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TUPAMAROS | La guérilla urbaine

Carte d'attaque





TUPAMAROS
La guérilla urbaine



A la différence d’autres guérillas latino-américaines, le terrain d’actions du Mouvement de Libération Nationale - Tupamaros, est essentiellement urbain. Conscients que le pays ne dispose pas de montagnes ou d’épaisses forêts à partir desquelles mener une activité de guérilla efficace, les révolutionnaires uruguayens devront livrer un combat urbain, et  faire preuve d’innovation en matière de lutte révolutionnaire. La campagne ne sera qu’un terrain auxiliaire d’appui, de planification et d’éventuel repli stratégique à une guérilla nécessairement citadine. La ville devenait ainsi le lieu des combats, contraire à la théorie du Foco bien établie voire mythique de Che Guevara, qui avait dans ses écrits largement sous-représenté, voire sous-estimé, les actions de la guérilla urbaine des villes de Cuba, pour magnifier la guérilla rurale. Pourtant sans les militants révolutionnaires agissant dans les villes, la guérilla rurale cubaine aurait eu moins de chance de succès, les villes procurant aux bases rurales armes et munitions, médicaments ainsi que nombre d’objets de première nécessité. De plus, l’échec de la guérilla menée par Che Guevara en Bolivie marquait les limites d’une installation révolutionnaire en milieu rural. 



Ainsi, la parution en 1966 le premier traité concernant ce type de guerre : Stratégie de la guérilla urbaine du grand théoricien anarchiste révolutionnaire Abraham Guillen, ancien combattant de la guerre d'Espagne, membre entre 1959 et 1960 d'un groupe révolutionnaire en Argentine - Uturuncos - pratiquant et guérilla rurale et urbaine, en simultané, ainsi cet ouvrage intéressa particulièrement et vivement le révolutionnaire Marighella au Bresil, et les Tupamaros en Uruguay. Guillen d'ailleurs sera un court moment à Montevideo et leur prodigua des conseils, mais selon ses propres mots, ses "origines libertaires" l'éloignaient des Leaders marxistes, en Uruguay comme partout ailleurs, malgré leur plus grande estime. Ils développeront ainsi des techniques et tactiques inventant la guérilla urbaine moderne, en s’appuyant sur l’expérience des uns et des autres. 

Les Tupamaros privilégiaient l’action plutôt que la théorisation et les grands discours idéologiques, malgré les nombreux intellectuels qui composaient le groupe. Ces militants s’unirent sur la base de l’action directe, en accord avec leur slogan « les paroles divisent et l’action unit », évitant ainsi les débats théoriques qui auraient pu les diviser. Plusieurs personnes, ex-Tupamaros ou observateurs, ont ainsi souligné le « pragmatisme » voire l’« éclectisme » (Adolfo Garcé) des Tupamaros. Parmi les militants historiques, seuls Jorge Torres et Andrés Cultelli avaient reçu une formation marxiste, mais ils n’écriront que tardivement des essais théoriques.

Cela étant, ils éditèrent en 1971 une brochure intitulée Nous les Tupamaros à propos de la tactique de la guérilla urbaine. L’introduction avertit le lecteur : 

Il n’y a de meilleure théorie de la révolution que celle qui découle des actions révolutionnaires. Pour cette raison, des Tupamaros anonymes ont accepté de faire dans ce livre, le récit véridique et minutieux de quelques actions réalisées par leur organisation et l’ont complété par un exposé des méthodes de travail et des principes d’organisation dans leurs grandes lignes. L’expérience des Tupamaros n’est pas encore achevée mais elle est d’ores et déjà riche d’enseignement sur un nouveau type de lutte. Pour cette unique raison, les Tupamaros estiment qu’il n’est pas prématuré de transmettre leurs expériences à de nouvelles organisations révolutionnaires à qui elles pourraient être utiles, une fois adaptées au contexte politique de leurs pays. Pour ceux qui ne se sentiraient pas concernés par l’utilité de cette expérience, ce livre garde cependant une valeur de récit historique.”


Nous présentons ici, quelques extraits. 
La brochure au format PDF est disponible sur ce site :



Tactique de la guérilla urbaine


De tous temps, on a eu amplement recours à la guérilla urbaine, en tant que méthode de lutte armée pour affronter des forces largement supérieures. La guérilla urbaine n’a avant la révolution chinoise qu’une utilité strictement tactique ; en effet, cette révolution lui confère une importance « strategico-militaire » en lui faisant supporter tout le poids de la guerre pendant une vaste période de la lutte. Dans la révolution cubaine, la guerre de guérilla constitue non seulement, une forme de lutte armée jouant un rôle « stratégico-tactique » mais elle est aussi l’instrument principal de politisation des masses. Sans appui populaire, il ne peut y avoir de guérilla. Et c’est précisément pendant la longue période au cours de laquelle la guérilla en tant qu’instrument de révolution, cherche à gagner cet appui, qu’elle poursuit des objectifs essentiellement politiques. Cette conception de la guérilla en tant qu’instrument « stratégico-politique » a toujours été celle que le M.L.N. a eu du rôle de la guérilla urbaine. Cela n’a pas empêché le mouvement de guérilla d’agir sur un plan purement militaire ; c’est au contraire dans ce domaine précis qu’il applique les éléments tactiques d’une stratégie politique et militaire. La guérilla est essentiellement une lutte de harcèlement. Son but principal étant de renverser les rapports de force, elle poursuit deux objectifs tactiques : se développer et affaiblir l’ennemi. Le premier de ces objectifs a des fondements de nature politique, le second un caractère politique et militaire. Le harcèlement est une des bases de la stratégie et de la tactique de la guérilla. Il affaiblit l’ennemi non seulement parce qu’il poursuit l’anéantissement de ses forces vives mais aussi parce qu’il le démoralise et précise les conditions objectives et subjectives de la révolution. Puisque la guérilla peut avoir en vue de multiples objectifs, tout l’appareil gouvernemental est bouleversé. Les forces de répression, l’appareil judiciaire, la presse vénale, tout ce qui soutient le régime et sert à exécuter ses volontés est continuellement menacé et cela empêche le gouvernement réactionnaire d’exercer librement son pouvoir. Un pouvoir révolutionnaire parallèle coexiste avec le pouvoir officiel.


Choix des moyens tactiques pour mettre en oeuvre la stratégie.

Ce qui caractérise la guérilla urbaine est d’avoir pratiquement tous les objectifs de l’ennemi à sa portée et par conséquent de pouvoir frapper par surprise. Il est par exemple facile pour une guérilla urbaine d’anéantir dans une embuscade un groupe d’ennemis, alors que ce type d’opération est une entreprise ardue pour une guérilla rurale. Tous les agents du pouvoir, à commencer par le président de la république et par ses ministres, sont exposés au danger d’une embuscade tendue par une organisation de guérilla urbaine. Les moyens de communication, les installations stratégiques, tout est à la portée des explosifs d’un mouvement de guérilla urbaine qui n’hésiterait pas à sacrifier des vies humaines pour parvenir à ses fins. Cependant, le M.L.N. n’utilise pas sans discrimination et n’importe quand ces moyens de lutte que sa situation, au sein même des objectifs ennemis, met à sa portée. Son action est fonction de ses objectifs stratégiques (militaires et politiques). Par exemple, il ne doit pas mettre en même temps toutes ses forces en action, afin de ne pas compromettre sa continuité dans le temps pas plus qu’il ne doit se hâter de réaliser des opérations trop sanglantes dans des périodes où le peuple n’est pas suffisamment révolté contre le gouvernement ou indigné par ses crimes.

Il n’existe aucune règle générale — applicable n’importe quand — pour déterminer le choix des moyens tactiques. Il est aussi erroné d’employer des moyens radicaux dans une période de préparation des conditions révolutionnaires que de les abandonner dans une situation de violence ou au cours de la phase de définition de la lutte. Toute guérilla qui combat pratiquement au sein de la population, en contact direct avec les masses, et plus spécialement la guérilla urbaine, est une guerre politique. Toute erreur dans la mise en oeuvre des moyens tactiques, toute action dont les buts ne seraient pas explicites peut entraîner un retard considérable dans la réalisation des objectifs stratégiques suprêmes. Le choix des moyens tactiques exige donc une estimation exacte des conditions sociopolitiques, géographiques et autres, afin qu’ils n’aillent pas à l’encontre des buts proposés. Le choix des moyens tactiques est fonction du temps et du lieu.

Le M.L.N. a expérimenté sur son terrain divers moyens tactiques et en a déjà tiré plusieurs conclusions.


La brochure au format PDF est disponible sur ce site :
http://lesmaterialistes.com/files/images/img16/tupamaros.pdf








L’épopée des Tupamaros a fait l’objet d’un article écrit par Damien Larrouqué. 
Nous présentons ici, un court extrait concernant la période combattante.




Les tupamaros en Uruguay (1965-2010).
 De la guérilla à la politique légitime

Damien Larrouqué 




INTRODUCTION

A l’instar du Fond Sandiniste de Libération National au Nicaragua ou du Front Farabundo Marti de Libération Nationale au Salvador, le Mouvement de Libération Nationale-Tupamaros (MLN-T) en Uruguay est l’une des rares guérillas latino-américaines qui soit parvenue à conquérir le pouvoir de manière démocratique. En Argentine, les Montoneros ont fait l’objet d’une répression dès le retour de Perón au pouvoir en 1974. Au Chili, le Mouvement de la Gauche Révolutionnaire a annoncé sa dissolution dès la fin des années 80. En Bolivie, l’Armée de Libération Nationale a été décapitée à la mort de son leader charismatique, Ernesto Che Guevara, en octobre 1967 ; tandis qu’ailleurs dans les Andes, d’autres mouvements insurrectionnels, comme le Sentier Lumineux du Pérou ou les Forces Armées Révolutionnaires de Colombie, se sont depuis longtemps dévoyés dans le trafic de drogue, perdant toute crédibilité politique.

Fondé en février 1966, Le MLN-Tupamaros est contemporain de ces différents mouvements guérilleros. Comme eux, il a entrepris des actions violentes, tempérées néanmoins par la ruse et des stratégies de commandos soigneusement planifiées. Se refusant à faire couler le sang des populations civiles, le MLN-Tupamaros a surtout mené des actions de harcèlement des autorités qui visaient, entre autres, à dénoncer les scandales de corruption financière dans un pays qui a longtemps été considéré comme « la Suisse de l’Amérique du Sud ». Or, parce qu’ils ont entretenu, au tournant des années 60/70, un climat social conflictuel, d’aucuns ont accusé le MLN-Tupamaros d’avoir été le responsable du coup d’Etat militaire de juin 1973. Encore aujourd’hui, les leaders historiques de l’organisation toujours vivants -que l’on appelle affectueusement « les vieux »- se partagent entre culpabilité assumée ou rejetée. Toujours est-il qu’après plus de dix années d’une féroce répression (1973-1984), la résurrection de ce Mouvement de Libération Nationale a longtemps été incertaine -à bien des égards difficile- mais néanmoins féconde... Après s’être rallié au Front Ample en 1989, le MLN-Tupamaros a su s’imposer comme une force partisane prépondérante à gauche, et à même fini par gagner le cœur de la majorité de la population qui a élu, en novembre 2009, l’ex-Tupamaros débonnaire, José Mujica, à la tête du pays.

Comment une guérilla urbaine s’est-elle transformée en une force partisane légitime ? Par quels profonds travaux de refonte idéologique et programmatique, ce mouvement de rébellion armée a-t-il réussi à conquérir sa place sur l’échiquier politique uruguayen ? En d’autres termes, comment le MLN-Tupamaros est-il parvenu à forger sa respectabilité politique?

Des grandes marches des travailleurs de la canne à sucre du Nord du pays (les cañeros) aux petites marches du palais présidentiel de Montevideo, retraçons le long parcours du Mouvement de Libération National-Tupamaros, de sa genèse (1962) à la conquête du pouvoir (2010). Les années 60 et 70 correspondent respectivement à l’adolescence et à la jeunesse du mouvement. Durant toute cette période, que cela soit par l’action armée ou à travers la répression militaire, l’apprentissage de la politique pour le MLN-Tupamaros s’est fait dans et par la violence (I). En 1984, le retour à la démocratie ouvre une nouvelle période dans l’histoire uruguayenne. Après une régénération complexe, le MLN-Tupamaros s’est assagi. Suite à l’expérience traumatisante de la détention, certains « vieux » ont pris conscience qu’un pays ne pouvait se conquérir par les armes mais par les urnes. Sans que soit renié pour autant le passé révolutionnaire, le recours à la force a été condamné et la violence refoulée. En dépit des divisons internes que ce nouvel axe programmatique a générées, le MLN-Tupamaros a choisi d’assumer des positions plus pragmatiques. L’heure est à la maturité politique (II).

I) De la lutte armée à la répression sanglante (1962-1984): deux décennies d’apprentissage de la politique par la violence

Inspiré du nom du leader andin, Tupac Amaru -qui avait mené bataille contre les colons espagnols à la fin du XVIIIe siècle, le Mouvement de libération Tupamaros a d’abord exercé une guerre d’usure relativement pacifique et populaire (A), avant de basculer dans une étape plus violente et de perdre le soutien de la majorité de la population uruguayenne (B). Ce climat d’instabilité politique et sociale a été propice à la révolte des militaires qui renversent le pouvoir en juin 1973. La répression particulièrement brutale qui suit le coup d’Etat a eu raison du mouvement de guérilla. Le MLN-Tupamaros est démantelé et ses leaders contraints à l’exil ou emprisonné (C).

A) La jeunesse du mouvement ou l’étape « Robin Wood » (1962-1969)

Baptisé par un groupuscule d’étudiants de gauche, à partir de 1962, TNT pour « les Tupamaros Ne Transigent pas » , le Mouvement de Libération Nationale-Tupamaros est officiellement créé en 1966. La figure majeure du mouvement guérillero à l’époque est Raúl Sendic. Alors âgé de trente cinq ans, cet étudiant en fin de carrière juridique renonce à devenir avocat juste avant d’en obtenir le diplôme, pour se lancer dans le militantisme syndical. Pétri de théories « anarcho-marxistes » et moulu dans l’anti-impérialisme primaire, Raúl Sendic entend propager les idéaux révolutionnaires en Uruguay en commençant par politiser et organiser la résistance des ouvriers agricoles du nord du pays, les fameux cañeros qui travaillent dans la production sucrière.

L’attention portée à la situation précaire de ces quelques centaines d’ouvriers agricoles sur les dizaines de milliers que comptent le pays pourrait paraître saugrenue. Elle n’en est rien si on la regarde sous un angle aussi bien idéologique que stratégique. L’objectif affiché de Raúl Sendic et des premiers partisans du mouvement est d’établir autour des « ilots de prolétariat rural » un certain nombre de filiations, de ressemblances, de similitudes avec les conditions qui ont permis le succès de la révolution cubaine à la fin de l’année 1958, et au demeurant d’obtenir le soutien du jeune régime castriste. L’image des cañeros sert ainsi l’imagerie révolutionnaire de la future guérilla qui cherche, à travers eux, à apparenter l’Uruguay -cette « Suisse des Amériques » qui s’est toujours distinguée pour ses réformes sociales précoces et son imposante classe moyenne- à un pays tercermundista. Revendiquant les 40 heures par semaine et la mise en place d’une réforme agraire, les cañeros appuyés par Sendic et ses acolytes organisent, entre 1962 et 1971, 5 grandes marches de 600 km chacune entre Artigas à l’extrême Nord du pays jusqu’à la capitale Montevideo.

Cette mobilisation de campesinos pobres suscite l’admiration et la politisation des étudiants de la capitale. Désabusés par la pratique politique conventionnelle et tout particulièrement, par le verrouillage électoral des deux partis traditionnels qui se partagent le pouvoir depuis plus d’un siècle, certains d’entre eux rejoignent le mouvement. Au milieu des années 60, le MLN-T compte moins d’une centaine d’activistes.

Dès sa genèse, il s’agit déjà d’une organisation hétéroclite qui se caractérise en effet par la diversité politique de ses militants. On retrouve ainsi, au sein de ce mouvement composite, des socialistes, des communistes, des anarchistes, des prêtres influencés par la théorie de la libération, et même des membres progressistes du parti conservateur (partido blanco) dont la figure la plus emblématique est José Mujica, l’actuel Président du pays. Etant incapables de se forger une cohésion idéologique, les Tupamaros choisissent de se retrouver sous la bannière romantique de l’engagement armé. Comme le veulent les mots d’ordre de l’époque : « les paroles divisent mais l’action unit ».

Une relecture contemporaine des « vieux » à l’égard de leur engagement de jeunesse justifie les actes du passé, en privilégiant la thèse de l’autodéfense plutôt que la promotion par les armes d’un projet révolutionnaire. S’inscrivant dans leur assimilation « légaliste » actuelle, cette vision qui prétend que le MLN Tupamaros est née pour protéger le pays de la montée de l’autoritarisme d’extrême droite est manifestement fausse ou du moins exagérée. Le MLN-T a toujours arboré la lutte des classes comme le moteur de l’histoire, et la révolution comme l’étape nécessaire vers l’instauration d’une société idéale. Dans la clandestinité, l’organisation dispensait à ses membres des enseignements sur le maniement des armes, les techniques de plasticage et de fabrication d’explosifs -bien qu’ils ne furent que rarement utilisés-, les règles élémentaires de discrétion et d’espionnage, mais aussi des cours beaucoup plus théoriques d’histoire et d’économie imprégnés de marxisme.

Foncièrement raisonnée, réfléchie, planifiée, la lutte armée des Tupamaros s’apparente surtout à du harcèlement à l’égard des autorités politiques et des élites économiques. Le MLN-T réalise un certain nombre de coups d’éclats en s’attaquant aux banques, aux casinos, aux casernes de police, ou encore aux supermarchés. Dans ce dernier cas, le rapin est redistribué aux populations défavorisées des quartiers périphériques de Montevideo. Evitant la moindre effusion de sang, les actions des Tupamaros sont relativement bien perçues dans l’opinion qui se refuse, dans sa très grande majorité, à considérer ce mouvement révolutionnaire comme une « organisation terroriste ». Bien au contraire ; dans un contexte politique vicié par les mesures ultraconservatrices et autoritaires du gouvernent de Pacheco Areco (1967-1972), la mobilisation du MLN-T jouit même, sur la scène internationale, d’une visibilité et d’une image très positive -comme en témoigne une couverture du Times magazine de mai 1969 qui apparente les Tupamaros à des « Robin des bois » des temps modernes.

Néanmoins, avec le durcissement de la répression au tournant des années 60/70, le MLN-T bascule dans la violence et perd l’adhésion populaire qu’il avait su cultiver.

B) La radicalisation militariste (1970-1973)

De visite en Uruguay en août 1961, le célèbre ministre cubain de l’industrie, le commandant Che Guevara déclarait dans un discours prononcé à l’université de Montevideo : « l’emploi de la force est l’ultime recours des peuples ». Ainsi, la paix et l’harmonie sociales qui régnaient alors en Uruguay ne justifiaient pas, à ses yeux, d’expériences révolutionnaires radicales. C’est pourtant bien ce qui va s’organiser une dizaine d’années plus tard.
A la différence d’autres guérillas latino-américaines, le terrain d’actions du MLN-T est essentiellement urbain. Conscients que le pays ne dispose pas de montagnes ou d’épaisses forêts à partir desquelles mener une activité guerrillera efficace ; les rebelles uruguayens acceptent l’idée qu’ils devront livrer un combat urbain, et en ce sens, faire preuve d’innovation en matière de lutte révolutionnaire. La campagne ne sera qu’un terrain auxiliaire d’appui, de planification et d’éventuel repli stratégique à une guérilla nécessairement citadine.

Le premier grand fiasco de l’organisation révolutionnaire a pourtant lieu dans une ville rurale. En hommage au second anniversaire de la mort de Che Guevara, le 8 octobre 1969, les Tupamaros s’emparent de Pando, une ville de quinze mille habitants proche de Montevideo. L’objectif est de vider les coffres-forts de ses banques. Cette action de siège (d’envergure) tourne à la bérézina : lors de la retraite une vingtaine de Tupamaros sont faits prisonniers -dont l’un des principaux leaders, Eleutorio Fernández Huidobro- et trois sont tués par la police. Dans un pays pacifique, cette attaque et ses répercussions font l’effet d’une commotion collective. Le soutien au mouvement ne faiblit pas pour autant.

C’est durant l’été 1970, à la suite de l’enlèvement et de l’assassinat de Dan Mitrione, un espion nord-américain, que l’opinion publique uruguayenne change de point de vue à l’égard du MNL-Tupamaros. L’accroissement des enlèvements à l’encontre de personnels diplomatiques ou de chefs d’entreprise tend finalement à desservir le MLN-T, que d’aucuns accusent d’alimenter une trop grande conflictivité sociale.

Face aux pressions nord-américaines consécutives à l’assassinat de leur agent, le gouvernement de Pacheco Areco renforce l’autoritarisme du régime : au musellement de la presse, à l’interdiction des partis de gauche, s’ajoutent la restriction des droits de circulation, le renforcement des effectifs militaire et l’organisation à grande échelle de la chasse aux Tupamaros. L’escalade de la violence joue en défaveur des guérilleros qui ont perdu l’appui tacite de la population. Par peur d’éventuelles représailles, beaucoup dévoilent aux autorités des lieux de caches, donnent des noms, révèlent des plans ; bref, trahissent... Or, sous les coups de boutoir des forces armées - suite à l’évasion spectaculaire d’une centaine de prisonniers politiques de la prison de Punta Carretas, le 6 septembre 1971, l’usage de la torture se généralise à partir de 1972- et compte tenu de la méfiance grandissante de la population, l’organisation tupamara se fragilise, se fissure, se démantèle partiellement.

Toutefois, les activistes qui sont alors environ 2000 ont bien fait preuve de « légalisme » en créant la colonne 70 et surtout le Mouvement des indépendants du 26 Mars (1971). Ces deux mouvements constituent les branches politiques du MLN-T. Incarnant la vision des leaders les plus modérés que sont Sendic, Huidobro, et Mujica, le Mouvement du 26 Mars rassemble beaucoup d’étudiants, de professeurs et d’autres secteur de la classe moyenne, mais très peu d’ouvriers qui restent affiliés pour la plupart au Parti Communiste. Il ne s’agit en rien donc d’un mouvement de masse, mais plutôt d’un parti d’avant-garde que les militaires accusent d’être l’antichambre politique de la guérilla armée. C’est-à-dire, un moyen légal de recrutements et une réserve logistique du MLN-T. Cette confusion entre option politique et projet révolutionnaire précipite le déclin du MLN-T manifésté par la capture de son leader historique Raúl Sendic, le 1er septembre 1972.

Face au redoublement de la répression qui suit le vote au Congrès des lois d’exception en avril 1972, s’ouvrent des tentatives de coopération avec quelques gradés progressistes. Néanmoins, s’opposant à toute « tupamarisation » de l’armée, la hiérarchie militaire fait capoter ces négociations. Le pouvoir continue de réclamer la réédition sans condition des Tupamaros en liberté. Bien avant le coup d’Etat militaire de juin 1973, le MLN-T est déjà une guérilla moribonde : 1300 camarades ont été faits prisonniers et une quarantaine sont morts sous la torture. Beaucoup ont fui le pays...



C) Les années de plomb : la torture ou l’exil (1973-1984)

Une grande polémique continue d’opposer historiens, journalistes et « vieux » leaders du MLN-T : quelle est la responsabilité de la rébellion tupamara dans la justification du coup d’Etat piloté par l’armée, le 27 juin 1973 ?

Il est évident que dans un pays où la forte tradition démocratique n’avait été interrompue au XXe siècle qu’une seule fois -lors de la confiscation du pouvoir par le général Gabriel Terra en mars 1933-, l’insurrection armée des Tupamaros a pu être perçue comme relativement illégitime, tout particulièrement après sa radicalisation militariste. D’aucuns prétendent qu’à la différence d’autres pays latino-américains plus inégalitaires, l’Uruguay ne présentait pas les conditions qui justifiaient le recours aux armes plutôt qu’à celui des urnes.. Néanmoins, rétorqueront les autres, il semble utile de replacer la rébellion tupamara dans le contexte politique et social mouvementé des années 60/70.
Sur le plan international, toutes les conditions sont réunies pour favoriser l’ébullition révolutionnaire. Le succès du soulèvement des barbudos de Cuba suscite l’admiration de la jeunesse uruguayenne. La crise des missiles qui s’en suit a fait peser sur le monde la terreur d’une apocalypse nucléaire et nourrit un sentiment anti-impérialiste primaire, ainsi qu’une certaine aversion pour le régime totalitaire soviétique. La France, modèle de civilisation et patrie des Lumières, s’est dévoyée dans deux guerres antilibérales en Indochine d’abord mais aussi et surtout en Algérie ensuite. Le discrédit profond dont elle est l’objet sera néanmoins balayé devant la révolte estudiantine de mai 68 qui se répercute aussi en terres uruguayennes. En Amérique Latine, les pays voisins sont sous la coupe des militaires ; le Paraguay d’abord, mais surtout le Brésil depuis 1963, et l’Argentine de manière intermittente, ce qui ne contribue en rien à la stabilité politique du pays. Ailleurs dans les Andes, le commandant Che Guevara organise la révolte des paysans de Bolivie et appelle à l’engagement romantique sacrificiel. Le Chili d’Allende expérimente en outre une nouvelle voie vers le socialisme qui en fascine plus d’un.

Sur le plan interne aussi, les conditions furent propices à l’émergence d’un mouvement de contestation armée. En dépit d’une structure sociale plus égalitaire que dans le reste de l’Amérique Latine, existe en Uruguay un contingent important de prolétariat urbain et surtout rural (incarné par les cañeros). Or, selon les théories marxistes en vogue à l’époque, seule la lutte des classes peut appeler à transformer cette situation. Par ailleurs, la politique antisociale de Pacheco Areco, ainsi que le monopole politique des deux partis traditionnels (contesté à partir de février 1971) a résisté aux élections de 1972. Le Front Ample a obtenu 300 000 voix, soit 18 % des suffrages. C’est-à-dire insuffisamment pour prendre le pouvoir par la voie démocratique, mais toutefois assez pour fissurer le bipartisme officiel et constituer une troisième force partisane en puissance. La généralisation de la torture à partir de 1972 génère une escalade de violence et une radicalisation dans les deux camps, tempérée par les tentatives de conciliation de la fin de l’année 1972.

S’il est vrai que la mobilisation des Tupamaros a suscité un climat de grandes tensions sociales, il ne peut leur être imputé la totalité de la responsabilité de la sortie des militaires de leurs casernes. En effet, alors que la guérilla était mourante au premier semestre de 1973, ces derniers ont continué à exercé leur zèle sadique sur les syndicalistes, les socialistes, et autres communistes non-impliqués dans les opérations de soulèvement armé. Avec pas moins de 20 000 prisonniers politiques pour une population d’environ 3 millions d’habitants, l’Uruguay de la dictature enregistre un triste record mondial. En outre, avec leurs acolytes chiliens, argentins et paraguayens, les militaires uruguayens s’associent au Plan Condor et participent activement à l’extra-territorialisation de la torture.

9 des dirigeants historiques du MLN-T, dont Mujica, Huidobro et Sendic, seront maintenus en « otage » jusqu’à la fin de la dictature. Leurs conditions de détentions sont inhumaines et humiliantes. Ils vivent reclus dans des culs de basses fosses et torturés pendant 13 ans. Leur santé physique et psychologique se dégrade lentement. L’un d’entre eux, Henry Engler, spécialiste aujourd’hui reconnu de la maladie d’Alzheimer installé en Suède, sombre même dans la folie, prétendant être l’incarnation du nouveau Messie. La plupart des activistes de base prennent le chemin de l’exil. Ce chemin croisent celui des chiliens traqués par la dictature de Pinochet. Un millier d’entre eux transitent par Cuba, avant de rejoindre l’Europe et la Russie, via l’Algérie, la Tchécoslovaquie, et parfois même, à la suite d’un détour par l’Angola, alors en guerre de libération contre les forces militaires portugaises. La plupart des exilés de la dictature uruguayenne finissent par s’installer en France, au Pays-Bas, en Belgique et en Suède, où ils vont nouer des contacts avec les partis sociaux démocrates.

Après 13 années au pouvoir, les militaires décident de rentrer sagement dans les casernes -en ayant pris le soin toutefois de piloter la transition en douceur vers la démocratie. Suite à l’effort de réorganisation semi-clandestin déployé par les femmes du MLN-T, le retour d’exil des militants, et plus encore, la libération des « vieux » en mars 1985 ouvrent de nouvelles perspectives démocratiques pour l’ancien mouvement guérillero.


Damien Larrouqué
Les tupamaros en Uruguay (1965-2010). De la guérilla à la politique légitime

Suite et fin de l’article :


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