CARNAVAL


Pieter Brueghel l'Ancien | Le Combat de Carnaval et Carême | 1559

Cette époque qui se montre à elle-même son temps comme étant essentiellement le retour précipité de multiples festivités, est également une époque sans fête. Quand ses pseudo fêtes vulgarisées, parodies du dialogue et du don, incitent à un surplus de dépense économique, elles ne ramènent que la déception toujours compensée par la promesse d'une déception nouvelle.
Guy Debord

Carnaval | Villes en Folie


Carnaval, culture populaire et urbaine, n'était pas seulement divertissement, liberté impunie de moeurs ou débordement salutaire, concédés aux "mauvais penchants" de la nature humaine. Carnaval comme son ancêtre la fête des Fous, étaient, par le rire et la parodie, capacité perpétuelle de postuler un monde divers et nouveau, et jusqu'à la Renaissance, était l'expérience du "monde renversé" où disparaissent pour un temps les hiérarchies sociales, où étaient parodiés et ridiculisés sur la place publique les puissants et les gens d'Église. 


Carnaval contient, en son fondement populaire, bien des éléments propices au mouvement insurrectionnel ; on relèvera la grande figure du détrônement, la violence et la licence, l'esprit de satire et aussi l'utilisation du masque et du déguisement, qui n'est pas seulement un instrument parodique et critique mais qui favorise aussi les menées anonymes. Autant d'éléments qui peuvent trouver dans la révolte leur point d'application et participer aisément d'une tentative de renversement de l'ordre. Au cours des temps, les pouvoirs l'ont d'ailleurs compris et ont toujours tenté soit de contrôler soit de limiter ou d'interdire carnaval, comme à Paris. 

Cela ne signifie pas cependant que le rituel carnavalesque soit foncièrement subversif et menace les pouvoirs et l'ordre social. Ce dont les pouvoirs et l'Eglise s'alarment et ce qu'ils répriment, c'est avant tout son aspect transgressif (au sens d'une atteinte à la morale). Or, le passage de la transgression à la subversion ne se produit que dans des circonstances particulières, à la faveur de certains événements. On découvre aujourd'hui que ce passage s'est opéré en différents lieux et en différentes occasions dans le passé dont notamment à Bâle en 1529 , à Romans en 1580, à Bordeaux en 1651, et indirectement lors de la Révolution de 1848 à Paris.

Ce qui est peu, voire insignifiant sur l'échelle des siècles : carnaval n'a pas été  propice ou l'occasion idéale d'un tremplin d'un processus d'insurrection : les classes sociales d'une ville s'y affrontaient pacifiquement. En cela, il y avait  bien une tendance du carnaval à verser dans le politique, mais en lui-même il n'est pas un drame politique. On parlera plus justement d'une contamination, plus ou moins accentuée, entre les deux phénomènes, que d'une véritable fusion. Et cela, depuis les festivités des Saturnales de la Rome antique, véritable ancêtre du carnaval, fête de la jouissance et du débordement paroxystique.

Saturne, Divinité Communiste ?

Les historiens estiment que la fête des Saturnales de la Rome antique, est l'ancêtre du carnaval tel qu'il se pratiquait au moyen-âge ; Michel Feuillet analyse ainsi leurs caractéristiques communes : « Le port du masque, les jeux d’inversions sexuelles et sociales, la transgression provisoire de la norme, le royaume fou d’un monarque éphémère, la recherche nostalgique d’un âge d’or, les excès de toutes sortes proposent un riche tableau qui fait des Saturnales un modèle proche, un prototype antique du carnaval ».

Les Saturnales sont durant l’antiquité romaine des fêtes, accompagnées de grandes réjouissances populaires, qui célèbrent le dieu Saturne. Elles commençaient le 16 décembre de chaque année : d'abord elles ne durèrent qu'un jour, mais l'empereur Auguste ordonna qu'elles se célèbreraient pendant trois jours auxquels plus tard Caligula en ajouta un quatrième. D’abord fêtées le 14 avant les calendes de janvier (19 décembre), puis le 16 avant les calendes (17 décembre) et durant trois jours après la réforme du calendrier de Jules César, puis quatre jours sous Auguste, puis cinq sous Caligula, elles finissent par durer sept jours sous Dioclétien. Plusieurs autres dieux ou déesses sont célébrés pendant cette période, notamment, Sol Invictus ou Mithra, fêté le jour du 25 décembre (appelé «dies natalis solis invicti»), c'est-à-dire le jour de naissance du «Soleil Invaincu» (dans la période du solstice d'hiver) ; le calendrier chrétien en fera le jour de la naissance du Christ.

 D'après les poètes latins le dieu Saturne, détrôné par son fils Jupiter, et réduit à la condition de simple mortel, vint se réfugier en Italie, dans le Latium, où il rencontra le dieu du commencement, Janus. Avec lui, il rassemble les hommes sauvages des montagnes et leur donne des lois. Son règne est un âge d'or, ses paisibles sujets étant gouvernés avec douceur et équité : l'égalité des conditions fut rétablie ; aucun homme n'était au service d'un autre ; personne ne possédait rien en propre ; toutes choses étaient communes, comme si tous n'eussent eu qu'un même héritage.

Ces fêtes dont l'institution remontait dans le passé bien au-delà de la fondation de la Rome, célébraient la mémoire de cet âge heureux et l'égalité qui régnait entre tous les hommes et femmes de la cité. Hymnes à la liberté, les Saturnales permettaient pendant quelques jours à la population romaine de vivre dans une harmonie de justice, de liberté et d’abondance. Les Saturnales sont censées abolir la distance qui existe entre tous les hommes : les hommes libres s’abstenaient de porter leur toge, tous, libres et esclaves, portaient sur la tête le pileus, bonnet de l’affranchi, symbole de liberté. L'ordre hiérarchique des hommes et la logique des choses est inversé de façon parodique et provisoire : l’autorité des maîtres sur les esclaves est suspendue. Les esclaves ne travaillaient pas et ont le droit d'agir sans contrainte, on leur concédait une relative liberté de parole et ils sont libres de critiquer les défauts de leur maître, de jouer contre eux, de boire du vin jusqu’à l’ivresse et de s’adonner aux jeux de hasard ; dans la maison, les maîtres offraient et servaient aux esclaves les repas rituels composés de viande rôtie et de vin, avant de manger eux-mêmes, à moins de partager fraternellement le festin, et la chair.  La noblesse romaine se rencontrait autour d’immenses banquets suivis d'orgies, et de même les activités sexuelles s'étendaient à l'ensemble du peuple. Une des principales activités du carnaval, perdurant avec plus de réserves peut-être jusqu'au 19e siècle à Paris, et de nos jours à Rio ou Dunkerque. 

Tous les habitants de la ville cessaient leurs travaux : la population se portait en masse vers le mont Aventin, pour célébrer le Dieu Saturne. La nuit, des foules envahissaient les rues pour se livrer à toutes sortes de facéties aux cris rituels de Io ! Saturnalia ! Bona Saturnalia ! Des figurines sont suspendues au seuil des maisons et aux chapelles des carrefours. Les tribunaux et les écoles fermaient, il était interdit de livrer bataille, ou d'exécuter un criminel, et d'exercer d'autre art que celui de la cuisine. Un marché spécial (sigillaria) avait lieu et il était d’usage d’échanger des cadeaux (saturnalia et sigillaricia – véritables ancêtres du Père Noël...) et de se masquer.  Un roi des Saturnales était choisi parmi les condamnés à mort,  une fève cachée dans du pain le désignait - ancêtre de la galette des Rois -, auquel était conféré la liberté de commandement et de paroles. Il donnait libre cours à ses passions pendant toute la durée des festivités. Le souverain fictif était décapité au dernier jour, achevant ainsi son règne provisoire. Peut-être un sacrifice humain en l’honneur de Saturne.

La fête des Saturnales s’expose ainsi proche, non dans la structure ou l'organisation, mais dans l’esprit, des carnavals modernes où les hiérarchies sociales et les conventions morales sont modifiées ou inversées.

Fête et culture populaire


L
'histoire de la fête est caractérisée par la capacité remarquable de la liturgie officielle d'absorber les poussées successives de la culture populaire, sous toutes ses formes, et a su pendant des siècles montrer une adaptabilité et une souplesse surprenantes. Il n'est pas nécessaire de souscrire à la thèse des saints successeurs des dieux pour admettre que les foules de convertis ont transposé dans la nouvelle foi les habitudes religieuses du paganisme : recours aux sanctuaires thérapeutiques, vénération des hommes divinisés, besoin de reliques, etc. Elles expriment le besoin de localiser et de concrétiser une religion trop abstraite pour des masses à peine christianisées. La sensibilité religieuse populaire ouvre la voie aux fêtes innombrables qui iront s'y greffer. La pression d'une culture populaire, non théologique et souvent non cléricale, pénètre les rites et les cérémonies. Surtout, la culture populaire tend constamment à faire sortir la fête de l'église et à compléter les composantes liturgiques par des prolongements multiples dont elle dispute efficacement le contrôle au clergé.

La fête des fous

Au IVe siècle, suite du Concile de Nicée, en 325, l’Église chrétienne a fixé le début de son calendrier liturgique à Noël, à la naissance de Jésus-Christ. Une période de douze jours, entre Noël et l’Épiphanie, assure la jonction entre l’ancienne et la nouvelle année civile chrétienne. La fête des Fous médiévale était célébrée dans cette période, entre le 25 décembre et le 6 janvier.

La fête des Fous est, selon la formule de l’historien Jacques Heers, « la célébration du désordre, du renversement des hiérarchies. » Dans son essai La fête des fous, Harvey Cox a évoqué de façon brillante l'importance de la fantaisie et de son prolongement politique, l'utopie, dans les fêtes du passé. Il a rappelé en virtuose le rôle de la fête des Fous, cette institution médiévale qui survécut dans plusieurs pays d'Europe jusqu'au XVIe siècle, malgré les interdictions des autorités. Lors de ces libertates decembricae, sorte de carnaval qui se situait autour du cycle de Noël, aucun lieu n'était protégé contre la profanation amusée, aucun usage et aucune convention n'étaient à l'abri du ridicule. Organisée à l’intérieur des églises et cathédrales, la fête des Fous est tout d’abord une période où la hiérarchie cléricale s’inverse : les sous-diacres prennent la place des hauts dignitaires pour danser, professer des sermons grossiers et obscènes et chanter des cantiques à double sens ; les prêtres se déguisent en femme, les évêques et archevêques se défont de leurs attributs dans un jeu burlesque, les enfants de choeur chassent les prêtres, donnent des ordres dérisoires, lancent des malédictions à la place des bénédictions, ordonnent des processions et touchent des redevances.

Le jour de la fête des Fous, on élisait le Roi ou encore le Pape des fous. Pour être élu, il s’agissait de passer sa tête dans un trou et de faire la plus laide grimace. Le Roi des Fous – celui donc qui réalisait cette horrible grimace – était promené, déguisé en évêque, monté sur un âne, et portait la mitre et le bonnet de fous de cour. Une procession du clergé se rendait chez lui pour le conduire solennellement à l’église ou à la cathédrale. L’office pouvait débuter lorsque celui-ci s’asseyait sur le siège épiscopal après être entré dans l’édifice à l’envers sur un âne. L’office était totalement célébré à l’envers de façon méthodique, les gestes du cérémonial habituel étaient soigneusement inversés : la droite prenait la place de la gauche, le haut remplaçait le bas, la puanteur des vielles semelles se substituait à l’encens, les acteurs se couchaient le matin et se levaient le soir. La saleté, la grossièreté et l’obscénité étaient de rigueur. On y jouait souvent aux cartes et aux dés.

L’Église ne vit pas d’un bon œil toutes ces activités ludiques, obscènes et s’employa activement à les faire disparaître ou du moins les interdire sévèrement, estimant qu’elles représentaient une porte ouverte à la passion, la violence, l’inhumanité, à tout désordre potentiel. Un prêtre d'Amiens dénonce, en 1182 : « Dans certaines églises la coutume veut que les évêques et archevêques se démettent par jeu de leurs attributs. Cette liberté de décembre – libertas decembricas – est analogue à celle qui avait cours autrefois chez les païens, lorsque les bergers, devenus libres, se plaçaient sur le même plan que leurs maîtres et faisaient, après les moissons, la fête avec eux. »

Si l'Eglise intègre le Carnaval à sa lithurgie, c'est parce qu'elle n'a pas pu l'interdire. Elle essaya régulièrement de réduire sa portée contestataire et ouvertement blasphématoire. Jusqu'au XVIIème siècle, la période de Carnaval couvrait les quatre mois d'hiver. De nombreuse réglementations, tant ecclésiastiques que laïques, tentèrent d'endiguer les excès causés par ces bacchanales et finalement Carnaval fut réduit à trois jours : dimanche, lundi, pour atteindre son apothéose le mardi gras. Charlemagne tenta de bannir les mascarades de son empire. Il n'y réussit pas et, pendant tout le Moyen âge, le Carnaval,  étala en plein jour ses fantaisies les plus grossières et les plus monstrueuses. Le 9 mars 1399, Charles VI, rappelant d'autres ordonnances qui ont été perdues, défendit « que nul ne portast faux visages, [...] aucun ne batist ou injuriant, ne feist batre ne injurier autres personnes ».

Le Concile de Nantes en 1431 proscrit cette fête des Fous « et autres abus qui régnaient en plusieurs églises ». Le Concile de Bâle de 1435 fut le dernier décret qui interdit les spectacles dans les églises ou cathédrales ainsi que la fête des Fous.


Carême et Carnaval

C’est donc avec le contrôle exercé par les autorités religieuses sur cette fête de clercs que la disparition de la fête des Fous a conduit à la formation plus laïque du carnaval, qui dès le XVe siècle fut pris en charge par les instances de la société civile. Il n’en demeure pas moins que les rituels d’inversions, la présence d’un dirigeant fou d’un peuple de fous, les cavalcades, les mascarades, les déguisements collectifs et les défilés de chars puisent leur origine dans cette fête des Fous.

Le « carnaval chrétien » apparaît officiellement au début du second millénaire : le début du Carême est fixé, en 1091, au Mercredi des Cendres, par le concile de Bénévent. Carême, considéré comme une période calendaire importante dans la liturgie catholique, est également situé au début de la nouvelle saison, au printemps. Carnaval, quant à lui, vient clore l’ancienne année, en brûlant symboliquement un mannequin le jour de Mardi Gras et annoncer Carême, le lendemain, le Mercredi des Cendres.

Le carnaval marque la dernière occasion de pouvoir s'alimenter en aliments gras avant le début du Carême, période où l'on doit s'abstenir de manger des aliments riches, tels que la viande, les produits laitiers, les graisses et le sucre. Pour un pratiquant, c’est une période de pénitence, de recueillement et surtout de privation, pendant laquelle l’alimentation carnée est bannie, les célébrations, incluant mariage et baptême, sont interdites ; les jeux et spectacles ainsi que la vénération des saints sont condamnés. Le carnaval est alors un prélude à la rigueur, une ultime débauche paganisante avant l’ascèse quadragésimale, il permet ainsi de clore une époque pour en ouvrir une autre par un acte de transition. Le carnaval symbolise la fin de l’hiver et l’arrivée du printemps, période de floraison, de fécondation et de germination, et le début du Carême dans la joie et la liesse populaire.

Mais, le carnaval n'était pas l'occasion des mêmes débauches que celles de la fête des Fous, les Pères de l’Église prêchaient que le jeu ou le divertissement devait être limité afin d’éviter tout excès. Les ecclésiastiques et les lieux de culte seront, avec le temps, épargnés par les carnavaliers, qui préfèreront d'autres personnages. Les principaux acteurs de ces divertissements se recrutent dans le groupe des jeunes gens célibataires. Les jeunes gens masqués parcourent bruyamment les rues à la nuit tombée, chahutent les femmes, les filles et les avares. Les bandes rôdent, s'approchent doucement des maisons pour soudainement crier, lancer des cailloux sur les volets, la porte et le toit, jouer parfois du tambour, entrer dans les maisons et poursuivre les filles en quête de baisers, manger des crêpes et des beignets et boire sans jamais révéler leurs visages. Parfois, ces expéditions se font plus furtives afin de dérober un coq ou un cochon qu'on se partage au clair de lune. Cette ambiance perdure alors jusqu'au soir de Mardi Gras, où l'autorité est ouvertement entre les mains des masques. Les avares et les moralistes sont les premières cibles, obligés d'offrir ripaille aux assaillants. Ceux qui travaillent ce jour-là sont attrapés, juchés sur un âne, promenés et obligés de payer à boire.
On pouvait se masquer en plein jour, et le peuple usait largement d'un privilège réservé longtemps aux seuls gentilshommes. Les vieilles femmes osaient à peine quitter leurs maisons de peur des attrapes du mardi gras. On plaquait sur leurs manteaux noirs des empreintes de craie figurant des rats et des souris, on attachait à leurs robes des torchons sales. Les théâtres ont conservé longtemps la tradition de jouer les pièces les plus licencieuses dans les derniers jours du carnaval, et la Comédie-Française elle-même représentait le Don Japhet d'Arménie, de Scarron. Les Arrets d'Amour (1540, plaidoyer XII) racontent que des troupes de personnes masquées, « en robes retournées, barbouillez de farine ou charbon, faux visages de papier, portant argent à la mode ancienne », accompagnées de musiciens et de valets tenant des flambeaux, se présentaient dans toutes les maisons où l'on donnait soirée, y entraient sans autorisation, faisaient danser les demoiselles, offraient des dragées aux dames et proposaient des défis aux dés. De telles libertés choquaient fort les particuliers qui, n'osant pas résister ouvertement, « éteignent leurs lumières, répondent qu'il n'y a personne, qu'on est couché, ou font sortir leurs femmes et leurs filles par l'huis de derrière ». Ces précautions n'évitaient pas toujours les injures, les querelles et les rixes. Les valets des masques profitaient du tumulte pour voler, dévorer toutes les provisions de l'office et débaucher les chambrières.

Une description de cette fête ouvre le roman de Victor Hugo, « Notre-Dame de Paris » décrivant au lecteur l'atmosphère de liesse populaire. Au xve siècle, époque où se déroule le roman d'Hugo, la coutume s'était étendue du clergé à la rue. Loin de rester confiné dans l’enceinte de l’église ou de la cathédrale, la fête des Fous se propage dans la ville sous forme de cortège masqué. Devenue un événement populaire particulièrement appréciée, elle était l'occasion de réjouissances où l'on y buvait, y dansait, où se déroulaient des spectacles de mime, de magie, des tours, des momeries de théâtre, des farces. La ville entière était animée par des jongleurs, des acrobates, des voleurs qui prenaient possession de la rue. Au point culminant de la fête, les farceurs élisaient le Pape des Fous, la plupart du temps un diacre, souvent même un profane ou un étudiant, qui conduisait ensuite à travers les rues de la ville une procession débridée où les bagarres n'étaient pas rares, constituée de membres du clergé et d'hommes du peuple, qui se mêlaient aux noceurs.

A partir du XVe siècle, les parlements commencèrent à sévir plus sérieusement contre les abus de toute sorte et les débordements intempestifs. D'autant plus qu'à Bâle, en 1529, carnaval est l'occasion d'attaquer la cathédrale, et l'Hôtel de ville où le Conseil décide d'autoriser le culte protestant. Ces mêmes protestants décideront quelques années plus tard la suppression du Carême, en espérant éliminer avec lui les débordements carnavalesques... A Florence, le moine fondamentaliste Savonarole limite le Carnaval au seul jour du Mardi Gras, et instaure un grand bûcher purifiant les « vanités » : jeux de cartes, livres de musique profane ou de poésie, parfums, masques, costumes, peintures et sculptures qui ont été confisquées chez les habitants. En 1497 Savonarole finira sur le bûcher.

A Paris, la fréquence même de leurs arrêts peut inspirer quelques doutes sur leur efficacité. Le 14 décembre 1509, le parlement de Paris défend de faire et de vendre des masques, de porter des masques, sous peine de prison et d'amende. Le 26 avril 1514, arrêté portant que les masques et faux visages seront brûlés en public, avec défense d'en porter sous peine de confiscation. Les 26-27 novembre 1535, 9 mars 1539, 2-14 janvier 1562, 8 janvier 1575, 4 février 1592, défense d'aller en masques dans les rues de Paris avec des joueurs d'instruments, sous peine d'être punis comme perturbateurs du repos public.

Malgré tout Carnaval perdure, de même que certaines pratiques héritées des Saturnales romaines. Le Carnaval de Paris en 1589 a un caractère orgiaque. On y voit la nuit du mardi gras des cortèges de Parisiens et Parisiennes défilant entièrement nus puis faisant l'amour sans modération dans la rue. 


Renaissance

Dès la fin du Moyen Age, les villes se métamorphosent, elles connaissent alors une importante croissance démographique et le développement européen du réseau des routes, lié à l'activité commerciale des grandes foires, s'étend prodigieusement, favorisant un métissage culturel ; les grandes villes se transforment en véritable laboratoire culturel associant, dans la fête, traditions païennes et pratiques urbaines venues de l’Europe entière. De cette Europe en ébullition, apparaissent de nouvelles fêtes et de nouvelles pratiques festives, dont celle des grandes foires. La Renaissance marque la fin progressive du caractère sacré des fêtes qui deviennent des activités institutionnelles et réglées. En Europe et surtout en France, on assiste à une coupure de plus en plus franche entre le carnaval et ses racines populaires. Les bals organisés et masqués, par exemple, témoignent d’une rupture avec le cérémonial populaire du carnaval médiéval en matérialisant le renfermement mondain et aristocratique du carnaval urbain, débuté plus tôt en Italie par le carnaval vénitien. Le XVIIIe siècle serait donc les prémices du carnaval spectacle et organisé que l’on connaît médiatiquement à Nice. L’exemple le plus probant est le carnaval de la ville de Venise qui, au XVe siècle, organisait des fêtes et des spectacles costumés privés. Plus précisément, ce furent des groupes de jeunes Vénitiens qui devaient, « ouvrir en ville des cercles de divertissement » afin de structurer le carnaval en ville. La compagnie la plus célèbre était la « Compagna della Calza » qui produisait de non moins célèbres carnavals privés, jusqu’à fasciner l’Europe entière.

Les dérèglements du carnaval médiéval, contrastaient avec les ordonnancements des entrées royales, prises d’armes, célébrations révolutionnaires, cortèges impériaux ou cérémonies auxquels les autorités vouaient l’espace commun. Il est avéré que dès la Renaissance, en Europe, les fêtes de carnaval commençaient à être des spectacles organisés pour le peuple des grandes villes, et non plus par le peuple. Georges Duby insiste sur le rôle joué par les notables de la cité dans l'orchestration des fêtes, ces notables « dont le concours est indispensable, puisque, sans paraître toujours personnellement dans le déroulement des festivités, ils les patronnent ; ils aident à les rendre plus éclatantes par leurs subventions — davantage par ce qu'ils savent, par ce qu'il leur parvient de la haute culture des grandes cités et qu'ils transmettent ; la fête leur doit l'essentiel : l'efflorescence de sa légende, la musique et les paroles de ses chants, le piquant de ses parures, la ceinture de surveillance enfin qui, discrètement circonscrivant l'aire du désordre, le contient dans les limites du tolérable. » Une surveillance accrue faite par des ordonnances royales qui interdirent aux masques de porter des bâtons et des épées ou d'en faire porter par les laquais, ou celles de 1737 et de 1742, qui défendent aux jeunes gens et tapageurs de nuit d'entrer de force dans tous les lieux où il y a des bals et de la musique, de violenter les traiteurs, leurs femmes et enfants et d'obliger les violons à jouer toute la nuit.

Carnaval et Révolutions 

La Révolution française, interdira le Carnaval à partir de 1790. La Gazette Nationale écrit, en 1792, que la municipalité a arrêté : « 1° qu'il est défendu de paraître travesti dans les rues ; 2° que personne ne pourra donner de bal masqué public ; 3° qu'on ne peut étaler ou vendre des masques et habits de déguisement passé onze heures du soir ; 4° que personne ne peut donner de bal public, sans en avoir obtenu l'autorisation de la police ; 5° que ces bals ne peuvent se prolonger au-delà de onze heures de nuit. » (Gazette Nationale, ou Le Moniteur Universel, n° 32, mercredi 1er février 1792, Troisième année de la Liberté).

La bourgeoisie est à présent au pouvoir, et règne en maître. Les plus hautes autorités de l'Eglise étaient intervenues au fil des siècles pour interdire lors du carnaval, les débordements de la populace contre leurs représentants ; la bourgeoisie procédera de la même manière pour protéger les leurs. A partir de cette époque, la police prononcera chaque année au moment du carnaval des ordonnances interdisant de se masquer sur la voie publique avant 10 heures du matin et après 6 heures du soir, l'utilisation d'armes ou de bâtons, les déguisements de nature à troubler l'ordre public ou à blesser la décence et les moeurs, dont les costumes ecclésiastique ou religieux, d'apostropher qui que ce soit par des invectives, des mots grossiers ou provocations injurieuses, de s'arrêter pour tenir des discours indécents et provoquer les passants par gestes ou paroles contraires à la morale, de jeter dans les maisons, dans les voitures et sur les personnes des objets ou substances pouvant causer des blessures, endommager ou salir les vêtements, de promener ou brûler des mannequins dans les rues et places publiques.

Ces interdictions marquent les prémisses de la fin du carnaval, tel qu'il avait été pratiqué depuis plusieurs siècles, mais il faudra encore du temps pour canaliser les ardeurs subversives des carnavaliers sur d'autres sujets et d'autres festivités. L'un des exemples est la fête en l'honneur de la nouvelle Constitution, la fête de l'Unité du 10 août 1793. Célébrée partout en France, très ritualisée, cette fête politique tentait une désacralisation des emblèmes  des temps anciens, des cavalcades, des mascarades, des carnavals, etc., symboles vulgaires et dépravés de la monarchie. Parmi les grandes fêtes allégoriques, la fête de la Concorde célébrait, bien différemment, la fraternité entre les hiérarchies sociales,  solennellement. 


En 1848, à Paris, Carnaval se mêle aux journées révolutionnaires. Au cours de ses journées de février, la révolution de 1848 lui ménage, en effet, une issue. Lorsque le peuple insurgé envahit les Tuileries dans la journée du 24, il va se livrer spontanément à une mise en scène parodique étonnante, où chacun joue l'imitation burlesque des rôles monarchiques et des solennités officielles, tout en dégradant lieux et mobilier ; à la suite de ce happening, la foule emporte le trône royal en un cortège bruyant et facétieux ; elle se rend ainsi, brandissant des trophées, jusqu'à la Colonne de Juillet : elle y brûlera le trône, entourant le bûcher d'une ronde d'allégresse ; dans les jours qui suivent, Paris sera illuminée de lampions et de girandoles. Ainsi, en sa phase la plus dramatique (la veille encore le service d'ordre tirait dans la foule), l'insurrection se déroule et se vit sur un mode nettement carnavalesque, en procédant à un détrônement qui n'est plus seulement symbolique. Un peuple, dont la familiarité avec les formes de la fête et du spectacle est grande, éprouve le besoin de donner force à sa révolte en la mettant en spectacle, de lui donner sens en s'inspirant d'un rituel festif.


Carnaval et République


Le carnaval romantique est gros de ses excès, de ses promiscuités et de son irrespect, et l'on se dit qu'il ne peut manquer de déboucher quelque jour sur la révolte. L'empereur Napoléon III, pour le carnaval, ne tolèrera que le défilé de la corporation des bouchers, accompagné de quelques chars publicitaires. Sous la IIIe République, le Carnaval renaissant est très vite encadré par les festivités offertes par de riches personnalités. Carnaval prend alors le masque de la bienfaisance afin de faire des collectes qui autorisent des défilés de plus en plus fastueux, les bénéfices restant étant solennellement reversés à des oeuvres de charité.

C'est l'époque du carnaval des foules considérables (restituées dans le film de Marcel Carné, Les enfants du paradis), mais encore où les images et thèmes se répandent dans toute la sphère culturelle et en imprègnent les différents domaines, de la caricature (Gavarni, Daumier) à la littérature (Musset, Féval), du théâtre à la presse. Certains voient d'ailleurs dans la littérarisation du carnaval romantique, qui est aussi un aspect de son embourgeoisement individualiste, une manifestation de déclin.

Il faut surtout retenir que les conditions mêmes de déroulement de ce phénomène populaire ont profondément changé. Le cadre social ne peut plus être communautaire, en particulier dans une grande ville telle que Paris où l'urbanisation a fait son oeuvre. Les origines se sont tout à fait éloignées, et avec elles tout le culte naturaliste. Surtout, le peuple de cette première moitié du 19 e siècle fait contradictoirement l'expérience d'une espérance nouvelle de démocratie, née de la Révolution, en même temps que d'une misère différente, celle de la grand-ville et de l'atelier. Il est donc inévitable que la fête masquée s'investisse de significations autres et résonne d'autres accents. Ainsi elle se fait revanche explosive sur la misère et l'inconfort. Elle prend l'allure d'un défi narquois ou rageur aux dominants et aux possédants. Elle devient surtout temps symbolique (utopique) d'annulation des différences économiques et sociales. Il s'agit davantage d'un nouveau glissement que d'un changement radical. On ne peut ignorer, par exemple, que plusieurs des composantes anciennes se trouvent reprises et fort bien intégrées : outre le masque, il y a la ripaille, le goût de l'obscénité ou la mise en question des statuts.



Alain Faure montre bien de quelle façon le paroxysme carnavalesque implique désormais un « mimodrame social » où s'estompent les différences. Un esprit égalitaire s'exprime dans ces bals publics qui sont alors les tremplins de la fête travestie. Si entre ces bals existe à l'ordinaire une forte hiérarchie, en période de carnaval celle-ci se défait :
Dans la vaste panoplie de travestissements en usage à l'époque, apparut en effet chez les riches une nette tendance à adopter un costume de pauvre. Le masque fortuné danse dans des haillons ou en habits évoquant l'allure et la tenue des gens du peuple : petites marchandes des Halles et des rues, gamins des faubourgs et apprentis, travailleurs des quais de la Seine.
Tout un encanaillement de la bourgeoisie et de l'aristocratie est de bon ton dans ce contexte et transforme un Lord Seymour en Milord l'Arsouille, figure légendaire du temps. Mais le processus inverse de l'encanaillement (l'ennoblissement des gens du peuple à la faveur du travesti), ne s'observe guère. Aussi Alain Faure peut-il soutenir que la chienlit romantique est bien moins animée par un principe d'inversion des rôles de caractère burlesque que par un esprit de parodie égalitariste tendant au nivellement. On perçoit sans doute le caractère équivoque — et bien romantique — de ce jeu. La classe dominée se donne fantasmatiquement (et parodiquement) la représentation d'une liberté qu'elle n'a pas. La classe dominante profite de la discrétion du masque pour envoyer les plus pervers des siens vivre dans une promiscuité exotique sa haine-fascination à l'égard des classes dangereuses. Le film French Cancan de Jean Renoir offre une description de cette société où se confrontent les classes sociales, mais qui peuvent également s'apprécier, tel le richissime Prince Alexandre demandant en épouse une blanchisseuse, où les bourgeois s'encanaillant dans les cabarets et les bals, dont le Moulin Rouge, des quartiers alors populaires de la capitale. 

Ainsi le milieu du 19e siècle marque à cet égard, en Europe occidentale, un tournant décisif. Pour Carnaval aussi, ce sera l'ère victorienne : il s'embourgeoise. Son expression principale est le défilé de travestis variés, rivalisant d'ingéniosité, de luxe et d'élégance au son des fanfares. Autre chose se produit lorsque les groupes dominants et institués vont introduire dans les déguisements et tableaux des éléments luxueux et décoratifs, en même temps qu'ils vont soigneusement régler l'ordonnance des festivités et instaurer le cortège carnavalesque comme cérémonie de prestige. C'est la fin de l'improvisation, de l'invention, de la participation du public en tant qu'acteur, de la facétie. Ce n'est plus d'un glissement qu'il s'agit cette fois mais d'un véritable détournement de la signification. Au terme, il y a sans doute le carnaval touristique que connaît notre siècle, carnaval de masse avec défilé de chars décorés, concours de travestis et « bataille » de confettis ou de fleurs.


Monet | Carnaval de Paris, bld des Capucines 1873



L'orgie carnavalesque


Carnaval est plus que jamais moment de débauche sexuelle, où la distinction sociale est oubliée. Les masques tombent et l'on fête carnaval à visage découvert.  A Paris, la Mi-Carême est alors de facto la Fête des femmes. Le cortège de la Reine de toutes les blanchisseuses de Paris est né vers 1830. En 1891, à ce cortège s'ajoute le cortège de la Reine des Reines de Paris. À cette occasion les étudiants des Beaux-arts, essentiellement d'origine bourgeoise, rallient la fête avec un « char du lavoir des Beaux-Arts » escorté par leur fanfare jouant l'hymne des Beaux-Arts Le Pompier. En 1893 l'ensemble des étudiants parisiens  avec leur armée du chahut se joint au cortège des blanchisseuses de la Mi-Carême. De même, Arnold Van Gennep notait  dans son Manuel de folklore français contemporain [1947] : « comme les romanciers l'ont observé souvent, le Carnaval, le carnaval au milieu du 19e siècle permettait à une honnête femme parisienne d'agir en fille entretenue, ou pire. » Et vice-et-versa. 


Les envergures révolutionnaires succombaient pour un temps aux plaisirs charnels, aux multiples occasions offertes par les plus riches de ripailler et de saouler à volonté, aux joies et plaisirs festifs agitant une ville entière. A une époque où les épidémies de choléra et autres maladies sévissaient régulièrement et ne faisaient alors guère de distinctions sociales, emportant comtesses et blanchisseuses, étudiants et ouvriers.  

Le 1er Mai

Les ouvriers, qui composent dorénavant une part importante des populations des villes d'Europe, s'organiseront progressivement en mouvements politiques qui , telle l'Eglise des premiers temps, élaboreront un calendrier liturgique révolutionnaire en célébrant les grandes dates de son histoire : en France, la commémoration de la Révolution de 1789, et plus encore de la Commune de Paris en 1871, seront entretenues par des processions et des manifestations autorisées dès 1880. La IIe Internationale socialiste décide le 20 juillet 1889 de faire de chaque 1er mai une journée de manifestation avec pour objectif la réduction de la journée de travail à huit heures. Le 1er mai 1890, l'évènement est ainsi célébré dans la plupart des pays. Le 1er mai 1891, à Fourmies, dans le Nord, en France, la manifestation tourne au drame : la police tire sur les ouvriers et fait neuf morts. Avec ce nouveau drame, le 1er mai s’enracine dans la tradition de lutte des ouvriers européens.

Dès lors Carnaval n'est plus ce moment attendu où pouvait s'exercer rancune contre les classes possédantes, les manifestations et grèves ouvrières à présent s'en chargent d'une autre manière. On perçoit que le temps n'est plus entièrement joyeux et que, dans la vision utopique, s'est introduit quelque chose des tensions sociales, une violence inédite ; pour le peuple pauvre, il ne s'agit plus de chamailler et de ridiculiser les plus vils représentants de la bourgeoisie, mais de mener une lutte sans merci. Les fêtes politiques, et notamment celles du Front populaire, des mairies communistes, et de leurs adversaires instituent le découpage social, et chaque camp dans une même ville, célèbre une date historique marquant un évènement, son héros révolutionnaire ou son saint. Peu avant la seconde guerre mondiale, ce type de fête dont les objectifs sont de mobiliser le maximum de partisans, de démontrer sa force autant que d'organiser au mieux la propagande, est l'occasion de véritables batailles rangées. 


De la fête au spectacle

L’organisation des spectacles carnavalesques va s’amplifier jusqu’à ce que se distinguent les premiers « carnavaliers » professionnels de Nice, en 1873. L’organisation du carnaval est devenue si rigoureuse qu’elle nécessite l’emploi à plein temps de personnes hautement qualifiées. Le carnaval est alors réinventé, ré-institué ou, au contraire, supprimé, comme ce fut le cas de Paris. 

Au lendemain de la seconde guerre mondiale, le plus imposant carnaval de France - et du monde - disparaît : celui mythique de Paris. Les historiens avancent l'idée d'une succession de gouvernements qui depuis les années 1920, c'est-à-dire l'époque des grandes révolutions européennes russe, allemande, italienne, etc., considèrent la capitale comme potentiellement révolutionnaire, de par le nombre important d'habitants des classes pauvres, ouvrières et d'employés. Ils évoquent le fait que Paris placée sous la surveillance directe de l'État, est une ville sans maire, cette fonction officielle ayant été supprimée en 1794 et ne réapparaîtra qu'en 1977. Durant cette longue période le préfet de la Seine nommé par le ministre de l'Intérieur et qui gère Paris, privilégie la fête royale, impériale ou nationale plutôt qu'un Carnaval à risque.  

Après l'épreuve de la 1ere guerre mondiale, les Parisiens espèrent bien vite retrouver la joie de leur Carnaval interdit durant quatre années. Les adversaires de la fête ne souhaitent pas les laisser s'amuser. Déjà le manque de charbon sert à justifier le refus de la dérogation permettant aux cafés de fermer tardivement à Paris. Il y est interdit de faire de la musique. Contre le Carnaval, ses ennemis parviennent en 1919 à faire interdire l'usage des confettis sous de fallacieux prétextes d'hygiène et économie. Les confettis propageraient des maladies et les ramasser coûterait trop cher. Pourtant ils continuent à être autorisés et largement utilisés, à Nice ou Nantes, et un journaliste de l'époque fait malicieusement remarquer que les confetti ne rendent malades qu'à Paris. Les interdictions du Carnaval se doublent toujours de prétextes divers. On empêche la fête pour des raisons de morale, hygiène, économies, manque d'argent, lutte contre le bruit, nécessité de ne pas troubler la circulation automobile, etc. L'acharnement antifestif engagera d'autres subtils moyens, notamment la suppression des vacances des jours gras pour les enfants, leur interdisant ainsi de faire carnaval.  Face à ses persécutions, le comité renonce à organiser le grand cortège annuel et ne conserve des festivités que les mondanités : réceptions à l'Hôtel de ville, etc. Seuls les étudiants - de la bourgeoisie - et des organisations locales perpétuent la tradition des défilés dans la rue, puis à faire la fête. 1936 connaît le dernier grand carnaval de Paris. La mécanique organisationnelle est grippée, et malgré la victoire de la seconde guerre mondiale, le carnaval de Paris est moribond. En 1950, quelques centaines de personnes seulement célèbrent carnaval. En 1977, est organisé par la municipalité "Le carnaval des carnavals" où les parisiens sont conviés à assister, et non participer, à un spectacle ridicule, se déroulant, au loin, sur une péniche.
Carnaval de Dunkerque | 1970
Mais au début des années 1960, la nostalgie du carnaval, et ses transgressions influaient sur l’imaginaire de jeunes troupes en quête d’instruments et de lieux propices pour combattre le conditionnement du citadin par l’idéologie bourgeoise. La rue, promue théâtre de l’histoire de la Révolution à la Libération, devenait ainsi le terrain de nouveaux conflits sociaux et politiques liés au travail, à l’habitat, aux conditions de vie que le carnaval, par le truchement de la dérision, ne manquait pas de s’approprier. Mai 68, une révolte parisienne, moins populaire mais plus juvénile, retrouvera, elle aussi, le style carnavalesque et fera de son affrontement au pouvoir une fête contestataire. Harvey Cox commentait à l'époque que la rue réinvestie par la fête déplaisait :
Comme prévu, évêques et patrons n'en sont guère heureux, mais en tout cas cela a lieu. Cette renaissance de la fantaisie et de la fête, qui commence, est un bon signe. Elle montre que notre époque redécouvre peut-être la valeur de deux composantes de la culture qui, toutes deux, étaient jadis visibles dans la Fête des Fous. La première est la fête en elle-même, importante parce qu'elle remet le travail à sa place. Elle suggère que le travail, bien que rémunérateur, n'est pas la plus haute fin de la vie, mais doit contribuer à l'accomplissement de la personne humaine. Nous avons besoin d'interrompre le travail à date fixe pour nous souvenir que ce ne sont même pas un produit national brut d'un montant astronomique et le plein emploi de tous qui peuvent apporter le salut. Les jours de fête, nous cessons de travailler et nous goûtons ces gestes traditionnels et ces heures de franche gaieté sans lesquels une vie ne serait plus humaine. La fête, comme le jeu, la contemplation et l'amour, est une fin en soi. Ce n'est pas un moyen.

L'autre importante composante culturelle de la Fête des Fous est la fantaisie en tant que critique de la société. Démasquer la vanité des puissants fait toujours paraître leur pouvoir moins irrésistible. C'est pourquoi les tyrans tremblent devant les bouffons, et les dictateurs interdisent les chansonniers. Bien qu'une occasion fixée pour le persiflage politique puisse être exploitée par les puissants pour rendre la critique insignifiante, même une telle occasion ne doit pas exister. Du point de vue de l'oppresseur, la satire risque toujours de lui échapper ou de donner des idées aux gens, aussi est-il préférable de ne pas du tout la tolérer.


Guy Debord, à la même époque, suggérait dans La société du spectacle la promesse d'une nouvelle déception :

Cette époque qui se montre à elle-même son temps comme étant essentiellement le retour précipité de multiples festivités, est également une époque sans fête. Quand ses pseudo fêtes vulgarisées, parodies du dialogue et du don, incitent à un surplus de dépense économique, elles ne ramènent que la déception toujours compensée par la promesse d'une déception nouvelle.




Le cas de Nice

Christian RINAUDO
Extraits de :
Carnaval de Nice et carnavals indépendants.
Sociologie et sociétés, vol. 37, n° 1 | 2005

Historiens et folkloristes locaux renvoient généralement les origines du Carnaval de Nice à un passé immémorial et font remonter ses traces les plus anciennes à la fin du 13e siècle. Après de multiples évolutions, c’est le Comité des fêtes de Nice, créé pour l’occasion en 1873, qui est chargé d’organiser les festivités sous le patronage de la municipalité. On est alors à l’époque de la construction de la « Côte d’Azur », lieu de villégiature d’hiver pour les monarchies et l’aristocratie européennes depuis l’extension jusqu’à Nice de la ligne de chemin de fer, achevée en 1864. Le terme même de « Côte d’Azur », que les Américains traduiront plus tard par l’expression « French Riviera », est le produit d’une création externe, du regard touristique qui, depuis lors, n’a cessé de jouer un rôle important dans la construction identitaire de la ville de Nice. Dans ce contexte, le carnaval constituait le moment culminant de la saison d’hiver pour ces hivernants à la recherche de soleil et de divertissements. Sa Majesté Carnaval était alors montée sur des chars de plus en plus imposants pour devenir un personnage géant, à l’image d’une ville en plein essor. Sa propre représentation a évolué du personnage gargantuesque malicieux et fêtard, habillé en tenue de paysan ou de pêcheur, vers celle d’un Roi-Soleil majestueux donnant une image « d’éclat et de lumière » plus flatteuse pour la ville et pour ses qualités touristiques. Les pressions exercées par le Comité des fêtes pour éliminer toute allusion localiste à la culture populaire niçoise pouvant choquer ou « ennuyer » le public étranger sont alors très significatives de cette volonté de contrôler l’image d’un personnage carnavalesque présenté comme un conquérant du soleil et de la féerie. Ainsi, la dimension locale du carnaval devait se retirer progressivement des cortèges qui, par les thématiques abordées et par les mises en scène de plus en plus cosmopolites, prenaient la forme d’un grand spectacle destiné à divertir le public mondain d’une Côte d’Azur érigée en capitale d’un tourisme de prestige. Cette orientation a été renforcée par l’installation de barricades tout le long du parcours et de tribunes composées de places payantes pour les spectateurs les plus aisés. Elle fut également confortée par l’instauration des batailles de fleurs se voulant plus raffinées et plus poétiques que les corsos carnavalesques, mais également plus en phase avec l’image féerique produite par les guides touristiques de l’époque.



Si cette logique de modernisation du carnaval n’a cessé de se poursuivre depuis lors, elle a dû également s’adapter au fil des décennies à la démocratisation du tourisme et aux nouvelles exigences d’un public toujours plus nombreux attiré sur les rivages de la Côte d’Azur. Dans les années 1950 et 1960, Nice accueillait plus d’un demi-million de touristes chaque année, mais sa fonction de ville de repos et de retraite commençait également à s’affirmer. La saison hivernale, amputée de ce qui constituait jusque dans les années 1930 la société cosmopolite des hivernants, ne devait plus guère survivre que grâce au séjour climatique des personnes âgées, aux batailles de fleurs et à un carnaval qui, dans ce contexte, prenait l’allure d’un spectacle pour retraités où le public restait figé dans les tribunes et où les mannequins carnavalesques essayaient de recréer des mouvements artificiels grâce à l’élaboration de tout un système de mécanisation. Plus récemment encore, l’organisation des festivités a été confiée à la direction générale de l’Office du tourisme et des congrès de Nice (otcn), ce qui devait marquer symboliquement l’aboutissement d’un processus visant à faire de cet événement un des moteurs du développement économique de la ville centré sur l’industrie des loisirs et du tourisme. Mais dans cette optique, la municipalité a également cherché à rajeunir l’image du carnaval de manière à attirer dans la ville un public plus dynamique, plus enclin à faire la fête et à investir les nouveaux espaces commerciaux du Vieux-Nice (petites boutiques de mode, restaurants, bars…) qui représentent, à côté des magasins de souvenirs fréquentés par la clientèle voyagistes, une source importante de retombées économiques pour la ville. Pour le directeur de l’otcn, le Carnaval de Nice est d’abord une affaire de marketing qui consiste à faire venir toujours plus de monde sur la Côte d’Azur et à diversifier la clientèle : « Il n’y a pas de raison que l’événement soit réservé à une clientèle monoculturelle à basse contribution comme c’est encore le cas. Nous ciblons à présent une clientèle diversifiée : jeunes, troisième âge, hommes d’affaires, etc. » Cela impliquait notamment, comme il le précise, l’introduction de commanditaires privés pour organiser des concerts et des techno parades, l’installation de « villages vip » pour ceux qui « dépensent » et qui sont prêts à investir pour bénéficier de services et d’espaces particuliers, mais également de s’entourer de personnalités du monde du spectacle chargées de trouver de nouvelles formes d’expression de la fête.

Ainsi, lors de l’édition 2000, le recrutement du dessinateur Serguei - connu pour ses dessins humoristiques publiés dans Le Monde, L’Express ou le New York Times - comme « y-magier officiel » – le terme est en soit plus « branché » que celui de maquettiste – participait de cette volonté, selon la rhétorique de l’otcn, de « relooker » le carnaval. « Les grosses têtes d’antan sont l’expression d’une “manifestation terroir” qui n’attire personne et qui ne fait pas vendre le carnaval hors de Nice », expliquait le directeur de l’otcn. « Sergueï a fait partie de notre démarche électrochoc que nous voulons et devons prolonger afin d’obtenir la médiatisation record de cette année. » En abordant des thèmes comme les droits de l’homme, la connaissance, la communication, la consommation, les transports, les nouvelles technologies, il permettait à un public plus large de comprendre les messages et participait du processus de délocalisation du carnaval entamé lors de sa prise en charge municipale, en rompant avec le jeu sur les signifiants niçois. Or, cette délocalisation des symboles du Carnaval de Nice devait s’accompagner d’un processus corollaire de relocalisation dont le but était de répondre à la quête d’authenticité des touristes qui évoluent dans un univers de plus en plus uniformisé et qui attendent d’une manifestation locale qu’elle exhibe les signes de son particularisme de manière à proposer au monde un certain exotisme, une « couleur locale ».

Il s’agissait alors d’introduire dans une manifestation globale des éléments conventionnels et compréhensibles par tous du particularisme local et non plus de glisser de façon insidieuse des signifiants ésotériques de l’identité. C’est dans cette optique qu’une autre initiative de la municipalité a été de constituer une équipe « d’agitateurs professionnels » – également appelés « carnavaleurs » – et dont la mission était de susciter l’intérêt d’une clientèle en quête d’expériences festives et artistiques plus « authentiques ». Composée de jongleurs, d’acrobates, de danseurs et de comédiens placés sous la direction d’un « concepteur d’événements » [Il s’agit de Gad Weil, à qui l’on doit notamment la transformation des Champs-Élysées en champ de blé ou l’organisation de la Techno Parade de Paris], cette équipe a été chargée d’organiser des spectacles de rue qui devaient renouer les liens avec le passé et avec la tradition carnavalesque de Nice. Le « Grand Charivari », organisé lors de l’édition 2000, était au centre de cette nouvelle dynamique. Il fut présenté dans les brochures de l’otcn comme « un air de folie issu des coutumes festives d’antan ».

Depuis longtemps, historiens, folkloristes et journalistes constatent, dénoncent ou se plaignent de la perte de signification du Carnaval de Nice qui, comme on peut souvent le lire, se serait coupé de « ses anciennes racines populaires », perdant du même coup de son « authenticité ». De ce point de vue, la dynamique de modernisation impulsée lors de l’édition 2000 avec le recrutement de Sergueï a eu pour effet de susciter de vives réactions de la part d’une critique à visée « traditionaliste » qui émanait des associations folkloriques et des sociétés de carnavaliers niçois qui se chargent de la construction des chars. Ainsi, le « relookage » du Carnaval de Nice s’est transformé sous l’impulsion de cette critique traditionaliste aux accents conservateurs, anti-centralistes et anti-intellectualistes en une « affaire Sergueï », en un événement public centré sur la mise en question de l’identité culturelle niçoise. Ses auteurs reprochaient aux organisateurs et, en tout premier lieu, au maire de Nice d’être allé chercher « un Parisien, à savoir Sergueï, qui, par essence, ne connaît rien à nos traditions festives, pour concevoir notre carnaval ».

L’invention des carnavals « indépendants » : le local imaginé

Depuis quelques années, une autre forme de critique du Carnaval de Nice commence à se faire entendre, suscitant de plus en plus d’intérêt dans les milieux alternatifs de la région. Elle émane d’acteurs résolus à s’inventer une place dans leur ville, des jeunes issus de milieux sociaux plutôt aisés pour la plupart d’entre eux, mais refusant de rentrer dans une logique de reproduction d’une classe moyenne ascendante. Considérant leur démarche comme légitime, les membres des collectifs, rassemblés dans un lieu de friche, une ancienne caserne, et militant contre sa démolition programmée ou pour qu’un autre espace plus pérenne leur soit confié, sont entrés dans un rapport de force avec le principal interlocuteur local, la municipalité, qui refuse de les reconnaître publiquement tout en étant contraint de devoir composer avec leurs revendications de démocratie locale. Ils s’en prennent tout particulièrement à la politique culturelle de la ville consacrée au prestige et privilégiant une démarche muséographique de l’art conforme à la demande du tourisme culturel mais peu enclin à cultiver d’autres modes de rapport au monde que celui de sa mise en spectacle instrumentalisée. Lors de l’édition 2000 du Carnaval de Nice, les auteurs de cette critique, membres des collectifs artistiques et culturels établis dans les lieux de friche ne visaient pas, à l’instar de la posture traditionaliste, à oeuvrer au rétablissement d’une quelconque tradition bafouée, mais à mettre en cause la prise en charge des festivités par l’otcn. Ils dénonçaient l’absence de signification sociale et politique d’une tradition relancée à des fins touristiques et dont l’intérêt pour la municipalité ne résiderait, selon leurs termes, que dans son impact économique et médiatique. Ils affirmaient ne pas se reconnaître dans l’esprit de cette manifestation et dans l’image de Nice, capitale de la Côte d’Azur, dont elle permet d’assurer la promotion touristique :

« On ne se retrouvait pas dans cet énorme Club Méditerranée, dans cette orientation qui nous est présentée comme étant inéluctable et qui dévitalise tout lieu de vie pour en faire un décor, qui transforme toute culture en une sorte d’expression figée d’un folklore de pacotille »,

expliquait l’un de leurs porte-parole sur les ondes d’une radio nationale. Cette critique conforte sur certains aspects la distinction entre identité « pour soi » et identité « pour les touristes » en ce qu’elle stigmatise la mise en scène de traditions locales relancées à des fins touristiques. Mais elle dénonce également la posture traditionaliste qui consiste à penser que ce sont les origines locales des « interprètes de la tradition » qui confèrent la légitimité de leur action. Pour les jeunes artistes qui la portent, ce n’est pas parce qu’il est « parisien », étranger à la culture niçoise, que Sergueï suscite l’indignation, mais parce qu’il participe, au même titre que les « carnavaliers » d’antan et les « carnavaleurs » d’aujourd’hui, de ce qui est qualifié de « mascarade touristique ». Interrogés sur la controverse du « relookage » du Carnaval de Nice, les « francs-tireurs de l’identité locale » comme les appellent les journalistes de la presse régionale, répondent : Notre idée, c’était une fête en rupture du carnaval marchandise.

Ils dénoncent ainsi la mise en spectacle de la ville à des fins touristiques et tentent de mettre en usage des formes festives alternatives et non marchandes. C’est dans cet esprit que furent créés dès le milieu des années 1990 des carnavals dits « indépendants » dans deux quartiers de Nice situés à la marge des festivités officielles orchestrées par l’otcn. D’abord fréquentés par quelques dizaines de personnes, ils ont été investis par un public de plus en plus nombreux et suscitent désormais le plus grand intérêt des médias qui y voient une alternative incontournable et un complément indispensable aux festivités de la ville. Le principe était d’inventer des carnavals dits « de participation » permettant de réconcilier la population locale avec la notion de fête populaire. Dans cet esprit, les chars et les déguisements devaient être confectionnés à partir de la récupération et du détournement d’objets de consommation accessibles à tout le monde (chariots de supermarché, cartons d’emballage, remorques de bateau, planches à roulettes, palettes de chantier, etc.). Les jets de farine ont également été préférés aux confettis vendus dans les corsos du carnaval « officiel » et se sont rapidement imposés comme une marque distinctive de ces manifestations. Dès le début, les acteurs des carnavals « indépendants » ont prôné un mode de participation différent de celui des festivités carnavalesques relancées dans les villages de l’arrière-pays niçois grâce aux conseils éclairés des folkloristes ou ethnologues locaux. On n’y rencontre pas de formations musicales qui interprètent un répertoire traditionnel selon les coutumes de l’époque, mais des sound systems librement inspirés des trios électriques qui se sont développés ces dernières années dans le carnaval de Bahia. Au-delà de la forme de participation, un style musical s’est également imposé. Il s’agit d’une base rythmique inspirée du raggamuffin jamaïcain et qui a pour caractéristique, contrairement au rock, de donner la priorité à la parole et à l’ambiance festive. Au fil des années, une autre base rythmique a progressivement été introduite dans les corsos. Il s’agit d’une samba d’inspiration afro-brésilienne telle qu’elle est jouée et dansée dans le carnaval de Bahia par les batucadas, ces groupes de percussionnistes et de danseurs de rue qui peuvent parfois atteindre plusieurs centaines de personnes et qui se sont imposés comme le symbole de la résistance culturelle et de l’élaboration d’une identité « afro » dans la société bahianaise. Au fil des années s’est développé dans ces manifestations de rue tout un imaginaire culturel et pictural dont la symbolique est venue nourrir une vision « anti-Côte d’Azur » de la ville centrée sur la reconquête des espaces de vie en commun. Capitian Nissa est ainsi devenu une sorte de Superman local dont la mission consiste à lutter contre les « estraças terrestras », ces hommes et ces femmes venus d’ailleurs, vêtus de shorts et de sandales et qui envahissent les plages en période estivale. Une autre figure emblématique des carnavals indépendants est incarnée par lo Gran Calamar, un céphalopode géant qui recule généralement devant l’avancée des touristes, mais qui, selon la légende, reviendra un jour sur le rivage pour les dévorer. Dans un autre registre, Lo Drag s’est également imposé depuis son apparition en 1998 comme le symbole local de la lutte contre l’exclusion. Il est une sorte de dragon mythique qui, comme l’explique son créateur, est là pour manger tous les cònòs de la ville, ceux qui ne tolèrent pas l’altérité et qui ne conçoivent l’identité locale que comme un héritage ne pouvant se transmettre que par filiation. Le cònò est alors celui qui considère que l’on ne peut être niçois que si l’on est «de souche » niçoise, ce qui revient à clôturer le groupe sur la base des origines communes et à exclure tous ceux qui ne remplissent pas ces critères d’appartenance.

Cette démarche mise en oeuvre dans la réalisation des carnavals « indépendants » se traduit également par une critique de la définition traditionaliste de l’authenticité qui prône la conservation de la culture et des « vraies » valeurs d’antan. Se faisant l’héritière des positions associées au mouvement de Mai 68 et à partir desquelles fut élaborée une déconstruction radicale de l’exigence d’authenticité, elle ne pouvait que dénoncer toute approche faisant comme s’il pouvait exister vraiment, quelque part, une authenticité préservée. Se formulant en permanence dans une distance ironique par rapport à elle-même, cette démarche repose alors principalement sur la notion de pantaï et sur l’exaltation du principe d’invention culturelle. Dans ces conditions, face à un carnaval décrit comme un outil commercial et taxé de ce fait d’inauthenticité, c’est l’inventivité elle-même, la capacité des participants de la fête à pantaïer, à créer de nouveaux signes et emblèmes de l’identité locale et non la « tradition », à savoir l’oubli de l’invention, qui permet de garantir l’authenticité de la fête et son caractère identifiant.


Carnaval indépendant de Nice | Bataille de Farine et d'oeufs

Hyperfestivité

En France, les carnavals sont aujourd'hui des spectacles pleinement structurés que des professionnels proposent au public. Les carnavals ont en partie perdu leur part d’insouciance et leur nature momentanément subversive est peu à peu remplacée par des valeurs qui les décrivent comme un spectacle policé, médiatisé et commercial. Philippe Murray considérait que :
Hyperfestive (…) peut être appelée cette civilisation, parce que la festivisation globalisée semble le travail même de notre époque et sa plus grande nouveauté. Cette festivisation intensive n’a plus que de lointains rapports avec le festif d’autrefois, et même avec la déjà vieille "civilisation des loisirs". Le festif "classique" et localisé (les kermesses de jadis, le carnaval, etc.), comme le festif domestique assuré plus récemment par la télévision, sont désormais noyés dans le festif total, ou hyperfestif, dont l’activité infatigable modifie et transforme sans cesse les comportements et l’environnement. Dans le monde hyperfestif, la fête n’est plus en opposition, ou en contradiction, avec la vie quotidienne; elle devient le quotidien même, tout le quotidien et rien que le quotidien. Elle ne peut plus en être distinguée (et tout le travail des vivants, à partir de là, consiste à entretenir indéfiniment une illusion de distinction). Les fêtes de plus en plus gigantesques de l’ère hyperfestive, la Gay Pride, la Fête de la musique, la Love Parade de Berlin, ne sont que des symptômes de cette vaste évolution.



Ferias et autres débauches

Comme le note Jean-Pierre Garnier les manifestations festives in « Technoparade », « Paris-plage », « Nuit blanche » à Paris, « Biennale de la danse », « Fête des lumières » ou « Nuits sonores » à Lyon, « Folles journées » à Nantes, «Transmusicales » à Rennes, « Lille 2004 » puis « Bombaysers de Lille », et « fêtes de la musique » un peu partout… On n’en finirait plus d’énumérer les manifestations festives mises sur pied dans l’espace public depuis la fin du siècle dernier avec le concours et, de plus en plus, à l’initiative des pouvoirs publics locaux.
Mais il subsiste encore en France, des grand'fêtes conviviales, souvent issues du folklore local, entraînant dans une joyeuse et authentique débauche le plus grand nombre. De même, folklore et tourisme n'ont cependant pas suffi à vider Carnaval de toute substance. Ici et là, des carnavals ont lieu au cours desquels des groupes populaires vivent, dans l'excès, la licence, la ripaille, quelques heures, parfois quelques jours de « temps joyeux ». C'est le cas notamment du Carnaval de Dunkerque et celui – méconnu – de Cayenne [en Guyane], ou encore du carnaval de Binche en Belgique et de Bâle, malgré leur dérive folklorique. De même, les fêtes des Vendanges des villages de Bourgogne, celles de Haute-Savoie lors des transhumances, ou les ferias de Vic-Fezensac, d'Arles, qui sans être carnaval, constituent encore de sérieux et authentiques moments festifs ; et dans le cas de la féria de Nîmes, devenue victime de son succès, les villages environnants deviennent autant de refuges où la fête peut être d'une intensité et d'une ambiance particulières, sans toutefois atteindre le degré carnavalesque d'antan. On y retrouve cependant, une exaltation du groupe qui peut être plus directement fondée sur le dérèglement des carnavals anciens.


Des carnavals et des grandes fêtes qui sont aujourd'hui victimes de leur succès. L'exemple de la feria tauromachique du bourg de Vic-Fezensac est caractéristique : la somptueuse et incroyable feria jadis inconnue du grand public, est devenue au fil des ans, un événement faisant l'attention des médias, attirant chaque année de plus en plus de fêtards et de touristes. En 2011, la feria de Pentecôte de Vic a connu une affluence inhabituelle, estimée entre 40 et 50.000 personnes, dans les ruelles de cette petite commune du Gers de 3.700 habitants. En 2012, la municipalité a décrété la fin des beuveries incontrôlées : les dérapages des fêtards en 2011 ont conduit la mairie à supprimer les festivités. Une courte majorité de la population s'était prononcée lors d'une consultation pour "la suspension en 2012 et 2013 de la fête de rue". Le conseil municipal suspendait donc les autorisations pour les commerçants ambulants et les animations de rue. Fini les bodegas, le concours de fanfares, défilés ou concerts gratuits dans les ruelles, danses improvisées dans les rues, les longues nuits dans les bars, qui attiraient des dizaines de milliers de jeunes, dans une ambiance très alcoolisée. Les habitants se plaignaient des nuisances : odeurs et traces d'urine, débris de bouteilles cassées sur les terrasses ou dans les jardins, poubelles jetées dans les jardins, parking et camping sauvage. Certains ont même retrouvé au petit matin leur salon de jardin sur la voie publique, subtilisé pendant la nuit. Ainsi prend fin, ce que certains considéraient il y a encore quelques années, comme la plus belle et « furieuse » feria de France, un événement exceptionnel, avant que les hordes trop nombreuses et – trop - alcoolisées ne viennent la dénaturer, et briser la convivialité.
Vic-Fesenzac 2012 | fanfare Boula-Matari

De même, et à une échelle plus grande, l'arrivée massive de touristes depuis quelques années, venus assister au carnaval de Dunkerque, plus populaire que celui de Nice, semble présager un avenir autre, plus commercial et certains dénoncent par exemple les packages spécial carnaval proposés par l'Office de tourisme. « Inquiet sur le devenir d'un carnaval qui s'embourgeoise et qui attire de plus en plus de touristes, de fêtards « alcooliques », de musique techno, les Dunkerquois ne se sentent plus chez eux », note un journal local.  Dans certains cas, les municipalités refusent toute médiatisation excessive et publicité de leur carnaval, afin de limiter le nombre des participants, comme à la Chapelle-lez-Herlaimont en Belgique. Ici, les carnavaliers, et notamment les plus jeunes, en toute convivialité - et sécurité - peuvent s'adonner aux plaisirs des amours fugaces et à ceux de l'alcool, plus ou moins maîtrisé.

Il semblerait ainsi, que les plus grandes débauches festives ne se soient pas acclimatées au développement des villes, à l'accroissement de leur population, à leur anonymat, et qu'elles résistent tant bien que mal, dans les petites villes et villages de France ou de Belgique, et sans doute d'Europe, ou, comme dans le cas de Nice et de Nîmes, dans les marges – spatiales, éthiques ou sociales - des festivités. Tandis que d'autres observateurs notent que les plus belles fêtes entraînant le plus grand nombre à Paris et d'autres villes ont toujours été spontanées : celle de la soirée de l'élection de F. Mitterrand en 1981, la première Fête de la Musique en 1982,  ou celle par exemple de la victoire de l'équipe de France de football au mondial 1998. 


Carnaval : Exutoire ludique ?

Quoiqu'il en soit, nous ne sommes plus au temps des charivaris de Nice, ceux du 15e siècle, où la populace allait faire le siège de la maison d’un notable accusé de détournement de fonds, ou de corruption, pour ensuite s'adonner au pahlasso, pratique qui consistait à faire sauter sur un drap tendu par les pêcheurs, un mannequin de paille symbolisant les notables de la ville, dont on se vengeait avec humour. Le temps où carnaval avait aussi une fonction sociale, en tant que fête d'opposition à l'ordre et aux pouvoirs.  Mais autre chose doit intervenir ici. Carnaval est, tout comme la fête de prestige, une fête du gaspillage et de la dépense. En ce sens, on peut dire que s'il renverse ou brûle un Roi, il ne le fait sans doute que pour mieux affirmer la royauté populaire. Jacques Dubois estimait que :
Si Carnaval a parfois servi d'appui à la révolte, plus souvent il apparaît dans notre histoire comme régulateur social proposant un exutoire ludique aux tensions existantes. La fête apaise en libérant une violence et un désir accumulés : elle consolide ainsi l'ordre. À cet ordre, elle apportera plus nettement son concours lorsque, dans son rituel, l'accent va se déplacer de l'aspect festif à l'aspect spectaculaire.

Pour Mircea Eliade  [Le mythe de l'éternel retour, 1969], si ambiguë et destructrice soit-elle potentiellement, la fête est surtout conservatrice. Elle ne convoque tout ce qui conteste l'ordre social que pour mieux l'intégrer, et mettre en scène l'éternel retour de l'ordre immuable. 



EXTRAITS

Jacques DUBOIS
Carnaval : fête, révolte, spectacle. Pour une histoire
Études françaises, vol. 15, n° 1-2 | 1979

Christian RINAUDO
Carnaval de Nice et carnavals indépendants. Les mises en scène festives du spectacle de l’authentique
Sociologie et sociétés, vol. 37, n° 1 | 2005


SOURCES

Jérôme NICOLAS
Le Carnaval : un imaginaire politique 
Thèse de Doctorat | 2005

Harvey COX
La fête des fous. Essai théologique sur les notions de fête et de fantaisie |1971 éd. orig.: The Feast of Fools | 1969

Yves-Marie BERCÉ
Fête et révolte. Des mentalités populaires du XVIe au XVIIIe siècle |1976

Mikkaïl BAKHTINE
L'oeuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance | 1970

Pierre BOGLIONI

Le christianisme et la fête

Revue Histoire et perspectives | 2005

Philippe MURAY
Après l’histoire | 1999

Daniel FABRE
Carnaval ou La fête à l'envers | 1992


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