulation routière ; elle acquiert, d’autre part, des qualités écologiques propices à une apiculture très productive car,  les agriculteurs qui y opèrent, tenant compte que leur avenir est hasardeux, sont rarement enclins à y dépenser beaucoup d’engrais, d’herbicides ou de pesticides ; la zone est restée également un domaine d’élevage de brebis et de chèvres sur des parcours de type traditionnel : friches, chaumes et terres incultes, qui suffisent à assurer une production laitière largement consommée hors de la zone. Deux formules d’utilisation agricole à forte intensité sont enfin représentées dans la zone tampon. D’abord des cultures maraîchères, pratiquées en hiver pour répondre aux sollicitations du marché de Nicosie; à cela s’ajoutent quelques vergers d’agrumes, souvent récents. Une autre filière agricole à forte intensité, moins classique celle-ci, est représentée par des élevages hors sol de bovins : élevage laitier dont le lait est contractuellement livré aux coopératives ou aux laiteries industrielles du reste de l’île pour être conditionné ou transformé ; ces élevages livrent aussi à la boucherie des veaux de lait, des génisses et des taurillons.


Nicosie

Depuis l’invasion turque, la capitale est divisée en deux, chacune des parties étant le chef-lieu d’une entité politique différente : la partie nord, pour la République turque de Chypre du Nord et la partie sud, pour la République de Chypre. Ses deux entités sont séparées par la « ligne verte», une zone démilitarisée contrôlée par l'Organisation des Nations unies. À Nicosie, cette ligne est matérialisée par l'existence d'un mur, semblable au mur de Berlin, agrémenté de plusieurs checkpoints.

Plan de la ville historique de Nicosie

Plan de Nicosie et de la United Nations Buffer Zone

En marchant au hasard des rues de la vieille ville, on finit toujours par tomber sur un mur, sur des sacs de sable, des barils vides interdisant le passage, gardé par un casque bleu. Lidras Street, l’artère piétonnière et commerçante qui traverse la cité du sud au nord, bute sur le poste d’observation de l’ONU. Juste en dessous, des photos agrandies et un texte rappellent les événements de 1974. Les drapeaux se font face : chypriote grec d’un côté, chypriote turc de l’autre. Mais malgré ceci, des multiples signes de détente, de lassitude et des velléités commerciales semblent conduire vers une réconciliation. Les Chypriotes grecs ont commencé à abattre le mur le 8 mars 2007, ainsi la rue Ledra est rouverte à la circulation depuis le 3 avril 2008.

Pour la franchir à pied, il faut faire le détour par le check-point du Ledra Palace, à l’ouest de la ville, en longeant les remparts. Le palace en question n’a plus rien d’un hôtel luxueux. Cette imposante bâtisse a à peine meilleure allure que les bâtiments voisins, criblés de balles, partiellement détruits, envahis par la végétation. Dans ce décor bordé de palmiers passent des casques bleus en VTT, des Chypriotes turcs qui travaillent côté grec. Au bout de quelques centaines de mètres, un guichet et deux officiers : pas de question, pas de fouille, juste le passeport qu’il ne faut surtout pas faire tamponner, auquel cas les autorités chypriotes grecques ne vous permettraient pas de revenir. Une petite feuille volante tient lieu de laissez-passer, qui n’est plus limité à la journée.

Au nord, la vie paraît plus sommaire, les véhicules plus archaïques, les constructions moins entretenues, les magasins plus désuets. Tout rappelle que le niveau de vie est ici trois fois inférieur à celui du Sud. Mais de parole d’archéologues chypriotes (des deux bords), le Nord recèle davantage de richesses culturelles et historiques. L’Europe Café étale, à quelques mètres de la ligne verte, ses tables en plastique et son espoir d’Europe, d’ouverture, d’une réunification sans cesse repoussée.  Rien d’officiel,  la CEE s'y emploie mais les politiques turcs et chypriotes mettent plus de temps que les peuples à se faire à l’idée et à en négocier les conditions. 


Famagouste / Varosha

Famagouste, ville vénitienne fortifiée eut, pendant son heure de gloire, un rayonnement fabuleux. Mais sa chute ne fut pas moins spectaculaire. En septembre 1570, une armée de 250 000 hommes, placée sous les ordres de Lala Mustafa, assiégeaitles Vénitiens, au nombre de 5 000. En dépit de la disparité des forces en présence, le siège de Famagouste dura onze mois: la ville fut alors le théâtre d'un véritable carnage.

Sous les nouveaux souverains, la vieille ville de Famagouste ne fut pas reconstruite, mais au contraire - avec le concours d'entrepreneurs diligents - démontée pierre par pierre et transportée par bateaux, sous forme de pierres de taille équarries, de colonnes et de piliers, comme matériau de construction vers les villes de Port-SaÏd, Alexandrie et Suez. Ce qui subsiste de l'ancienne Famagouste a abrité jusqu'à ce jour la population turque de la ville. La population grecque a, elle, jusqu'en 1974, vécu dans la Famagouste moderne, désignée du nom de Varosha (faubourg), établie sur une des plus belles plages d'Europe.  Liz Taylor, Raquel Welch,  Brigitte Bardot feront la célébrité de Varosha : une station balnéaire où se presse la jet-set.  Le tourisme de masse n’a pas encore apprivoisé l’avion et Varosha, banlieue cossue de Famagouste, aligne les étoiles par rangée de cinq.




Extraits de Varosha, de Lionel Ruffel

Le sable des plages de la ville n'a aucun équivalent en Europe. Sa blancheur et sa finesse sont admirables. Blancheur et finesse sont devenues essentielles dans un monde post-touristique. Varosha offrait ainsi ce qu’on ne trouve que dans les îles lointaines. A quelques heures des capitales européennes, il existait un « paradis » d’or blond. Le front de mer s’est développé pour être au plus près du sable, les hôtels étaient construits sur la plage et Varosha était la perle post-touristique de Chypre. Elle l’est toujours, mais pour d’autres raisons.

Le 16 août 1974, l’armée turque entre dans Varosha. Elle s’attendait peut-être à rencontrer la résistance de ceux qui l’habitaient. Les militaires trouvèrent une ville abandonnée, offerte, qui dès lors devenait la plus précieuse des monnaies d’échange. La ville touristique luxueuse ne laissait pas indifférent qui offrirait à la future « République turque de Chypre nord » de substantiels revenus. Les militaires en référèrent aux hommes politiques. Que faire de cette ville qu’on ne désirait pas vraiment ? Que faire de cette ville qui s’étendait au-delà de la ligne
fixée par le commandement ? Elle était là, riche, moderne, abandonnée.

Il fut décidé qu’elle serait close pour pouvoir être négociée au moment opportun. Ce moment ne vint jamais. Il y eut plusieurs tentatives mais toutes échouèrent. Varosha demeure cette aberration qui exemplifie le problème chypriote.




Si la division est douloureuse pour les deux communautés, elle est depuis trente ans « normalisée ». Mais Varosha n’appartient pas au domaine de la raison. La frontière de Dherinia est sismique car jamais la clôture de Varosha ne fut acceptée. Si la ville était occupée, si Varosha, transformée par trente ans d’occupation turque vivait encore, seule cette vie et l’espoir de la retrouver compteraient. Mais Varosha est morte, le « crime » est inéluctable, impardonnable. Varosha ne sera jamais ranimée, elle a rejoint l’histoire des villes disparues.





Une autre « solution » de partage aurait pu être imaginée. La vieille Famagouste, son port, sa muraille vénitienne, ses églises, son ghetto (où on parquait cette population de seconde zone qu’était devenue la communauté chypriote turque) auraient pu rester « turcs », de même que la nouvelle ville qui se serait construite à l’est. L’ouest de la vieille ville, Varosha, aurait été « grecque » (chypriote grecque). Une ligne verte, comme à Nicosie, aurait séparé les deux états. Mais la ligne verte a été repoussée de quelques kilomètres à peine, peut-être deux, plaçant Varosha dans la zone occupée. Pourquoi n’avoir pas accepté de la restituer à l’état chypriote ? Pourquoi n’avoir pas permis aux habitants d’y retourner ? A ces questions, qu’ils posent inlassablement, les chypriotes grecs n’envisagent qu’une réponse : la cruauté. La guerre est acceptable, la division concevable, mais la cruauté ne tolère aucun pardon. Probablement les réponses sont-elles beaucoup plus complexes. Mais pour beaucoup, Varosha s’offre comme le squelette d’un enfant mort que l’ennemi a cloué sur sa porte.

Lionel Ruffel










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http://laboratoireurbanismeinsurrectionnel.blogspot.com/2011/10/murs-et-chekpoint.html



SOURCES
Pierre-Yves Péchoux
La zone tampon ou buffer zone des nations unies à Chypre
P.U.F. | Guerres mondiales et conflits contemporains
2002/1 - n° 205

Site officiel de Unficyp / ONU

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