PANOPTIC-SCRAM CITY


Ceux qui portent un système de surveillance électronique auraient rapidement un avantage concurrentiel sur les autres. La société se diviserait alors en deux groupes: ceux qui peuvent démontrer qu’ils ne briseront pas les règles, et les autres.

De la surveillance électronique volontaire
Stéphane Degoutin | 2009

Cette photo de 2007 montre l’actrice Lindsay Lohan portant un bracelet électronique Scram. Ce dispositif mesure en permanence le degré d’éthanol dans la transpiration. Dès que le sujet boit, l’information est automatiquement transmise aux autorités compétentes, qui peuvent intervenir immédiatement. Loin de le cacher, elle l’affiche sur les photographies. La banalisation est évidente: le bracelet apparaît au même plan que l’appareil photo numérique rose métallisé, les lunettes de soleil ou la planche de surf. La banalisation se lit aussi dans son regard, dans l’indifférence désabusée qu’elle affecte. On n’y lit aucune haine, ni même l’air de défi d’un prisonnier qui exhiberait ses menottes.



Mais son visage montre plus que de l’indifférence: il y entre une part de fierté. Ce n’est pas seulement qu’elle « accepte » la surveillance électronique: il semble qu’elle en tire plaisir. Au-delà de l’effet de mode suscité par la provocation, son geste a une portée fondamentale. En mélangeant le bracelet avec des symboles de plaisir consumériste immédiat, Lindsay Lohan montre qu’elle l’utilise lui aussi comme un outil de satisfaction immédiate du désir, comme le moyen le plus simple, le plus pragmatique de régler un problème. Sans doute le bracelet est-il la solution la plus efficace pour elle (et pas seulement pour la société qui le lui impose) pour lutter contre ses problèmes d’alcool. C’est aussi une manière de montrer qu’elle est en « rehab », qu’elle a connu un passé sulfureux mais œuvre maintenant à transformer son existence.

Ce que démontre Lindsay Lohan, c’est que le bracelet électronique peut être utilisé « à l’envers ». Elle se joue de la perspective foucaldienne de l’instrument-d’oppression-imposé-pour-maintenir-l’ordre-social-dans-le-cadre-d’une-surveillance-panoptique. D’un outil de contrôle social, symbole de surveillance oppressive, elle fait un outil d’épanouissement personnel, un accessoire qu’elle utilise pour améliorer sa vie, qui lui permet d’accéder au désir de rentrer dans l’ordre.

Le bracelet est un moyen d’externaliser les principes moraux (habituellement intégrés dans le mental) en les implantant littéralement sur le corps, dans un substitut physique. Une manière de remplacer sa volonté personnelle par un outil, une prothèse. En ce sens, il est extrêmement pratique. Le glissement de l’esprit à la cheville s’accompagne d’un déplacement symbolique de la partie la plus noble du corps (le cerveau) à une partie basse, accessoire, fonctionnelle.

La désinvolture dont fait preuve Lindsay Lohan est révélatrice de ce détachement: comment ne pas rêver d’un monde où les principes moraux, jusqu’ici lourdement incrustés dans le cerveau par de longues années d’éducation autoritaire et de pressions sociales, seraient nonchalamment portés à la cheville?


Les images publicitaires de Scram pourraient être diffusées telles quelles dans un magazine féminin.

On voit l’intérêt que l’on peut tirer d’une utilisation volontaire de ce type de dispositif: un ancien alcoolique portant volontairement un tel bracelet peut faire la preuve de sa sobriété et reconquérir son conjoint(e); un ancien joueur portant un bracelet-Gps peut prouver qu’il ne s’approchera plus jamais d’un casino, et retrouver son emploi; un ancien pédophile peut prouver ne plus jamais s’approcher des écoles primaires; un ancien raciste portant un micro cravate avec analyse vocale peut prouver qu’il ne tiendra plus jamais des propos incitant à la haine raciale, etc.

On pourra être tenté d’en porter, même si l’on n’a jamais été alcoolique, joueur, pédophile ou criminel… — afin de démontrer qu’on ne le sera jamais. Porter ostensiblement un bracelet peut devenir un signe positif, qui signifie que vous acceptez les règles de la vie en société, de vous conformer à l’ordre social — et de faciliter votre envoi en prison si la volonté n’y suffisait pas.

Mais ces exemples sont encore choisis dans le domaine du pénal. Or, pourquoi se limiter aux comportements qui tombent sous le coup de la loi ? Un divorcé peut prouver qu’il ne s’approchera jamais de la maison de son ex, de manière à prouver à sa nouvelle compagne qu’il a tiré un trait sur son passé. Un individu peut porter un bracelet de contrôle d’alcoolémie pour prouver qu’il ne dépassera jamais les limites admissibles en société, ou ne conduira jamais ivre. Les usages sont infinis. Un détecteur de transpiration alerte immédiatement votre médecin si vous ne faites pas assez de sport. Banalisé et généralisé, il existera un dispositif de surveillance pour chaque risque de faillir aux impératifs sociaux. Cela pourrait être une garantie (à afficher par exemple sur son cv, ou sur sa fiche Meetic) pour faciliter les relations humaines avec des inconnus (en démontrant que l’on est inoffensif) ou avec un futur employeur.

Ceux qui portent un système de surveillance électronique auraient rapidement un avantage concurrentiel sur les autres. La société se diviserait alors en deux groupes: ceux qui peuvent démontrer qu’ils ne briseront pas les règles, et les autres.

Il est très possible de penser que certains espaces public laissent entrer plus facilement les membres du premier groupe. Ce type de filtrage serait très pratiqué dans des lieux sensibles tels que les aéroports. Le jour où le bracelet électronique à détecteur de métal personnel sera inventé, les voyageurs fréquents n’hésiteront pas à s’équiper pour gagner des heures précieuses à l’enregistrement. L’usage du bracelet n’interdirait pas l’accès à certains lieux, mais au contraire l’autoriserait. Dans cet usage « inverti », les dispositifs de surveillance électronique ne serviraient pas tant à maintenir en place les criminels qu’à permettre aux autres l’accès à la société.

L’hypothèse de ce renversement d’usage peut paraître absurde. Il existe pourtant une forme très analogue, et déjà très répandue, d’enfermement volontaire: les gated communities. Il y a un parallèle évident entre ces deux formes très contemporaines de contrôle spatial. Le principe est le même: s’enfermer soi-même plutôt que d’enfermer les autres. Cette inversion est particulièrement évidente en Afrique du Sud, où les gated communties ont proliféré juste après la fin de l’apartheid. Lorsque les Noirs obtiennent des droits civiques égaux à ceux des Blancs, lorsqu’il devient impossible de les maintenir en place de force, alors ce sont ceux qui en ont les moyens qui s’enferment eux-mêmes, dans une dernière tentative de maintenir l’ordre spatial ancien.

Le glissement de l’apartheid aux gated communities est particulièrement évident parce qu’il s’est déroulé en moins d’une décennie. Mais le processus est général. Ainsi, Viollet-le-Duc observait que les couloirs de service et la séparation des espaces des domestiques de ceux de leurs maîtres apparaissent dans les appartements bourgeois au 19e siècle, lorsque les domestiques obtiennent des droits civiques. Les barrières matérielles remplacent les barrières morales disparues.

La gated community n’enferme pas ses occupants, elle enferme les autres dehors*.

On voit bien la similitude entre les deux dispositifs. Gated communities et bracelet électronique sont deux moyens comparables de dresser des barrières matérielles qui remplacent directement des barrières morales. On pourrait schématiser ainsi l’évolution:
1. Enfermement de l’esprit (morale intégrée). Chacun connaît sa place. Nul besoin de barrières.
2. Enfermement par l’espace (ségrégation spatiale, apartheid). Chacun est maintenu à sa place. Mise en place de barrières physiques pour les dominés.
3. Enfermement par l’espace inversé (gated communities). Disparition des barrières physiques pour les dominés. Mise en place de barrières volontaires pour les dominants.
4. La limite est intégrée au corps (bracelet électronique).

Si la surveillance électronique volontaire se développe, elle permet de faire l’économie de la ségrégation spatiale, en remettant la limite morale sur l’individu.

La morale est de retour: elle se porte à la cheville.

On peut aller plus loin. Les individus comme les avions, pourraient porter une « boîte noire », qui enregistrerait en permanence ce qui se passe autour d’eux, et qui servirait, en cas de problème, a reconstituer les évènements auxquels ils ont été mêlés. Ce dispositif s’avérerait très pratique pour retrouver l’assassin d’une personne, les causes d’un accident de voiture, ou à se disculper d’une accusation. Les personnes exposées aux médias seraient les bénéficiaires les plus évidents. Dominique Strauss-Kahn aurait sans doute aimé porter un tel dispositif (à moins qu’il ne le débranche au moment où il serait justement utile…).
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* Si tant est que le dehors soit un lieu d’enfermement: c’est la raison pour laquelle une gated community n’a pas le même sens en Europe, aux Etats-Unis, en Amérique du Sud ou en Afrique du Sud. Pour simplifier, en Europe, le « dehors » (l’espace public) reste désirable. Donc les gated comnunities n’enferment personne à l’extérieur. D’où, sans doute, leur faible succès commercial. En Afrique du Sud, en Amérique du Sud, et dans une moindre mesure aux États-Unis, le « dehors » est problématique (dangereux, notamment), et les gated communities procurent donc un avantage par rapport à ceux qui n’y ont pas accès: elles remplissent ici ce rôle d’enfermement à l’extérieur.


LIENS :

Stéphane Degoutin

Société SCRAM



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