CUBA | Villes et Révolution


Cuba, La Havane, image du film Soy Cuba de Mikhail Kalatozov

Les grandes villes n'aiment pas la Révolution, quelque soit leur nature, et les révolutionnaires apprendront à s'en méfier ; ainsi le Parti Communiste Chinois persécuté dans les villes, s'exilera en 1928 dans les campagnes les plus reculées, Ho Chi Minh opéra la même stratégie, face à la terrible répression à Hanoï et Saigon, faite par la police militaire française, et par la suite, l'armée nord-vietnamienne essuya une grave défaite lors de l'offensive du têt contre les villes ;  les combattants algériens du Front de Libération National, décimés par les mêmes tortionnaires militaires français, abandonnaient Alger, en 1957. Les zones rurales, de montagne et de jungle – d'accès et de contrôle difficiles, par leur étendue, au contraire de l'espace limité des centres urbains – constituaient des lieux de retraite et des refuges efficaces, puis les meilleurs sanctuaires pour les révolutionnaires, mais également un prodigieux réservoir de militants, et notamment de paysans pauvres. 

Les révolutionnaires cubains ne prendront guère exemple sur ces expériences : la stratégie politico-militaire initiale décidée par les dirigeants de la Direction nationale du mouvement du 26 juillet – le M-26 -, présidée par Fidel Castro, pour mener à bien la révolution à Cuba, était de s'appuyer sur une insurrection urbaine générale, un « coup de force » initié par les milices urbaines du M-26 de Santiago de Cuba et de La Havane, devant s'étendre,  par un effet de Domino irréversible,  à toutes les villes du pays, entraînant spontanément le peuple urbain dans leur révolution, rappelons-le, non-socialiste, anti-dictatoriale et exigeant une véritable démocratie.



La tactique décidée par le M-26, devait ainsi coordonner le débarquement de Fidel Castro – exilé au Mexique - et de ces combattants, avec l'insurrection urbaine de Santiago, prévue à la date du 30 novembre 1957. Une milice les attendait sur la plage de débarquement et devait les transporter par camions et jeeps à Santiago quelques jours avant le « coup de force ». Aucun plan ne prévoyait, ni même suggérait, la possibilité d'une guerre révolutionnaire « prolongée » et « rurale » : le foyer de la rébellion, comme la grande majorité des militants du M-26, étaient essentiellement urbains, et le monde de la paysannerie – pauvre et silencieuse - était sinon négligé mais inconnu aux dirigeants du M-26, même si quelques bases avaient été organisé dans des bourgades rurales, proches des grandes villes.

Le départ dans l'urgence effectué sous la menace d'un traite, ayant pour conséquence le faible degré de préparation de l'expédition maritime, dont les qualités du bateau choisi, emmenant Fidel Castro et sa troupe, la tempête en mer, le sort peut-être, en décideront autrement et retarderont l'épique épopée : après une longue attente et sans nouvelles d'eux, et sans attendre Fidel Castro, les dirigeants du M-26 – dont Frank Pais - décident de passer à l'offensive et déclenchent le 30 novembre l'insurrection à Santiago et dans d'autres villes du pays. À Santiago, l'insurrection connaît la plus grande ampleur : ils incendient la caserne de la police nationale, s'emparent d'armes au siège de la police maritime, poursuivent des combats de rue jusqu'au lendemain mais renoncent à attaquer la – mythique – caserne de Moncada et doivent se replier. L'insurrection a échouée, tandis que Fidel Castro vogue encore. Nous connaissons la suite de l'histoire : le catastrophique débarquement en plein marais repéré par l'aviation, le massacre quelques jours plus tard d'Alegria de Pio et le refuge des survivants rebelles au coeur de la région montagneuse de la sierra Maestra.


La montagne Maîtresse

La sierra Maestra, la « montagne Maîtresse », constitue un formidable sanctuaire pour les révolutionnaires : le plus important massif montagneux de l'île, prolongé par la sierra Cristal, où culmine, à près de deux mille mètres, le plus haut sommet du pays, le Turquino. Le massif n'est pas étendu – 150 kilomètres de long sur 50 de large – mais les lieux sont escarpés et sauvages, difficiles d'accès – voire impossible - pour les blindés et l'artillerie lourde, tout en canyons, grottes et crêtes se chevauchant, recouvert d'une épaisse jungle constituant la meilleure défense contre l'aviation, bref, un site de guérilla idéal pour les embuscades, pour qui veut se cacher ou perdre qui le cherche. Mais c'est aussi une région isolée, sans ville, parsemée de villages misérables, vivant d'une nourriture de subsistance, dépendant de l'approvisionnement des grandes bourgades situées à sa périphérie pour tout ce qui concerne les produits de première nécessité, y compris alimentaire. De même, la prise des quelques postes de la garde rurale établis dans les plus gros villages, ne peut suffire à armer la future grande armée révolutionnaire.




La guérilla rurale commandée par Fidel Castro sera ainsi entièrement tributaire du soutien et de l'approvisionnement – en matériel – de la plaine, le llano : armes, munitions, médicaments et matériel chirurgical, matériel radio, etc.,  mais aussi de vêtements - chaussettes, chaussures, sous-vêtements – brodés du signe M-26 -,  de vivres - boîtes de conserve et sel -  ou encore des livres, et des sommes non négligeables d'argent destinées à payer le produit des récoltes acheté aux paysans.


Guérilla urbaine 
contre 
guérilla rurale

Face à l'échec de l'insurrection de Santiago de Cuba, et la retraite forcée de Fidel Castro dans la sierra Maestra, les dirigeants du Mouvement du 26 juillet vont s'opposer quant à la stratégie politico-militaire à poursuivre : fallait-il encore concentrer les forces et les moyens dans les villes ou bien au contraire, l'adapter aux conditions effectives, et s'engager dans une guerre révolutionnaire « prolongée » en milieu rural, comme celle menée par Mao Zedong puis Ho Chi Minh ? Guérilla urbaine ou guérilla rurale ?

En ce début de l'année 1957, le M-26 ne disposait d'aucune structure active dans les campagnes, ni même de réseau efficace mais pouvait compter sur des sympathisants dans les bourgades et les villages, généralement proches de grandes villes ; il s'agissait de propriétaires terriens, de la bourgeoisie réformiste et progressiste, d'agriculteurs, de médecins, de commerçants et rares étaient les paysans pauvres, journaliers ou propriétaire d'un lopin de terre. Le M-26 était inconnu des populations rurales des régions les plus difficiles d'accès, comme la Sierra Maestra. Fidel Castro reconnu après la révolution, combien, à l'époque, lui-même et ses compagnons étaient ignorants de la réalité sociale et physique de la région :

« Quand nous sommes arrivés, nous n'avions même pas fait une étude géographique de la sierra, même pas prévu d'organisation de la sierra Maestra. »

Ainsi, dans les premiers temps, la direction du M-26 décida de poursuivre son engagement dans les villes et, d'ouvrir un front secondaire dans la sierra Maestra, là où se trouvait en sécurité Fidel Castro et la douzaine de rescapés de l'expédition du Granma. Car en effet, après l'insurrection de Santiago de Cuba, malgré la débâcle, la dictature renforça considérablement la répression dans les villes de la province de l'Oriente – contrôles, couvre-feu, etc. - contraignant les mouvements et les déplacements des militants du M-26. Deux commandements seront alors organisés : celui des milices urbaines placées sous le contrôle d'El Llano - la Plaine – et l'autorité d'un responsable, et celui de Fidel Castro, La Sierra, – la Montagne - commandant les milices rurales de la sierra, et malgré tout, principal leader du M-26 mais, à cette époque, pouvant être contesté.

Mais pour Fidel Castro, l'idée d'une révolution urbaine, d'un « coup de force » devant entraîner la population des villes contre la dictature, paraît désormais improbable, illusoire ; Che Guevara notait dans ses carnets le prodigieux changement stratégique de Fidel Castro :

« Les quelques survivants – bien résolus à combattre – comprennent désormais qu'ils se sont trompés en imaginant des jaillissements spontanés dans toute l'île : que la lutte devra être longue et qu'il faudra s'assurer une grande participation paysanne. »

Une participation paysanne loin d'être acquise car les guérilleros rescapés, pour la plupart des citadins instruits, se trouvent confrontés à des paysans interloqués, méfiants, apeurés des représailles militaires, analphabètes – l'image inversée d'eux-mêmes – qu'il leur faudra d'abord découvrir, puis apprivoiser, comme le reconnaît Che Guevara :

« Nous étions des hommes de la ville, plaqués mais non greffés à la sierra Maestra […]. Un groupe que l'on tolérait mais qui n'était pas intégré […]. L'attitude du paysan à notre égard changea peu à peu, à cause de la répression à laquelle se livrait les forces de Batista […]. »


Socialistes contre Réformistes ?


Les positions de Fidel Castro favorables, voire convaincues, d'une – longue - révolution rurale, ne seront pas partagées par les membres de la Direction nationale du M-26, et les premières « querelles » apparaissent rapidement. Dès les premiers mois Fidel Castro n'aura de cesse de critiquer l'organisation de la logistique et de déplorer le faible approvisionnement de ces colonnes. De même le commandant Che Guevara s'opposera, par la suite, quasi ouvertement – à la différence de la diplomatie légendaire de Castro – aux dirigeants du Llano. Ainsi, le commandant Guevara  adressait les plus vifs reproches au Llano :

« […] pour les armes, il a été difficile de les obtenir du Llano ; aux difficultés propres à l'isolement géographique s 'ajoutaient les besoins des forces urbaines et leur réticence pour les remettre à la guérilla. Fidel a dû discuter ferme pour qu'un certain matériel nous parvienne. »

Le 9 décembre 1957, il affirme même dans une missive adressée à Castro :

« Si nous nous voyons, ou si j'ai l'occasion de t'écrire plus longuement, il faudra que je te parle de mes plaintes envers la direction, car je subodore qu'il existe un sabotage direct à l'égard de cette colonne, ou plus exactement à l'égard de ma personne. »

Car, par-delà ses critiques et ses doutes sur les réseaux de communication et de ravitaillement, le commandant Guevara, engageait une vive polémique à propos des tendances politiques qui opposaient le Llano, qu'il considérait réformiste-progressiste, à la radicalité anti-impérialiste de la Sierra, et en particulier de son attrait pour le marxisme. Le diplomate Fidel Castro, - qui à cette époque n'était pas marxiste, voire même « analphabète marxiste » selon ses propres propos -, tenta d'atténuer les divergences, appela à l'unité, tandis que son frère, Raul, et d'autres – du Llano comme de la Sierra -, affichaient des mêmes attirances marxistes. C'est une correspondance trouvée sur un dirigeant du M-26 arrêté par la police, Armando Hart, qui informa la dictature de ces divergences, et qui en profita pour mener une véritable propagande, présentant les dissensions au sein de la Direction du M-26 et accusant un certain commandant argentin d'être une éminence agissant au nom du communisme russe.

Quoiqu'il en soit, l'arrestation d'Armando Hart, eut le mérite de clore, pour un temps, la polémique, mais le Che continuait à percevoir les différences entre la Sierra et le Llano, auxquelles il mêlait le débat sur le socialisme comme alternative et ses plaintes sur le ravitaillement. Des années plus tard, il devait dire :
« Les contacts avec la ville s'établirent laborieusement au cours de la période comprise entre le 2 décembre 1956 et le 28 mai 1957, date du combat d'El Uvero. Ces relations, durant ces longs mois de guérilla, pâtirent de l'incompréhension, de la part de la direction du mouvement d'El Llano [« de la Plaine »], de l'importance de notre action et de sa démarche d'avant-garde pour propulser la révolution, et de nature de Fidel qui en était le chef. À partir du moment où se sont sont forgées deux opinions distinctes sur la tactique à suivre, répondant à deux concepts stratégiques spécifiques, baptisé pour le premier « La Sierra » et pour le second « El Llano », nos débats et luttes internes devinrent relativement virulents. Néanmoins, ce qui nous préoccupait avant tout à cette période, c'était de survivre et de développer les bases de la guérilla. »

« La Sierra était déjà assurée de pouvoir développer la guérilla pour la transporter ailleurs et encercler ainsi, depuis les campagnes, les villes de la tyrannie, et pour faire exploser tout l'appareil du régime par étranglement et épuisement. La Llano proposait une position apparemment plus révolutionnaire, la lutte armée dans toutes les villes, devant aboutir à une grève générale qui renverserait Batista et permettrait une rapide prise de pouvoir. […] Grève générale convoquée par surprise, clandestinement, sans préparation politique préalable et sans action de masse.»


2 stratégies = 1 échec

Les milices urbaines multiplient les actions contre la dictature : La Havane connaît, par exemple, le 15 mars 1958, une « nuit des 100 bombes » mais le coup le plus spectaculaire, de résonance mondial, est celui de l'enlèvement du champion de course automobile, l'Argentin Juan Manuel Fangio. Kidnappé le 23 février 1958, à son hôtel, il reconnaîtra avoir été fort bien traité par les militants du M-26 qui le relâchent que le lendemain de la compétition, après lui avoir demandé quelques autographes. L'affaire fit grand bruit dans la presse internationale.

Attentat à la bombe, avril 1958, La Havane

 Mais la plupart des actions du Llano n'avait aucune envergure internationale et elles consistaient en des opérations de sabotage, d'attentats à la bombe, et de représailles contre les tortionnaires de l'armée et de la police. Che Guevara, dans ses Souvenirs de la guerre révolutionnaire cubaine, ne peut que critiquer ces actions, allant même jusqu'à se démarquer de ce « Mouvement d'El Llano » de La Havane :

« Pour ce qui concerne les luttes urbaines, sur la liste des morts au champ d'honneur, je dois rappeler en tout premier lieu la perte, inestimable pour la révolution, de Frank Pais, à Santiago de Cuba. »

«  Au nombre des faits d'armes survenus dans la Sierra Maestra, il faut ajouter les actions accomplies au sein des villes par les forces d'El Llano. Au coeur des principales agglomérations du pays oeuvraient des groupes armés qui combattaient le régime de Batista : les deux pôles de lutte les plus importants étant ceux de La Havane et de Santiago. Dans la capitale, le Mouvement tenta, sans succès, de mettre en place une structure armée censée émettre des signaux de vie et d'actions réguliers ; en revanche, Santiago, liée géographiquement à la Sierra Maestra, devint une tranchée de premier ordre dans la longue lutte contre la dictature de Batista. »

« Tandis que, une fois la guérilla implantée dans la Sierra maestra, nous pouvions compter nos pertes sur les doigts de la main – il s'agissait toutefois de camarades d'un courage et d'une audace exceptionnels -, dans les villes aussi mourraient des hommes de conviction dont l'adhésion à la révolution était fragile, voire, qui ignoraient parfois tout d'elle, et, hélas, souvent trop vulnérables face à la répression.  Au terme de cette première année de lutte, l'ambiance était au soulèvement général sur tout le territoire national. Les sabotages se succédaient, pour certains techniquement très élaborés et longuement mis au point, et pour d'autres de vulgaires actions terroristes effectuées au gré de l'impulsion d'une poignée d'individus, qui laissaient derrière eux leur lot de morts innocentes et de sacrifices des meilleurs combattants, sans représenter de véritables avancées pour la cause du peuple. »

Cuba, La Havane, image du film Soy Cuba de Mikhail Kalatozov

Ce n'était pas l'avis de Faustino Pérez, haut dirigeant du M-26 à La Havane, qui rencontre dans la sierra Fidel Castro, lui assurant que les conditions sont à présent réunies pour déclencher avec succès une grève générale qui pourrait donner le coup de grâce à la dictature. Étonnamment, Fidel Castro partage l'enthousiasme de Pérez et signera un manifeste intitulé Guerre totale à la tyrannie, proclamant : « la lutte armée contre Batista entre dans sa phase finale » et « la stratégie consiste en une grève générale révolutionnaire appuyée par une action militaire ».

Des années plus tard, le Che dira que la grève fut décidée et décrétée par le Llano avec le consentement de la Sierra, qui ne se sent pas capable de l'empêcher. Ce qui n'est pas tout à fait exact car elle fut décidée par l'ensemble de la Direction – le commandant Guevara n'étant pas membre de cette instance suprême – avec certainement de grands espoirs qu'elle offre une issue rapide à la guerre.

La grève générale est déclenchée le 9 avril 1958, - date anniversaire du Bogotazo du 9 avril 1948 - et c'est un échec, nous rappelant celui de Santiago de Cuba de novembre 1957. Les actions commencèrent avec la prise d'une station de radio à La Havane et la diffusion de l'appel enregistré de Fidel. Santiago de Cuba, lourdement réprimée après la grève de novembre, n'allait pas réagir avec la même intensité, et les erreurs s'accumulèrent : au lieu de sensibiliser les esprits, mobiliser toutes les forces d'opposition, au lieu d'annoncer à l'avance une prochaine grève générale, même sans en donner la date exacte, le Llano attend 11 heures du matin pour diffuser l'ordre de grève immédiate par radio, à l'heure où seules les ménagères ont leur poste allumé... La surprise est générale pour la police comme pour la population. De même, les armes promises n'arrivèrent pas – ou n'existaient pas - et les insurgés armés se concentrèrent dans des zones et foyers isolés, tandis que les manifestants et les grévistes avaient ainsi la lourde charge de combattre la police et l'armée à mains nues. Et pourtant, pendant trois journées, l'espoir était grand car si le mouvement faiblissait à La Havane, il se maintenait ou apparaissait dans d'autres villes.

La Havane, Université, avril 1958

Des escouades de la Sierra devaient appuyer le mouvement insurrectionnel : elles avaient reçu trois importantes cargaisons d'armes et leur objectif était d'approcher les bourgades proches de la sierra, en y attendant la suite des évènements, avec l'espoir de foncer vers Santiago. Car les forces de Fidel Castro, cantonnées dans la sierra ne pouvaient guère faire mieux que d'attendre : leur rayon d'action était très limité, faute de moyens de transport et du danger que représentaient les routes surveillées de la région, contrôlées par l'aviation, par de nombreux barrages et sillonnées en permanence par des unités blindées.

Finalement, l'insurrection des villes échoua, réprimée dans le sang et ceux qui ont échappé au massacre, ou soupçonnés d'y avoir participé sont arrêtés. Une grave défaite, même si l'esprit révolutionnaire reste intact, plus que jamais peut-être.Il est alors temps, pour le M-26, d'une auto-critique et d'une meilleure appréciation de la situation révolutionnaire... urbaine.

Je suis une merde

Fidel Castro est littéralement fou de rage : « Je suis une merde qui ne peut décider de rien du tout ». Mais il fait front et lucide déclare : « Je dois assumer la responsabilité des stupidités commises par les autres ». Et il convoque sur le champ et dans son camp retranché de la sierra tout l'état-major du M-26 ; pour un grand moment de vérité, et sans doute, afin de régler une fois pour toute le vieux conflit entre Llano et Sierra, grossièrement définies comme la droite et la gauche du M-26. Au-delà et plus pratiquement, Fidel Castro accusait notamment la direction urbaine du Llano de trois choses :
  • avoir surestimé le rôle des villes dans la lutte générale,
  • le sectarisme du mouvement ouvrier qui avait refusé de collaborer avec d'autres forces, en particulier les communistes du PSP,
  • et le fait d'avoir conçu l'organisation des milices urbaines comme des troupes parallèles, sans entrainement, ni moral de combat, et sans passer par le rigoureux processus de sélection de la guerre.

A l'issue d'une réunion houleuse, et de discussions acharnées – paraît-il -, il n'était pas facile de trouver le point d'accord où la guérilla rurale serait consolidée comme forme centrale de la lutte tandis que se maintiendraient la pression urbaine qui isolait politiquement le régime et constituait une véritable pépinière de recrutement de militants, de plus en plus nombreux d'ailleurs. De même, le M-26 était littéralement confronté dans les villes à d'autres formations révolutionnaires, dont notamment le Parti Communiste en plein réveil et surtout au très actif Directoire organisé par les étudiants.

Dès lors, sans pour autant abandonner les actions de guérilla urbaine – et notamment politique, c'est-à-dire de propagande, de présence et de recrutement - les efforts seront concentrés pour le développement de la guérilla rurale et de son extension vers d'autres régions. Il fut décidé de donner une primauté absolue à l'action militaire directe dans les zones rurales, au détriment de celle des villes, considérée comme inutile. De même, il fut décidé de renforcer l'autorité de Fidel Castro qui devient à la fois secrétaire général du mouvement et commandant en chef des forces armées, y compris des milices urbaines, afin d'éviter les difficultés d'organisation et de coordination - le piège - d'un double commandement ; peut-être le point le plus important.

Une sorte d'équilibre entre deux formes de guérilla, prenant acte de la réalité – comment armer la population urbaine, confrontation avec d'autres mouvements insurgés - de la dynamique – l'engagement de la paysannerie - du processus évolutif révolutionnaire en cours. Toutefois, ce changement radical de stratégie et de la structure organisationnelle du Mouvement, s'opéra non sans amertume – semble-t-il – de la part des dirigeants du Llano, hier prédominants, à présent subordonnés aux actions armées de la sierra ; dont une des conséquences, outre l'offensive des forces de la dictature – sera la rupture complète des communications entre la sierra et le Llano.

Car une autre conséquence néfaste de l'échec de l'insurrection urbaine, sera de redonner confiance à la dictature victorieuse qui, sûre de ses effectifs et moyens militaires, engagea pompeusement une vaste offensive contre le repère des révolutionnaires ; mais l'incroyable défaite de cette opération engageant des milliers de soldats – dont les meilleures unités de l'armée - appuyés par l'aviation, contre seulement deux cent fusils rebelles, créa – à jamais – la complète et totale hégémonie politique de Fidel Castro, devenu à présent un véritable Dieu Révolutionnaire vivant et incontestable.

La stratégie de la guerre révolutionnaire prolongée, dont l'objectif est d'encercler les grandes villes depuis les zones rurales libérées, n'aura, en fait, pas pu être mis en oeuvre  : sur le front de la province d'Oriente, Santiago de Cuba, la capitale régionale fera certes l'objet d'un encerclement,  mais la "guerre éclair" menée par les colonnes du commandant Che Guevara - et du commandant Camilo Cienfuegos - dans la province de Las Villas,  accéléra la défaite de la dictature : en 10 jours seulement, et sans préparation particulière, ses troupes avaient conquises un territoire de plus de 8.000 kilomètres carrés, peuplé d'environ 250.000 habitants ; comprenant 12 casernes de l'armée, la garde rurale, la police et la marine dans huit villages et petites villes, et dans une autre demi-douzaine de localités, la garnison avait été forcée de se retirer ; elles avaient fait près de 800 prisonniers. Une stratégie que certains militaires comparent plutôt à la Blitzkrieg des armées allemandes : une offensive générale  de pénétration rapide et d'oblitération,  dans l'optique de frapper en profondeur la capacité militaire, communicationnelle, économique et politique de l'ennemi.


Le rôle des villes
dans la révolution cubaine


A posteriori, le récit officiel de la révolution cubaine, valorisant l’épopée héroïque du Granma et de ses survivants, a contribué à renforcer la légitimité de la composante du Mouvement du 26 juillet au détriment d’une compréhension plus complexe du processus. Cette version simplifiée de l’histoire, érigeant en modèle la guérilla rurale, a inspiré les expériences des années soixante (au Pérou, au Venezuela, au Nicaragua, en Colombie, en Bolivie). Une sur-médiatisation qui a très largement occulté aussi bien le rôle fondamental des actions menées en ville - la guérilla urbaine - que l'action des autres mouvements révolutionnaires et des organisations issues de l'intelligentsia et des couches petites bourgeoises, essentiellement urbaines.

Car la révolution cubaine sera victorieuse par la très large opposition de l'ensemble des couches sociales du pays - hormis l'oligarchie - à la dictature sans grande base sociale de Batista. La grande popularité de Fidel Castro, lui-même issu de la haute bourgeoisie cubaine, sa volonté de rétablir une véritable démocratie, sa maîtrise technique et tactique de la guerre révolutionnaire, auront permis le recrutement dans les villes de nombreux cadres et militants, issus de toutes les couches de la population, y compris parmi les plus aisées, pouvant apporter aux zones rurales de guérilla une aide conséquente directe matérielle, financière, humaine et morale.

Nombre d'historiens évoquent la révolution cubaine par le poids prépondérant des paysans, au contraire du prolétariat des villes, malgré les traditions politiques et syndicales assez importantes, qui a joué un rôle moins décisif que celui de l'armée révolutionnaire à composition sociale surtout paysanne. Le rôle des paysans a pu être éminemment révolutionnaire non pas tant à cause de leur prépondérance numérique (qui était à Cuba très inférieure à celle d'autres pays analogues), qu'à cause de leur composition sociale particulière (poids décisif des ouvriers agricoles, pauvreté extrême des petits propriétaires). A l'inverse, il est établi que finalement si le rôle du prolétariat urbain n'a pas été décisif dans la révolution, il a été primordial pour empêcher l'emprise petite-bourgeoise ou bourgeoise libérale sur le nouveau régime, et a fortiori pour le développement conséquent anti-impérialiste et anti-capitaliste de la révolution.

L'importance d'une lutte suburbaine est extraordinaire, déclarait le commandant Che Guevara, mais en tant que front secondaire et en critiquant sévèrement les actions « terroristes » inutiles. C'est un débat qui divisa, après la victoire, les stratèges et les historiens, car certains évoquent le fait que sans le soutien logistique des « villes », il aurait été tout simplement impossible aux guérilleros de la sierra de – d'abord – survivre, puis de s'épanouir, s'armer et reprendre l'offensive. Le diplomatique Fidel Castro affirma ainsi :

« La révolution n'appartient pas plus à un groupe qu'à l'autre » et « toute l'énergie des militants doit être canalisée aussi bien vers la plaine que vers la montagne.»

Quelque temps après la Révolution, Fidel déclara dans l'avion qui survolait Caracas : Ah! Si La Havane était entourée de montagnes, la guerre n'aurait pas duré aussi longtemps. 


La théorie
du commandant
Ernesto Che Guevara


Le commandant Che Guevara, hostile depuis longtemps à la stratégie du « coup de force » urbain et des positions politiques de certains dirigeants du Llano était particulièrement satisfait des décisions prises. Dans son livre qu'il écrira après la victoire, La guerre de guérilla, Ernesto Che Guevara consacre un court paragraphe à la guérilla en milieu urbain :

Si, à un moment donnée, la guerre de guérilla doit assaillir les villes, pénétrer les campagnes environnantes au point de pouvoir s'y infiltrer en sécurité, ses unités devront recevoir une formation spéciale, ou plutôt une organisation spéciale.

Il est essentiel de comprendre qu'une guérilla en zone urbaine ne peut jamais surgir de manière impromptue [Le Che propose «  A améliorer », en rouge dans le texte initial écrit de sa main]. Elle ne se concrétisera que lorsque certaines conditions indispensables à son existence auront vu le jour ; ce qui implique qu'elle soit directement commandée par des chefs situés à l'extérieur de la zone. Cette guérilla ne devra donc pas mener des actions indépendantes, mais conformes à des plans conçus à l'avance, de sorte que sa fonction sera de seconder l'action de groupes plus importants, implantés dans d'autres régions, et de contribuer au succès d'une conception tactique définie, sans bénéficier de l'ampleur opérationnelles des guérillas non urbaines. En d'autres termes, une guérilla suburbaine ne pourra choisir entre couper des lignes téléphoniques ou commettre des attentats, ou encore tendre une embuscade à une patrouille de soldats sur une route éloignée ; elle fera exactement ce qu'on lui dit. Si son rôle est de saboter des lignes téléphoniques, des réseaux électriques, des égouts, des voies ferrées ou des aqueducs, elle devra se cantonner à sa stricte mission.
Ses effectifs ne doivent pas dépasser quatre ou cinq hommes. Ce quota est fondamental, car la guérilla suburbaine doit être considérée comme se déroulant sur un terrain exceptionnellement défavorable, où la vigilance ennemie est redoutable et les éventuelles représailles ou délations augmentent considérablement. Facteurs aggravant : la guérilla suburbaine ne peut pas s'éloigner de son secteur d'opération ; à la rapidité d'action et de mouvement se greffent un éloignement relativement restreint du lieu de l'action et l'impératif de rester caché la journée. C'est une guérilla nocturne par excellence, qui n'a nullement la possibilité de changer de manière d'opérer tant que l'avancée de l'insurrection n'est pas suffisante pour lui permettre de prendre part au siège de la ville comme combattant actif.

Les qualités essentielles du guérillero urbain seront la discipline, plus forte, si tant est, que chez ses camarades à l'extérieur de la ville, et la discrétion. Il ne pourra guère compter sur plus de deux ou trois maisons amies pour lui offrir le couvert. Un encerclement, dans ces conditions, équivaudrait de façon quasi certaine à la mort. En outre les armes ne seront pas de même catégorie que celles des autres groupes. Ce seront des armes de défense personnelle, faciles à cacher et qui ne risquent pas de gêner lors d'une retraite précipitée. Les hommes ne devront posséder qu'une ou deux armes automatiques de courte portée par groupe et des pistolets individuels.

Le sabotage nécessite un vaste équipement en outils. Le guérillero doit avoir à sa disposition des scies, de grandes quantités de dynamite, des pics et des pelles, des outils pour soulever les rails ; enfin un équipement mécanique adapté au travail à effectuer, caché en lieu sûr, tout en restant à portée de main.

Si la guérilla compte plus d'une troupe, toutes dépendront d'un meêm chef qui ordonnera les missions par le biais d'agents de contact civils d'une fiabilité à toute épreuve. Dans certains cas, le guérillero pourra conserver l'emploi qu'il occupait en temps de paix, mais c'est difficilement compatible ; en pratique, la guérilla suburbaine est constituée par un groupe d'hommes vivant déjà en marge de la loi, organisés en armée et rodés aux conditions défavorables que nous venons de décrire.

L'importance d'une lutte suburbaine est extraordinaire. Des opérations de ce type, bien menées, élargies à toute une région, paralysent quasi complètement la vie commerciale et industrielle de celle-ci, ce qui plonge l'entière population dans une situation d'insécurité et d'angoisse telle qu'elle en vient à souhaiter que des événements violents mettent fin à cette attente. Si, dès les prémices de la guerre, on se projette à long terme en formant des spécialistes de ce genre de combat, on évitera que l'action dure inutilement. On économisera ainsi du temps et des vies humaines, si précieux à la nation.


Guérilla Urbaine


C'est à partir de 1968 que les critiques et les débats entre partisans de la guérilla urbaine et de la guérilla rurale resurgissent. Comme l'analyse Paco Ignacio Taibo, : « Lorsqu'on relit aujourd'hui la correspondance entre la Sierra et le Llano, il paraît évident que le Che jugeait trop durement ses camarades des réseaux urbains, soumis à la terreur de Batista, souvent arrêtés et torturés, victimes de délations et des difficultés inhérentes à la clandestinité qui provoquaient des ruptures continuelles de communication avec la Sierra.» Le révolutionnaire brésilien Carlos Marighella élabora le concept de guérilla urbaine, en alternative à la théorie du foco de Che Guevara, qui prônait le départ de la révolution en milieu rural.  Il se rapproche des préceptes des Tupamaros urugayens qui critiqueront sévèrement l'impartialité de Che Guevara dans le débat. Le Manuel de guérilla urbaine écrit en 1969 par Carlos Marighella est un texte technique, illustré de schémas d’armes démontées, abordant brièvement mais clairement tous les aspects nécessaires pour la mise en place d'un mouvement guérillero urbain. Ce texte deviendra par la suite, avec les textes des Tupamaros, le modèle, la référence pour les groupes révolutionnaires armés du monde entier, tels l'IRA (Irish Republican Army) en Irlande, la RAF en Allemagne, les Brigades Rouges en Italie, les Cellules Combattantes Communistes en Belgique...

Mais, au Brésil comme en Uruguay, et dans d'autres pays du monde, ces révolutions urbaines seront pour la plupart – rapidement – maîtrisées par les forces de police et de l'armée, aidées pour cela, par les traitres et autres délateurs, souvent issus de la populace, le plus grand danger des villes pour certains. 

Les grandes villes n'aiment pas la révolution,
et de même, la paysannerie pauvre constitue encore aujourd'hui, la plus grande merveille de l'Histoire des révolutions, à l'image des guérilleros révolutionnaires des zones rurales de l'Inde.


Sources et Extraits


Ernesto Che Guevara

| La Guerra de Guerilla

| Pasajes de la Guerra Revolutionnaria

Paco Ignacio Taibo II

Ernesto Guevara, tambien conocido como El Che | 1997

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