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CHINE : Patrimoine et Embourgeoisement

Beijing, hutong, Photo : Ambroise Tézenas 

La presse occidentale, de droite comme de gauche, friande de faits divers tapageurs et de résumés prodigieux, publie régulièrement des articles faisant état d'expulsions forcées et de destructions massives des quartiers anciens : le cliché du vilain vénal investisseur soudoyant les méchants fonctionnaires, avec l'approbation des plus horribles et hautes autorités, pour expulser les gentils habitants est par trop caricatural.



La réalité est, bien sûr, plus complexe et offre une infinie variété de situations -dramatique ou heureuse- selon les villes, voire les quartiers de ville. Il est ainsi bien présomptueux ou erroné d'échafauder des critiques et de les appliquer à l'ensemble des villes du territoire – qui concentrent environ 50 % de la population- sur l'exemple de faits divers survenus dans plusieurs villes.
Les critiques étrangers -spécialisés ou non dans la chose urbaine- expliquent, de manière intelligente, la difficile situation des conditions d'habitat des citadins par la complaisance et le laisser-faire de l'Etat, la corruption des politiciens, et bien sûr, l'avidité des groupes financiers et autres spéculateurs opérant dans le domaine de l'immobilier. Mais, à cela, il convient d'ajouter d'autres acteurs, dont le yehsu, le petit propriétaire, la nouvelle classe sociale apparue avec la nouvelle économie « socialiste » qui joue un rôle tout aussi fondamental ; tout autant que les habitants, le silence des intellectuels pendant une longue période – outre la censure de l'Etat [les urbanistes sont peu contraint à la censure et dénoncent régulièrement les plus grands scandales] -, et d'une manière générale, l'inculture du peuple et des élites en matière d'urbanisme et d'architecture. Caractéristiques et mêmes acteurs que l'on retrouve en Europe après la seconde guerre mondiale et qui ont procédé de la même façon. A ce propos d'ailleurs, les architectes européens, qui dans leur pays prônent le respect du cadre bâti ancien, peuvent en Chine, adopter une attitude tout à fait opposée à ce principe et sinon approuver, mais accepter les opérations de démolition / reconstruction. 

Beijing, Photo : Ambroise Tézenas

LES QUARTIERS HISTORIQUES DE BEIJING

Pour beaucoup d'occidentaux en visite à Beijing, le patrimoine urbano-architectural de la capitale est communément définie par sa richesse historique et culturelle, datant de l'époque des Ming (1368-1644) et des Qing (1644-1911). Il s'agit de monuments et d'édifices civils, militaires ou religieux dont le nombre et la qualité de préservation suscitent un intérêt immédiat ; et qui sont le plus généralement inscrit dans des ensembles urbains historiques composés de ruelles étroites (hutong) et de maisons à cour carrée (siheyuan) caractéristiques du vieux Beijing.


A l'origine
Les hutong ont été construits historiquement à l'intérieur des deux murailles qui protégeaient Beijing. La première entourait la « Cité intérieure » qui abritait aussi la « Cité interdite ». On y trouvait des ministères, universités, académies, temples, bâtiments administratifs, ainsi que des résidences de princes, de hauts dignitaires du régime et celles du personnel indispensable à l'administration de l'empire et à sa protection militaire. Cette muraille se situait à l'emplacement actuel du deuxième périphérique de la ville. Les hutongs remarquables se concentrent ici, des deux côtés est et ouest du Palais impérial, le long des rues, où la plupart des habitants étaient des membres de la famille impériale et des nobles. La seconde enceinte, plus au sud, protégeait la « Cité extérieure » où étaient situés de nombreux commerces, boutiques d'artisans, établissements de loisirs, résidences de fonctionnaires et militaires, mais aussi le temple du Ciel et son parc impérial. Quant aux ordinaires et étroites hutongs où habitaient principalement des commerçants et des gens du peuple, elles se trouvent dans les parties sud et nord de la ville, loin du Palais impérial.
Principe d'un siheyuan "riche"

Les siheyuans sont les principales constructions dans les hutongs. La taille et la qualité des siheyuans varient selon les différents statuts sociaux de leurs propriétaires. Les siheyuans des hauts fonctionnaires ou des commerçants riches sont grands et sophistiqués, richement ornées et liées par des galeries, disposant de jardins. A l’époque réservées aux familles nobles, ces habitations offraient confort et tranquillité à leurs habitants tout en les protégeant des redoutables tempêtes de sable. La disposition des lieux était rigoureusement codifiée. Le chef de famille occupait le bâtiment sud, tandis que sa progéniture logeait dans les deux ailes de la résidence. Les pièces orientées au nord étaient, elles, traditionnellement réservées à l'étude, au logement des serviteurs ou aux réserves. On pouvait juger de la richesse d'une famille au nombre de cours qui composaient la résidence. Les siheyuans des gens du peuple sont petits et simples. La porte est étroite et les murs bas.

Principe d'un siheyuan "modeste"

Avant l'ère Mao

Au fil des siècles, et notamment après la première révolution industrielle, les quartiers historiques connaîtront de vastes destructions, les petites et moyennes industries, les entrepôts, les zones d'activité s'implanteront au hasard dans ces ensembles urbains. Une étude de S. Chenivesse rapporte qu'en 1933, dans le prologue de leur livre au titre fort significatif, In search of Old Peking, L. С. Arlington et W. Lewisohn déploraient comme une tragédie la disparition de tout un héritage artistique et culturel depuis la chute de la dynastie mandchoue, en 1911. Leurs mots font étrangement écho à la réalité actuelle : « Sous le couvert de l'indifférence des Chinois eux-mêmes, et notamment celle des autorités, envers les monuments historiques dont Pékin est si riche, le vandalisme et la négligence ont pris un tel essor qu'à plusieurs occasions, les constructions et les monuments historiques ont disparu alors même que les auteurs étaient encore en train de les décrire ». Leur livre se présente en partie comme un requiem dédié aux « anciens palais convertis en restaurants ou maisons de thé modernes, aux temples célèbres détournés en stations de police, aux arbres séculaires transformés en bois de chauffage », à une civilisation dont la quintessence s'exprimait dans l'ancienne cité de Pékin. A l'époque de la République de Chine (1912-1949), Beijing se développe et sa population augmente, les hutongs seront progressivement partagés par plusieurs familles, faute de logements disponibles. Les hutongs connaissent alors une première sur-population.

La République populaire de Chine de Mao Zedong

En 1949, alors que les communistes entrent dans la ville, la splendeur encore visible de Pékin, témoin gênant d'un ordre féodal révolu, voit ses traces séculaires menacées. Malgré la bataille héroïque du grand architecte Liang Sicheng qui prônait l'installation des bâtiments de la nouvelle bureaucratie centrale à l'extérieur des enceintes de Pékin, la ville sera redessinée à l'image de la « Chine nouvelle ». Dès 1954, elle reçoit sa première grande onde de choc avec la destruction de ses magnifiques mais encombrantes murailles. Pendant les 10 années de la «Révolution culturelle », un grand nombre de précieux vestiges historiques et culturels ont été détruits. Tout ce qui évoquait le passé et les traditions étaient destiné à disparaître. Cela étant, de 1950 à 1980, faute de moyens financiers conséquent, le projet de transformation de Pékin a peu avancé, en dépit de la destruction de quelques-uns de ses plus beaux monuments.

Beijing, hutong, 1972, extrait documentaire M.Antonioni, Cina
Beijing, hutong, 1972, extrait documentaire M.Antonioni, Cina
Beijing, 1972, extrait documentaire M.Antonioni, Cina
Beijing, hutong, 1972, extrait documentaire M.Antonioni, Cina
Beijing, 1972, extrait documentaire M.Antonioni, Cina
Beijing, cour intérieure d'un siheyuan, 1972, extrait documentaire M.Antonioni, Cina
Beijing, cour intérieure d'un siheyuan, 1972, extrait documentaire M.Antonioni, Cina
Beijing, 1972, extrait documentaire M.Antonioni, Cina


La libéralisation de l'économie

Mais si nombre d'édifices seront détruits, les hutongs au contraire seront préservés en très grande partie, et ce n'est que véritablement qu'à l'avènement du capitalisme « socialiste » que de nombreux hutongs disparaîtront sur l'autel du profit. Depuis 1992, avec le passage de la Chine d'une économie planifiée à une économie de marché, le centre ville est devenue un enjeu financier irrésistible pour les promoteurs immobiliers. Selon la Société d'Urbanisme de Beijing, en 1949, Beijing comptait près de 3050 hutongs, tandis que vers la fin des années 1980, 2250 demeuraient. Vingt années plus tard, on estimait leur nombre à moins de 1000, la plupart ayant souffert de la proximité de nouvelles hautes tours d'habitations ou de bureaux.


Beijing, Photo : Ambroise Tézenas
Beijing, Photo : Ambroise Tézenas


Le patrimoine


La question de la destruction ou de la préservation de ces quartiers a depuis longtemps largement dépassée les frontières du pays et c'est bien l'ensemble des observateurs étrangers, opérant dans le domaine de l'urbanisme et de l'architecture, qui s'élève d'une seule voix contre les destructions massives qui depuis la libéralisation de l'économie font tabula rasa. Le développement économique et l'urbanisation rapide de la capitale chinoise -entraînée pour un temps par les Jeux Olympiques-, sont ainsi considérés comme une menace à la protection de son patrimoine historique, et ils dénoncent les destructions systématiques qui font place à des constructions modernes, sans qualité. Beaucoup de critiques et notamment étrangers pensent qu'il s'agit d'une perte considérable pour la mémoire collective.


LES HABITANTS FACE À LEUR PATRIMOINE

Du point de vue des habitants de Beijing, la conservation de ces quartiers populaires anciens a oscillé entre deux positions : dans un premier temps, elle a considéré que ces habitations traditionnelles étaient parfaitement insalubres, sans confort et qu'il était nécessaire de procéder à leur destruction pour moderniser la capitale ; la seconde, contemporaine de la première, envisageait au contraire la préservation de ce patrimoine inestimable.

Le véritable bonheur d'un relogement !
La préservation des quartiers anciens était le plus souvent évoquée pendant quelques décennies comme une sorte de romantisme inutile, d'un retour à l'histoire contraire à la modernisation de la capitale et à la nécessaire amélioration des conditions de vie d'un grand nombre d'habitants. Nombre d'entre eux préféraient abandonner ces vétustes maisons traditionnelles pour un relogement dans un quartier moderne. Car en effet, les siheyuan, construites il y a plusieurs siècles, remaniées au fil du temps, sont dans leur plus grande majorité insalubres et sans confort. Un grand nombre ne disposent pas de sanitaires et ne sont pas connectées au réseau de chauffage urbain et plus grave, au tout à l'égout. Ces vieilles bâtisses sont particulièrement difficiles à vivre en hiver : l'humidité suinte des murs, les chauffer relève de l'exploit, faute d'isolation. La configuration architecturale des Siheyuan, des petites pièces ouvertes sur une cour, est elle-même peu pratique, difficile à vivre en hiver, et surtout lorsqu'elle est commune à plusieurs familles : l'intimité de chacun devient alors précieuse. De la même manière l'étroitesse des hutong rend le stationnement d'un véhicule à proximité de son habitation problématique.


Beijing, siheyuan, 2010, photo : yul akors
Beijing, siheyuan, 2010, photo : yul akors
Beijing, wc public, 2010, photo : yul akors
Beijing, hutong, 2010, photo : yul akors
Beijing, 2010, photo : yul akors
Beijing, 2010, photo : yul akors

Une réhabilitation est, pour la grande majorité des siheyuan, difficile, du fait de l'état des constructions, de leur affaissement dans le temps, de leur imbrication les unes aux autres et de leurs transformations/dégradations successives. Dans certains cas, les cours ont été construites, de même des extensions bricolées en hauteur. D'une manière générale, les siheyuans d'aujourd'hui n'ont guère conservés leur apparence générale et leur espace intérieur d'origine du fait des aménagements de confort ajoutés, chauffage, cuisine, toilettes et salle de bains. En outre, le coût excessif d'une réhabilitation, pour un particulier disposant d'un revenu moyen interdit ce genre d'entreprise.

De fait, pendant de nombreuses années, nombre d'habitants jugeaient préférables d'un déménagement. L'enjeu pour eux était non pas de s'opposer à une destruction mais d'obtenir des compensations suffisantes, soit un par un relogement soit par une somme d'argent conséquente. Les mouvements de protestation qui surgissaient périodiquement dans les vieux quartiers destinés à la démolition étaient centrés sur le montant de ces compensations, et non sur leur préservation.

Nous l'avons évoqué en introduction, la presse occidentale publie régulièrement des articles dénonçant les cas d'extrême violence faites aux habitants expulsés sans préavis, sans dédommagement. En Chine co-existe une infinité de possibilités, de l'expulsion pure et simple sans indemnités à une compensation généreuse satisfaisant les habitants et les investisseurs. Car en effet, en dehors des programmes publics -rarissimes-, ce ne sont pas les autorités qui dédommagent mais les investisseurs qui peuvent, parfois, se montrer complaisant. Notamment les grands groupes de l'immobilier qui disposent de capitaux exceptionnels, de fortune considérable, qui privilégient la tranquillité et la rapidité plutôt que l'affrontement. Ainsi, dans certains cas, les investisseurs [les opérations d'urbanisme en Chine sont menées avec une grande rapidité] outre une corruption active et conséquente, dédommageaient aussi généreusement les habitants, enchantés de quitter ces antiques demeures.
Beijing, Photo : Ambroise Tézenas 
Beijing, Photo : Ambroise Tézenas
Beijing, Photo : Ambroise Tézenas
Beijing, Photo : Ambroise Tézenas

De tels élans de générosité sont très rares dans les grandes mégapoles et notamment à Beijing, Shanghai, où le prix du foncier dans les quartiers centraux atteint des sommets. Par contre, cette pratique est couramment appliquée dans les villes moyennes. Dans les opérations d'urbanisme de grande échelle, dans les villes de la Province, une sorte de pacte ou de deal s'établit entre l'investisseur et les autorités municipales qui leur accordent -après de généreux dons- une liberté totale -y compris dans la démolition de quartiers- mais en compensation de construction d'équipements publics, d'infrastructures [routes, gares, etc.] et de logements sociaux. Ce qui n'est pas nouveau : de telles méthodes étaient en vigueur en Europe, et notamment en France, dans les années 1970 qui correspondent aujourd'hui, plus ou moins, à des opérations de PPP, Partenariat Public Privé.


Les petits propriétaires

Le petit propriétaire, le yezhu, nouvelle figure sociale est apparue en Chine avec la libéralisation de son économie. Avec des décennies de retard, la Chine connaît maintenant le petit propriétaire avide de s'enrichir, augmentant régulièrement -en contournant les lois- le loyer [à Beijing ou Shanghai, par exemple, les propriétaires, comme à Paris, peuvent exiger 1 an de caution], puis son patrimoine immobilier, privilégiant la location aux cols blancs, et se constituant en organisations -les comités de propriétaires-, défendant âprement leurs biens et leurs avantages. Car d'année en année, les propriétaires se sont progressivement organisés en comités de propriétaires qui se sont superposés aux anciens comités de quartier, devenus comités de résidents. Apparu pour la première fois en 1991 à Shenzhen, le comité de propriétaires est une organisation nouvelle dans la Chine urbaine. Conçue pour gérer les biens des copropriétés et les contrats avec les sociétés de gestion, cette instance de représentation des propriétaires au statut juridique en cours d’évolution devient non seulement un enjeu de pouvoir au sein des espaces résidentiels mais également le foyer d’innovations institutionnelles par les citadins. Or, aujourd'hui, les intérêts des petits propriétaires ne coïncident pas toujours avec les besoins des populations plus fragiles, et dans certains cas peuvent s'opposer. Un comité de propriétaires d'un quartier ou d'une résidence peut ainsi approuver certaines décisions de l'administration peu favorables aux simples locataires [montant de l'indemnisation, relogement, etc.]. Comme en Europe, ce sont davantage les classes moyennes qui sont les plus actives en matière de contestation et d'organisation d’actions variées que l’on peut classer selon trois catégories : les requêtes auprès des administrations (shangfang), les actions en justice, ainsi que les « événements à caractère de masse » (qunzhongxing shijian). Et comme en Europe, la solidarité entre les différentes classes sociales semble aujourd'hui être en panne.

Ainsi cette multitude de petits propriétaires joue un rôle tout aussi fondamental dans les situations d'inégalité spatiale, dans la nouvelle physionomie des villes, dans leurs reconfigurations spatiale et sociale amorcées depuis plus de deux décennies.


Patrimoine, embourgeoisement et tourisme

Les vieux quartiers historiques de Beijing connaissent le même sort que ceux des capitales européennes : après des années d'indifférence générale et de visions modernistes qui se sont traduit par la démolition pure et simple se profila un retournement complet des mentalités et la préservation du patrimoine urbano-architectural [c'est à dire les monuments et le tissu urbain] apparût comme préférable.


Beijing, réhabilitation, 2010, photo : yul akors
Beijing, siheyuan réhabilité, 2010, photo : yul akors
Beijing, hutong protégé, siheyuan réhabilité, 2010, photo : yul akors


L'histoire des centres villes historiques européens -Amsterdam, Bruxelles, Paris, Londres,etc.] n'est pas sans rappeler celle de Beijing d'aujourd'hui . Entre les deux guerres, Paris, par exemple, était alors considéré par les architectes modernes comme le Paris de la pénombre et de la poussière, le Paris du manque d'hygiène, et des quartiers miséreux, du chaos et de la pourriture. En 1925, Le Corbusier a prôné une chirurgie radicale entre la Seine et Montmartre : raser le centre de Paris devenu insalubre, construire à la place de hautes tours réunissant une très forte densité de population, et vider les quartiers autour pour n'y laisser que quelques monuments entourés d'espaces verts. Après la seconde guerre mondiale, les capitales européennes connurent alors une véritable frénésie destructrice, au nom de la modernisation. Certains quartiers populaires de Paris seront alors démolis [Montparnasse, Place d'Italie, etc.] ; les premières mesures pour la protection du patrimoine du ministre de la Culture André Malraux, seront mis en oeuvre en 1962 seulement.
Siheyuan 3D puzzle

Habiter dans une siheyuan est progressivement devenu un phénomène de mode, sans doute importé par les touristes et les nombreux expatriés internationaux qui préféraient, bien évidemment, se promener dans ces vieilles ruelles plutôt que dans les quartiers récents, jugeaient préférable d'habiter dans une maison individuelle traditionnelle disposant d'une cour ou d'un jardin, au centre d'une des plus grandes capitales mondiales : la demande des fonctionnaires, des plus fortunés, des provinciaux et des expatriés a considérablement augmentée et les prix avoisinent, aujourd'hui pour certains de la première enceinte, ceux des quartiers historiques des capitales européennes. Parallèlement, cette demande est renforcée par celle exercée par le commerce destiné aux touristes chinois et étrangers : les guest houses, les hôtels de luxe-de-charme, les restaurants, les bars « branchés », les boutiques d'artisanat, les galeries, etc., après s'être implantés sur les grands axes délimitant les hutongs, investissent maintenant le coeur de ces quartiers. De nombreux étrangers, sensibles au charme de ces antiques demeures ont d'ailleurs lancé le mouvement dont quelques aventureux pionniers français [guest house, restaurant, bar à vins, boucherie, etc.].
Beijing, restaurant siheyuan, 2010, photo : yul akors
Beijing, hotel siheyuan, 2010, photo : yul akors

Ainsi, après bien des années de destruction, le gouvernement de Beijing a progressivement assimilé le caractère de valorisation économique du territoire, à forte composante touristique. Cette politique urbaine s'est traduite par de nouvelles lois et règlements d'urbanisme qui au fil du temps, sont devenus très contraignant pour les projets urbains à l'intérieur de la première puis deuxième enceinte.
Beijing geo-tagger

Démolitions / Reconstructions

A cela s'ajoute une particularité bien chinoise, la démolition d'anciennes parties de quartier comprenant des maisons traditionnelles puis leur reconstruction à l'identique ou bien dans le style traditionnel ancien. Car en effet, la réhabilitation est non seulement plus coûteuse mais également techniquement difficile, l'état des constructions, leur fondation, leur imbrication, voire dans certains cas leur dégénérescence architecturale, ne permettent pas une réhabilitation.



Au sud, dans la « Cité extérieure », certains quartiers ont été presque intégralement reconstruits selon la tradition architecturale d'origine, et nombre de siheyuan y ont été restaurés. Les maisons possèdent maintenant des équipements modernes et sont aussi confortables que des appartements. Bien sûr, les loyers ne sont plus accessibles au plus grand nombre, comme c'est généralement le cas dans ce périmètre de la ville. À l'intérieur de la première enceinte, de nombreuses maisons traditionnelles ont été conservées, restaurées, et protégées en priorité. C'est le cas des siheyuan proches du lac Houhai, de Nanluoguxiang ou de Gulou, par exemple. Certaines sont accessibles au public et se visitent comme des musées ; d'autres n'offrent aux visiteurs que leurs murs de brique grise et leur porte d'entrée richement décorée. À l'intérieur de la seconde enceinte, les hutong historiquement plus modestes ont fait l'objet de moins de protection, d'autant plus qu'elle étaient habitées par les plus humbles. C'est dans ces quartiers que les destructions massives auront lieu.
Nouveau quartier commercial style "traditionnel", 2010, photo : yul akors


Le pouvoir abusif des sociétés d'exploitation immobilière
et des sociétés de tourisme

Nous avons évoqué la similitude entre Beijing et les capitales européennes, mais la meilleure concordance est à trouver avec le cas exemplaire de Rome, dans les années qui se développent depuis l'après guerre jusqu'aux années 2000. En effet, la capitale italienne sera soumise – et surtout dans les années 1950 / 1970- à des destructions massives de quartiers entiers, voire de monuments historiques et ce, malgré une réglementation contraignante conséquente. Les promoteurs et les grands investisseurs contournaient non seulement les lois mais les transgressaient allègrement. Ainsi, par exemple, les règles architecturales sur les hauteurs des constructions étaient tout simplement ignorées : là où le règlement autorisait un bâtiment de cinq étages, dix ou quinze étaient construit, là où le plan d'urbanisme établissait une zone non aedificandi, des ensembles de logements collectifs s'érigeaient, les investisseurs n'hésitaient pas à démolir des quartiers inscrits au patrimoine historique de la ville ; mettant ainsi les autorités devant le fait accompli. La puissance des grands investisseurs s'appuyait sur la plus grande corruption des politiciens et des fonctionnaires de l'administration.
Tianjin : moderne et faux ancien, 2010, photo : yul akors

Telle était la situation en Chine. Car en effet, de nombreux règlements contraignants se sont succédés : vingt-cinq quartiers historiques officiellement définis en 1999 par le plan municipal de préservation du vieux Beijing ; en août 2001, une loi de protection interdit strictement de construire des bâtiments de plus de trois étages à l'intérieur du second périphérique, et la liste des vingt-cinq quartiers historiques protégés a été portée à trente ; en novembre 2002, l'article 69 de la loi de protection du patrimoine, attribue directement aux cadres locaux la responsabilité légale des destructions générées : « Si le tracé des villes, quartiers et rues historiques, ainsi que leur environnement, souffrent de destructions illégales, les organes et autorités supérieures concernés seront révoqués de leurs fonctions ». Autre mesure coercitive : le retrait du label de « Ville historique et culturelle ». Comme en Italie, les défenseurs du patrimoine observent la difficulté à appliquer et à faire respecter les lois du patrimoine déjà en vigueur, notamment pour le contrôle des hauteurs ; ils dénoncent sans réserve la soumission des pouvoirs politiques locaux aux pressions financières du marché immobilier. Liu Xiaoshi, ancien responsable au plan d'urbanisme, soulève la question de la légitimité et de la rationalité de ce procédé : « Pour qui travaille le gouvernement ? [sous-entendu : pour son peuple ou pour ses propres intérêts ?] Aujourd'hui, la politique urbanistique et les droits qui en découlent ont été directement concédés par la municipalité aux sociétés d'exploitation immobilière. C'est le monde à l'envers ! Alors qu'elles n'ont aucune compétence en matière de patrimoine et qu'elles n'agissent que pour leurs propres intérêts matériels, on leur a confié notre héritage ! » Il illustre l'extrême inefficacité de la loi de préservation du patrimoine et le « contre-pouvoir » que peut lui opposer une minorité de responsables politiques locaux pour consolider une décision uniquement motivée par la spéculation financière. Dans certains cas, malgré l'opposition véhémente de ses habitants et d'historiens locaux, ainsi que les pressions sévères venues des autorités supérieures alertées, des quartiers entiers sont détruits en quelques jours. Qui met en évidence la collusion de « cinq pouvoirs» : les responsables municipaux, les promoteurs immobiliers, le bureau de l'équipement, les représentants des Monuments historiques et les autorités judiciaires.

Patrimoine et embourgeoisement

En 2009, le gouvernement de Beijing a publié un rapport stipulant qu'aucun projet de construction à grande échelle ne sera désormais autorisé au sein du vieux Beijing, autrement dit, au sein de la zone se situant à l’intérieur du deuxième périphérique. La Commission d'Urbanisme relevant de la municipalité de Beijing avait quant à elle, en septembre 2009, lancé une série de mesures destinée à protéger les vieux quartiers de Beijing. Ces mesures soulignaient notamment l'importance de protéger les maisons traditionnelles pékinoises.
De là découle une réflexion sur l'utilité et l'utilisation du monument historique. « Un grand nombre de restaurations ne sont en fait que des reconstructions édifiées à la va-vite dans un but strictement touristique, dénonce l'urbaniste Ruan Yisan. Le plus souvent, ce ne sont que des reconstitutions fausses ». On arrive donc à une équation absurde : c'est le marché qui définit la valeur d'un vestige, et la valeur marchande du vestige qui définit les moyens et les méthodes pour le restaurer. « Du haut en bas de l'échelle, que ce soient nos dirigeants, nos intellectuels ou la population elle-même, nous regardons les vestiges du passé comme de vulgaires objets de consommation. Les officiels n'ont que ces mots à la bouche : « Comment développer ce site ? » et jamais « Comment préserver ce site ? » (...) Ce sont les compagnies touristiques qui finissent par contrôler la conservation des monuments historiques ». Dans cette quête effrénée du profit, on va même parfois jusqu'à construire un faux temple ancien vers lequel les foules vont se presser. En revanche, dans le village voisin, un monument restauré dans les règles de l'art n'attirera aucun visiteur. Mis à part le handicap du manque de culture, les maires subissent aussi la pression des habitants qui veulent s'enrichir.  

Le Petit Peuple de Beijing et les Jeux Olympiques de 2008

Si dans les années 1980 /2000 les habitants acceptaient bien volontiers les conditions de dédommagement ou de relogement, cela ne fut plus le cas après la proclamation des Jeux Olympiques en 2001 devant se tenir en 2008. Comme dans tant d'autres villes olympiques, la spéculation se déchaîna, les prix du foncier s'envolèrent et la capitale, vitrine de la nouvelle Chine, devait se faire belle, propre et attractive.


Beijing, hutong  face au nouvel opéra, Photo : Ambroise Tézenas 

Beijing, hutong face au nouvel opéra, Photo : Ambroise Tézenas 


A partir de cette date, parmi les résidents les plus mal lotis, certains auraient volontiers accepté l'opportunité de se reloger dans de meilleures conditions si les indemnités reçues leur avaient permis de retrouver une surface au moins égale et pas trop éloignée du centre. Seule une minorité plus aisée (un taux de moins de 30 %) a pu se réinstaller dans les immeubles neufs reconstruits sur les ruines de leurs anciens logements, avec un prix relativement préférentiel. Mais pour les plus défavorisés, cette politique de relogement par l'achat forcé d'un appartement inaugure parfois de véritables drames humains. Elle impose d'abord à des citoyens à très faible niveau de vie la lourde charge d'un emprunt, d'ailleurs parfaitement illégal, puisque les revenus sont insuffisants à le garantir. Les indemnités proposées par les promoteurs sont tellement faibles que les populations déplacées doivent pour la plupart s'exiler au-delà du cinquième périphérique, dans des banlieues-dortoir fort éloignées de leur lieu de travail, parfois à plus de 25 kilomètres, et très mal desservies par les transports en commun. De plus, un grand nombre de ces HLM (2.000 yuan/m2 contre 8.000 dans le centre ville [valeur 2001]), construites par les promoteurs pour évacuer les terres convoitées au coeur de la ville, ont été massivement rachetées par une classe plus riche dont le but était de spéculer sur leur location.

Le relogement de ces populations est donc loin d'être résolu. Encore moins le problème dramatique de leur expropriation, souvent effectuée par la force et les menaces dans les cas, fréquents, de résistance. Du point de vue de la conservation du patrimoine, le déplacement des populations constitue en soi une grave atteinte à l'intégrité des quartiers anciens. « Le patrimoine ne comprend pas seulement l'ensemble architectural et paysager d'un site, mais sa population », précise Wang Jinghui, professeur, architecte et urbaniste à l'Institut national du Plan d'urbanisme.

yul akors 
&
Miss Flower
2009 / 2011

Miss Flower est architecte chinoise.
yul akors ex-conseiller en urbanisme en Chine auprès d'instituts d'urbanisme et d'architecture

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