ESPAGNE : De la Crise Immobilière


Espagne 2011 : la bulle immobilière [2000-2008] a engendré une situation où l'offre de logement est supérieure à la demande et, plus grave, une crise financière exceptionnelle dont une des conséquences -comme aux Etats-Unis- est l'impossibilité pour un grand nombre de familles de rembourser leur prêt bancaire - à taux variable- pour certains, payer leur loyer pour d'autres. Ainsi, chaque jour, neuf [voire 20 pour d'autres] expulsions ont lieu en Espagne : le rêve de propriété, initié et soutenu par le gouvernement socialiste, s'envole ; alors que les banques disposent d'un parc immobilier estimé à 1,5 millions d'unités vides, inoccupées.


Extrait du
Rapport d'information fait
au nom de la commission des affaires européennes
sur la crise économique et financière en Espagne
 mars 2011


LA FAILLITE D’UN MODÈLE ÉCONOMIQUE TOURNÉ VERS LE
SECTEUR IMMOBILIER

L’Espagne est confrontée depuis près de trois ans à une crise économique et financière inédite, qui contraste avec les années d’expansion qu’elle a pu connaître depuis le milieu des années quatre-vingt-dix. La volonté politique de rattraper les voisins européens et son intégration au sein de la zone euro avaient, en effet, permis un développement spectaculaire du pays.

L’Union européenne a, en effet, un rôle indéniable dans cette « movida économique » espagnole, stimulée à la fois par les fonds structurels – l’Espagne demeure au sein de l’Union européenne le premier bénéficiaire des fonds de cohésion avec 35,2 milliards pour la période 2007-2013 (14,3 milliards d’euros pour la France) – mais aussi par l’accès plus aisé aux marchés financiers. La convergence nominale a, à cet égard, permis au pays de longtemps bénéficier de taux d’intérêts très faibles, inférieurs au taux d’inflation.

Cependant, à la différence de son voisin portugais, cette situation ne s’est pas traduite par un endettement excessif de l’État espagnol. Madrid est restée jusqu’en 2007 un des très bons élèves de la classe européenne, cumulant soldes budgétaires positifs (+ 1,9 % du PIB en 2007) et endettement limité (36,2 % du PIB en 2007). Les difficultés que rencontre actuellement l’Espagne sur les marchés financiers tiennent de fait plus aux conséquences de l’investissement massif des agents économiques dans les secteurs de la construction et de l’immobilier. La crise espagnole se distingue à cet égard des cas grec et portugais mais également des problèmes majeurs qu’affronte l’Irlande.


LA MOVIDA ÉCONOMIQUE ESPAGNOLE

1. L’impact de l’adhésion à l’Union européenne

Entre 1986, année de l’adhésion à l’Union européenne, et 2006, l'augmentation de la croissance du produit intérieur brut espagnol a dépassé de 17 % la croissance moyenne européenne. La compétitivité de sa main d’œuvre comme la faiblesse de la peseta ont constitué un avantage indéniable lors de l’intégration de l’Espagne dans le marché communautaire. L’installation de grandes entreprises automobiles européennes sur son territoire symbolise ainsi l’attractivité du territoire alors que l’adoption de l’acquis communautaire lui a permis de moderniser le cadre économique, encore marqué par le franquisme. Les effets de l’Union européenne sur l’économie espagnole sont rapidement observables : en 1991, les exportations espagnoles sont aux deux tiers en direction des autres États membres contre la moitié six ans auparavant. Sur la même période, 35 % des investissements étrangers en Espagne sont d’origine française, allemande et néerlandaise. De fait, en 2010, le taux cumulé d'investissements depuis l’adhésion représentait 34 % du PIB. Ce flux a notamment facilité un réel transfert de technologie et l'expansion des multinationales espagnoles à l'étranger.

L’éligibilité de ses régions aux fonds européens contribue dans le même temps à conférer à l’Espagne un certain nombre d’atouts en matière d’infrastructures, notamment dans le domaine des transports. L’Espagne dispose ainsi à l’heure actuelle de plus de liaisons ferrées à grande vitesse que la France. Le pays possède aujourd'hui plus de 13 000 kilomètres d'autoroutes et de voies rapides, contre 2 117 en 1985. Quatre kilomètres sur dix ont été financés par des fonds communautaires. Les fonds européens reçus par l'Espagne au titre de la cohésion économique et sociale depuis son entrée dans l'Union ont été assimilés par les autorités espagnoles à un « Plan Marshall » en faveur de l’économie et du développement local. Estimés à plus de 211 milliards d'euros, ces fonds ont créé entre 1986 et 2010 près de 300 000 emplois et représenté environ 5 275 euros par habitant.

Ce développement économique a néanmoins été contrarié au début des années quatre-vingt-dix, l’Espagne entrant en récession, le chômage déjà élevé auparavant touchant 23,9 % de la population active en 1994. La relance de l’activité par le biais d’une augmentation de la consommation interne, facilitée par un accès au crédit plus simple avec l’intégration dans la zone euro, va permettre à l’Espagne de bénéficier d’un second souffle. Elle renoue ainsi avec la croissance pour devenir la cinquième économie européenne. Cette augmentation est notamment rendue possible par l’augmentation régulière du revenu qui, par habitant, atteint progressivement la moyenne communautaire, alors qu'il atteignait à peine 70 % au moment de l'adhésion.

2. Une croissance à crédit

L’adoption de l’euro et la baisse des taux d’intérêts qu’induisait la monnaie unique a permis un financement à crédit de l’économie espagnole. Cette tendance a été d’autant plus marquée que l’investissement public a, dans le même temps, diminué, la priorité des gouvernements allant au désendettement et à la réduction des dépenses publiques en vue de respecter les critères de Maastricht. Une inflation supérieure à la moyenne européenne a contribué, par ailleurs, à renforcer le recours des ménages et des entreprises au crédit. Le crédit au secteur privé a ainsi augmenté de 22 % par an en Espagne de 2003 à 2008. Il s’élève ainsi à près de 1 700 milliards d’euros, 910 étant octroyés par les caisses d’épargne. L'endettement extérieur de l'économie espagnole est, quant à lui, passé de 28,8 % du PIB en 1998 à 168 % en 2009.

3. La « brique » comme moteur de croissance interne et de l’endettement

L’investissement dans l’immobilier répondait à une double logique, sociologique et démographique. La population est ainsi passée de 40 à 46 millions d’habitants entre 1995 et 2008. La population immigrée (principalement d’origine équatorienne, roumaine et marocaine) qui a quadruplé entre 1995 et 2006, passant de 0,5 % de la population totale en 1995 à 11 %, a servi, d’ailleurs, de moteur à cette croissance démographique, créant une forte demande de logements. L’aspiration à posséder son logement fait, par ailleurs, partie de la culture espagnole, 86 % des foyers étant propriétaires.

Une politique fiscale plus favorable aux propriétaires qu’aux bailleurs et locataires conforte une telle option. L’immobilier comme moteur de la croissance n’est, par ailleurs, pas une nouveauté tant les deux périodes précédentes de forte expansion économique du pays, 1969-1974 et 1986-1991, avaient déjà été marquées par un fort développement du secteur. La libéralisation de l’offre foncière via la loi du sol adoptée en 1998 va faciliter un nouveau boom immobilier.

La singularité de la période actuelle tient à l’aspect spéculatif de ce boom du secteur du « ladrillo » (la brique en espagnol). La faiblesse des taux d’intérêts a conduit à une augmentation exponentielle de l’investissement dans le secteur, sans rapport avec la demande effective de logement. L’Espagne a construit entre 2005 et 2007 plus de 800 000 logements par an, soit plus que l’Allemagne, la France et l’Italie réunies. La demande réelle était alors de l’ordre de 350 000 logements. L’achat d’un logement est, dès lors, conçu comme un placement extrêmement rentable, via des crédits hypothécaires de très longue durée (35 à 50 ans) à taux variable.

Le système bancaire local, marqué par la forte présence des caisses d’épargne régionales, a rendu possible l’émergence d’une telle bulle immobilière. 60 % des crédits accordés par les établissements financiers (1 020 milliards d’euros) ont servi au financement du secteur immobilier. Les crédits immobiliers représentent 69 % des prêts accordés par les caisses d’épargne – les cajas – contre 52 % pour les banques. En 1997, à la veille de ce boom immobilier, les investissements privés dans le secteur immobilier ne dépassaient pas 40 % du montant total des financements privés. Pour la seule année 2005, les crédits consentis aux promoteurs immobiliers ont augmenté de 40 %. L’investissement dans le secteur répondait à une double logique aux yeux des caisses d’épargne. D’une part, celle du développement de leur activité à l’échelle nationale. Les caisses dépassent alors leur vocation locale.

D’autre part, pour les pouvoirs locaux impliqués dans la gestion des cajas, les projets immobiliers représentent une opportunité indéniable pour l’activité sur leurs territoires. Une partie des investissements va, à ce titre, en direction des résidences de tourisme. Les larges pouvoirs des communautés autonomes et des municipalités en matière urbanistique facilitent la concrétisation de tels projets. L’immobilier vient compenser un manque de ressources, la vente du patrimoine foncier leur permettant de se financer. Les transactions constituent par ailleurs l’essentiel de leurs recettes fiscales.

L’ESPAGNE À L’ÉPREUVE DE LA CRISE IMMOBILIÈRE

1. La spécificité de la crise espagnole

Au-delà de la crise économique et financière mondiale qui a contribué à affaiblir l’économie espagnole, les difficultés que rencontre l’Espagne à l’heure actuelle sont principalement liées à l’éclatement de la bulle immobilière. Cet effondrement des valeurs immobilières a été, à n’en pas douter, facilité par la crise des subprimes. Elle ne peut, en aucun cas, apparaître comme la seule responsable, à l’image de ce qui a pu se passer en Irlande. La comparaison s’arrête néanmoins là, car en Espagne, aucune faillite majeure n’est à enregistrer. De fait, en dépit de son surdéveloppement récent, le secteur financier espagnol représente 3,3 fois le produit intérieur brut du pays contre 10 en Irlande. Le marché immobilier tend, par ailleurs, à repartir en Espagne : les ventes ont progressé de 8,9 % en 2010 alors que l’Irlande est confrontée à une atonie durable dans ce secteur.


2. Une crise aux conséquences économiques et bancaires indéniables

La crise économique mondiale est venue révéler l’endettement de l’ensemble de l’économie espagnole, exacerbé par la bulle immobilière. L’éclatement de celle-ci en 2008 débouche sur un chômage massif induit par l’arrêt de l’activité dans le secteur de la construction – un million de personnes se retrouvent ainsi au chômage – et un effondrement de la consommation domestique qui tirait, jusque là, la croissance.

A cette crise économique s’ajoute une crise financière, qui révèle la profonde fragilité du modèle bancaire espagnol. Les caisses d’épargne qui maillent les régions se retrouvent dans une situation délicate, confrontées à l’échec de leur stratégie de diversification et d’extension, manifestement peu en adéquation avec leur potentiel initial.

Combinée à l’explosion du chômage et à l’entrée en récession du pays, la situation du secteur bancaire local a contribué à renforcer la méfiance des marchés financiers à l’égard de l’Espagne, qui voit sa note régulièrement dégradée par les agences, au gré des publications des bilans. Les établissements financiers espagnols possèdent, en effet, entre 1 et 1,5 million de logements vides, récupérés en raison de l’insolvabilité des emprunteurs. Une mise en vente de ces biens contribuerait à l’effondrement complet du secteur, les prix chutant régulièrement depuis 2008. Leur immobilisation contribue à ralentir ce phénomène (- 12,7 % en 2010). La Banque d’Espagne estime néanmoins à plus de 30 % la surévaluation des prix, le montant des créances douteuses dans les comptes des banques étant réévalué régulièrement. Il convient de noter que ces créances douteuses concernent plus les crédits aux entreprises immobilières et de construction (11,5 % des prêts) que ceux octroyés aux ménages (2,6 % des encours).

Le risque immobilier total des caisses d’épargne s’élève de facto à 100 milliards d’euros, dont 28 milliards de créances douteuses (arrêt des remboursements depuis 90 jours), 28 milliards de créances potentiellement risquées (dites subestandard) et 44 milliards d’actifs immobiliers détenus. Le montant des crédits au secteur de la construction et de la promotion immobilière s’élève à 217 milliards d’euros. Les sept banques, dont les principales, qui ont publié leurs résultats voient leurs actifs immobiliers à risque s’élever à 46 milliards d’euros, dont 11,7 milliards d’euros au titre des créances douteuses, 13,7 de créances potentiellement risquées et 21 milliards d’actifs immobiliers détenus dans le bilan. 18 % du portefeuille des prêts du groupe Banco Financiero y de Ahorros, la plus grande union de caisses d’épargne, est ainsi exposé aux prêts immobiliers, soit 41,3 milliards d’euros. 20 % sont douteux et 20 autres pourraient le devenir. Elle dispose par ailleurs de près de 7,4 milliards d’euros de biens immobiliers saisis auprès de débiteurs défaillants, au risque d’apparaître comme la plus grande agence immobilière du pays et le premier propriétaire privé de terrains. Les habitations représentent 35 % de ces actifs à problème. Les établissements financiers Santander, BBVA, Banco Popular, Caja Madrid et La Caixa concentrent 130 milliards de crédits immobiliers dont 22 sont considérés comme douteux et 19 le sont potentiellement. Ils détiennent 27,5 milliards d’actifs immobiliers saisis auprès de débiteurs. Ces cinq entités concentrent ainsi la moitié des actifs immobiliers considérés comme problématiques et détenus par le secteur financier, soit environ 140 milliards d’euros. La Banque d’Espagne estimait initialement ce chiffre à 180,8 milliards d’euros, intégrant notamment les crédits liés aux travaux publics. Quoiqu’il en soit, le taux de créances douteuses du portefeuille de crédits aux promoteurs et constructeurs tourne autour de 18 %. Un tel ratio oblige les établissements financiers à effectuer d’importantes provisions pesant de facto sur leurs bénéfices, en baisse de 5 % en 2010.


Chômage et précarité : conséquences sociales et politiques

Avec plus de 20 % de la population active sans emploi, l’Espagne est confrontée à un problème majeur dont il est difficile d’évaluer à terme les incidences tant politiques que sociales. En effet, en trois ans, plus de 2 millions de chômeurs supplémentaires ont été enregistrés. 1,3 million de foyers comptent tous leurs membres au chômage, 2,1 millions de personnes sans emploi sont des chômeurs de longue durée. Le chômage des jeunes atteint 43 % de la population concernée. La question de la reconversion des ouvriers issus du bâtiment et faiblement qualifiés est, par ailleurs, un des grands défis auxquels est confronté le gouvernement espagnol.

A ce chômage de masse s’ajoute une profonde précarité qui concerne près d’un tiers des emplois. Toute une génération de diplômés, les mileuristas, allant de bac + 3 à bac + 5, gagnent 1 000 € par mois. Cette population ne pourrait avoir d’autre avenir que l’émigration. Le salaire minimum s’élève, quant à lui, à 730 € mensuels. Enfin, par ailleurs, alors que les banques ont saisi 300 000 biens immobiliers depuis le début de la crise économique, le nombre de logements sociaux s’avère insuffisant, des familles choisissant le retour chez les parents.

La solidarité familiale est, à cet égard, un réel amortisseur social. 800 familles sont par ailleurs expulsées chaque semaine. Le poids de l’économie souterraine, estimé à 21,5 % du PIB, tempère néanmoins toute explosion sociale. 856 000 personnes travaillaient ainsi « au noir » au quatrième trimestre 2010 contre 500 000 avant 2008. D’autres études mettent en avant le nombre de 4 millions de personnes tirant leurs revenus de l’économie souterraine. La couleur politique du gouvernement modère également la contestation sociale, dans un pays qui semble de toute façon, peu enclin à manifester durablement contre les mesures gouvernementales. L’absence de réaction à la réforme des retraites est, à cet égard, significative. Le recours à la grève générale demeure quant à lui ciblé et limité dans le temps.


[1] Par M. Jean-François HUMBERT, Sénateur.

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